La Politique concordataire

La Politique concordataire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 916-932).
LA
POLITIQUE CONCORDATAIRE


I

Il n’est pas toujours facile de distinguer les élémens très divers dont se forme l’opinion publique dans un pays qui, comme le nôtre, a traversé tant de révolutions et successivement acclamé des régimes si contraires. Depuis près d’un siècle, la France a fait, on peut le dire, toutes les expériences, connu toutes les extrémités. Il y a des nations privilégiées, dont la marche semble obéir à des lois naturelles, qui se développent harmonieusement, dans le sens de leurs intérêts traditionnels, tantôt avec une sage lenteur, tantôt avec l’irrésistible puissance que donne aux sociétés, comme aux individus, le sentiment de leur force matérielle joint à l’orgueil de race. Telle la Prusse depuis plus d’un demi-siècle et même, en remontant au-delà, depuis le grand-électeur ; telle l’Angleterre depuis l’heureuse révolution qui l’a délivrée des sectes et des factions ; tels dans tous les temps, anciens aussi bien que modernes, les peuples qui ont eu le bonheur de trouver d’habiles conducteurs ou la sagesse de se donner de bonnes institutions et de s’y tenir. Tout au rebours aujourd’hui chez nous : n’y ayant plus rien de fixe, si ce n’est quelques principes que tous les régimes et toutes les opinions professent également, sauf à n’en respecter aucun, nous allons à l’aventure et nous vivons au jour le jour dans le perpétuel devenir, qui est l’essence même de la démocratie. Toutefois, si par ses contradictions et ses caprices l’esprit public, en France, échappe souvent à l’analysé, s’il a des élans qui trompent les plus sages prévisions et des retours qui déconcertent les plus sûrs jugemens, il lui arrive aussi parfois d’offrir à ceux qui prennent la peine de l’étudier une parfaite clarté. Par exemple, en ce moment, on ne saurait contester que la grande majorité des Français est pour la république. Le pays a donné dans ces dernières années des preuves répétées de son goût pour cette forme de gouvernement. Que ce goût soit plus apparent que profond, qu’il tienne aux circonstances, qu’il soit fait chez beaucoup de lassitude plus que d’inclination, c’est fort possible, mais il n’en existe pas moins. La masse de la nation est devenue républicaine, comme elle était impérialiste sous l’empire et constitutionnelle sous la monarchie de juillet. Le régime actuel a même sur les précédens, — on voit que nous lui faisons la part large, — cette grande supériorité qu’aucun de ses adversaires ne soit présentement en état de recueillir sa succession. Sous l’empire, l’héritier présomptif, en cas de révolution, était connu d’avance : il avait son organisation, ses cadres, son personnel, un état-major important et une armée parfaitement disciplinée qui n’attendait qu’un signe pour marcher et qu’aucun scrupule, — on l’a bien vu, — ne retenait. L’héritier présomptif, aujourd’hui, quel est-il et où est-il ? Où est celui que la voix publique désigne, et que chacun, dans les profondeurs intimes de son moi, tient en réserve ? Comment s’appelle cette espérance ? Elle n’a plus, hélas ! de nom que pour quelques rares et imperturbables fidélités, dont c’est l’honneur de vivre et de mourir où elles sont attachées. A part cette toute petite élite, il n’y a pour ainsi dire plus de partis en France : celui-ci s’est lié les mains pour longtemps en faisant acte de repentir et de fidélité ; celui-là s’est enseveli tout vivant dans son drapeau ; le troisième, poursuivi par une succession de fatalités sans exemple, s’est enfermé dans son deuil. De quelque côté qu’on se tourne enfin, l’œil n’aperçoit que des ruines.

Qu’on ne s’y trompe pas cependant. De ce que les partis n’ont jamais été plus impuissans, il ne s’ensuit pas nécessairement, ni que le régime actuel possède une plus grande force, ni qu’il, soit assuré d’une plus longue durée que ceux qui l’ont précédé. Ce n’est pas tout d’avoir le nombre, encore faut-il le garder. Le nombre se donne vite, en France, à qui sait le prendre ou lui plaire, mais il se retire plus vite encore. Il y a même infiniment plus de manières de le perdre qu’il n’en est de le retenir. Vienne une guerre malheureuse, une crise sociale et financière, un simple accident, comme en 1848, et le voilà soudain qui se retourne. Aucun gouvernement, quels que soient sa force et son crédit apparens, n’est à l’abri de ces vicissitudes ; aucun n’échappe, un peu plus tôt un peu plus tard, aux complications qui, d’un événement ou d’une question en apparence sans gravité, font parfois sortir une crise mortelle. La monarchie de juillet a eu la réforme électorale, l’empire a eu le Mexique, dont il était déjà malade, avant le ministère Ollivier, dont 3 est mort. La république s'est mis sur les bras un duel avec la plus haute puissance morale qui soit dans le monde. On ne prétend pas qu'elle y périra violemment, mais on est fondé à penser qu'elle pourrait bien à la longue s'y user, et peut-être, à ce point de vue, ne sera-t-il pas sans intérêt d'étudier la première phase de cette lutte et d'en marquer avec quelque précision L'état présent.


II

Lorsqu'en 1801 Bonaparte, « après avoir fait la paix avec toutes les puissances de la terre, » entreprit de réconcilier la république avec l'église, de tous les obstacles qu'il eut à surmonter dans cette négociation épineuse, celui qui l'arrêta le plus longtemps fut la difficulté de convenir d'un protocole qui constituât un acte de déférence de la nation et du gouvernement français envers le saint-père sans être en même temps un acte de contrition et d'humilité. Le concordat n'était acceptable et ne pouvait, on le comprend, avoir d’utilité que si les deux parties contractantes en sortaient entières, c'est-à-dire sans avoir rien abdiqué, l'une des principes essentiels sur lesquels repose la société religieuse, l'autre des droits et libertés de la société civile. Il y avait là, des deux côtés, une situation très délicate, des répugnances et des scrupules fort légitimes. En un point surtout le désaccord était grand : le cardinal Consalvi voulait que les mots de religion d'état, ou tout au moins ceux de religion dominante, figurassent dans l'instrument et que le premier consul s'engageât à professer publiquement le culte catholique. A quoi Bonaparte répondait, par l'organe du fameux abbé Bernier, son négociateur, que le gouvernement, en tant que gouvernement, ne saurait professer une religion ni surtout proclamer cette religion dominante ou d'état sans alarmer les autres cultes et sans, par conséquent, sortir de son rôle. Posé dans ces termes, le problème était insoluble, et le débat, qui durait déjà depuis plusieurs mois, menaçait de s'éterniser, au grand détriment de la paix publique. On ne pouvait le terminer que par un compromis. Mais ce compromis, qui en prendrait l'initiative et quelle expression lui donner ? Le premier consul, un beau matin, fit venir à la Malmaison l’abbé Bernier et lui dicta ce qui suit : « Le gouvernement, reconnaissant que la religion catholique est la religion de la grande majorité des Français ; le pape, de son côté, reconnaissant que cette religion a retiré et attend encore dans ce moment le plus grand Ken du rétablissement du culte catholique en France et de la profession particulière qu'en font les consuls de la république, etc. »

La formule était trouvée et, du coup, le but atteint, la paix signée. paix bienfaisante et féconde entre toutes, et cela sans qu’il en coûtât au gouvernement issu de la révolution d’autre sacrifice que l’affirmation d’un fait évident.

A dire vrai, cette affirmation, en apparence assez innocente, impliquait un changement radical. Elle signifiait qu’au lieu de traiter l’église en ennemie, comme l’avaient fait ses prédécesseurs, le premier consul avait résolu de lui rendre tout son domaine spirituel, sauf à prendre ses précautions pour l’y maintenir. C’était fort simple, simple comme le sont d’ordinaire les grandes choses, et pourtant c’était une révolution complète. — Où le directoire s’était appuyé sur un prétendu clergé national, conduit par des intrigans ou des sectaires, et sur une minorité composée d’anciens conventionnels incorrigibles, de jansénistes rageurs, de théophilanthropes ridicules, de savans athées et de généraux esprits forts, le nouveau gouvernement s’adressait au cœur même de la nation et se plaçait résolûment à la tête de l’immense majorité des Français.

Telle était, dans la pensée de Bonaparte, la portée du concordât, et telle en est encore aujourd’hui la haute signification. Depuis quatre-vingts ans qu’il sert de règle à nos gouvernans, dans leurs rapports avec le saint-siège, il n’a rien perdu de sa force. Seulem.ent, et c’est ici l’essentiel, pour qu’il produise tous ses résultats utiles, pour qu’il sorte, comme disent les jurisconsultes, son plein et entier effet, il ne suffit pas d’en observer la lettre, il faut encore en respecter l’esprit.

Or le gouvernement actuel est-il bien pénétré de cette vérité ? Si l’on s’en rapportait à ses affirmations, et si l’on pouvait se fier aux assurances de ses amis[1], on devrait le penser. Qui ne se souvient de la déclaration placée par le ministre actuel de l’instruction publique en tête de son projet de loi sur la réorganisation des conseils universitaires : « Messieurs, le projet de loi que nous soumettons aux délibérations des chambres n’est ni une loi de circonstance, ni une œuvre de parti ; c’est l’acte d’un gouvernement soucieux des droits de l’état, et qui s’est donné pour tâche de restituer à la chose publique, dans le domaine de l’enseignement, la part d’action qui doit lui appartenir, et qui va s’amoindrissant, depuis bientôt trente ans, sous l’effort d’usurpations successives. » Et plus récemment encore, à la tribune du sénat, M. Jules Ferry ne s’écriait-il pas : « Oui, Messieurs, notre politique est comme la nation française ; elle est anticléricale, mais elle n’est pas irréligieuse. L’irréligion d’état, le fanatisme à rebours, nous les réprouvons autant que vous. Je l’ai répété à satiété, jusqu’à fatiguer l’une et l’autre chambre. La politique du gouvernement est loyalement concordataire ; il veut rester fidèle aux obligations que le concordat lui impose ; il ne veut rien faire qui puisse empêcher la diffusion de l’enseignement religieux. » Malheureusement les déclarations ne valent pas les faits, et les faits démentent ici toutes ces belles assurances. Dans le principe, on ne se proposait, disait-on, que de restituer à l’état ses frontières naturelles. Et, sous prétexte de les lui rendre, on bouleversait toute la législation scolaire. D’une part, on excluait brutalement l’élément religieux des conseils universitaires et l’on enlevait à l’enseignement privé toutes ses garanties en réduisant à des proportions dérisoires le nombre de ses représentans ; d’autre part, on retirait aux établissemens libres d’enseignement supérieur le droit de conférer les grades et de prendre le titre d’université. Dans le même temps, pour punir le sénat d’avoir repoussé l’article 7, on imaginait de ressusciter une législation tombée depuis longtemps en désuétude, et la campagne des décrets commençait. L’administration, la magistrature debout, l’armée même, étaient mêlées à d’odieuses violences ; des milliers de citoyens inoffensifs voyaient tout à coup leurs portes crochetées, leurs domiciles envahis, leurs personnes appréhendées, et le pays interdit assistait au spectacle écœurant de hauts fonctionnaires publics mettant eux-mêmes la main à cette triste besogne. Enfin, comme si ce n’était pas assez de tant de vexations, au lieu de laisser trancher par les tribunaux un conflit où de si graves intérêts privés étaient engagés, on fermait la bouche à la magistrature inamovible, et c’est devant une juridiction administrative qu’on renvoyait se pourvoir les congrégations dissoutes. Ainsi le voulait apparemment la théorie des frontières naturelles de l’état.

Mais voyez où va cette théorie et de quels étranges développemens elle est susceptible. Tout à l’heure il n’était question que de rendre à la puissance laïque ses prérogatives nécessaires ; il ne s’agissait nullement de toucher à la liberté. On se déclarait contre l’influence et l’esprit jésuitiques ; mais on n’avait que de bonnes paroles et de bons sentimens pour la religion : on faisait même assez volontiers patte de velours au clergé séculier. Aujourd’hui, toujours avec la même patte de velours, on le chasse de l’école primaire et, du même coup, on consigne à la porte le bon Dieu. Oui, il s’est trouvé dans le sénat français une majorité pour décréter l’école obligatoire, sans prêtre et sans Dieu. Oui, désormais nos enfans n’auront plus affaire qu’aux autorités civiles, à l’instituteur, à M. le maire, à l’adjoint, aux conseillers municipaux, à M. l’inspecteur, aux délégués cantonaux, que sais-je ? La dignité de ces jeunes citoyens ne sera plus exposée à des contacts humilians. Une fois par semaine, une seule fois, en dehors du dimanche, les classes vaqueront « afin de permettre aux parens de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfans, l’instruction religieuse. » S’ils le désirent ! Entendez bien cela : on consent à le tolérer, mais on n’y tient guère ; et la preuve, c’est que ce jour-là l’école sera close, hermétiquement close. Le curé réunira les enfans au presbytère, à la sacristie, et si le presbytère ou la sacristie sont trop petits, dans une grange ou même sur la grand’route, et c’est là qu’il leur apprendra, comme il pourra, le catéchisme. Saint Louis rendait bien la justice sous un chêne, et n’était-ce pas en plein air que les péripatéticiens écoutaient la parole du maître ?

Encore si, les autres jours, l’instituteur était tenu de donner quelques notions de morale spiritualiste ! Mais non. La morale spiritualiste elle-même est écartée pour faire place à l’instruction morale et civique ; on n’a pas osé dire républicaine, le mot eût trop senti la convention. Mais, n’en doutez pas, la chose y est. Et comment n’y serait-elle pas ? A quel principe, en dehors de l’idée religieuse, rattacherait-on la morale, si ce n’est au principe même du gouvernement ? Sous l’empire, la morale civique eût été bonapartiste ; et Dieu sait qu’on ne lui eût pas épargné l’accusation de corrompre la jeunesse ; il va de soi que sous la république elle sera républicaine. Elle sortira toute préparée des laboratoires officiels et portera l’estampille administrative. Les instituteurs la recevront par la poste et l’administreront dans la forme et à la dose indiquée par l’ordonnance ministérielle. Et qu’on ne prétende pas que cette morale, d’origine et de provenance gouvernementales, sera toute aussi propre que l’ancienne à former de bons citoyens. D’abord elle aura nécessairement une tendance polémique, elle sera passionnée, partiale, intolérante. Son but le plus prochain étant moins de faire de l’enfant un homme que de donner à la république une voix de plus, pour y atteindre elle aura tous les courages. S’il faut équivoquer, elle équivoquera ; s’il faut falsifier l’histoire, elle la falsifiera. Les pères Loriquet ne sont pas rares, et, par le temps qui court, le métier est trop lucratif pour ne pas tenter plus d’une plume sans préjugés.

En second lieu, quelle action efficace, quelle salutaire influence pourra bien exercer sur de jeunes cerveaux, le plus souvent à peine dégrossis, une morale dépourvue de toute sanction ? De quel droit et au nom de qui viendra-t-on leur parler de devoir, d’honneur, de patriotisme ? Au nom de la patrie ? Mais qu’est-ce que l’idée de patrie sans l’idée de Dieu ? Une abstraction, un mot sans portée, si ce n’est pour quelques intelligences d’élite. Vous figurez-vous une société de libres penseurs formant une nation, fière, énergique, prête à verser ses trésors et son sang pour défendre son sol ou pour venger son drapeau ? Ce phénomène ne s’est pas encore vu, et l’on a quelque peine à se le représenter. Ce qui s’est vu souvent, en revanche, c’est la perversion simultanée, parallèle, si je puis dire, de sentiment national et du sentiment religieux chez un peuple. Témoin le Paris de Voltaire et de Diderot se consolant de Rosbach en rimant des vers à la gloire du grand Frédéric et, sans remonter aussi loin, la commune de 1871 tendant la main aux vainqueurs. de Gravelotte et de Champigny. Quoi qu’il en soit, nous voilà singulièrement loin des assurances pacifiques que nous rappelions tout à l’heure ; et l’on ne se douterait guère, au train dont va le gouvernement depuis trois ans, que son seul but soit d’exercer au nom de l’état, de légitimes reprises sur les parties du domaine public indûment abandonnées par les régimes précédens. Manifestement, c’est un bien autre dessein qu’il poursuit, et la théorie des frontières naturelles n’est ici qu’un trompe-l’œil, une de ces formules élastiques à l’aide desquelles il est toujours facile d’égarer le suffrage universel et de capter sa confiance,


III

Effectivement, du passé venons au présent ; de ce que la république a déjà repris, passons à ce qu’elle se propose encore de revendiquer. En moins de trois mois, du commencement de décembre à la fin de février, la chambre a été saisie de dix-neuf projets de lois où l’église est plus ou moins directement intéressée :

1° Proposition de lui tendant à l’abrogation du concordat (M. Ch. Boysset, député) ;

2° Proposition de loi concernant l’exercice public du culte catholique en France (M. Paul Bert, député) ;

3° Proposition de loi tendant à la suppression des 9 archevêchés et des 32 évêchés établis en dehors du concordat (M. Jules Roche, député) ;

4° Proposition de loi ayant pour objet la suppression des facultés de théologie (M. Paul Bert, député) ;

5° Proposition de loi ayant pour objet la suppression des mêmes facultés (M. Ch. Boysset, député) ;

6° Proposition de loi sur l’organisation de l’enseignement primaire (M. Paul Bert, député) ;

7° Proposition de loi sur l’enseignement secondaire privé (M. Paul Bert, ministre de l’instruction publique) ;

8° Proposition de loi ayant pour objet d’exiger des garanties de capacité des directeurs et des professeurs dans les établissemens libres d’enseignement secondaire (M. Marcou, député) ;

9° Proposition de loi ayant pour objet d’exiger des candidats au baccalauréat des certificats d’études universitaires (M. Marcou, député) ;

10° Proposition de loi sur les associations (M. Waldeck-Rousseau, député) ;

11° Proposition de loi ayant pour objet l’abrogation des lois sur le rétablissement des congrégations et de la mainmorte (M. Gatineau, député) ;

12° Proposition de loi ayant pour objet la sécularisation des biens des congrégations et des fabriques (M. Jules Roche, député) ;

13° Proposition de loi concernant l’église du Sacré-Cœur de Montmartre (M. Delattre, député) ;

14° Proposition de loi tendant à garantir la liberté de conscience devant les tribunaux, — modification de la formule du serment et suppression dans les salles d’audience de tout emblème religieux — (M. J. Roche, député) ;

15° Proposition de loi tendant à soumettre au service militaire les jeunes gens se destinant au service religieux (M. Gambetta, député) ;

16° Proposition de loi ayant pour objet de modifier les articles 162, 163 et 164 du ode civil, mariage entre beaux-frères et belles-sœurs, mariage des prêtres (M. Saint-Martin (Vaucluse) député) ;

17° Proposition de loi sur les enterremens civils (M. Chevandier, député) ;

18° Proposition de loi tendant à l’abrogation des lois conférant aux fabriques des églises et aux consistoires le monopole des inhumations (M. Lefebvre, député) ;

10° Proposition de loi réorganisant les conseils de fabrique (M. Labuze, député).

Tous ces projets n’ont, à dire vrai, ni la même importance, ni les mêmes chances de succès, et ce n’est pas, on le pense bien, avec l’intention de les discuter, les uns après les autres, que nous en avons dressé la liste. Il suffira largement à notre démonstration d’en retenir quelques-uns pour en marquer le caractère et les traits communs.

La proposition de M. Boysset est d’une concision et d’une netteté parfaites : c’est, en deux articles, l’abrogation pure et simple du concordat et des articles organiques. Il y a des législateurs prolixes qui se laissant entraîner par leur faconde et qui mettent leur amour-propre à rédiger des volumes. M. Boysset n’est pas de cette école ; il appartient au genre sec et tranchant, que représente avec une si rare perfection M. Clemenceau. Sa proposition tient en dix lignes, et son exposé des motifs n’en a guère plus de cent. Il est vrai que dans ces cent lignes notre auteur a trouvé le moyen d’accumuler toutes les hérésies juridiques, historiques et même diplomatiques qui se puissent imaginer. Par exemple, en ce qui touche le budget des cultes, M. Boysset ne parait pas se douter que la dotation du clergé catholique n’est pas autre chose qu’une indemnité représentant à peine le quart des biens confisqués à l’église en 1790. Où les jurisconsultes et les historiens les moins suspects de tendresse pour l’ancien régime n’ont vu qu’une restitution partielle, il trouve « un privilège d’argent, une violation formelle du droit et de la justice. » Privilégiés, des gens auxquels on a pris leurs biens quand on ne leur coupait pas la tête, et auxquels on sert en échange une petite rente ! La justice et le droit violés ! Oui, mais par qui ? Par les spoliateurs ou par les spoliés, par les pauvres diables qui pour un morceau de pain[2] consument leur vie dans le plus ingrat des métiers, ou par ceux qui leur reprochent et qui voudraient leur enlever ce morceau de pain ? On parle beaucoup de justice et de fraternité sur les bancs où siègent M. Boysset et ses amis ; mais il en est de ces mots comme de celui de patrie dans les manuels de M. Paul Bert ; pour qu’ils aient un sens, il faut toujours y ajouter une épithète. La justice n’est plus la justice tout court, elle est devenue républicaine, et la France n’est plus la France, elle s’appelle la république.

Dès lors, — et c’est à quoi conclut très logiquement M. Boysset, — le gouvernement actuel ne saurait être lié par les contrats intervenus sous ses prédécesseurs et, pour les abroger, il n’est pas nécessaire de les dénoncer au préalable, une simple loi suffit. Que cette doctrine audacieuse, subversive du droit international et du droit des gens n’ait pas chance d’être admise par les chambres, c’est très vraisemblable, mais le seul fait qu’elle ait pu se produire dans un document législatif sans être énergiquement désavouée, est déjà singulièrement significatif et d’un bon augure, sinon pour les partisans de la séparation de l’église et de l’état, du moins pour ceux qui comme M. Paul Bert voudraient soumettre l’église à de nouveaux règlemens de police.

De police, disons-nous : tel est bien effectivement le caractère de la première proposition déposée par l’ancien ministre de l’instruction publique et des cultes de M. Gambetta, et il n’y a pas d’autre mot pour la qualifier. N’y cherchez pas l’application de la célèbre formule de M. de Cavour : « L’église libre dans l’état libre. » M. Paul Bert ne s’attarde pas à ces vieilleries, et vous lui feriez injure en le soupçonnant d’un peu de libéralisme et de générosité. De la générosité vis-à-vis de l’église, « cette éternelle recommenceuse, » allons donc ! ce n’est pas lui qu’on prendra jamais à ce métier de dupe. Avec l’église, il n’y a qu’un moyen préventif, la peur, et qu’un moyen de répression, la force. Ajoutez à ces deux facteurs une série de mesures destinées à « reprendre au clergé les avantages que lui a successivement concédés la faiblesse des gouvernemens, » — encore la théorie des frontières naturelles, — et vous aurez une idée fort exacte de l’esprit qui anime ce projet et du but que poursuit l’auteur. Au reste, pour plus de clarté, voyons rapidement le dispositif.

L’article 1er règle à nouveau les conditions de la procédure d’abus. Jusqu’ici les desservans et les vicaires avaient été considérés par la jurisprudence comme rentrant dans la catégorie des ecclésiastiques justiciables du conseil d’état. A l’avenir, les vicaires et les desservans ne relèveraient plus, suivant les cas, que des tribunaux ordinaires ou du pouvoir discrétionnaire du ministre.

Les articles 2, 3, 4 et 5 ont pour but précisément d’établir ce pouvoir discrétionnaire et de l’armer, au moyen d’un système de pénalités aussi variées qu’ingénieuses : privation, par simple arrêté ministériel, de tout ou partie du traitement, retrait des avantages concédés aux curés par l’article 72 de la loi organique du concordat (c’est-à-dire des presbytères), amendes de 100 à 300 francs et de 500 à 1,000 francs, « suivant la nature et le degré de criminalité » des cas. En d’autres termes, et pour parler franc, l’administration substituée à la justice, prononçant à huis-clos et sans débat contradictoire des condamnations afflictives, tenant en permanence suspendue sur la tête du clergé la menace de la confiscation et, par là, le courbant sous son joug, l’asservissant à ses desseins : voilà très manifestement la pensée qui se dégage de cet ensemble de dispositions.

Mais ce n’est pas tout : après les personnes les établissemens ecclésiastiques, tels que menses épiscopales, curiales, fabriques, petits séminaires et caisses de retraites pour les prêtres âgés ou infirmes. Ces établissemens, M. Paul Bert n’entend pas les supprimer tous, oh ! non ; la pensée lui en est bien venue, mais il a reculé devant le caractère particulièrement odieux d’une mesure qui eût indistinctement frappé des institutions ou des maisons vieilles déjà de plus d’un demi-siècle. Il se contenterait pour celles-ci d’en réduire le nombre, pour les autres « de limiter leur capacité civile à leurs attributions et de les soumettre aux règles générales de la comptabilité publique. » Traduisez : à l’avenir, les fabriques et les menses épiscopales n’auront plus le droit de disposer de leurs ressources, soit pour entretenir une école, soit pour fonder un bureau de bienfaisance ou toute autre œuvre de charité, et leurs dépenses seront contrôlées par l’état, toujours sans doute en vertu de son droit de reprises.

Les articles 12 et suivans visent une autre catégorie d’établissemens, ou plutôt d’immeubles appartenant, les uns à des particuliers, les autres à l’état, aux départemens ou aux communes. Les premiers seraient supprimés par simple mesure de police, comme étant ouverts sans autorisation. Ainsi disparaîtrait « ce culte des chapelles, célébré sans aucun contrôle des pouvoirs publics, sous l’autorité de congrégations non autorisées ou de toutes autres individualités irresponsables. » Quant aux autres locaux « consacrés la plupart à des établissemens auxquels aucune subvention n’est due, tels que les grands et les petits séminaires, les congrégations, les maîtrises, etc., » le conseil d’état serait appelé à se prononcer sur leur sort et pourrait en prononcer la désaffectation partielle ou totale.

Viennent enfin, dans le projet de M. Paul Bert, une série de dispositions relatives aux conseils de fabrique et aux dons et legs. La législation des conseils de fabrique soulevait, depuis quelque temps, paraît-il, des scrupules de conscience. Les libres penseurs trouvaient injuste que la commune fût tenue de suppléer à l’insuffisance des ressources de la fabrique, non-seulement pour le logement du curé ou du desservant, mais encore pour les menus frais du culte. Désormais les communes seraient dispensées de cette obligation ; elles devraient toujours le logement ou l’indemnité qui en tient lieu, mais rien de plus. En même temps, elles rentreraient en possession du service extérieur des pompes funèbres, et, naturellement, du produit de cette partie des enterremens. Le service à l’église resterait seul dans les attributions des fabriques, toujours pour ne pas froisser les libres penseurs.

Telles sont, aux termes du projet de M. Paul Bert, les principales reprises que l’état aurait à exercer en matière de police des cultes. Mais là ne se borne pas l’ambition de cet infatigable législateur. M. Bert n’a passé que six semaines aux affaires, et dans ces six semaines il a touché à plus de choses, rédigé plus de circulaires, écrit plus de lettres, nommé plus de commissions, élaboré plus de projets de lois, révoqué plus d’agens que tous ses prédécesseurs ensemble depuis 1870. Redevenu simple député, il n’a pas voulu, naturellement, perdre le fruit d’une activité si féconde, et voilà comment, au lieu d’une seule proposition, nous nous trouvons en présence d’un véritable solde de projets émanés de sa seule initiative et signés de son seul nom.

«… Moi, — moi, dis-je, et c’est assez ! » Voici d’abord le numéro 2 tendant à la suppression des facultés de théologie. M. Paul Bert estime, — et nous ne sommes pas ici très loin de penser comme lui, — que ces facultés ne rendent pas des services en rapport avec la dépense dont elles grèvent le trésor. En effet, depuis nombre d’années, elles ne délivrent plus, même à Paris, qu’un nombre insignifiant de grades, et ne comptent qu’un chiffre très restreint d’auditeurs. De plus, elles sont dans une situation assez équivoque, entre le saint-siège qui ne les a jamais reconnues et l’état qui les subventionne sans trop regarder à leur doctrine. Isolément, et si surtout elle émanait d’une autre source, la proposition pourrait donc se défendre. Malheureusement, elle emprunte à l’ensemble de mesures dont elle fait partie un air de provocation auquel il est difficile de se méprendre.

Le numéro 3 a de grands rapports avec le numéro 1 : il se recommande aux partisans de l’omnipotence de l’état par le même mépris de la liberté et par le même esprit de domination jalouse et tracassière. Jusqu’ici, les ministres les moins suspects de cléricalisme avaient jugé très suffisantes les garanties exigées des directeurs d’établissemens privés par la loi de 1850, à savoir : un certificat de stage de cinq ans comme professeur ou surveillant dans un collège public ou dans un pensionnat et le diplôme de bachelier, ou,, à défaut de ce diplôme, un brevet de capacité délivré par un jury institué à cet effet. Il eût paru malséant de soumettre les membres de l’enseignement libre à des conditions que l’état n’impose pas à ses propres fonctionnaires. Ce n’est pas ainsi que les nouvelles couches ministérielles entendent le gouvernement. Elles diraient volontiers de la liberté d’enseignement ce qu’un spirituel écrivain a dit de la république conservatrice : « C’est une bêtise, » et, de fait, elles en usent, comme si c’en était une. En effet, suivez ce raisonnement ; Plus l’enseignement est libre et moins il offre de sécurité ; moins il offre de sécurité, plus il faut prendre de précautions contre lui. Donc, où l’état ne demande à ses professeurs que le grade de bachelier, il exigera des professeurs libres le grade de licencié ; et tandis qu’un principal de collège ou même un proviseur ne sont obligés qu’au baccalauréat ès-lettres ou ès-sciences, le directeur d’un établissement privé sera tenu de produire, en outre, un certificat d’aptitude pédagogique, délivré par un jury purement universitaire. En d’autres termes, l’enseignement libre a déjà beaucoup de peine à recruter son personnel ; la dispersion des congrégations l’a privé du plus clair et du meilleur de ses ressources ; ajoutons à cette difficulté de nouvelles entraves ; rétablissons contre lui le système prohibitif, en attendant que nous soyons assez forts pour revenir au monopole, tel est le commentaire naturel de cette troisième proposition.

La quatrième et dernière touche à des objets si divers et si nombreux que l’énumération seule en serait fastidieuse et qu’il faudrait, pour y mettre un peu d’ordre et de lumière, un très long travail. Notre législation scolaire était déjà singulièrement compliquée, grâce aux nombreuses vicissitudes qu’elle a subies depuis trente ans. Ce n’est pas à coup sûr ce nouveau projet en 5 litres et 81 articles, mal coordonnés et d’une rédaction peu juridique, qui la simplifiera. Fort heureusement nous ne sommes pas chargés de débrouiller ce grimoire et c’est à peine si, dans cette masse de dispositions, il y en a eu deux ou trois qui rentrent dans notre sujet.

Tels sont les articles 18, 73 et 74 relatifs au personnel des écoles, et l’article 62 relatif à la composition des conseils départementaux.

On sait les services éminens rendus à l’instruction primaire par les instituteurs congréganistes. D’après la dernière statistique officielle, publiée par les soins de M. Bardoux, en 1878, sur 33,851 écoles publiques de garçons, il y en avait 26,984 tenues par des laïques, et 6,867, c’est-à-dire plus du quart, tenues par des congréganistes ; et sur 29,617 écoles publiques de filles, il y en avait 11,107 tenues par des institutrices laïques et 18,510 tenues par des institutrices congréganistes ; soit, au total, pour les deux sexes, 25,378 maîtres et maîtresses congréganistes.

Ce nombreux personnel a-t-il démérité ? En aucune façon. Les rapports officiels eux-mêmes lui sont on ne peut plus favorables. A-t-il perdu la confiance des familles ? Le succès des écoles libres du département de la Seine prouve assez que non. L’entretien en est-il plus onéreux ? Au contraire, il coûte beaucoup moins que le personnel laïque ! Mais, qu’importe 1 il a déplu, le conseil municipal de Paris l’a chassé de ses écoles ; il faut bien que l’état lui ferme les siennes.

Donc, « en principe, — c’est M. Paul Bert qui parle, — le personnel enseignant sera laïque comme l’enseignement lui-même. » Seulement comme l’état ne trouverait pas du jour au lendemain 25,000 sujets, l’épuration se fera par échelles, en commençant par les écoles de garçons, qui devront être laïcisées dans le délai de deux ans à partir de la promulgation de la nouvelle loi.

Quant aux conseils départementaux de l’instruction publique, la réforme proposée consisterait à leur appliquer le traitement adopté pour les autres conseils universitaires, en 1880, c’est-à-dire à en exclure les membres de la magistrature et du clergé qui en font encore partie et à les composer de fonctionnaires publics, dont les uns seraient membres de droit, les autres élus par leurs pairs ou nommés par le ministre, et de deux conseillers-généraux, également nommés par ce dernier. Cela fait, il ne resterait plus trace de la législation de 1850, la sécularisation de l’enseignement serait complète, et M. Paul Bert pourrait enfin se reposer de ses fatigues dans la contemplation de leurs glorieux résultats.

Le projet de M. Waldeck-Rousseau sur les associations vient tout naturellement se placer après ceux de M. Paul Bert. Il s’agit encore ici d’une œuvre de violence, et c’est encore le droit public qui lui sert de prétexte. On voudrait en finir avec les congrégations, et de même qu’il y a trois ans, pour leur enlever la liberté d’enseignement, on invoquait une prétendue doctrine d’état fondée sur une législation abolie, tout de même aujourd’hui pour les frapper de mort, on met en avant les constitutions républicaines. Lesquelles, s’il vous plaît ? La constitution de 1875 ? Ce n’est pas apparemment de celle-là que M. Waldeck-Rousseau voudrait se prévaloir, étant de tradition dans le parti républicain que la loi sous laquelle on vit n’est jamais la bonne. La constitution de 1848 ? Le droit d’association sans réserve ni restriction d’aucune sorte y est inscrit en toutes lettres. La constitution de 1793 ? Elle garantissait expressément à tous les Français le droit de se réunir en sociétés populaires, et nulle part il n’y est question de sociétés d’une autre espèce. Quels sont donc les textes sur lesquels M. Waldeck-Rousseau peut bien s’appuyer pour prétendre que « toutes les constitutions républicaines ont, à maintes reprises, proscrit tout ce qui constituerait une abdication des droits de l’individu, une renonciation à l’exercice des facultés naturelles (droit de se marier, d’acheter, de vendre, etc.) » Le seul qui soit un peu topique, c’est l’article 352 de la constitution de l’an III : « La loi ne reconnaît ni vœux religieux ni aucun engagement contraires aux droits de l’homme. » A la rigueur, on concevrait que le gouvernement s’autorisât de cette disposition pour réclamer des garanties contre les associations religieuses. Il se peut qu’il y ait de ce côté des précautions nouvelles à prendre, des abus à prévenir, et si l’on se décide jamais à faire une loi sur la matière, elle devra notamment se préoccuper des moyens d’arrêter le développement excessif des biens de mainmorte. Mais, de ce que le législateur de l’an III, fidèle à la tradition qu’il avait reçue de la constituante, n’a pas reconnu les vœux religieux, doit-on en conclure qu’il ait eu la pensée de les proscrire, et surtout que « toutes les constitutions républicaines les aient proscrits ? » La question n’est pas douteuse, et l’on ne trouverait pas en France un jurisconsulte sérieux pour se ranger à cette interprétation abusive. Sous l’ancien régime, les vœux avaient le caractère d’engagemens irrévocables, et la puissance publique intervenait au besoin pour en imposer l’observance. En disposant qu’elles ne reconnaissaient plus ces sortes de contrats, la constitution de 1791, et plus tard celle de l’an III n’ont eu d’autre but que de leur enlever à l’avenir toute valeur légale ; elles ne les ont aucunement prohibées.

Le projet de M. Waldeck-Rousseau n’y fait pas tant de façons. Il commence par déclarer illicite « toute convention ayant pour but ou pour résultat, soit au moyen de vœux, soit par un engagement quelconque, d’emporter renonciation totale ou partielle au libre exercice des droits attachés à la personne ou de subordonner cet exercice à l’autorisation d’une tierce personne (article 3). » Puis il punit d’une amende de 16 à 200 francs tout membre d’une association illicite, frappe l’association elle-même de dissolution (article 4) et enfin la dépouille (articles 5 et 6). En d’autres termes, la liberté pour les autres sociétés, l’amende, la mort et la confiscation pour les congrégations, voilà tout le projet de M. Waldeck-Rousseau et voilà comment le grand ministère entendait la justice.


IV

Et maintenant que penser des assurances ministérielles ? Que pèsent-elles encore devant d’aussi claires et nombreuses manifestations ? Sans doute, dans cette orgie de passions irréligieuses, le cabinet actuel n’a qu’une part de responsabilité. Ce n’est pas lui qui conduit le mouvement ; il chercherait plutôt à l’enrayer, et lorsqu’il proclame hautement son intention de se maintenir énergiquement sur le terrain du concordat, nous voulons bien croire à sa bonne foi ; mais nous ne pouvons nous empêcher de douter de sa clairvoyance et de trouver sa prétention au moins étrange. Pour conserver une position, encore faut-il l’occuper ; pour la défendre avec quelque chance de succès, il n’aurait pas fallu commencer par en sortir avec éclat. Or, qui a commencé le Culturkampf en France ? Qui a ouvert le feu et qui a donné le premier assaut ? Nous vivions, l’état vivait depuis bien des années dans une tranquillité relative avec l’église, quand tout à coup, sans y être provoqué, froidement, pour faire diversion à de secrets embarras, M. Jules Ferry s’est avisé de partir en guerre. Avec quel mépris des plus simples notions de la justice et du droit fut menée cette belle campagne, on le rappelait tout à l’heure, et le souvenir des hauts faits qui la signalèrent est encore dans tous les esprits. Et voilà qu’aujourd’hui, pliant sous le coup des responsabilités qu’ils ont encourues, effrayés de la violence des passions qu’ils ont déchaînées, ces mêmes hommes ne jurent plus que par le concordat. Eh bien ! non, cela n’est pas soutenable. Non, la politique de l’article 7 et des décrets, non, la politique qui a chassé le prêtre de l’école et qui a rayé jusqu’au nom de Dieu des programmes d’enseignement, non, cette politique-là n’a rien de commun avec le concordat. Le concordat, c’était la paix avec l’église et la paix dans les consciences. C’était la puissance civile et la puissance religieuse concourant au bien général, chacune dans les limites de son pouvoir et de ses droits. C’était la France gouvernée dans le sens de ses traditions historiques et de son génie national ; pour les Français et non contre eux, pour ses millions de catholiques et non pour une poignée de libres penseurs. La politique concordataire, voilà par quels signes, par quels traits elle s’est toujours manifestée, et, n’en déplaise à M. Ferry, nous ne reconnaissons dans la sienne aucun de ces caractères.

Tout au rebours, ce que nous y apercevons et ce qui éclate avec plus de force encore dans la plupart des mesures qui sont en ce moment soumises à la chambre, c’est l’aversion des républicains pour la religion nationale. Avons-nous donc cessé d’être un pays catholique dans la grande et large acception du mot, c’est-à-dire un pays profondément imprégné de traditions, de coutumes, d’idées et de sentimens catholiques ? Et serions-nous devenus, par hasard, une nation de protestans à tendances et à culture germaniques, de juifs à idées cosmopolites et de libres penseurs bassement envieux de tout ce qui a fait la gloire et l’éclat de l’ancienne France ? On pourrait le croire, en vérité, devant le nombre et l’intensité des efforts auxquels nous assistons depuis quelques années. Que le gouvernement en ait ou non conscience, qu’il le veuille ou non, sa politique n’est pas seulement anticléricale, elle est profondément, absolument antireligieuse. Elle ne se contente pas d’être hostile à l’église ; le but où elle tend, c’est d’arracher du cœur et des entrailles de ce pays sa foi séculaire et d’y substituer, sous prétexte de patriotisme, le culte étroit et borné d’une forme de gouvernement. L’idée n’est pas neuve ; elle avait déjà séduit, à une époque de décomposition sociale qui n’est pas sans ressembler à la nôtre, des esprits auxquels il paraît plus décent de comparer nos hommes d’état actuels qu’à l’immortel auteur du concordat. Les ministres du directoire, eux aussi, sacrifiaient à l’illusion de rattacher la morale au principe même du gouvernement et de remplacer l’idée de Dieu par celle de patrie, rapetissée jusqu’à se confondre avec celle de république. Eux aussi n’admettaient ni le prêtre ni l’enseignement religieux dans l’école, et leur prétendue neutralité dont ils faisaient aussi volontiers parade n’était qu’un déguisement officiel. Témoin les lettres confidentielles de Quinette et de Letourneux[3], témoin aussi cette inondation de petits livres malsains, haineux, pleins de traits empoisonnés contre la France de l’ancien régime et de sottes adulations à l’égard du nouvel ordre de choses, en tout pareils aux manuels que M. le duc de Broglie flétrissait naguère au sénat avec l’inimitable hauteur de dédain qu’on sait. Le rapprochement est frappant, la ressemblance évidente, et vraiment, en fait d’ancêtres, puisqu’ils en cherchent, nos hommes d’état pourraient bien se contenter de ceux que leur offre la période directoriale. Cela serait moins flatteur peut-être que de se réclamer de Bonaparte, mais cela ferait moins sourire. Quoi qu’il en soit, et pour finir, un trouble profond dans les consciences catholiques, un éloignement de plus en plus marqué de tous les esprits religieux pour les principes et le personnel républicains, une tension extrême des rapports de l’église et de l’état, tous les signes précurseurs d’une rupture inévitable, voilà jusqu’à présent le plus clair résultat de la prétendue politique concordataire du cabinet actuel. Et voyez la gravité de la situation : ce ne sont pas seulement les catholiques pratiquais qui s’éloignent et s’organisent en vue du combat pour leurs croyances, c’est l’élite intellectuelle et sociale du pays qui peu à peu se détache et va grossir le nombre des mécontens et des dégoûtés. Sans doute, il n’y a pas de ce chef un danger immédiat ni certain. D’abord, cette émigration à l’intérieur ne fait que commencer, et la république compte encore dans ses rangs beaucoup de personnalités qui ; tout en blâmant ses excès, hésitent, faute d’un refuge, à se séparer d’elle. Ensuite, dans un pays de suffrage universel, il est clair qu’un gouvernement sans préjugés peut se passer de l’élite et vivre très longtemps avec et par le nombre. Quand le ventre est satisfait, la tôle ne pèse guère, et présentement le ventre, je veux dire les intérêts matériels, et les bas instincts de la démocratie, n’ont pas à se plaindre. Le pain est bon marché, le travail est cher, le bâtiment va. Et cependant tout ne va pas ; il y a dans l’air une sorte de malaise et dans les esprits un défaut évident de sécurité. C’est qu’on peut aisément décréter la morale civique obligatoire : la confiance ne se commande pas. On l’a bien vu récemment à l’émotion causée par les révélations de M. le ministre des finances. Devant ce loyal aveu d’une dette flottante de 3 milliards, venant s’ajouter à un budget ordinaire de plus de trois milliards, une stupeur s’est emparée des plus indulgens. Combien faudrait-il de temps et de millions ajoutés à ces chiffres, déjà vertigineux, pour enlever à la république ses nouvelles couches elles-mêmes dont elle est si fière ? C’est ici le secret de l’avenir, et ce secret, on n’a pas la prétention de le deviner. Pourtant, sans faire de prédictions téméraires, par une simple induction historique, il est bien permis de prévoir le moment où, sous l’effort combiné de ces deux causes, la persécution religieuse et le gaspillage financier, la réaction aura dépassé les sphères inoffensives où jusqu’à présent elle s’est tenue, pour s’étendre à tout le corps social. Ce ne serait pas la première fois qu’un gouvernement qui dans le principe avait tout pour soi, l’élite et le nombre, les perdrait l’un après l’autre par sa faute.


ALBERT DURUY.

  1. M. Paul Bert disait en 1874 : « Je suis partisan de la liberté d’enseignement avec toutes ses conséquences ; je veux indiquer par là la liberté de la collation des grades. » M. Brisson, en 1872, disait de même : « Ni de ma part, ni, j’en suis bien convaincu, de la part d’aucun des membres qui siègent sur les mêmes bancs que moi, ne s’élèvera la prétention de faire revivre des lois répressives de la liberté des associations religieuse. »
  2. M. Boysset ignore sans doute que la grande majorité des curés de campagne n’a pas encore aujourd’hui, casuel compris, plus de 1,000 francs par an.
  3. Voir, dans la Revue du 15 décembre 1881, l’Instruction publique et la révolution.