La Politique de Henri IV
Lorsque Henri IV entra dans Paris, le 22 mars 1595, il lui restait encore presque tout son royaume à conquérir. Plus des deux tiers de la France obéissaient à la ligue. Il s’en fallait que le reste obéît au roi, puisque les huguenots détenaient depuis vingt-cinq ans des villes et des places dont ils nommaient eux-mêmes les gouverneurs. L’Espagne profitait de nos divisions pour lui disputer pied à pied le sol de son royaume; elle envoyait des troupes en Bourgogne et en Picardie, dans le Languedoc, en Bretagne, en même temps qu’elle intriguait à Rome et retardait par ses manœuvres l’absolution définitive de Henri IV. Le duc de Savoie, après nous avoir pris effrontément, en pleine paix, le marquisat de Saluces, continuait avec une persévérance infatigable la guerre qu’il avait commencée sans prétexte depuis cinq ans et cherchait par tous les moyens à s’emparer de la Provence et du Dauphiné. En 1589, à la mort de Henri III, il y avait déjà deux cent cinquante villages anéantis par le feu, neuf villes rasées, beaucoup d’églises démolies, cent vingt-huit mille maisons détruites, et, depuis cette époque, les villes et les campagnes avaient été, sur toute la surface du pays, rançonnées et saccagées par des soldats de toutes les nations et de tous les partis. Plus de cinquante mille paysans, exaspérés, venaient de se soulever dans le Limousin et dans le Périgord, refusant tout impôt, tout service public, se ruant indistinctement sur les châteaux et sur les chaumières, et l’on avait tout lieu de craindre que l’insurrection des « croquans » ne gagnât l’Angoumois et le Poitou. Enfin le roi, presque aussi pauvre que ses sujets, avait souvent, comme il l’écrivait à Sully, « ses chemises déchirées, ses pourpoints troués au coude, sa marmite renversée ; » après le siège de La Fère, il allait être obligé de licencier une partie de l’armée assiégeante, ne pouvant plus la payer. Les étrangers préparaient ouvertement le démembrement de la France, et les chefs des factions françaises ne songeaient qu’à s’assurer un lambeau de ses dépouilles : c’en était fait, en apparence, de l’unité nationale.
En 1610, lorsque Henri IV fut assassiné, « l’état, comme il aimait à le dire, était rétabli. » Non-seulement la guerre civile était depuis longtemps terminée, mais les traces en étaient effacées ; non-seulement les factions avaient déposé les armes, mais un gouvernement national s’était fondé sur leurs débris. Il y avait décidément, en France, un parti français, qui grossissait tous les jours. Sully, persuadé que « le labourage et le pasturage sont les deux mamelles dont la France est alimentée, » avait donné une impulsion vigoureuse à l’agriculture. On avait en outre fait des routes, creusé des canaux, planté des mûriers, signé quelques bons traités de commerce, établi des colonies en Amérique. Il avait fallu dépenser beaucoup d’argent, d’abord pour acheter les principaux chefs de la ligue (plus de 32 millions), ensuite pour chasser les Espagnols, enfin pour rembourser les sommes prêtées jusqu’à la paix de Vervins par la rente d’Angleterre, le comte palatin, le duc de Wurtemberg, le duc de Florence, les Suisses, la république de Venise, la ville de Strasbourg (plus de 100 millions), et cependant les finances n’avaient jamais été plus prospères : on avait pu, sans difficulté, affecter 60 millions au rachat du domaine ou à l’amortissement des rentes, on avait fait remise d’un arrérage de 20 millions sur les tailles des années 1594, 1595, 1596; les impôts ordinaires avaient été réduits, dans les deux dernières années du règne, de 30 à 26 millions, et 43 millions étaient mis en réserve dans les caves de la Bastille. A la milice bigarrée et indisciplinée du XVIe siècle qui désolait le pays par ses brigandages et troublait les opérations militaires par ses départs précipités, aux soldats « mal payez, négligez, levez à coups de baston, retenus au camp et en devoir, comme disent les Œconomies royales, par la crainte des prevosts, des prisons et des potences » avait succédé une armée de cent mille hommes, régulière et permanente, bien payée, recrutée pour plus des quatre cinquièmes sur le sol français. Loin qu’il s’agît de démembrer la monarchie française, l’Europe entière sentait notre force et recherchait notre alliance : c’était à notre tour de fournir des subsides aux peuples voisins, dont l’indépendance était menacée, et, dans la guerre suprême que nous allions commencer contre la maison d’Autriche, l’Angleterre, la Hollande, la Suède, le Danemark, les princes protestans de l’Allemagne, le pape, le duc de Toscane, les petits princes italiens, le duc de Savoie lui-même, — tant il semblait profitable de s’associer aux desseins et aux destinées de la France, — étaient prêts à nous seconder.
Par quel prodige, en seize ans, un tel changement s’était-il opéré? Henri IV n’eût pas remporté cette victoire politique s’il n’avait été capable d’en remporter d’autres. Toutefois, ce n’est pas par l’ascendant de son génie militaire qu’il subjugua les anciens partis et rétablit l’état. C’est, avant tout, par sa politique qu’il vint à bout de ses ennemis et qu’il assura du même coup pour près de deux siècles la grandeur de sa race et la grandeur de son pays. Peut-être d’ailleurs aucun homme n’eût-il été capable de mener à bonne fin cette entreprise quelques années plus tôt, avant que le pays fût aussi fatigué de la guerre civile. On ne peut affirmer que Henri IV lui-même eût, avec tout son génie, dans la première effervescence des passions religieuses, réussi à tout dominer. Henri III mourut donc à temps. Mais les difficultés restaient innombrables, même après que les premiers symptômes de lassitude s’étaient manifestés, et la politique royale se heurtait à plusieurs écueils.
Le Béarnais pouvait être tenté, non pas, à coup sûr, de revenir à la religion qu’il venait d’abjurer, ce qui eût à jamais discrédité sa personne et ses actes, rallumé la guerre civile et, sans nul doute, ouvert une fois de plus la France aux Espagnols, mais de se lancer dans une politique huguenote. Qui donc avait contesté ses droits, soulevé Paris, déchiré la France, appelé les étrangers, convoqué révolutionnairement des états-généraux, essayé de mettre sur le trône une infante espagnole? La ligue, au nom des intérêts catholiques. D’un autre côté, les huguenots n’avaient-ils pas été, depuis le meurtre de Henri III, les champions de la cause royale? On avait amené peu à peu les « politiques » à envisager Henri de Bourbon, quoique hérétique, comme l’unique chef du parti national et à le défendre contre ses ennemis parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen de défendre la France contre les étrangers : quant aux ligueurs, ils s’étaient fait chèrement acheter lorsqu’ils n’avaient plus aperçu de meilleur parti à prendre; mais Sully, d’Aubigné, Duplessis-Mornay et tant d’autres avaient été les compagnons de la première heure. Ils avaient partagé tous les périls de leur maître et toujours bravé la mort à ses côtés : leur cause était la sienne et sa victoire était la leur. Quelle occasion de récompenser de pareils services! En 1590 et 1591, il avait fallu s’adresser à l’Angleterre, aux Hollandais, aux Suisses, aux princes allemands pour sauver l’indépendance religieuse des calvinistes français, et opposer l’armée de la réforme à celle de l’Europe catholique. Le programme pouvait paraître, au lendemain du combat, tracé clairement : abaisser partout les catholiques vaincus et confondre les intérêts de la France avec ceux de la réforme.
Il y avait une aussi grande faute à commettre. Au demeurant, pouvait-on dire, les réformés n’avaient pas gagné la bataille : c’est leur chef qui, pour en finir, venait d’abandonner la réforme. Henri IV, avant sa conversion, n’avait pas sérieusement entamé la ligue : on lui reprenait les villes qu’il avait prises, il s’épuisait en efforts inutiles et perdait incessamment d’un côté ce qu’il gagnait de l’autre. Même après sa conversion, il ne s’était pas senti le plus fort : autrement il n’eût pas subi les dures conditions que lui dictèrent les principaux ligueurs. Presque toute la France était catholique, et le roi ne pouvait pas gouverner avec la minorité. Par conséquent, il fallait rompre avec cette minorité, c’est-à-dire écarter les protestans des emplois, les priver de toute influence sur la marche des affaires publiques, ne leur laisser que ce qu’on ne pourrait pas leur ôter. C’était d’ailleurs le seul moyen de dissiper tous les soupçons. Il ne fallait pas que Henri de Bourbon, hérétique relaps, pût être accusé d’avoir, par une conversion feinte, escamoté la couronne. Son zèle devait être éclatant pour paraître sincère. Enfin où trouver un meilleur moyen de déjouer les plans et les intrigues de l’Espagne? Le roi de France devait être aussi catholique que le roi catholique lui-même pour lui enlever sa grande clientèle au-delà comme en-deçà de nos frontières.
Henri IV ne pratiqua ni l’une ni l’autre de ces politiques exclusives. Non-seulement il voulut, mais il sut être d’un bout à l’autre de son règne le roi de tous les Français. C’est ce que les derniers Valois n’avaient ni su ni voulu faire, successivement prêts à flatter les huguenots et à les faire égorger, mais ne changeant de conduite que pour changer de tutelle. Henri IV n’eut qu’une politique. Non-seulement il conçut le dessein de forcer les catholiques et les huguenots à vivre côte à côte et à former un peuple homogène, mais il leur imposa son plan avec une persévérance imperturbable et l’exécuta malgré ses amis et ses ennemis. Il n’essaya pas de tromper successivement les deux partis et de les affaiblir l’un par l’autre, mais il entendit régner avec l’un et l’autre, et régna. Cela parut d’abord étrange et dérangea bien des habitudes contractées pendant la guerre civile. Cependant le nombre des mécontens diminua peu à peu; mais une minorité ne cessa pas, dans les deux camps, de murmurer, d’intriguer et de conspirer, jusqu’au moment où le roi paya de sa vie sa conception d’un gouvernement national. Il n’est pas inutile, même après trois siècles, de faire ressortir l’aveuglement et l’ingratitude des uns et des autres en montrant comment cet admirable chef de gouvernement sut pratiquer soit envers les huguenots, soit envers les catholiques, une politique sans laquelle il n’y avait plus de place en France pour la royauté nationale, en Europe pour la nation française.
Ainsi les huguenots protestaient. Ils avaient protesté, même avant la conversion du roi. Au camp de Saint-Cloud, en même temps que le catholique d’Épernon avait emmené sept mille deux cents soldats dans son gouvernement, La Trémouille s’était éloigné avec neuf bataillons de calvinistes. On accusait le Béarnais, — c’est d’Aubigné qui nous l’apprend, — non-seulement d’avoir laissé, après Contras, écraser les Suisses et les Allemands à Vimori et à Auneau, mais surtout d’avoir donné des bénéfices à des ligueurs, pendant que deux de ses capitaines mouraient de faim, et d’avoir vendu Oléron à Saint-Luc, ancien mignon de Henri III. On avait osé lui dire en pleine assemblée de La Rochelle, à la fin de l’année 1588, que le temps était venu de rendre les rois serfs « et esclaves, » et lui-même écrivait à Mme de Grammont que, « s’il se faisait encore une assemblée, il deviendrait fou. » Cependant, à La Rochelle, on l’avait encore élu protecteur des églises; mais, après son avènement, un an plus tard, au colloque de Saint-Jean-d’Angély, on proposa de le destituer et peut-être l’eût-on fait s’il ne l’avait pris de très haut, écrivant, dit L’Estoile, « à ceux de la religion qu’il vouloit bien qu’ils entendissent qu’il n’y avoit protecteur en France que lui des uns et des autres et que le premier qui seroit si osé d’en prendre le titre, il lui feroit courir fortune de sa vie. » Le duc de Bouillon n’en fit pas moins tous ses efforts, après l’abjuration, pour qu’on nommât protecteur, à la place du roi, l’électeur palatin. L’abjuration avait confirmé tous les soupçons, aigri les cœurs, ranimé les velléités d’indépendance politique : « Sire, dit d’Aubigné à Henri IV après l’attentat de Jean Chastel, qui avait, on le sait, fendu d’un coup de couteau la lèvre du roi, vous n’avez renoncé Dieu que des lèvres, il s’est contenté de les percer; mais quand vous le renoncerez du cœur, il vous percera le cœur[1]. » Il y a des calvinistes zélés, qui, même au XIXe siècle, n’auraient pas désavoué ce propos. M. Ch. Read[2] n’a-t-il pas déclaré que « les circonstances ne faisaient pas à Henri IV un devoir si impérieux de fouler aux pieds tout sentiment de conscience et de gratitude, tout respect divin et humain et d’en agir comme il le fit dès lors et dans la suite envers ceux qu’il avait quittés?» Un autre[3] n’a-t-il pas osé dire: « Personne n’avait prévu quel dangereux ennemi la cause du protestantisme français allait trouver dans le cœur d’un prince tout à l’heure encore son chef, » et lui reprocher de n’avoir « manqué nulle occasion d’amoindrir les appuis naturels de ses sujets réformés?» Voilà comme on a pu juger, même de notre temps, l’homme à qui les calvinistes français durent l’établissement de la liberté de conscience et de leur état civil, celui qui signa l’édit de Nantes et mourut de mort violente pour l’avoir signé.
Les huguenots, à vrai dire, partageaient généralement l’avis de Jacques Ier d’Angleterre, qui, lorsque « certains depputez d’Irlande » lui demandèrent un jour la liberté de conscience, envoya « quatre des principaux en la tour[4] » : ils ne tenaient pas plus à la liberté de conscience que les catholiques, pourvu que leur propre liberté fût assurée. Un des articles fondamentaux que l’assemblée de Châtellerault (juillet 1597) entendit imposer au roi dans les négociations qui précédèrent l’édit de Nantes, c’est que la messe serait « exclue de plusieurs villes, entre autres La Rochelle. » C’était, semblait-il, une revanche légitime, puisque le prêche était interdit dans certains lieux, d’après les conventions faites avec plusieurs seigneurs et plusieurs villes du parti ligueur. Mais Henri IV, à qui la ligue avait arraché ces conventions, empêcha du moins les représailles, qu’il pouvait empêcher. Il aurait voulu ranger tous ses sujets sous une loi commune; mais un tel joug paraissait insupportable aux uns comme aux autres. Pour ne parler que des calvinistes, ils ne voyaient point de salut hors de privilèges et de garanties extraordinaires qui leur permissent, le cas échéant, de tenir en échec tout le reste du royaume, à commencer par le roi. Rien n’était plus contraire à la conception de la politique royale, et cependant Henri IV, loin de se laisser pousser à bout par des prétentions déraisonnables et par des sommations hautaines, chercha patiemment à concilier toutes ces revendications avec les droits de sa couronne, il ne marchanda pas un instant aux réformés la plénitude de la Liberté civile, l’entière liberté de conscience et toute la liberté du culte public que la France catholique pouvait alors endurer ; mais il lutta pour ne pas démembrer la puissance publique au profit d’un dixième de ses sujets : « Entre plusieurs souhaits que j’ay faits, disait-il à Sully au fort de la lutte, en 1596, dans un jour de belle humeur, alors que ses lieutenans venaient de remporter des succès décisifs en Provence, vous devez sçavoir qu’il y en a eu dix principaux, pour le succez desquels j’ay le plus souvent et le plus instamment fait humbles prières à Dieu. Le premier, afin qu’il luy pleust de m’assister toujours en cette vie et m’user de miséricorde à la fin d’icelle... Le quatriesme, qu’il me delivrast de ma femme (l’infidèle Marguerite)... Le huictiesme, de pouvoir anéantir non la religion reformée, car j’ay esté trop bien servy et assisté en mes tribulations de plusieurs qui en font profession, mais la faction huguenotte, que messieurs de Boüillon et de la Trémoüille essayent de rallumer et de rendre plus mutine et tumultueuse que jamais; sans rien entreprendre neantmoins par la rigueur et violence des armes ny des persécutions, quoy que peut-estre cela ne me seroit pas impossible, mais bien d’y parvenir sans ruyner plusieurs provinces, perdre la bienveillance de plusieurs miens serviteurs, affoiblir grandement le royaume en le diminuant tellement de moyens et de soldats que je n’oserois jamais plus rien entreprendre de glorieux ny d’honorable hors de France[5]. » Henri IV est là tout entier. C’est lui, qui, dans cette occurrence, défend assurément, avec les attributs de sa propre souveraineté, l’unité française et l’intérêt français. Cependant, quelque idée qu’il ait du droit monarchique et quoiqu’il se sente assez fort pour réduire au besoin la faction huguenote par la violence, il va composer avec elle, à son grand déplaisir, et lui laisser une organisation politique, par amour réfléchi de la paix publique et parce que, de deux maux, celui-ci lui paraît le moindre. Ce qui importe avant tout, c’est qu’une ligue protestante ne succède pas à l’autre et que la France ne soit pas, une seconde fois, coupée en deux. Enfin, ce qu’il aura donné malgré lui, il ne le reprendra pas. Ainsi va se comporter, avant comme après l’édit de Nantes, ce « dangereux ennemi » du protestantisme français.
Dès le 4 juillet 1591, il avait remis « provisoirement » en vigueur le traité de 1577 (édit de Poitiers) et les conventions de Nérac et de Fleix, qui permettaient non-seulement le libre accomplissement des rites de la religion nouvelle dans l’intérieur des maisons, mais l’exercice public du culte et la construction des temples dans les villes ou bourgs occupés par ceux de la réforme à la date du 15 septembre 1577 et dans les « principaux domiciles » des seigneurs protestans hauts justiciers, assignaient aux huguenots des cimetières particuliers, les déclaraient aptes à tous les offices, leur accordaient des chambres spéciales, dites « de l’édit, » à Paris, à Rouen, à Dijon et à Rennes, « tri-parties » à Grenoble, à Bordeaux, à Aix et à Montpellier[6], enfin leur remettaient huit places de sûreté pour six ans[7]. C’était beaucoup, eu égard à l’état des forces royales, aux rapports du prince avec le clergé, même avec la partie la plus modérée de l’épiscopat, à l’inquiétude et à la défiance de tous les catholiques. Les calvinistes ne tinrent aucun compte de ces embarras, se plaignirent de ce qu’on n’eût pas renouvelé en leur faveur l’édit de Beaulieu (1576), plus avantageux à la religion réformée, s’emportèrent contre divers traités particuliers que Henri IV était obligé de conclure avec les ligueurs, enfin rejetèrent l’édit de 1577 dans deux synodes nationaux et dans deux « assemblées, » tenues à Mantes et à Saumur. Au même instant, les cours souveraines, sondées par le roi, lui reprochèrent l’excès de ses concessions et firent pressentir qu’elles n’enregistreraient pas l’édit de Poitiers.
Henri III avait passé son règne à défaire ou à refaire ses traités avec les calvinistes, et chacune de ses variations l’avait laissé moins obéi, plus méprisé de tous. Henri IV défendit avec une remarquable habileté son programme de 1591. Il l’imposa d’abord aux ligueurs en réservant, dans tous ses accords avec les provinces de la ligue, sauf la Provence, et avec les villes de la ligue, sauf Amiens, Rouen et Paris, l’exécution de l’édit de 1577. Recevant les députés des églises à Mantes, en novembre 1593, il leur déclara n’avoir « rien plus à cœur que de voir une bonne union et concorde entre tous ses subjects, tant catholiques que de la religion... Je m’asseure, poursuivit-il, que personne ne m’empeschera l’effect de ce dessein : il y aura bien quelques brouillons et malicieux qui le voudroient empescher, mais j’espère aussi trouver le moïen de les chastier. » Il s’attachait donc à l’édit de Poitiers, mais en y ajoutant, pour ôter tout prétexte aux mutins, quelques articles secrets par lesquels il était pourvu à l’entretien des ministres, à la fondation de collèges protestans et dont l’un allait jusqu’à promettre le libre exercice du culte public dans toutes les villes de la domination du roi.
Les « brouillons et les malicieux, » qui menaient les autres, feignirent de n’attacher aucune importance aux articles secrets et répondirent à ces sages propositions par une véritable déclaration de guerre. Les calvinistes, réunis en assemblée générale à Sainte-Foix (mai et juin 1594), votèrent un règlement purement politique en vingt-huit articles, qui organisait une sorte d’association républicaine au sein du royaume. La France était divisée en dix cercles, gouvernés par autant de conseils provinciaux, dont chacun devait élire un « modérateur, » déterminer la quotité des taxes dues par chaque église et en surveiller l’emploi, tenir sur pied les gens de guerre, remplacer les gouverneurs des places de sûreté, etc. La république huguenote avait, en outre, ses assemblées générales, composées de dix députés, un par province, qui devaient se réunir une ou deux fois l’an, « selon les nécessités des affaires, » revêtues des attributions les plus étendues et même, par une disposition spéciale, d’une sorte de pouvoir législatif indéfini qui ne se subordonnait pas à celui du roi. Il semblait qu’on eût voulu exaspérer non-seulement les catholiques, mais « les politiques, » par là même empêcher les parlemens d’enregistrer le prochain édit royal, tout entraver, tout embrouiller, pousser Henri IV à quelque éclat et trouver l’occasion d’une véritable rupture.
Le roi garda tout son sang-froid. Il y avait, parmi les protestans, des modérés et des patriotes, qui craignaient cette rupture. Il s’agissait avant tout de les rassurer, c’est-à-dire d’ériger définitivement, par l’enregistrement des cours souveraines, l’édit de 1577 en loi générale. Mais celles-ci se débattirent, il était aisé de le prévoir. Il faut lire, dans le Journal de l’Estoile, le compte-rendu sommaire de la discussion passionnée qui remplit, au parlement de Paris, l’audience du 31 janvier 1595, l’édit de Poitiers n’étant regardé par les chauds catholiques que « comme une feuille de papier escrite que le roy (Henri III) avoit baillée aux huguenots pour les contenter en papier. » On y tança vertement le Béarnais a de vouloir restablir ceste nouveauté estainte, » et l’enregistrement ne fut voté que par cinquante-neuf voix contre cinquante-trois. Le parlement de Normandie résista plus longtemps et ne céda qu’après une altercation violente, lorsque Henri IV, à Rouen même, eut adressé les plus vifs reproches à son grand ami, le premier président Groulart et à plusieurs conseillers. Quand il s’agit de traiter avec le duc de Mercœur et de pacifier enfin la Bretagne, où le parlement de Rennes avait toujours empêché que l’édit de 1577 ne fût exécuté, le roi rencontra la même résistance[8], mais ne céda point et répondit obstinément qu’il regardait cet édit a comme très utile à présent au repos de son royaume. » Bref, il vint à bout des parlemens.
Mais les seigneurs calvinistes, qui prétendaient rester les chefs d’un parti politique, ne désarmèrent pas, et comme, à cette époque, Henri IV était serré de près par Philippe II, ils profitèrent de ses embarras sans le moindre scrupule. L’assemblée de Saumur repoussa décidément l’édit qu’il venait de faire enregistrer à Paris avec tant de peine et choisit le moment où les Espagnols, après la prise du Catelet et la défaite de Dourlens, assiégeaient Cambrai, pour lui envoyer des députés chargés de poser les conditions les plus dures. Il leur fit une réponse dilatoire. Cependant l’assemblée générale réunie à Loudun, en avril 1596, s’obstina d’autant plus dans ses résolutions que le péril public croissait d’heure en heure : les Espagnols enlevaient Ardres et Calais, pendant que l’armée royale s’épuisait au siège de La Fère. Le calviniste Vulson porta les mêmes conditions au roi, qui enjoignit à l’assemblée de se dissoudre. Les chefs calvinistes perdurent alors toute mesure et se préparèrent, suivant l’expression de Duplessis-Mornay, à « passer fort gaiement le Rubicon. » Non-seulement ils ne se séparèrent pas, mais ils commencèrent à s’arroger le droit de saisir à leur convenance les deniers royaux, en pleine guerre contre le principal ennemi de la réforme et dans un moment où le roi, leur maître et leur défenseur, ne parvenait pas à solder ses troupes. Bien plus, ut regiœ vires maxime debililarentur, comme l’écrivit de Thou, La Trémoille et Bouillon quittèrent le camp de La Fère ! Henri plia, rétracta ses ordres, se résigna, puisqu’il le fallait, à traiter de puissance à puissance, envoya des députés à Loudun, les chargea de faire entendre aux calvinistes, qu’il y avait dans leurs plaintes « plus de faction que de religion. » L’assemblée fut inexorable et généralisa la saisie des deniers publics. À ce moment, une insurrection calviniste semblait imminente, et pourtant la pairie française était en danger; Amiens venait de tomber aux mains des Espagnols. Henri disait bien haut qu’il fallait « ravoir cette ville ou mourir; » mais il n’avait, pour l’assiéger, que des troupes dépourvues de pain, de munitions et de canons : il envoya d’autres députés à l’assemblée générale, alors transférée à Saumur. Celle-ci répondit froidement que les nouvelles propositions étaient « totalement éloignées des choses nécessaires aux églises » et continua de faire main basse sur les produits des taxes ou du domaine. La Trémoille, à la tête de troupes mises sur pied en Poitou, refusa de se rendre en Picardie. Bouillon, à la tête de soldats levés dans le Limousin aux dépens du roi, partit pour l’Auvergne et le Gévaudan. Enfin Polignac de Saint-Germain fut envoyé en Angleterre pour supplier Elisabeth d’opérer une diversion au profit des réformés, tout au moins de faire entendre une voix menaçante, et lui offrit ce protectorat des églises que Bouillon n’avait pu faire donner naguère à un prince allemand.
En avril 1598, la situation était complètement changée. Amiens était repris depuis six mois, la ligue rendait le dernier soupir en Bretagne, et la guerre étrangère allait être terminée par la paix de Vervins. Henri IV, à qui rien n’avait échappé, qui, traqué par les chefs des calvinistes, avait rongé son frein, mais ressenti cruellement l’injure[9], aujourd’hui vainqueur, couvert de gloire, accueilli par les acclamations frénétiques des Parisiens, pouvait être tenté de revenir à son tour sur les concessions faites en 1591 et en 1594. Il n’ignorait pas que les incorrigibles avaient, même depuis la reprise d’Amiens, formé le projet insensé de surprendre Tours avec trois mille cinq cents hommes, afin de lui arracher de meilleures conditions. Si les délégués de l’assemblée générale se montraient plus souples, c’est qu’il était le plus fort et pouvait abuser de sa force. Loin d’en abuser, il crut pouvoir, sans tout accorder, céder sur divers points. M. Forneron, dans son Histoire des ducs de Guise, remarque que le grand talent de ce prince était « l’art de céder » et « qu’on devient le maître en sachant céder. » Henri IV comprit que le moment était venu, et que non-seulement il cédait sans péril, mais qu’il dessillait par là les yeux des modérés, les persuadait de sa bonne foi, les rattachait pour toujours à son gouvernement, supplantait dans leur confiance les « brouillons et les malicieux ; » en un mot, qu’il paralysait, au moins pour la durée de son règne, la « faction huguenote. » C’est dans ce dessein qu’il signa, le 13 avril 1598, l’édit de Nantes. Nous comprenons très bien aujourd’hui que le nouvel édit garantît aux réformés une entière liberté de conscience, augmentât le nombre des villes et des villages où leur culte pourrait être exercé publiquement, leur permît de tenir des écoles dans tous les lieux de plein exercice, de donner à leurs enfans tels maîtres que bon leur semblerait et de pourvoir par des legs spéciaux à l’entretien de leurs écoliers, les admît à toutes les charges, les autorisât même à s’imposer pour les frais de leurs synodes et les gages de leurs pasteurs. Nous comprenons moins que la charte nouvelle conservât ou créât en leur faveur des juridictions exceptionnelles[10], leur laissât deux cents villes ou places de sûreté dont les fortifications allaient être entretenues, les garnisons soldées par le roi et dont les gouverneurs ne pourraient être nommés sans l’agrément « des églises. » Ce fut un grand sacrifice, mais, au demeurant, un sacrifice politique. Henri IV le fit, ainsi qu’il l’écrivit lui-même à l’évêque de Rennes, « pour contenter et rasseurer le général de ceulx de la dicte religion, et, en ce faisant, renverser plus aisément les desseings des ambitieux et factieux, » et l’événement prouva qu’il avait vu clair. On avait tout gagné, pour la royauté comme pour le royaume, en démontrant aux huguenots que la croisade était bien finie, que ce pays était redevenu le leur et qu’ils pouvaient le servir sans nuire à la cause sainte[11]. Effacer la Saint-Barthélémy, c’était encore un moyen d’étendre la frontière française.
Le chef-d’œuvre de la politique royale fut moins d’avoir signé ce pacte (les Valois en avaient signé tant d’autres !) que de l’imposer à tout le monde et de l’exécuter avec une inflexible loyauté. Comment des historiens protestans ont-ils pu l’oublier? Il fallut d’abord vaincre non-seulement la mauvaise humeur du clergé catholique et de l’université, mais la résistance opiniâtre des cours souveraines. Celles-ci ne voulaient pas enregistrer l’édit, et l’on dissertait indéfiniment, au parlement de Paris, sans parvenir à s’entendre, sur les constitutions de Valentinien et de Théodose, qui privaient les manichéens de leurs droits politiques, ou sur un texte d’Olympiodore, d’après lequel les Goths, « quoique infectés de l’arianisme, » pouvaient être admis aux charges publiques. Le parlement de Bordeaux faisait haranguer le roi pendant cinq quarts d’heure par un de ses présidons et lui rappelait, pour le fléchir, son inébranlable attachement à la cause royale. Le parlement de Toulouse, qui ne pouvait pas se targuer du même avantage, chargeait néanmoins quelques-uns de ses membres de porter le même jour, au château de Saint-Germain-en-Laye, ses remontrances et ses projets d’opposition. Henri IV ne ferma la bouche à personne et répondit à tout le monde avec ce mélange de bonhomie, de grâce et de fierté royale qui caractérise son éloquence. Quels discours! et quel autre Français a su parler ainsi des intérêts français? Avec quelle véhémence il rappelle aux conseillers de Paris ses propres services ! « Si l’obeissance estoit deue à mes prédécesseurs, il m’est deu autant ou plus de desvotion, parce que j’ay restably l’estat, Dieu m’ayant choisy pour me mettre au royaume, qui est mien par héritage et acquisition. Les gens de mon parlement ne seroient en leurs sièges sans moy. » Comme il leur dénonce ensuite les menées des opposans, ce qu’ils font ou laissent faire, et s’en empare pour leur imposer ses vues! « Je sçay bien qu’on fait des brigues au parlement, que l’on a suscité des prédicateurs factieux, mais je donneray bien ordre contre ceux-là et ne m’en attendray à vous. C’est le chemin que l’on prit pour faire des barricades et venir par degrez à l’assassinat du feu roy. Je me garderay bien de tout cela; je couperay la racine à toutes factions et à toutes les prédications séditieuses, faisant accourcir tous ceulx qui les suscitent. J’ay sauté sur des murailles de ville, je sauteray bien sur des barricades. » Suit une leçon de politique, adressée par le vainqueur d’Ivry aux magistrats trop belliqueux qui voudraient, à coup d’arrêts, provoquer une prise d’armes, « Ceux qui ne désirent que mon edict passe me veulent la guerre : je la declareray demain à ceulx de la religion, mais je ne la leur feray pas; vous irés tous, avec vos robes, et ressemblerés à la procession des capucins, qui portaient le mousquet sur leurs habits. Il vous feroit beau voir. » Enfin, il veut être obéi sans réplique, et qu’on l’entende : « J’ay aultrefois faict le soldat ; on en a parlé, et n’en ay pas fait semblant. Je suis roy maintenant et parle en roy. Je veulx estre obéi. A la vérité, les gens de justice sont mon bras droict, mais si la gangrenne se met au bras droit, il faut que le gauche le coupe. Quand mes regimens ne me servent pas, je les casse. » Il traite un peu mieux le parlement de Bordeaux, qui ne l’avait point trahi après le meurtre de Henri III, et pousse la courtoisie jusqu’à féliciter le président Chessac de Sun interminable harangue[12], mais maintient son programme avec la même fermeté : « Nous avons obtenu la paix tant désirée, Dieu mercy, laquelle nous couste trop pour la commettre en troubles. Je la veux continuer... Il y a longtemps qu’estant seulement roy de Navarre, je cognoissois dès lors bien avant vostre maladie, mais je n’avois les remèdes en main; maintenant que je suis roy de France, je les connois encore mieux, et ay les matières en main pour y remédier... J’ay fait un edict, je veux qu’il soit gardé. » Le parlement de Toulouse fut moins bien reçu: « J’aperçois bien, lui répondit-il, que vous avés encore de l’espagnol dedans le ventre. Et qui donc voudroit croire que ceux qui ont exposé vie, bien et estat et honneur pour la deffense et conservation de ce royaume seront indignes des charges honorables et publiques, comme ligueurs perfides et dignes qu’on leur courust sus? Mais ceux qui ont employé le vert et le sec pour perdre cet estat seront veus comme bons François, dignes et capables de charges... Je ne suis aveugle, j’y vois clair; je veux que ceulx de la religion vivent en paix en mon royaume et soient capables d’entrer aux charges; non pas pour ce qu’ils sont de la religion, mais d’autant qu’ils ont esté fidelles à moy et à la couronne de France... Il est temps que nous tous saouls de guerre devenions sages à nos despens. » A vrai dire, ceux qu’il apostrophait ainsi, le 3 novembre 1599, lui avaient fait une guerre enragée jusqu’au bout, même après sa réconciliation avec le pape, et s’étaient attiré cette verte réponse. Il y avait néanmoins une certaine hardiesse à la leur faire et le parallèle entre les huguenots et les catholiques était nouveau dans la bouche du roi très chrétien. Mais on voit si ce prétendu parjure, dix-huit mois après avoir signé l’édit de Nantes, essayait, comme on l’a encore insinué de nos jours[13], d’en éluder l’exécution.
Cependant, au moment même où Henri IV prenait avec tant de fermeté le parti de ses anciens coreligionnaires, ceux-ci, quoique apaisés, ne cessaient pas de le tenir sous une ombrageuse surveillance. L’assemblée générale de Châtellerault, à laquelle Lesdiguières avait suggéré, le 20 mars 1597, de ne pas se séparer tant que l’édit n’aurait pas été complètement exécuté, avait refusé de se dissoudre même après qu’il eut été vérifié par le parlement de Paris : elle siégea jusqu’au 31 mai 1601 ! À cette époque, il était temps d’en finir. « Le roy, écrivit alors le duc de Bouillon à Bongars, a congédié l’assemblée, monstrant avoir quelque jalousie que cela formast un corps dans son estat. » Pour obtenir cette séparation tardive, Henri IV avait fait deux concessions nouvelles : il permettait aux réformés d’accréditer auprès de lui un ou deux représentans, qui lui seraient députés par la généralité des églises et lui transmettraient incessamment les griefs du protestantisme français; il les autorisait, nonobstant l’édit de Nantes[14], à se réunir en assemblée politique pour élire ces représentans. Toutefois, trois ans plus tard (1604), il exprima le vœu que la nouvelle assemblée de Châtellerault fût la dernière, s’appuyant, cette fois, contre les réformés, sur le texte même de son édit, qu’il voulait exécuter ponctuellement, et chargeant Sully de leur faire entendre les inconvéniens de toute nature qu’offraient les assemblées politiques. Mais les réformés firent la sourde oreille, quoiqu’on leur eût remis l’acte de prorogation des places de sûreté pendant quatre ans, à partir d’août 1606. Le roi céda, cette fois encore, se sentant chaque jour mieux affermi, sachant tout le fruit qu’il avait recueilli de sa modération et jugeant qu’il ne pourrait que s’affaiblir par un coup de force : il signa, le 18 juin 1608, « le brevet de permission à ceux de la religion pour une assemblée générale politique, » et l’assemblée se réunit à Jargeau. Ce qu’on peut reprocher à Henri IV, c’est d’avoir si bien armé les huguenots de pied en cap qu’ils aient pu facilement, après sa mort, devenir redoutables à son successeur. Mais il avait acquis le droit d’espérer qu’on le laisserait vieillir, et personne ne pouvait raisonnablement prévoir un si brusque dénoûment de son règne. Il avait encore, selon toute vraisemblance, le temps de persuader aux réformés qu’ils faisaient fausse route en cherchant obstinément à fonder un état dans l’état français et de les élever à la conception d’une politique purement nationale[15]. En tout cas, ceux qui l’accusèrent, pendant seize ans, de sacrifier ses anciens coreligionnaires se trompèrent ou les trompèrent; il ne les sacrifia ni en leur cédant ni même en leur résistant.
Comment sa politique extérieure n’éclairait-elle pas tous les calvinistes? Laissons de côté toute la première partie du règne, durant laquelle le Béarnais aux abois, harcelé par les factions, traqué par Philippe II, est réduit à mendier le secours des nations protestantes. Il a vaincu tous ses ennemis et s’apprête à signer la paix de Vervins avec les Espagnols. Quoique Elisabeth ait été trop souvent une alliée peu loyale, qu’elle ait manqué, par exemple, aux premiers engagemens conclus en 1593 et retiré brusquement ses troupes de la Bretagne, empêché plusieurs fois les Provinces-Unies d’envoyer des hommes et de l’argent au camp royal, essayé d’exploiter nos revers en arrachant au roi de France, à l’exemple des calvinistes français, quelque place de sûreté, Brest et surtout Calais, Boulogne même à défaut de Calais, qu’elle ait abandonné ce roi dans les premiers mois de l’an 1596, c’est-à-dire à l’un des momens critiques du règne, intrigué contre nous à Constantinople, qu’elle ait enfin médité une double trahison à l’instant même où les négociations venaient d’être entamées avec l’Espagne, offrant à celle-ci de lui livrer les places hollandaises de Flessingue et d’Ostende, dont elle avait le dépôt, pourvu qu’elle reçût en échange et nous ravît Ardres et Calais, rien ne put détacher Henri IV de l’alliance anglaise. Il ne voulut à aucun prix que Philippe II pût écraser isolément, après s’être entendu avec la France, ses alliés protestans, et ne sépara pas un moment, malgré mille obstacles, sa cause de la leur. Plus tard, en 1601, c’est de concert avec Élisabeth qu’il commença de former, par l’intermédiaire de Sully, « le grand desseing, » c’est-à-dire le plan d’une guerre suprême qui devait fonder dans toute l’Europe non-seulement l’équilibre des états, mais la liberté des consciences. L’année suivante, quand un revirement s’opéra contre nous à la cour d’Élisabeth et qu’un projet de coalition fut débattu dans ses conseils, il n’ignora rien, mais feignit de tout ignorer, déjoua ce qu’il put de jouer et laissa patiemment s’évanouir des projets chimériques, assurant sa bonne sœur qu’il avait « toute créance en son amitié » et qu’il suivrait « doncques son bon conseil et son heureux exemple le mieux qui lui seroit possible. » Plus tard encore, soit par le traité de Hampton-Court, soit par des accords postérieurs, il fit garantir l’indépendance de la Hollande et régla le contingent des troupes que Jacques Ier devait fournir dans une attaque générale contre la maison d’Autriche ; enfin, pour sceller l’alliance des deux peuples, il arrêta, quelques mois avant sa mort, le mariage de sa seconde fille avec le prince de Galles. Qu’eût fait de plus Henri IV, calviniste, à moins qu’il n’eût cessé d’être Henri IV ?
Il y a près de nos frontières un petit peuple protestant qu’il faut charger de répondre aux fanatiques ingrats du protestantisme : j’ai nommé la Hollande, qui n’existerait peut-être pas sans Henri IV. Secouru par les Provinces-Unies dans la première période de son règne, il les défendit ensuite avec constance non-seulement contre les armées de Philippe II et de Philippe III, mais contre les tyranniques exigences ou les défaillances intéressées d’Élisabeth et de Jacques Ier. Sans les subsides qu’il leur fournit pendant dix ans et dont le chiffre énorme (près de 2 millions de livres par an) provoquait en 1607 les remontrances de son conseil, elles eussent probablement succombé sous les efforts continus de la grande monarchie espagnole. Enfin, le 23 janvier 1609, il les prit sous sa protection par un traité formel, s’engageant à leur procurer une paix équitable ou dix mille hommes d’infanterie si la trêve qu’elles avaient obtenue quelques mois plus tôt n’était pas prolongée. L’Espagne dut, l’année suivante, reconnaître implicitement par une trêve de douze ans l’indépendance des Provinces-Unies : la Hollande était fondée.
Henri IV ne fit, à vrai dire, ni en s’alliant avec l’Angleterre et les états-généraux, ni même en formant, au mois de février 1610, sous le nom d’union évangélique, une ligue des princes protestans d’Allemagne contre la maison d’Autriche, de la politique protestante, mais de la politique française, ainsi qu’il l’a lui-même expliqué dans sa correspondance[16]. C’est pour nous son premier titre de gloire. Il s’unit à l’Angleterre et à la Hollande, non pour épouser leurs idées ou leurs querelles, mais pour abaisser la maison d’Autriche : ami de la dévote Elisabeth, mais capable de lui faire dire à un moment donné que, « comme il ne s’enquiert de ce qu’elle faict en son royaume, il ne désire aussy s’assujettir à luy justifier et rendre compte de ce qu’il fait au sien[17], » ne se dissimulant pas qu’elle fait « à ses dépens » son métier de reine et prêt à faire contre elle son métier de roi[18]; ami du pédant Jacques Ier, auquel il envoie des chevaux et qui lui envoie des chiens, mais connaissant à fond sa duplicité, ses manies, sa faiblesse, le surveillant, le méprisant et le maîtrisant.
Quels furent les instrumens de cette politique soit au dedans, soit au dehors? C’est à ce sujet que les mécontens du parti calviniste exhalent leur plus vive colère. L’auteur de la Remontrance au Roy (1593) reproche à Henri IV de « caresser » ses ennemis, tandis qu’il « gourmande et desdaigne » ses vrais amis et lui déclare que de tels procédés « effacent le lustre de sa valeur. » — « Ils (les huguenots) répliquent, écrit trois ans plus tard Duplessis-Mornay (19 juin 1596), qu’on fait pour la ligue tout ce qu’elle veut, que la cour ni les cours ne leur refusent rien, et n’y fait rien l’histoire du prodigue. Au moins, disent-ils, après avoir tué le veau gras pour eux, qu’on ne nous laisse pas la corde au cou pour salaire de notre fidélité. » Ce ne fut pas, il s’en faut, leur unique salaire.
D’Aubigné, par exemple, fut un des plus intraitables. « Notre maître, dit-il un jour au duc de La Force à moitié endormi, est un ladre vert et le plus ingrat mortel qu’il y ait sur la face de la terre. » Henri IV, qui ne dormait pas, entendit le compliment; mais, ajoute d’Aubigné, « il ne m’en fit pas pour cela plus mauvais visage ; de même qu’il ne m’en donna pas non plus un quart d’écu davantage. « Ce personnage était assez difficile à contenter, car il fut, au demeurant, maréchal de camp, gouverneur d’Oléron et de Maillezais, vice-amiral de Saintonge et de Poitou. Lesdiguières, qui avait été l’un des principaux chefs militaires du parti calviniste avant la mort de Henri III, fut le plus actif lieutenant de son successeur. C’est lui qui reprit Grenoble aux ligueurs, battit à Pontcharra Amédée, bâtard de Savoie, fut chargé de pacifier le Dauphiné, battit encore à plusieurs reprise, en Provence, les Savoyards, les Italiens et les Espagnols, conquit en quarante jours, dans l’été de 1597, toute la partie de la Savoie située au nord de l’Isère et conduisit sous les ordres du prince lui-même cette belle campagne de l’an 1600, à la fin de laquelle Charles-Emmanuel fut appelé « le duc sans Savoie.» Il est vrai que ce protestant finit par abjurer, mais deux ans après la mort de Henri IV, et celui-ci, en septembre 1609, l’avait fait maréchal de France. Le duc de La Force n’eut pas plus à se plaindre, et celui-ci, qui devait se révolter plus tard contre Louis XIII, n’était pourtant ni des indifférens ni des tièdes. Le « ladre vert, » alors qu’il était le plus obéré, lui avait donné 28,000 écus et l’avait fait capitaine de cent hommes d’armes. Un peu plus tard, en 1593, il le fit son lieutenant-général en Béarn et l’y maintint pendant tout son règne « avec le même pouvoir, lit-on dans ses Mémoires, qu’auroit eu Sa Majesté, si elle eût été présente, ce qui s’étendoit jusqu’à donner toutes les charges et pourvoir à toutes les affaires qui pourroient survenir. » Bouillon, qui ne perdit jamais une occasion de trahir, avait été nommé maréchal de France en 1594, malgré le parlement de Paris. Lorsqu’il eut une dernière fois failli soulever le Sud-Ouest, Henri IV l’attaqua dans sa principauté même et fit avancer des canons contre Sedan; mais, au lieu de prendre la ville de vive force et de la garder, comme Sully le conseillait, il se la fit remettre seulement pour quatre ans, délivra des lettres d’abolition à cet entêté conspirateur, et lui rendit aussitôt la citadelle.
Le plus illustre de tous ces grands seigneurs calvinistes fut Rosny, que Henri IV fit successivement surintendant des finances, gouverneur du Poitou, grand-maître de l’artillerie, gouverneur de la Bastille, surintendant des bâtimens, grand-voyer de France, pair et duc de Sully, et qui pourtant ne se convertit pas. « Je vous nomme gouverneur du Poitou, lui disait-il, parce que vous êtes huguenot, et que, vous gouvernant en ces provinces et surtout avec les huguenots, avec prudence et suivant les instructions que je vous donneray, vous prendrez toute la créance et la ferez perdre aux Bouillons et brouillons[19]... « C’était de bonne guerre, et Sully ne rendit pas de moindres services à son maître en dirigeant la fraction modérée du parti huguenot qu’en administrant les finances. S’il faut en croire certains calvinistes, il ne faudrait pas compter Sully, quand on dresse la liste des protestans que le Béarnais prit pour auxiliaires : Sully ressemble trop au roi ; c’est la doublure de Henri IV. Cependant il ne s’agissait pas d’annexer la France à Genève, mais de mettre les Français à même de travailler à la prospérité de la patrie commune. Il ne faut pas outrager la mémoire de ce roi patriote, parce qu’il n’a pas fait le duc de Bouillon surintendant des finances et le pasteur Charnier grand-maître de l’artillerie.
Le roi s’était-il converti sincèrement? disaient de leur côté les catholiques. « Ce sera dimanche que je ferai le sault périlleus... J’ai cent importuns sur les espaules... Venés demain de bonne heure,.. » écrivait-il dans la matinée du 23 juillet 1593 à Gabrielle d’Estrées et, le même jour, dans une conférence de quelques heures où l’on avait successivement traité des prières pour les morts, de la confession auriculaire, de l’eucharistie, etc., il s’était laissé promptement convaincre. Encore avait-il confessé lui-même aux docteurs, avant l’ouverture du débat théologique, que, « touché de compassion de la misère et calamité de son peuple, il souhaitait pouvoir contenter ses sujets. » N’avait-il donc pas, ce jour-là, cédé tout simplement aux vœux du peuple, c’est-à-dire aux nécessités variables de la politique ? Il avouait d’ailleurs en même temps aux huguenots, on ne l’ignorait pas, « qu’il s’était fait anathème pour tous à l’exemple de Moyse et de saint Paul » et le leur répéta, s’il faut en croire d’Aubigné, pendant sept ans. Aussi le légat avait-il excommunié en masse tous ceux qui se rendraient, le 25 juillet 1593, à la « première messe du roy » et les meneurs de la ligue redoublaient-ils d’efforts pour exciter contre lui la fureur populaire. Il faut lire à ce sujet les anecdotes dont fourmille le Journal de l’Estoile. Le 25, c’est un pauvre hère que les Parisiens veulent traîner à la rivière « pour avoir dit que le roy de Navarre avoit esté à la messe. » Un peu plus loin : « Le mercredi, 28 de ce mois, tous les prédicateurs de Paris dirent en leurs sermons que cest hypocrite de roy de Navarre avoit fait sa conversion au jour de l’évangile qui dit que les loups viendront en habit de brebis. Aussi ce renard avoit pris exprès ce jour pour ouir la messe, affin que sous peau de brebis il peust entrer en la bergerie pour la dévorer. Mais... que sa conversion estoit feinte et ne valoit rien ; la cérémonie qu’on y avoit observée, une vraie farce et bastèlerie ; et la messe qu’on y avoit chantée, puante et abominable. » Un peu plus loin encore : « Guarinus, ce jour, appela le roy bougre en sa chaire : ce qui scandaliza les plus dévots; et plaisantant sur sa conversion, dit : Mon chien, fus-tu pas à la messe dimanche? Approche-toi, qu’on te baille la couronne. » Enfin, ce qui était plus grave, on déniait au pape lui-même le droit d’absoudre cet hérétique relaps, si ce n’est à l’article de la mort.
Ces propos et d’autres, qu’on se hâtait de porter au camp royal, faisaient, s’il faut en croire L’Estoile, « rire le roy bien fort. » Peut-être valait-il mieux feindre d’en rire ; mais beaucoup trop de gens les prirent au sérieux. C’est ainsi que des catholiques, en grand nombre, persistèrent à regarder Henri IV comme incapable de régner tant qu’il n’aurait pas reçu l’absolution du pape. Il la reçut et les fanatiques déclarèrent aussitôt qu’elle était sans valeur : étranges serviteurs de l’église, qui ne juraient que par le pape, et le mettaient de côté dès qu’il ne se mettait pas lui-même à leurs ordres ! De là cette suite de complots, sans cesse renouvelés, et cette interminable liste de régicides. C’est un jeune homme de vingt-sept ans. Barrière, qui, moins d’un mois après la conversion de Henri IV, va trouver le jacobin Bianchi pour lui demander s’il est permis d’attenter à la vie du roi « dans les circonstances présentes » et, quoique ce moine l’en dissuade, se rend aux abords du logis royal, où il est arrêté, porteur « d’un couteau d’un pied de longueur, fraîchement émoulu et aiguisé, » au moment même où il va consommer son dessein. L’année suivante, c’est Chastel, qui lui fend d’un coup de couteau la lèvre supérieure et, comparaissant devant deux chambre réunies du parlement, déclare « qu’il estoit loisible de tuer les roys, mesme le roy régnant, lequel n’estoit en l’église, parce qu’il n’estoit approuvé par le pape, » Henri IV se réconcilie avec le saint-siège, et les meurtriers se remettent à l’œuvre avec une nouvelle ardeur : en 1596, l’avocat Jean Guédon; en 1597, un tapissier de la rue du Temple; en 1598, Pierre Ouin; en 1599, Ridicoux, Argier, Langlois; en 1600, Nicole Mignon; en 1602, Julien Guédon, frère de Jean, etc. Ravaillac n’a pas manqué de précurseurs.
Il fallait, avant tout, pour vivre et régner, désarmer, sinon tous les catholiques, puisqu’il y a des gens qu’on ne désarme jamais, au moins la grande majorité des catholiques, c’est-à-dire les neuf dixièmes des Français; pour les désarmer, non-seulement gagner ceux-ci, réduire ceux-là, mais rassurer tout le monde. La tâche fut très difficile au roi Henri, non-seulement parce qu’on avait conçu, au moment même de sa conversion, des doutes sur sa sincérité, mais parce qu’il ne voulut pas, un peu plus tard, les dissiper à tout prix. Il consentait à gouverner avec les catholiques, mais sans se laisser gouverner par eux. A leurs yeux, il faisait donc assez généralement trop peu, quoi qu’il fît en leur faveur, trop aux yeux des autres, et presque tous ses actes le rendaient suspect à l’un des deux partis, quand ils ne les mécontentaient pas à la fois. C’est ainsi qu’on l’accusa tout d’abord d’aller « le jour à la messe et la nuit au presche. » On disait encore en plein parlement, quelques mois après son retour, « qu’il avoit plus de religion que tous ses prédécesseurs, pour ce qu’il estoit catholique et huguenot tout ensemble. « Il le savait. Après l’attentat de Chastel, comme il se rendait à Notre-Dame, aux cris de : Vive le roi! « Sire, lui dit un seigneur, voiés comme tout vostre peuple se rejouist de vous voir. » Il répondit en secouant la tête, s’il faut en croire L’Estoile : « C’est un peuple : si mon plus grand ennemi estoit là où je suis et qu’il le vid passer, il luy en feroit autant qu’à moy, et crieroit encore plus hault qu’il ne fait. » C’était, on en conviendra, pour un roi du XVIe siècle, connaître assez bien le cœur des Français. Mais il entendait épouser les intérêts, non les passions de ce peuple : quelques reproches qu’il essuyât et quelques impatiences qu’il eût à contenir, il se servit des catholiques pour l’accomplissement de ses propres desseins, non des leurs. Il les fit entrer si bien dans sa politique qu’ils n’en purent plus sortir, même après sa mort. Ce fut sa seconde victoire sur la ligue, la plus décisive et la plus féconde. Rappelons comment il la remporta.
La rancune est, de tous les sentimens, le plus naturel et le moins politique : il faut renoncer à conduire les hommes si l’on ne se sent pas capable d’oublier, au moment opportun, leurs folies et leurs fautes. Pour comprendre à quel point Henri IV excella dans l’art d’oublier, il faut le suivre jour par jour, après sa rentrée dans cette capitale où toutes les passions avaient été déchaînées contre lui, mais qu’il voulait par-dessus tout détacher des factions et rattacher à sa cause. Paris s’intéresserait encore aux ligueurs, persécutés : le plus sûr moyen d’y déraciner la ligue est de l’accabler sous la miséricorde royale. C’est le système que le Béarnais commence à pratiquer avec sa dextérité habituelle, le jour même de la capitulation, faisant publier une déclaration par laquelle il pardonne à tout le monde, « mesme aux Seize. » C’est à peine si l’on se décidera, quelques jours plus tard (30 mars 1594}, à éloigner « pour un temps » une centaine d’exaltés, mêlés, pour la plupart, aux premiers complots qui se trament contre la vie du roi. Celui-ci favorise la fuite du cordelier Guarinus, qui avait poussé au régicide, et de bien d’autres, en recommandant qu’aucun ne soit maltraité. Il prend « en sa protection et sauvegarde » la trop fameuse Madame de Montpensier, à qui Henri III avait promis de la faire « brusler toute vive, » s’il rentrait à Paris. Lincestre, un des plus furibonds prédicateurs de la ligue, devient un des prédicateurs du roi, « à deux cens escus par an de gages. » Crucé, qui avait essayé d’empêcher, les armes à la main, la reddition de Paris en saisissant la porte Saint-Jacques, reçoit « un billet de pardon. » Les bourgeois qui avaient jadis fait les barricades, chassé le dernier Valois, constitué, comme au temps d’Etienne Marcel, une sorte de fédération communale, soutenu pendant près de cinq ans une guerre terrible contre Henri de Bourbon et qui, s’il avait usé de rigueur, auraient probablement murmuré, commencèrent à trouver que la ligue avait eu tous les torts et firent « remonstrer au roy » que tant de clémence « offensoit ses bons subjects et serviteurs et lui portoit préjudice : » — « Si vous et tous ceux qui tenés ce langage, leur répondit-il, disiés tous les jours vostre patenostre de bon cœur, vous ne diriés pas ce que vous me distes de moi... S’il y en a qui se sont oubliés, il me suffit qu’ils se reconnoissent, et qu’on ne m’en parle plus. » Les Parisiens ne cessèrent plus d’en parler : après l’attentat de Chastel, ils frémirent en pensant aux évènemens de 1588, aux Suisses égorgés, aux quarante chefs de la commune qui avaient permis de ne pas payer les loyers, au pillage des hôtels par la populace mêlée aux soldats des Guises, à la guerre civile, au siège, à la famine, aux Espagnols et, se sentant décidément plus royalistes que leur maître, recommencèrent leurs doléances. «Fust ce mesme jour (2 janvier 1595), raconte L’Estoile, suppliée Sa Majesté par messieurs de la ville de Paris en corps trouver bon qu’on chassast de la ville les ligueurs et qu’il estoit de nécessité d’y pourvoir, desquels le roy respondit sommairement qu’il ne pouvoit trouver bon qu’ils les chassassent de sa ville de Paris, pour ce qu’il les reconnoissoit tous pour subjects, et les vouloit traicter et aimer esgalement, mais qu’ils veillassent les mauvais de si prés qu’ils ne poussent faire mal aux gens de bien. » Ainsi beaucoup de Parisiens commençaient à regarder les dangers du roi comme les leurs et prenaient à la fois son parti contre la ligue et contre lui-même : qui l’eût cru dix-huit mois plus tôt, et pouvait-on demander davantage?
La plupart des grandes villes avaient suivi l’exemple de la capitale, et tous les parlemens (sauf ceux de Rennes et de Bordeaux), entraînés dans le mouvement, s’étaient déclarés pour la ligue. On ne concevait pas même, à cette époque, qu’il fût possible de gouverner et d’administrer sans les parlemens. Henri III avait donc, dès les premières semaines de l’année 1589, révoqué ceux de Paris, de Rouen, de Toulouse, d’Aix, de Grenoble, de Dijon, et transféré leurs pouvoirs politiques à des parlemens royalistes, qui siégèrent à Tours et à Châlons-sur-Marne, à Caen pour la Normandie, à Carcassonne, à Béziers et à Castelsarrasin pour le Languedoc, à Pertuis, à Manosque, à Sisteron pour la Provence, à Romans pour le Dauphiné, à Flavigny et à Semur pour la Bourgogne. Les parlemens fidèles avaient naturellement essayé de réduire à l’impuissance les « antiparlemens » et des luttes violentes, qui sont l’épisode le plus extraordinaire de notre histoire judiciaire, s’étaient engagées, dans chaque province, entre les compagnies rivales. On ne s’était pas seulement proscrit de part et d’autre, et condamné réciproquement pour crime de lèse-majesté divine et humaine ; beaucoup de ces arrêts avaient été sanctionnés par des saisies et des confiscations violentes : bien plus, beaucoup de magistrats avaient, à diverses reprises, levé des troupes en France et à l’étranger, quelques-uns d’entre eux s’étaient improvisés généraux, et plusieurs avaient couru tous les périls de la guerre. Allait-on non-seulement réconcilier, mais faire siéger côte à côte, aux mêmes audiences, des gens qui avaient de si bonnes raisons pour se détester? Henri IV n’hésita pas à l’exiger dans l’intérêt commun, mais ne l’obtint pas sans peine. Les conseillers de Tours et de Châlons, par exemple, eussent voulu presque des représailles, au moins quelque éclatante manifestation de la reconnaissance royale aux dépens de leurs anciens collègues; mais le roi, dès le 20 mars 1594, rétablit officiellement l’autorité du parlement qui venait de rendre la justice à Paris au nom de Mayenne et lui permit de siéger comme auparavant, jusqu’au retour des magistrats fidèles. Ceux-ci durent se contenter d’avoir le pas sur les autres, et murmurèrent : « J’ai bien oublié et pardonné mes injures, leur dit-il ; vous ne pouvez moins faire que d’oublier et pardonner les vôtres. » De même, le parlement royaliste de Normandie avait secrètement arrêté, avant de quitter Caen, de ne pas réintégrer les magistrats ligueurs de Rouen, s’ils ne se « purgeaient » de toute participation à l’assassinat de Henri III, aux complots ourdis contre Henri IV et à l’assassinat de quelques-uns de leurs collègues. Il n’abandonna ce dessein qu’au bout de quelques jours et sur les ordres pressans du roi. Henri IV ne montra quelque sévérité qu’au parlement rebelle de Dijon, qui lui avait fait une guerre acharnée jusqu’au milieu de l’année 1595 ; celui-là fut mal reçu, réprimandé vertement, obligé de faire une sorte d’amende honorable et contraint de payer une taxe de guerre ; mais tous ses membres gardèrent leurs fonctions, même son chef Brulard, le seul des premiers présidons qui eût déserté la cause royale. Royalistes et ligueurs des cours souveraines furent donc réunis partout, bon gré mal gré, Henri IV respectant jusqu’aux élus de Mayenne et de Mercœur! Ce fut encore un acte de sagacité politique. Ces grands corps devaient être d’autant plus respectés qu’ils sortaient intacts de ces longues secousses, et leur coopération politique allait être d’autant plus utile. Par exemple, lorsqu’il s’agit de faire enregistrer au parlement de Paris, en 1595 et en 1598, les édits rendus en faveur des huguenots, quelques anciens ligueurs et des plus ardens, comme Lazare Coquelay et Bélanger, unirent leurs voix à celle des politiques. Henri IV, cherchant à faire accepter ces édits par les catholiques, avait un très grand intérêt à ce qu’ils ne fussent pas vérifiés par des compagnies exclusivement composées de ses créatures.
Il suivit la même politique à l’égard des principaux chefs ligueurs. Villars, qui se soumit le premier, fit les conditions les plus dures. Mayenne l’avait nommé amiral de France, pendant que Henri IV donnait cette charge à Biron : il fallait confirmer le choix de Mayenne et rétracter celui du roi, puis consoler Biron, c’est-à-dire le payer très cher, donner en outre à Villars lui-même la grosse somme de 3,470,800 livres, lui remettre la ville de Fécamp et six riches abbayes dont il avait été déjà disposé par le roi, etc. Sully ne pouvait pas se résoudre à conclure un traité semblable : on connaît la réponse de Henri IV : « Mon amy, vous estes une beste d’user de tant de remises et apporter tant de difficultés et de mesnage en une affaire de laquelle la conclusion m’est de si grande importance pour l’establissement de mon auctorité et le soulagement de mes peuples. Ne vous souvient-il plus des conseils que vous m’avés tant de fois donnez, m’alleguant pour exemple celui d’un certain duc de Milan au roy Louis unziesme, qui estoit de séparer par intérêts particuliers tous ceulx qui estoient liguez contre luy soubs des prétextes generaulx... Partant, ne vous amusés plus à faire tant le respectueux pour ceux dont il est question (Biron et autres), lesquels nous contenterons d’ailleurs, ny le bon mesnager, ne vous arrestant à de l’argent ; car nous payerons tout des mesmes choses que l’on nous livrera, lesquelles, s’il falloit prendre par la force, nous cousteroient dix fois autant. » Henri IV s’attacha fermement à l’exécution de ce plan, que presque aucun de ses conseillers ne comprit ou n’approuva, mais qui réussit à merveille, et continua de séparer « par interests particuliers » tous ceux qui s’étaient ligués contre lui sous un prétexte général. Quant à Villars, il fit amende honorable sur une des places publiques de Rouen avec toute la netteté désirable: « Allons, morbleu! dit-il, la ligue est f..[20] ; que chacun crie : Vive le roy ! » Et lors, ajoutent les Œconomies royales, il se fit une telle acclamation que tout l’air en retentissoit. » A partir de ce jour, il mit loyalement son épée au service de Henri IV et devint un de ses plus fidèles serviteurs. Quand la guerre eut été déclarée à l’Espagne, au commencement de l’année 1595, il renforça l’armée du Nord avec un corps important de gentilshommes et de soldats, levés en Normandie, se conduisit comme un héros, après avoir opiné comme un sage, dans le combat désastreux du 24 juillet 1595, engagé contre son avis, et fut assassiné après la bataille par les Espagnols, qui ne pouvaient lui pardonner d’être à ce point redevenu Français.
Quand il s’agit, en octobre 1594, de traiter avec le jeune duc de Guise, le fils aîné de ce Balafré qui s’était vanté d’être un Carlovingien et qui avait rêvé d’enfermer Henri III dans un monastère « comme Pépin, son ancêtre, avoit fait à Childéric, » celui-là même qu’un certain nombre de ligueurs avaient voulu, en 1593, marier à l’infante Claire-Eugénie pour le placer sur le trône des Capétiens, les conseillers du roi, au témoignage de l’historien de Thou, lui opposèrent une résistance encore plus vive. Guise lui apportait sans doute Reims, Fismes, Montcornet, Rocroy, Saint-Dizier, Joinville, toute la partie de la Champagne qui n’était pas encore soumise. Mais Henri lui octroyait, outre des sommes énormes, cinq abbayes pour ses frères, « l’entretènement » de toutes leurs compagnies de gendarmes, le gouvernement de Reims avec la capitainerie de Fismes pour le prince de Joinville et, pour lui-même, le gouvernement de la Provence « avecq l’autorité que Sa Majesté bailleroit à son filz, si elle en avoit eu ung et qu’elle l’eust voulu pourveoir dudict gouvernement. » Le chancelier Chiverny ne concevait pas que Henri IV envoyât Charles de Lorraine dans une province sur laquelle il croirait peut-être un jour pouvoir réclamer des droits de souveraineté, comme issu de la maison d’Anjou[21]. Mais le roi tint bon, et fit bien. Il embrassa deux fois le jeune prince et ne lui permit pas même d’excuser ses fautes : « Nous sommes subjects tous à faire des jeunesses, lui dit-il,.., je vous servirai de père. » Il savait bien, d’ailleurs, que le Balafré ne revivait pas dans son fils. Tout porte à croire que le quatrième duc de Guise fut, en effet, comme tant d’autres, subjugué par la bonhomie du roi. Ce fut dès lors un coup de maître que d’envoyer en Provence contre le catholique d’Épernon le représentant de cette grande maison de Lorraine, si chère aux catholiques. Guise fut le modèle des gouverneurs. Il abattit d’Épernon, chassa les Espagnols de Marseille, reprit Berre, assiégea Nice, mit les frontières en état de défense, surveilla fort utilement le roi d’Espagne et le duc de Savoie, découvrit et fit échouer en 1605 un complot tramé entre Bouillon et les Espagnols pour surprendre Marseille. Aussi lorsque le prince de Joinville, dernier fils du Balafré, se fut imaginé, dans un accès de dépit amoureux, de signer un traité fort compromettant avec l’Espagne, Henri IV jugea bon de lui pardonner avec éclat, en mandant sa mère et son frère: « Voici, leur dit-il, le vray enfant prodigue, qui s’est imaginé de belles folies; mais comme pleines d’enfance et de nivelleries, je luy pardonne pour l’amour de vous; mais c’est à condition que vous le chapitrerez bien... et que vous, mon nepveu (le duc de Guise) en respondrez à l’advenir, car je vous le baille en garde, afin de le faire sage s’il y a moyen. » Guise n’oublia pas ce dernier trait de la clémence ou de la politique royale et fut fidèle au roi, même quand il ne put plus rien attendre de lui : après la mort de Henri IV, il alla chercher Sully, et le conduisit à la reine mère.
Lorsque Henri IV tendit la main à Mayenne, l’ancien « lieutenant-général de l’estat et couronne de France, » qui lui avait disputé plus de six ans le sol de son royaume, « l’indignation » de ses conseillers fut au comble. Cette fois le parlement perdit patience, suscita toutes les difficultés possibles, et ne céda qu’à des lettres de jussion réitérées. De Thou ne tarit pas en lamentations. A vrai dire, si l’on avait refusé net à Mayenne le gouvernement héréditaire de la Bourgogne, on lui donnait, outre 3,580,000 livres, trois places de sûreté pour six ans, le gouvernement de l’Ile-de-France moins Paris, la pairie pour son fils, etc. C’était beaucoup, eu égard au petit nombre de villes que le prince lorrain détenait encore; ce n’était pas trop parce qu’on portait le coup de grâce à la ligue, dont les derniers tronçons allaient être aisément détruits. La paix n’eût été complète, lit-on dans le préambule des articles accordés à Mayenne, « si notre cher et très aimé cousin,.. chef de son party, n’eust suivi le mesme chemin : comme il s’est résolu de faire si tost qu’il a vu que nostre sainct père avoist approuvé nostre reunion. Ce qui nous a mieux faict sentir qu’auparavant de ses actions, recevoir et prendre en bonne part ce qu’il nous a remonstré du zèle qu’il a eu à la religion; louer et estimer l’affection qu’il a monstrée à conserver le royaume en son entier. Duquel il n’a faict ny souffert le démembrement, lorsque la prospérité de ses affaires sembloit luy en donner quelque moyen. » On ne pouvait pas l’excuser avec plus de grâce de s’être soumis si tard ni le glorifier plus habilement d’avoir préféré son propre intérêt à celui de l’Espagne. Il est digne de remarquer que ce grand rebelle devint, à son tour, un sujet docile. Il rendit les plus grands services au siège d’Amiens, y empêcha beaucoup de fautes et décida soit par ses avis, soit par ses manœuvres l’heureuse issue de plusieurs engagemens. Il s’était associé si étroitement à la politique royale que, même en 1611, il détermina le conseil de régence à secourir les Genevois contre les Espagnols : « Il y alloit, dit l’ancien général de la ligue, de l’estat et non de la religion. » Cormenin a dit des jacobins que Bonaparte les avait « éblouis de ses victoires et comme absorbés dans sa force. » Henri IV absorba de même a dans sa force » les principaux chefs de la ligue et les incorpora définitivement à la nation.
Il fallait aussi trouver des ministres. Henri IV conçut le dessein hardi de choisir indistinctement les plus capables et les plus modérés des deux partis, c’est-à-dire, à côté du calviniste Sully, d’anciens ligueurs, comme Villeroy et Jeannin. Ni l’un ni l’autre n’avaient trempé dans les excès de la ligue; ils avaient cherché plutôt à la contenir et à l’empêcher de tout livrer aux étrangers. Cependant quand le roi voulut nommer Villeroy secrétaire d’état, sa sœur et bien d’autres l’en dissuadèrent vivement, le lui dépeignant comme « l’ennemi formel et juré de tous ceux de la religion et au surplus très mauvais François et vrai Hespagnol. » Mais « il passa, dit L’Estoile, par-dessus toutes ces remonstrances » et s’en trouva bien. Villeroy avait « une grande routine aux affaires et cognoissance entière de celles qui avoient passé de son temps, esquelles il avoit esté employé dès sa première jeunesse[22]; » ce fut un excellent commis, discret, exact, appliqué : « Il croit, disait Henri IV, que mes affaires sont les siennes, et y apporte la même passion qu’un autre en travaillant à sa vigne. » On ne sait pas encore au juste, aujourd’hui, si ce ministre des affaires étrangères était pour ou contre l’alliance espagnole[23] ; mais il n’importait guère au roi, qui, lui laissant le détail des affaires, dirigeait par ses vues propres la politique extérieure. Peut-être même Henri IV, tout en négociant avec les protestans d’Allemagne, d’Angleterre et de Hollande, trouvait-il un avantage à faire conduire les négociations et surveiller des alliés quelquefois douteux par un secrétaire d’état bon catholique et qui avait figuré dans la ligue.
Le ligueur Jeannin, d’abord avocat, puis conseiller et président au parlement de Dijon, avait réussi à faire éluder en Bourgogne, après la Saint-Barthélémy, les ordres de proscription. Député aux états de Blois, il s’y était conduit en homme de sens et en patriote; envoyé par Mayenne à Philippe II en avril 1591 pour lui demander des secours, il avait frémi en entendant le roi d’Espagne dire couramment : « Ma bonne ville de Paris, ma bonne ville de Rouen, » et l’on avait intercepté au camp royal une de ses lettres, qui conseillait la paix. Toutefois, au siège de Laon, qu’il défendait contre le roi, celui-ci lui ayant promis de le faire pendre en entrant dans la ville, Jeannin, du rempart, lui avait répondu : « Vous n’y entrerez pas que je ne sois mort, et après je ne me soucie guère de ce que vous ferez. » Après le combat de Fontaine-Française, Henri IV, qui se connaissait en hommes, alla droit à celui-ci. « Est-il possible, balbutiait l’ancien défenseur de Laon, que Votre Majesté adresse des paroles si obligeantes à un vieux ligueur comme moi? » On connaît la réponse du roi : « Monsieur le président, j’ai toujours couru après les gens de bien et je m’en suis toujours bien trouvé. » En quelques années, Jeannin, façonné par son maître à la grande politique, était devenu le premier diplomate de l’Europe. Il négociait successivement avec Mayenne pour l’amener à composition, avec le duc de Savoie pour préparer la paix de janvier 1601, plus tard avec les commandans dévoués à Biron pour leur persuader de mettre bas les armes et de recevoir le pardon royal ; il fut l’instrument de la médiation française soit entre Venise et l’empire d’Allemagne, divisés au sujet du Frioul, soit entre Venise et le cabinet de Madrid. Enfin, pendant les dernières années du règne, il dirigea complètement, avec une habileté consommée, les négociations de la France avec les Provinces-Unies, des Provinces-Unies avec l’Espagne, et peut être regardé comme le principal auteur des traités qui assurèrent l’indépendance de la Hollande. Le célèbre Heinsius, dans un transport de reconnaissance, lui déclara qu’il était « vraiment venu de Dieu » et les états-généraux remercièrent solennellement le roi de leur avoir envoyé un tel ambassadeur (22 juin 1609).
On ne se lasse pas d’admirer ce chef d’état qui, sans souci de ses propres injures ou de ses préférences secrètes, essaie de faire travailler en même temps tous les hommes de talent et de bien, d’où qu’ils viennent, à la grandeur du royaume, ne se laissant pas étourdir par ses victoires, ne se figurant pas un instant qu’il suffise à tout, sentant que les bons capitaines et les habiles politiques sont rares, qu’il faut les chercher partout et les prendre où on les trouve, sachant enfin qu’il remplirait mal son métier de roi s’il n’employait pas la France elle-même, avec toutes ses ressources, au service de la France. Il en vint à se demander s’il ne pouvait pas utiliser même les jésuites.
On leur avait imputé l’attentat de Chastel, qui était leur élève, et le parlement de Paris, par arrêt du 28 décembre 1594, les avait bannis du royaume en défendant à tous les Français d’envoyer leurs enfans étudier chez eux hors de France, sous peine d’être déclarés ennemis de l’état. Il est vrai que les parlemens de Toulouse et de Bordeaux en avaient autrement décidé. Cependant, en 1603, Clément VIII insista pour le rétablissement de l’ordre, et le roi s’y résolut. Jacques Ier se plaignit d’un tel dessein et fit observer à notre ambassadeur que les huguenots français pourraient y trouver le prétexte d’un soulèvement. Henri IV, dans sa réponse à M. de Beaumont, explique le motif de sa conduite. D’abord les jésuites étaient « si supportez et favorisez en plusieurs provinces » qu’on les y avait retenus malgré l’arrêt de 1594 : les persécuter « c’estoit malcontenter un grand nombre de catholiques et leur donner quelque prétexte de se rallier ensemble et exécuter de nouveaux troubles; » les rappeler, c’était les empêcher « de se donner entièrement aux ambitieuses volontez du roy d’Espagne, » et le roi croyait même « pouvoir en retirer du service en plusieurs occasions. » Enfin, poursuivait-il, « tant s’en fault que mes subjects de la religion prétendue réformée ayent subject d’entrer en alarme de leur restablissement, qu’estant leur authorité et puissance réglée et retranchée comme elle sera, ils auront moins de moyens de leur nuire ; et, comme ils seront tenus de court et en devoir, ils n’auront pouvoir de les combattre qu’à force de mœurs et de bonne doctrine, en bien instruisant la jeunesse. » En effet, le nouvel édit n’autorisait les jésuites qu’à demeurer où ils se trouvaient, en leur assignant seulement trois villes, Lyon, Dijon, La Flèche, comme lieux de nouvelle résidence, leur défendait de a dresser aucun collège ny résidence en aultres villes ny endroits » sans la permission royale, restreignait à leur préjudice la faculté de succéder et d’acquérir, etc. Cependant le parlement de Paris s’émut et fit de solennelles remontrances : « J’ay toutes vos conceptions en la mienne, répondit Henri IV aux magistrats, mais vous n’avés pas la mienne aux vostres. L’Université a occasion de regretter les jesuistes puisque, par leur absence, elle a esté comme déserte, et les escholiers, nonobstant tous vos arrests, les ont été chercher dedans et dehors mon royaume... Quand Chastel les auroit accusez, comme il n’a faict, et qu’un jesuiste mesme eut fait ce coup (duquel je ne me veux plus souvenir...), faudroit-il que tous les jesuistes en pastissent, et que tous les apostres fussent chassez pour un Judas?.. Il ne leur faut plus reprocher la ligue; c’estoit l’injure du temps; ils croyoient de bien faire et ont esté trompez comme plusieurs autres... L’on dit que le roy d’Espagne s’en sert; je dis aussy que je veux m’en servir... Ils sont nez en mon royaume et sous mon obéissance ; je ne veux entrer en ombrage de mes naturels subjects... »
Il faut méditer ce discours, qui respire une philosophie si sereine et que traverse un grand souffle d’équité. On y sent la conception d’un idéal que personne n’entrevoit encore en 1603 : Henri IV, de même qu’il eût voulu pouvoir appliquer le droit commun aux huguenots haïs par les catholiques, voudrait maintenant l’appliquer aux jésuites haïs par les politiques et par les huguenots. Quand on a cru trouver une contradiction entre la politique qui avait inspiré l’édit de Nantes et celle qui dicta l’édit de 1603, on s’est trompé : ce sont deux pages d’une même charte qui garantit aux uns comme aux autres toute la liberté religieuse compatible avec les nécessités de l’heure présente, car Henri IV n’allait jamais qu’à l’utile et au possible. C’est bien le même homme qui a signé ces deux pactes de tolérance et de paix intérieure. Il est à peine utile d’ajouter que le rappel des jésuites, en rassurant les catholiques, lui donnait une bien plus grande liberté d’action à l’extérieur et lui permettait, par exemple, d’appuyer ouvertement les protestans des Pays-Bas et de l’Allemagne sans offusquer le gros de la nation.
Henri IV fut, en effet, jusqu’à la fin de son règne, l’allié des princes protestans, mais, comme on l’a vu plus haut, parce qu’il fallait abaisser la maison d’Autriche. Sa politique étrangère fut nationale et sans mélange de propagande calviniste. Bien plus, il intervint à diverses reprises auprès d’Elisabeth et de Jacques Ier pour les catholiques anglais[24], auprès des états-généraux pour les catholiques des Pays-Bas[25]. Loin de délaisser les intérêts catholiques en Orient, il prit sous sa protection les pères de la terre-sainte et les religieux de Péra, fit rouvrir l’église de Galata et restituer au clergé latin les évêchés que les schismatiques avaient usurpés dans les îles de l’Archipel, empêcha le sultan, qui avait eu des différends avec la Toscane, d’exercer des représailles sur les évêques, latins ou grecs, de Chio, en un mot, ne cessa pas de lutter contre l’Angleterre pour rester à Constantinople, comme son prédécesseur François Ier, le représentant de toute la chrétienté[26]. Enfin il resta, depuis son absolution jusqu’à sa mort, l’ami du saint-siège.
Le joug de l’Espagne avait, plus d’une fois, paru dur à Clément VIII. Aussi s’appuya-t-il, dès qu’il put le faire impunément, sur le roi très chrétien. Celui-ci reçut et prit au besoin les conseils du pape, s’entretint longuement avec lui de tout ce qui pouvait intéresser la « république chrétienne[27], » se chargea plusieurs fois d’appuyer ses réclamations auprès des princes protestans et ne laissa pas échapper une occasion de lui être utile ou agréable. En 1597, quand César d’Este, secrètement appuyé par l’Espagne, eut mis la main sur le duché de Ferrare, compris dans les états de l’église, Henri IV offrit au saint-siège l’épée de la France, et le duché fut aussitôt rendu. De son côté. Clément VIII proposa trois fois sa médiation pour terminer la guerre que la France soutenait contre l’Espagne et fit présider par un légat les conférences qui aboutirent à la paix de Vervins. Plus tard, il accueillit la prière du roi, qui voulait faire annuler son mariage avec Marguerite de Valois, et la sentence de cassation fut prononcée quelques mois après avoir été sollicitée. Henri IV n’eut pas de moins bons rapports avec Paul V et fit tourner à l’avantage du saint-siège le différend qui survint, en 1607, entre le pape et la république de Venise. On finit par élever au vainqueur de Coutras, sous le portique de Saint-Jean-de-Latran, une statue sur laquelle on grava cette inscription : Propugnatori ecclesiœ! Le Béarnais ne méritait peut-être pas cet excès d’honneur; mais il est évident que les papes de cette époque, mêlés aux plus importantes négociations diplomatiques et à tous les grands événemens dont l’Europe était le théâtre, appréciaient les desseins de Henri IV comme nous les apprécions nous-mêmes. Quoiqu’ils le vissent s’appuyer sur la plupart des états protestans, ils jugèrent que son système d’alliances était conçu dans un intérêt exclusivement français, non comme une œuvre de prosélytisme calviniste. C’est ainsi que Paul V, au lieu de lui reprocher l’affranchissement des Provinces-Unies, le remercia (Z4 août 1609) d’y avoir pris en main la cause des catholiques. Le même pape avait fini par entrer dans le « grand dessein ! » Uni contre les Espagnols avec toute l’Italie, il favorisait leur expulsion du Milanais, de Naples, de la Sicile, et le roi de France lui transmettait, pour prix de ce concours, les anciens droits de sa couronne sur le royaume de Naples.
Tel fut ce règne. Henri IV ne fut pas un conquérant comme son petit-fils. Cependant, en quelques années, il avait fait de ce pays le premier de l’Europe. Richelieu et Mazarin n’eurent qu’à recueillir son héritage en profitant de ses leçons. La France était, à son avènement, divisée en deux partis qui formaient comme deux nations rivales, résolues à s’exterminer. Il reprit à un nouveau point de vue l’œuvre de ses premiers ancêtres, qui avaient réuni les tronçons de la France féodale. Il fonda pour la seconde fois l’unité nationale en composant de ces peuples ennemis un seul peuple. Pour atteindre ce but, il oublia ses propres injures et ferma, par son exemple, la bouche à ceux qui voulaient venger les leurs; il sacrifia le roi de Navarre au roi de France. Après avoir beaucoup choqué les deux partis, il en vint à les dompter, sans qu’ils se l’avouassent précisément eux-mêmes. Il mit ainsi tous les Français au service de la nation, ne laissant pas perdre une seule gerbe de la moisson qu’il était chargé de récolter sur le sol fécond de la France.
Il faut, pour mettre Henri IV à son vrai point de vue, comparer cette méthode de gouvernement aux procédés tout différens qu’employèrent ses contemporains et ses successeurs. Philippe II entendit tout réduire à sa volonté comme à sa foi, faisant observer l’une et l’autre par les supplices et résolu à ne jamais changer de système, ainsi qu’il l’écrivit à Maximilien, quand le monde tomberait sur lui. Il avait détruit les Maures de l’Andalousie et regretta, dit-on, de n’avoir pu détruire tous ceux de l’Espagne. Il ne pardonnait jamais à ceux qui lui avaient résisté : ses généraux mêmes lui devenaient suspects, comme le duc de Parme et le duc d’Albe, quand ils faisaient trop bien la guerre. Il mourut après avoir échoué dans toutes ses entreprises et préparé la décadence espagnole. Louis XIV marcha sur ses traces. Il essaya de détruire la Hollande, que son aïeul avait sauvée, et ne détruisit que notre système d’alliances en coalisant contre la France la maison d’Autriche et les protestans. A l’intérieur, il abaissa les parlemens, abolit les derniers vestiges de l’indépendance municipale et menaça de garnisaires les états provinciaux qui ne se conformaient pas à ses ordres absolus, oubliant « que cette puissance monstrueuse, poussée par un excès trop violent, ne saurait durer; qu’au premier coup l’idole se renverse, se brise et est foulée aux pieds[28]. » Enfin il révoqua ce qui subsistait encore de l’édit de Nantes : cinquante mille familles émigrèrent en Angleterre, en Allemagne, etc., portant à l’étranger leurs talens et leurs richesses : la Prusse fut défrichée, Berlin cessa d’être un village, et c’est à dater de cette époque qu’un Frédéric-Guillaume compta pour la première fois en Europe. Plus tard, la convention nationale essaya de nous régénérer en supprimant tous ceux qui ne pensaient pas comme elle : elle ouvrit une ère de discordes civiles qui n’est pas encore close et compliqua, pour une longue période, la tâche des hommes qui devaient chercher à fonder des institutions sur les débris de l’ancien régime. Henri IV vit autrement et vit mieux.
ARTHUR DESJARDINS.
- ↑ Le même d’Aubigné raconte ainsi à ses enfans son dernier entretien avec Henri IV. « 1610. Dont en prenant congé pour venir en Xaintonge y travailler, le roy ayant dit ces mots : Aubigné, ne vous y trompés plus, je tiens ma vie temporelle et spirituelle entre les mains du sainct-père, véritablement vicaire de Dieu, il (d’Aubigné) s’en revint, tenant non-seulement ce grand desseing (le projet de guerre générale) pour vain, mais encor la vie de ce pauvre prince condamnée de Dieu ; ainsi en parla-t-il à ses confidens, et dans deux mois après arriva l’effroyable nouvelle de sa mort. »
- ↑ Mémoire lu, le 25 mars 1854, à l’Académie des sciences morales et politiques.
- ↑ Sayous, Histoire de la littérature française à l’étranger, t. I, p. 26.
- ↑ Lettre de notre ambassadeur d’Angleterre au roi (20 août 1603.)
- ↑ Œconom. roy., ch. LXXII.
- ↑ Les chambres de l’édit étaient composées de magistrats nommés par le roi, et choisis, sans acception de religion, parmi les membres des cours souveraines auprès desquelles elles étaient constituées, sur une liste communiquée aux délégués des églises et, s’il y avait lieu, amendée d’après leurs observations. Les chambres tri-parties se composaient de deux présidens, l’un catholique, l’autre protestant, de huit conseillers catholiques et de quatre conseillers protestans. La chambre de Montpellier avait été transférée à l’Isle-en-Jourdain et était devenue mi-partie, conformément à un article du traité de Nérac.
- ↑ Le traité de Nérac stipulait en outre que le roi de Navarre recevrait onze places de sûreté, mais pour un temps beaucoup plus court.
- ↑ Mercœur demanda d’abord que l’édit de 1577 fût révoqué formellement, ensuite qu’il ne fût pas mentionné dans le traité.
- ↑ Voir, entre autres documens, la lettre du 2 avril 1597 à Elisabeth, celle du 4 août 1597 au duc de la Force, celle du 11 août 1597 au duc de Piney-Luxembourg, notre ambassadeur à Rome, et les Œconomies royales, ch. LXXV et LXXX.
- ↑ Mercœur, dans ses négociations avec Henri IV, demanda, de son côté, que des juridictions exceptionnelles fussent octroyées à ses partisans, ne comptant pas, pour les ligueurs bretons, sur l’impartialité des magistrats ordinaires.
- ↑ MM. Haag, dans leur Notice historique sur le protestantisme en France (édition de 1846, p. 59), reprochent au roi d’avoir, par l’édit de Nantes, assujetti les protestans à des servitudes odieuses. » « On ne saurait s’étonner, ajoutent-ils, s’ils se montrèrent peu satisfaits de cet édit. C’est à peine si le quinzième synode national, qui s’assembla à Montpellier le 26 mai 1598, daigna y faire allusion. » Il ne faut, pour répondre à ces violences, que rappeler la lettre adressée à l’assemblée de Châtellerault par Théodore de Bèze au sujet de l’édit. L’illustre successeur de Calvin y remercie bien haut « le grand et vrai Dieu » d’avoir « incliné le cœur de celui qu’il a donné pour roi à la France à un tel conseil et moyen si convenable pour changer l’horreur des guerres civiles en une vraie tranquillité, conjointe avec le moyen d’honorer celui qui en est proprement l’autour et le donneur. »
- ↑ « Monsieur de Chessac, non-seulement vous ne m’avés poinct ennuyé par trop grande longueur, ains plustost je vous ay trouvé court, tant j’ay pris de plaisir à yostre bien dire; mais je voudrois que le corps respondist au vestement. »
- ↑ MM. Haag, Notice historique sur le protestantisme.
- ↑ « Aussi, dit l’article 83, ceux de ladite religion se départiront et désisteront dès à présent de toutes pratiques, négociations et intelligences, tant dedans que dehors nostre royaume; et lesditcs assemblées et conseils establis dans les provinces se sépareront promptement... » Les premiers articles secrets (voir l’art. 34) ayant néanmoins autorisé purement et simplement la réunion des consistoires, colloques et synodes provinciaux ou nationaux, la magistrature unie au clergé avait obtenu l’addition des mots « par la permission de Sa Majesté. » Toutefois Henri IV, cédant à l’assemblée de Châtellerault, avait promis, dès le mois d’août 1599, de délivrer aux réformés un brevet particulier d’après lequel ils pourraient (nonobstant le même article) tenir leurs consistoires, colloques, synodes, etc., en la même forme et avec les mêmes libertés que par le pass2.
- ↑ « Peut-être, disent MM. Haag (Notice, p. 72), si Henri IV eût vécu quelques années de plus, les haines se seraient-elles assoupies, et les catholiques auraient-ils appris à ne plus voir dans les réformés que des concitoyens. »
- ↑ Voir notamment la lettre du 11 août 1597 au duc de Piney-Luxembourg.
- ↑ Il s’agissait du prochain rétablissement des jésuites.
- ↑ Voir entre autres documens la lettre à M. de Brèves, du 10 juillet 1600.
- ↑ Œconomies royales, ch. CXXVII.
- ↑ Les rédacteurs des Œconomies royales s’excusent auprès des dames d’avoir reproduit « les propres termes » dont se servit, ce jour-là, M. de Villars.
- ↑ Scellant les provisions du jeune duc, il écrivit de sa main au-dessous du sceau qu’elles étaient accordées par le roi contre son avis. (De Thou, 1. CXI.)
- ↑ Portrait de Villeroy par Henri IV. (Œconomies royales, ch. CXCI.)
- ↑ Voir Poirson, Histoire du règne de Henri IV, t. IV, p. 33, et M. Perrens, les Mariages espagnols sous Henri IV, p. 169.
- ↑ Voir la lettre du 19 juillet 1605 à M. de Beaumont.
- ↑ Voir, entre autres documens, la remontrance faite en l’assemblée des états-généraux des Provinces-Unies par M. Jeannin, au nom du roi, en faveur des catholiques desdites provinces. (Les Négociations du président Jeannin, collection Michaud, p. 654 à 658.)
- ↑ Voir, dans l’ouvrage de M. Mercier de Lacombe, intitulé Henri IV et sa Politique, le chap. VI du liv. IV.
- ↑ Henri IV employait souvent cette expression à la fin de son règne, même dans sa correspondance avec notre ambassadeur à Rome (voir la lettre du 31 août 1609).
- ↑ Fénelon, Télémaque, Conseils de Mentor à Idoménée.