La Politique coloniale allemande

La Politique coloniale allemande
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 199-210).
LA
POLITIQUE COLONIALE
ALLEMANDE

C’était pour la plupart des Anglais un principe, presque un axiome, que le nouvel empire germanique, puissance exclusivement continentale, bornerait son ambition à dominer sur le continent, à faire la police de l’Europe, qu’il était prêt à abandonner à la Grande-Bretagne la police du reste du monde et la domination des mers. « Entre ses intérêts et les nôtres, disait-on, quel conflit serait possible? Nous voudrions nous disputer que nous ne saurions pas sur quoi. » On était persuadé que si loin qu’on étendît ses coudes, on ne rencontrerait jamais un coude allemand, et on plaignait les pays qui n’ont pas le bonheur d’être une île. M. de Bismarck avait parlé jadis du duel de la baleine et de l’éléphant. Le véritable éléphant est l’Allemagne, et la baleine se flattait qu’elle n’aurait jamais rien à démêler avec lui.

Des paroles tombées de haut semblaient justifier la confiance des Anglais et les entretenaient dans leur douce illusion. M. de Bismarck avait dit en 1871 : « Je ne veux point de colonies. Pour nous autres Allemands, des possessions lointaines seraient exactement ce qu’est la pelisse de zibeline pour certaines familles nobles de Pologne qui n’ont pas de chemises. » Son opinion personnelle s’accordait avec celle de la nation, qui paraissait peu disposée à courir des aventures d’outre-mer, à prendre sa part des joies et des douleurs attachées aux entreprises coloniales. On faisait remarquer que l’Allemagne était fatalement entravée dans le développement de sa marine par la médiocre étendue de ses côtes, par la faiblesse numérique de sa population maritime, ainsi que par l’infériorité des salaires, qui décidait souvent ses marins à chercher du service chez les Anglais et les Américains. On faisait remarquer aussi qu’une nation qui se répand s’affaiblit, qu’en portant son drapeau au loin à travers le monde, elle se condamne à beaucoup de tracas, d’inquiétudes et de soucis, qu’elle s’expose à des affronts, à des nasardes. On alléguait surtout que des colonies florissantes ne peuvent être fondées que dans les pays comme l’Inde, comme Java, ou la terre est fertile et la population dense, où l’on a la main-d’œuvre à bon compte, et que ces pays étaient déjà occupés, que les bons lot-avaient été distribués, qu’on n’avait plus à se partager que des territoires ingrats, des solitudes, des sablonnières.

Quelques voix s’étaient bien élevées en 1871 pour demander qu’on obligeât la France à céder la Cochinchine à son vainqueur; mais ces voix n’avaient pas trouvé d’écho, et du moment qu’on renonçait à s’enrichir des dépouilles du voisin, qu’on avait volontairement manqué l’occasion unique qui s’offrait, ce qui restait à prendre ne méritait pas d’être désiré. Il est agréable, il est commode de s’approprier une colonie toute faite; la faire est une opération plus compliquée, et les frais d’établissement semblaient trop considérables; on pouvait mieux employer son argent, d’autant plus qu’en ce temps-là, on se croyait pauvre. — Il est trop tard, disait-on, nous ne nous sommes pas levés assez matin. Renonçons à notre chimère, nous n’aurons pas de peine à nous consoler. Les colonies avaient tout leur prix dans le siècle des monopoles, alors que le propriétaire les fermait avec un soin jaloux à tous les pavillons étrangers et les considérait comme une ferme dont il voulait être seul à toucher le revenu. C’en est fait des monopoles, des exploitations bien closes, et les Allemands ont prouvé en mainte rencontre que leur commerce entre partout.

Il faut rendre à nos voisins de l’Est cette justice qu’ils sont de tous les peuples celui qui met le moins de vanité dans la politique, et que M. de Bismarck parlait selon leur cœur lorsqu’il a dit : « Il ne faut pas s’occuper de ce qu’on peut prendre, la question est de savoir de quoi on a besoin. » Les Anglais avaient donc sujet de croire que, s’il y avait dans le monde un empire de plus, cet empire ne les gênerait jamais. Ils avaient toujours ou pour leurs cousins les Allemands cette bienveillance hautaine, un peu morgueuse, qu’on a pour un parent pauvre. Il leur arrivait quelquefois de se plaindre que le parent pauvre s’introduisait trop facilement chez eux, qu’il s’y installait trop à son aise, et, dans l’occasion, on le traitait de parasite incommode. Mais on se souvenait de la parenté et on lui accordait la protection qu’il réclamait : — « Nous étions alors, a dit un écrivain d’outre-Vosges. les opprimés et les humbles, qui, en glissant à travers le vaste empire d’Amphitrite, osaient à peine déployer leur pavillon et dont les consuls sans canons étaient en butte à mainte raillerie. » Il était naturel de penser que, depuis ses triomphans succès, l’orgueil de l’Allemand s’était exalté, qu’il avait acquis un plus haut sentiment de lui-même, qu’il lui en coûtait de ne devoir sa sûreté dans les régions lointaines qu’à une protection étrangère, qui était parfois insuffisante. Les gouvernemens coloniaux anglais montraient souvent peu de zèle à défendre les entreprises allemandes contre les avanies ou contre les fripons. Sur la côte occidentale de l’Afrique, dans la baie de la Baleine, un agent de la mission rhénane, n’ayant pu obtenir que le magistrat britannique lui fît justice d’un malhonnête homme avec qui il avait eu maille à partir, saisit au collet son voleur, lui administra vingt-cinq coups de bâton, après avoir eu soin de hisser sur le toit de sa maison le drapeau noir, blanc et rouge. C’était dire à l’univers : « Civis Romanus sum, et Rome est derrière moi. » Mais si les Allemands désiraient que dorénavant leurs nationaux établis en Asie ou en Afrique ne fussent plus obligés de mettre chapeau bas et de plier le genou pour mendier des protections, ils continuaient à traiter de chimère tout projet d’empire colonial ou d’acquisitions lointaines, et les Anglais pouvaient se dire : « Désormais nous serons tenus de traiter avec plus d’égards le parent pauvre; mais nous n’aurons jamais de procès ni de querelle avec lui. »

Cependant M. de Bismarck avait réfléchi. Il trouvait dès 1879 que les affaires de l’Allemagne étaient assez brillantes pour quelle pût se permettre d’étendre le champ de ses ambitions, qu’elle était assez bien montée en linge pour s’accorder le luxe de la pelisse de zibeline. Une société hambourgeoise avait acheté des terrains, commencé des plantations dans les îles Samoa ou des Navigateurs. Ses ressources étant insuffisantes, une seconde compagnie se forma pour reprendre en sous-œuvre cette tentative de colonisation. On devait créer à cet effet un capital de 10 millions de marcs, divisé par actions, et le gouvernement impérial s’engageait à garantir pendant vingt ans un intérêt de 3 pour 100 au capital souscrit. Du même coup, M. de Bismarck, désireux de protéger les intérêts allemands en Polynésie, envoyait aux îles Samoa un officier de marine comme consul général, avec l’ordre d’acquérir des stations de charbon, de refuge et de ravitaillement. Mais, après de longs débats, le Reichstag, à qui la convention fut soumise en 1880, la rejeta à la majorité de seize voix et porta à l’entreprise un coup mortel. Le consul, M. Zembsch, a été rappelé; il est aujourd’hui en congé indéfini, sous prétexte que le climat de l’archipel des Navigateurs ne convient pas à sa santé. Cet échec fut très sensible au chancelier de l’empire, mais il se promit de recommencer. Comme il l’a déclaré un jour au Reichstag, quand il rencontrai de l’opposition dans une majorité malveillante et opiniâtre, il ne renonce pas à ses projets il ne leur dit pas adieu, il leur dit : Au revoir !

Un événement récent a prouvé qu’il prenait à cœur sa nouvelle politique coloniale. Cette fois, ce n’est plus en Polynésie, c’est sur la côte occidentale de l’Afrique qu’il a fait acte d’autorité. Une maison de Brème, représentée par M. Lüderitz, avait acquis une certaine étendue de territoire dans le Namaqua, pays limitrophe des possessions de la colonie anglaise du Cap, dont il est séparé par le fleuve Orange. Il n’est pas difficile d’acquérir de la terre en Afrique; on achète quelquefois tout un royaume au prix de quelques bouteilles d’eau-de-vie. Mais on a de la peine à défendre son acquisition contre la mauvaise foi ou les repentirs du vendeur et contre les convoitises des larrons. M. Lüderitz réclama pour son bien le protectorat du gouvernement impérial; il désirait que le chancelier l’autorisât à hisser le pavillon allemand sur sa station et envoyât un vapeur pour mettre hors d’atteinte et d’insulte le nouvel établissement.

On n’est pas encore bien fixé sur la valeur réelle de la possession d’Angra Pequeña et de la côte qui s’étend du fleuve Orange au cap Frio. Les uns traitent dédaigneusement de sablière la nouvelle colonie, qu’ils représentent comme un pays aussi insalubre qu’aride. D’autres affirment, au contraire, que l’établissement de M. Lüderitz a de l’avenir, qu’il est facile d’installer des pêcheries sur les côtes, que les montagnes voisines renferment des mines de cuivre. Quoi qu’il en soit, l’occupation d’Angra Pequeña causa un vif émoi en Angleterre et une émotion bien plus vive encore dans la colonie du Cap, qui se voyait arrêtée dans son expansion au nord. Elle avait désormais un voisin, et un voisin peu commode; elle avait entendu dire plus d’une fois qu’il faut se défier des chicanes d’Allemand. Plusieurs journaux de la colonie et de la métropole se répandirent en doléances, en protestations, alléguant que la baie et les mines de cuivre avaient été acquises vingt années auparavant par une maison du Cap et revendues à la compagnie la Pomone. Mais il n’y avait eu aucune prise de possession, et, en Afrique plus qu’ailleurs, on ne possède que lorsqu’on occupe. Plus tard, le bruit courut qu’une corvette venait d’être envoyée dans la baie d’Angra Pequeña pour protester contre les prétentions de M. Lüderitz, qui percevait un droit de port sur les bâtimens anglais. Peu s’en était fallu, paraît-il, qu’on n’échangeât des coups de canon. Heureusement tout s’est borné à des échanges de dépêches, de récriminations et d’articles de journaux. Pour la première fois depuis 1870, l’Angleterre avait trouvé l’Allemagne sur son chemin; elle en ressentait ce genre d’étonnement qui n’a rien de commun avec les surprises agréables.

Il faut reconnaître que, dans cette circonstance, la conduite du chancelier a été absolument correcte. Il s’en est expliqué et devant une commission du Reichstag et plus tard, en séance plénière, le 26 juin de cette année : « J’ai abordé cette affaire avec une certaine hésitation, a-t-il répondu aux députés qui, hostiles à toute entreprise coloniale, l’accusaient d’avoir compromis l’empire dans une aventure. Mais je vous l’avoue, a-t-il ajouté sur un, ton d’ironique et hautaine bonhomie, il m’en coûtait de signifier à ces entrepreneurs africains, dont le courage, dont l’enthousiasme pour leur œuvre m’avait sincèrement réjoui, que l’empire allemand ne se sentait pas assez fort pour les protéger, qu’il encourrait le mauvais vouloir d’autres états, que, comme l’a si justement représenté M. le député Bamberger, il s’attirerait des Hasardes dont il ne pourrait obtenir satisfaction. Oui, comme le premier chancelier de l’empire nouvellement créé, j’ai été pris d’une certaine pudeur, d’une sorte de répugnance à m’exprimer ainsi, et quand j’aurais cru à notre faiblesse ou à notre incapacité, j’aurais été embarrassé de répondre à ceux qui sollicitaient notre appui : « Nous sommes trop pauvres, nous sommes trop craintifs pour accorder l’assistance de l’empire à votre annexe de l’empire, et la nation allemande fait banqueroute aux entreprises d’outre-mer. »

Au surplus, avant de se prononcer, M. de Bismarck s’était livré à une sérieuse enquête pour s’assurer que le territoire occupé par M. Lüderitz ne pouvait être revendiqué par personne. Il avait pris la peine de constater que, dans les documens officiels anglais, le fleuve Orange était indiqué comme la frontière nord de la colonie du Cap, et que les possessions portugaises au sud du Congo ne s’étendaient pas jusqu’au cap Frio. Cependant, pour l’acquit de sa conscience, au mois de décembre 1883, il adressa une note au gouvernement anglais pour s’informer si la Grande Bretagne possédait un droit de propriété sur cette partie de la côte africaine, si elle élevait des prétentions sur le Namaqua et, dans le cas de l’affirmative, sur quel titre elle les fondait. Le gouvernement anglais ne répondit pas tout de suite. Au lieu de causer avec Berlin, il engagea une correspondance avec le Cap. M. de Bismarck trouva qu’on le faisait trop attendre, il finit par perdre patience et, pour prévenir toute supposition erronée, il expédia, le 24 avril, un télégramme à l’effet de mettre en demeure les intéressés et de leur faire savoir par l’entremise du consul allemand que M. Lüderitz et ses établissemens étaient placés dès ce jour sous la protection de l’empire. Le gouvernement anglais prit son parti; le 23 juin, il mandait au chancelier qu’il ne croyait posséder aucun droit sur cette partie du littoral et qu’en conséquence, le gouvernement du Cap respecterait, lui aussi, l’acquisition allemande. Il est des cas où il ne faut pas faire attendre sa réponse ; on trouva toujours quelque avantage à donner un air de bonne grâce à Ses résignations.

Ce n’est pas seulement sur l’e littoral du Namaqua que l’Allemagne a planté son drapeau. Elle a pris possession de la baie de Biafra, des rivages qui font face à l’île espagnole de Fernando-Pô ; la voilà installée à l’est du delta du Niger, à l’extrémité de cette côte de Guinée, qui est à la fois le Brésil et la Guyane de l’Afrique. Les établissemens qu’elle se propose de fonder dans ces parages devront faire de grands efforts pour s’y acclimater, pour y prospérer. Sans compter que la chaleur humide est mortelle à l’Européen, il n’est pas facile d’apprivoiser et de ré luire sous une loi commune des populations fort ombrageuses, en proie aux divisions, aux fureurs intestines, et qui, non contentes de manger leurs morts, ont du goût pour la chair des blancs quand ils sont gras. Cependant l’endroit choisi paraît offrir de sérieux avantages, et la Société africaine l’avait depuis longtemps désigné. On assure que les fleuves qui débouchent dans la baie de Biafra, et où se fait le commerce de l’huile de palme, sont les meilleurs chemins pour remonter dans l’intérieur du continent noir, pour pénétrer dans l’Adamana, qui passe pour la plus riche contrée de l’Afrique. Est-elle aussi riche qu’on se le figure? Nous ne sommes plus au temps des châteaux en Espagne, c’est en Afrique qu’on les bâtit aujourd’hui, c’est dans le pays des nègres et des éléphans qu’on se flatte de découvrir quelque nouvel Eldoralo. On en est le plus souvent pour ses frais, la découverte ne répond pas aux espérances, le paradis dont on rêvait s’évanouit comme un mirage. Mais M. de Bismarck l’a dit un jour : « Ceux des enfans de la mère patrie qui ne veulent courir aucun risque peuvent rester au logis; jamais, en somme, on n’a créé des colonies sans rien hasarder. »

Cette fois, le chancelier put procéder plus rapidement, il se dispensa d’engager une correspondance avec le gouvernement anglais, il n’eut pas le chagrin d’attendre des réponses qui ne venaient pas. Il n’avait eu besoin de consulter personne pour se convaincre que, dans cette partie du Soudan maritime, les races indigènes possédaient seules la souveraineté, et ce n’est pas par voie de dépêches qu’on leur fait connaître ses désirs, qu’on négocie et qu’on s’entend avec elles. L’Angleterre n’a point réclamé, mais plus d’un Anglais s’est indigné, car plus d’un Anglais a pour principe que tout pays qui n’a pas encore de maître appartient virtuellement à l’Angleterre. Ce n’est pas l’opinion de M. de Bismarck, il l’a bien fait voir. Il y a quelques semaines, on annonçait qu’une escadre allemande allait se rendre sur les côtes occidentales de l’Afrique, qu’elle se composait de quatre corvettes, deux à batterie barbette, deux à batterie couverte, le Gneisenau et le Bismarck. Une escadre allemande croisant sur la côte africaine! voilà un signe des temps, un événement tout nouveau, qu’aucun prophète n’avait annoncé, que le grand Frédéric n’avait point prévu. Les puissances coloniales en sont dûment averties; l’Allemagne leur a dit : « Dorénavant vous devrez compter avec moi. » L’éléphant s’est jeté à l’eau, il a prouvé qu’il savait nager, et la baleine l’a rencontré. Mais on ne s’est pas battu, on ne se battra pas.

Il nous semble fort naturel que l’Allemagne s’occupe de fonder des colonies, quand nous considérons le développement qu’a pris la marine de commerce des villes anséatiques, et quand nous songeons surtout que, chaque année, cent ou deux cent mille Allemands quittent leur pays sans esprit de retour, pour aller chercher fortune sur quelque terre étrangère. Les économistes d’outre-Rhin ont témoigné plus d’une fois le regret que l’Allemagne déversât incessamment le trop-plein de sa population sur les États-Unis et sur l’Amérique du Sud, qu’elle permît à ses émigrans d’aller se fondre et s’absorber dans des sociétés qu’ils ne gouvernent point, qu’elle n’eût pas à leur offrir quelque lieu de refuge où ils vivraient en corps de nation : « Nos émigrans, disent-ils, ne seraient pas perdus pour nous; ils ne quitteraient pas l’Allemagne, ils la prolongeraient au-delà des mers. » Mais telle n’est point la pensée du prince de Bismarck. Ce ne sont pas des colonies de peuplement qu’il veut donner à l’empire. Loin de vouloir encourager l’émigration, il la regarde comme un mal qu’il s’applique à combattre. Il ne croit pas que l’Allemagne soit trop petite pour les Allemands, et il se plaint que chaque année l’émigration lui ôte plus d’une palette de son meilleur sang; il regrette non-seulement les bons travailleurs, mais plus encore les robustes soldats qu’elle lui fait perdre. « Un Allemand qui se défait de sa patrie comme d’une vieille loque, disait-il dans la séance du 26 juin, n’est plus pour moi un compatriote. »

Sa politique coloniale n’a pas d’autre objet que de créer des comptoirs lointains, qui ouvrent aux marchandises allemandes de nouveaux et importans débouchés. Après avoir fait de l’Allemagne une nation militaire et forte, son principal souci est d’en faire une nation riche, en développant sa puissance productive, son industrie, son commerce, et s’il est vrai que les expéditions postales soient la vraie mesure de l’importance du trafic entre deux pays, il n’a pas perdu ses peines, car depuis 1877 la correspondance de l’Allemagne a augmenté d’un tiers avec l’Australie, de plus d’un quart avec le Japon, et depuis 1881, elle a doublé avec la Chine. Dans sa pensée, la prospérité des établissemens récemment fondés en Afrique, loin de favoriser l’émigration, aurait pour effet de la restreindre, en accroissant la richesse publique. Il représentait au Reichstag que les contrées les plus peuplées et les plus industrielles de l’Allemagne sont celles qui conservent leurs habitans, tandis que les provinces Baltiques, Posen, le Mecklembourg fournissent son principal contingent à l’armée des mécontens qui s’en vont pour ne plus revenir : « Donnez à ces provinces l’industrie, disait-il, donnez-leur des droits de douane suffisamment protecteurs, donnez-leur surtout l’exportation, et personne ne pensera plus à s’expatrier. »

Mais il n’admet pas qu’en matière de politique coloniale, les gouvernemens substituent leur initiative à celle des particuliers. Il a pour principe que l’état doit se contenter du rôle de garant, de protecteur désintéressé et irresponsable. Il désapprouve le système français; il n’entend pas occuper des territoires dans les régions tropicales pour les faire administrer par ses fonctionnaires, pour y établir des garnisons, pour y construire des casernes, des forteresses et des ports. C’est aux individus ou aux compagnies qui ont l’esprit d’entreprise et le goût des hasards qu’il appartient de se charger de tous les frais d’établissement. Après avoir octroyé à ces entrepreneurs de colonies des lettres patentes dans la forme des royal charters, il leur abandonnera le soin de s’administrer à leur façon, il se bornera à leur assurer les bénéfices et Les garanties d’une juridiction européenne. Sous le nom de consul ou de résident, l’empire entretiendra dans les comptoirs de ses nationaux un représentant de son autorité, qui recevra les plaintes, et les contestations qui pourraient naître seront jugées par les tribunaux maritimes ou commerciaux, soit à Brème, soit à Hambourg. « Pas de colonies en serre chaude! s’est-il écrié. Nous voulons seulement seconder en pays étranger les établissemens formés des excédens de sève de tout le corps germanique. Ce que nous avons l’intention de créer, ce ne sont pas des provinces, ce sont des entreprises commerciales, mais capables de posséder et d’exercer des droits de souveraineté qui seront placés sous le patronage de l’empire allemand. Ces entreprises, nous les protégerons aussi bien contre les attaques des indigènes leurs voisins que contre l’oppression d’autres puissances européennes, qui s’aviseraient de léser leurs intérêts. » M. de Bismarck rêve de voir s’établir et prospérer en Afrique et ailleurs des compagnies de marchands allemands sur le modèle de la compagnie des Indes. Il leur dira : « Faites vous-mêmes vos affaires à vos risques et périls, et ne me demandez pas d’argent : je n’en ai point à vous donner. Mais si quelqu’un vous cherche chicane, vous savez où me trouver. Recourez à moi, j’ai les bras longs. »

Le Reichstag a paru ne goûter qu’à moitié les projets coloniaux de M. de Bismarck. Il lui a semblé que le chancelier peignait les choses en beau, qu’il atténuait comme à plaisir les charges et les responsabilités attachées au métier de garant, qu’il glissait bien légèrement sur les hasards et les dépenses dans lesquelles sa politique coloniale, si habile, si circonspecte qu’elle fût, pouvait entraîner l’empire. M. de Bismarck a trouvé réponse à tout, et, comme il lui arrive toujours, il a mêlé un peu de colère à son argumentation. Il a un secret mépris pour quiconque pense autrement que lui, et il considère la nécessité de s’expliquer comme une atteinte portée à sa dignité personnelle. — Etes-vous bien sûr, lui disait-on, que les récentes acquisitions faites par nos nationaux sur la côte occidentale de l’Afrique méritent tout l’intérêt que vous leur témoignez? Avez-vous assez de confiance dans leur avenir pour croire que les profits que nous pouvons en attendre balancent les embarras qu’elles risquent de nous attirer? — Ce n’est pas mon affaire, a-t-il répondu, y a des pousses qui périssent, il y a des boutures qui prennent racine et prospèrent. Nous n’accordons aucune subvention, pas plus que n’en reçoit la Société anglaise du nord de Bornéo. Nous espérons que, grâce aux soins des jardiniers, l’arbre fructifiera. Dans le cas contraire, ce sera une plantation manquée, et le dommage atteindra moins l’empire que les entrepreneurs. Si le pays d’Angra Pequeña n’est qu’une sablonnière, c’est M. Lüderitz qui en pâtira. — Mais, a repris M. Bamberger, si vous posez en principe que l’empire doit intervenir en faveur de tout Allemand qui trouve bon d’acquérir quelque part un territoire et d’y ériger une souveraineté, n’allez-vous pas contracter des engagemens bien dangereux? — Vous imaginez-vous, a-t-il répliqué, que je m’en vais engager l’honneur de l’empire pour tous les écervelés qui courent les mers étrangères? Suffira-t-il qu’un gueux en quête d’aventures m’adresse une supplique pour que j’aille aussitôt, avec toute la lourdeur de la race germanique, me porter garant pour lui? Si jamais vous avez pour chancelier un lourdaud de cette espèce, mettez-le bien vite à la porte; c’est le mieux que vous puissiez faire. »

Quoiqu’il eût déclaré hautement qu’il n’enverrait jamais aucun soldat poméranien tenir garnison dans les colonies, quelques-uns des objectans émirent des doutes à ce sujet. « Il faut espérer, disait M. Richter, que l’armée allemande n’aura rien à voir dans les complications d’outre-mer. Si notre soldat de landwehr avait la perspective d’être arraché à sa femme et à ses enfans par suite de difficultés survenues dans des contrées sauvages, il serait bien désenchanté de la politique coloniale préconisée aujourd’hui par la presse. — A merveille! a reparti aigrement M. de Bismarck. Mais c’est une manœuvre électorale que de vouloir persuader au pays que le soldat de landwehr puisse être employé quelque jour à courir dans une sablière après des nègres anthropophages, ou à faire le coup de feu contre les hordes volantes du Namaqua. Qui s’imaginera de bonne foi que le chancelier de l’empire attende de pareils services de la landwehr allemande? — Cependant, a-t-on riposté, il faut tout prévoir. Si vos protégés étaient menacés ou attaqués, ne seriez-vous pas tenus de les défendre? — Rassurez-vous, messieurs. Quand l’étranger connaîtra notre ferme volonté de protéger nos nationaux contre toute insulte, il nous sera facile de pourvoir à leur protection sans un déploiement particulier de force. Civis Romanus sum. » Tout cela peut être vrai, et il n’est pas à craindre qu’aucune puissance européenne en use cavalièrement avec les protégés de M. de Bismarck. Mais il est également certain que la politique coloniale expose un pays à plus d’un accident, que les nègres anthropophages ont quelquefois l’entendement un peu dur, qu’ils ne respectent que les gens qui leur font peur et qu’ils ne croient à la force que lorsqu’ils la voient et qu’ils la palpent. Un peuple qui a des colonies répand, pour ainsi dire, son honneur aux quatre coins du monde, et au nord comme au midi, à l’est comme au couchant, nulle part il ne peut le laisser en souffrance. Jean-Jacques Rousseau plaignait ces négocians français qu’il suffisait de toucher à l’île Bourbon pour les faire crier à Paris. On ne pourrait toucher à l’honneur allemand, dans la baie de Biafra, sans le faire crier à Berlin. Mais sans doute M. de Bismarck a tout prévu, et il a jugé que les profits l’emportaient sur les risques.

Ce qui vient de se passer semble lui donner raison. Pour savoir exactement ce qu’il espère soit des établissemens d’Angra Pequeña, soit des colonies que lui prépare M. Nachtigal dans le Soudan maritime, il faudrait, comme dit le poète, « habiter sa pensée, » et il n’y laisse entrer personne. Mais, n’eût-il qu’une foi médiocre dans leur avenir, il a fait un coup de maître en prenant position dès ce jour sur la côte d’Afrique, car il lui importait de faire bénéficier son pays des entreprises que d’autres ont accomplies ou ébauchées. On peut espérer que, dans un avenir prochain, les immenses bassins du Niger et du Congo commenceront à s’ouvrir au commerce. C’est une œuvre de longue haleine à laquelle la France s’est employée plus que toute autre nation. Elle est arrivée la première sur plus d’un point; elle a obtenu des résultats considérables, ici par l’intrépide persévérance et l’adroite diplomatie d’un de ses fils adoptifs, M. de Brazza, ailleurs, par l’héroïsme de ses soldats et par l’audace toujours calculée de leur chef, le colonel Borgnis-Desbordes. De telles entreprises ne pouvaient laisser indifférent M. de Bismarck. Il a pris pied en Afrique pour avoir son mot à dire dans le règlement de cette grosse affaire, pour s’assurer une place parmi les copartageans, pour pouvoir justifier ses demandes par des offres un peu maigres de cordiale réciprocité. « Donne-moi de ce que tu as et je te donnerai de ce que j’ai, » disent les enfans. C’est le moyen de conclure quelquefois des marchés d’or.

M. de Bismarck a fait venir à Varzin l’ambassadeur de France pour conférer avec lui de cette affaire. Il lui écrivait à quelques jours de là: « Les actes d’occupation récemment accomplis sur la côte occidentale de l’Afrique nous ayant mis en rapport de voisinage avec des colonies et des établissemens français, nous désirons régler, d’accord avec le gouvernement français, la situation qui résulte des prises de possession effectuées dans ces parages par des commissaires allemands... L’étendue des possessions coloniales n’est pas l’objet de notre politique; nous ne visons qu’à assurer au commerce allemand l’accès de l’Afrique sur des points jusqu’ici indépendans de la domination d’autres puissances européennes. » Mais ce n’est pas seulement par des prises de possession que M. de Bismarck entend procurer de nouveaux débouchés aux marchandises allemandes. Il désire qu’elles profitent des entreprises françaises, et il a obtenu que notre gouvernement s’engageât à leur ouvrir ses portes à deux battans dans toute l’étendue des territoires que la France possède ou possédera quelque jour sur le Congo ou sur le Niger, car on se propose d’appliquer au Niger comme au Congo « les principes adoptés par le congrès de Vienne à l’effet d’assurer la liberté de la navigation sur quelques fleuves internationaux. » Une conférence s’assemblera prochainement à Berlin pour dresser ce contrat, pour en stipuler toutes les clauses, et nous voyons bien les bénéfices qu’en retirera l’Allemagne, nous voyons moins clairement ce que nous pourrons y gagner. L’Association internationale était convenue avec nous que si jamais elle se dessaisissait de ses possessions sur le Congo, elle nous octroierait le droit de préemption. On nous reconnaîtra ce droit, mais nous l’avions déjà, En revanche, nous concéderons à l’Allemagne l’absolue liberté du trafic partout où flottera notre drapeau, moyennant quoi, comme le remarquait fort justement M. Francis Charmes, « elle ne s’opposera pas à ce que nous soyons maîtres du territoire. Elle ne tient pas à posséder la terre, c’est une manie française et parfois onéreuse; l’important pour elle est de pouvoir circuler à l’aise chez nous sans avoir rien à payer. » Quel que soit l’avenir des nouvelles colonies allemandes, elles ont déjà procuré à l’Allemagne un précieux avantage. Elle nous fera part de ce qu’elle a, nous lui ferons part de ce que nous avons, et tout porte à croire que nous donnerons beaucoup plus que nous ne recevrons.

M. de Bismarck est le roi des opportunistes. Selon les cas, il regarde la liberté commerciale comme le plus pernicieux des fléaux ou comme le plus désirable des biens. Il prétendait, un jour, que le libre échange réduit une nation à l’appauvrissement, à l’anémie, qu’il avait sauvé l’Allemagne en lui restituant ses droits protecteurs, que, sous le régime du laissez faire et du laissez passer, « elle eût fini par succomber à la perte de sang et à l’épuisement. » Mais ce qui lui paraît mauvais chez lui, il le trouve excellent chez les autres. « La France, lui répondait M. de Courcel à la date du 29 septembre, est disposée à accorder la liberté commerciale dans les positions qu’elle tient ou qu’elle pourra acquérir plus tard dans le Congo. Par la liberté du commerce, nous entendons le libre accès pour tous les pavillons, l’interdiction de tout monopole ou traitement différentiel. » Heureusement il ajoutait: « Mais nous admettons l’établissement de taxes qui pourront être perçues comme compensation des dépenses utiles. »

Cette réserve était bonne à faire, et nous espérons que le gouvernement français l’interprétera dans son sens le plus rigoureux. Nous y tenons d’autant plus que nous avons sous les yeux deux brochures allemandes, dont les auteurs témoignent quelque défiance touchant l’avenir des colonies allemandes et s’accordent à déclarer que c’est encore dans les colonies d’es autres que le commerce allemand trouvera le plus de bénéfices à réaliser. Nous lisons dans l’une de ces brochures que la suprême habileté consiste à se procurer tous les avantages que peuvent offrir les annexions sans s’exposer aux dépenses et aux risques qu’elles entraînent. Nous lisons dans l’autre que les Allemands ont prouvé plus d’une fois qu’ils s’entendaient à se faire une part léonine dans les possessions des peuples étrangers sans participer aux charges de la colonisation[1]. On laisse à son prochain le soin coûteux de bâtir, d’aménager, de meubler la maison, et on s’en assure la jouissance sans bourse délier. Cette politique, aussi adroite que commode, n’est point une invention récente; elle a été imaginée et pratiquée depuis des siècles par un oiseau qui n’a jamais joui d’une grande faveur parmi la gent ailée. Cet oiseau est le coucou, lequel ne niche pas et trouve plus simple de déposer ses œufs dans le nid des autres.

Nous faisons des vœux bien sincères pour la prospérité et le rapide développement des colonies allemandes; quand elles se seront accrues, la promesse de réciprocité un peu illusoire qu’on nous fait aura pour nous plus de valeur. Au surplus, nos voisins nous ont souvent dénié tout talent pour la colonisation; nous serons charmés qu’ils fassent leurs preuves et qu’ils nous donnent des leçons dont nous tâcherons de profiter. En ce qui concerne les arrangemens relatifs au Niger et au Congo, les journalistes qui célèbrent notre accord avec l’Allemagne comme un brillant succès pour notre diplomatie feraient mieux d’y voir un témoignage de notre esprit conciliant, de notre humeur accommodante et facile. L’occasion s’est présentée de nous entendre sur quelque chose avec M. de Bismarck; notre gouvernement s’est empressé de la saisir, et nous ne saurions l’en blâmer. Mais nous souhaitons que la conférence de Berlin n’ait pas pour effet de nous éloigner encore plus de l’Angleterre; les gens qui désirent nous brouiller avec nos désagréables amis ne sont pas ceux qui nous veulent le plus de bien. Nous souhaitons aussi que nos délégués apportent une extrême attention à sauvegarder nos intérêts par d’utiles réserves, que les décisions qu’on va prendre ne soient pas de nature à décourager les dévoués serviteurs de la France, qui bravent tant de fatigues, tant de périls, pour lui acquérir des fermes et des marchés au cœur de l’Afrique. Soyons de bons et aimables voisins, mais défions-nous de la politique du coucou.


G. VALBERT.

  1. Deutschlands koloniale Politik, von R. Stegceann. Berlin, 1884. — Europolische Colonien in Afrika und Deutschlands Interessen sonst und jetzt. Berlin, 1884.