La Politique coloniale

La Politique coloniale
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 49-90).
LA
POLITIQUE COLONIALE


I.

Après avoir été longtemps fort décriée en France, la politique coloniale y est devenue, depuis quelques mois, réellement populaire. Cette popularité est-elle bien sincère ? Ce qui donnerait à craindre le contraire, c’est la manière un peu imprévue dont elle a éclaté. Ses premières manifestations ont coïncidé avec l’abandon fait par les pouvoirs publics de notre politique traditionnelle en Égypte, de sorte qu’on a vu le pays réclamer avec un ensemble inusité la restauration de notre empire colonial au moment où le gouvernement venait de perdre la contrée qui est en quelque sorte la clé des mers. Les Anglais ne se sentaient pas en sécurité dans l’Inde avant d’avoir mis la main sur l’Égypte, et nous, au contraire, le lendemain même du jour où l’Égypte nous échappait, nous avons trouvé l’heure favorable pour aller nous établir au Tonkin et à Madagascar. Il est clair qu’un pareil contre sens serait inexplicable s’il ne s’expliquait trop naturellement, hélas ! par l’ignorance des grands intérêts nationaux et par la méconnaissance des vrais sentimens publics dont les hommes chargés des destinées de la France ont si souvent fait preuve en ces dernières années. L’histoire n’aura pas assez de sévérité pour ceux qui, dans un inqualifiable intérêt de parti, nous ont privés du fondement sur lequel devait s’élever notre puissance coloniale. Mais, en agissant comme ils l’ont fait, ils n’ont prouvé qu’une chose, laquelle n’avait pas besoin d’être prouvée, c’est qu’ils ne comprenaient ni les besoins permanens ni les nécessités présentes de notre politique, avec un peu plus de largeur dans l’esprit et un peu moins d’égoïsme au cœur, ils auraient vu se manifester depuis une douzaine d’années parmi nous des aspirations, d’abord assez vagues, mais qui chaque jour se précisaient, vers le développement de notre expansion extérieure.

L’impulsion était partie de haut. Presque au lendemain de nos désastres, l’Institut, obéissant à la plus heureuse et à la plus féconde inspiration, avait mis au concours l’étude de la colonisation chez les peuples modernes, et le sujet avait été traité de main de maître, dans un livre qui restera, par M. Paul Leroy-Beaulieu. Au même moment, la France tout entière s’éprenait avec une vivacité singulière d’une science qu’on lui reprochait sans cesse de ne pas connaître : la géographie. A force d’entendre répéter qu’elle ne la savait pas, — ce qui était vrai, — et qu’elle ne l’avait jamais sue, — ce qui était faux, — elle s’est appliquée à l’apprendre ou à la rapprendre avec l’ardeur passionnée qu’elle apporte en toutes choses. Le pays s’est couvert de sociétés de géographie; il en a surgi partout, depuis les grands centres industriels et maritimes jusqu’aux plus petites villes; les géographes, qui avant la guerre étaient des êtres exceptionnels, qu’on ne regardait pas sans quelque surprise, ont pullulé comme les étoiles du ciel et le sable de la mer ; les librairies ont regorgé d’ouvrages géographiques, on en a inondé les écoles, ils sont devenus les livres d’enseignement et de propagande par excellence; quant à la littérature de voyages, si longtemps réputée littérature ennuyeuse, elle a pris un développement tel qu’elle ne produit guère moins aujourd’hui que la littérature de romans et d’œuvres légères. En même temps, les missions scientifiques, industrielles, commerciales se sont multipliées presque à l’infini. On a vu les chercheurs d’aventures africaines et asiatiques devenir chaque jour plus nombreux et plus hardis. Fatigue de la réputation qu’on lui a faite et qu’il a si longtemps méritée, d’être casanier, le peuple français s’est mis à vivre, par ses actions aussi bien que par ses études et par ses distractions, sur tous les points du globe. L’entraînement a été si vif que d’anciens négocians, d’anciens tailleurs, se sont lancés en éclaireurs dans les contrées les moins connues de l’Afrique. Sans doute, il y a eu beaucoup de victimes parmi ces hommes courageux, qui n’étaient pas tous bien préparés à leur tâche; il y en aura encore beaucoup. Mais qu’importe! Le fait important, significatif, décisif même, c’est le goût voyageur, c’est l’amour des grandes entreprises qui ont gagné toutes les classes de la nation. Les catastrophes les plus cruelles, telles que le massacre de la mission Flatters, ne les ont point affaiblis. Dans la colonisation comme dans la religion, le sang des martyrs est une semence féconde d’où germent sans cesse de nouveaux apôtres. Le mouvement est donné ; il durera. On a beau dire qu’il est factice, il tient aux instincts ethniques de notre race. La France est le pays du monde où, dans le cours des siècles, la passion des aventures lointaines a le plus souvent éclaté. Nos aïeux les Gaulois n’ont-ils pas parcouru l’Europe entière, laissant partout leurs traces, poussant leurs marches triomphantes et leurs colonies jusqu’en Asie ?

Il n’est donc pas vrai de prétendre, comme on le fait volontiers de l’autre côté de la Manche, que l’enthousiasme pour la colonisation soit le produit factice et éphémère du dépit que nous a causé notre défaillance volontaire en Égypte. Il ne date pas d’hier, puisqu’il a commencé le jour où la France a senti renaître en elle le goût de la géographie et des voyages. Une dizaine d’années d’études et d’efforts vers la connaissance du monde l’ont préparé, et, s’il a paru se manifester subitement, c’est qu’on n’avait pas fait attention à l’évolution morale et intellectuelle qui l’avait annoncé, et que le gouvernement, sur lequel tout se règle chez nous, n’y avait rien compris. Il s’est passé là, toutes proportions gardées, un phénomène du genre de celui qui a amené l’éclosion des grandes unités nationales formées depuis un quart de siècle autour de nous. L’art, la science, les lettres, l’enseignement ont prêché l’union avant que la politique et la guerre vinssent les réaliser. De même en France, l’engouement pt)nr la géographie, — devenue tout à coup la plus populaire, la plus française des sciences, — a été le prélude de la renaissance des mœurs coloniales.

Refoulé sur le continent européen, voyant se dresser en face de lui l’épaisse, l’impénétrable masse germanique qui l’écrasait, qui comprimait toutes ses ambitions, le peuple français a regardé plus loin, au-delà de l’Europe, au-delà des mers, et, à sa très grande surprise, il s’est aperçu que, sur d’autres continens, sur des terres encore libres, existaient des contrées où jadis il avait exerce une immense influence, où il s’était créé des intérêts durables, où, maigre son indifférence et son oubli, il possédait encore de grands avantages dont il pourrait tirer d’énormes profits. À cette première découverte s’est jointe une leçon qui ne l’a pas moins frappé. Ayant compromis ses épargnes en des entreprises financières européennes qui ont misérablement avorté, il s’est rappelé le mot de Stuart Mill, affirmant que, « dans l’état actuel du monde, la fondation des colonies était la meilleure affaire dans laquelle on put engager les capitaux d’un peuple vieux et riche ; » et il a pensé qu’en effet le plus sage serait de consacrer les siens à l’exploitation de pays neufs, où les trésors naturels s’offrent en foule à ceux qui sauront les premiers s’en emparer. La France, a-t-on dit, est essentiellement une fabrique de capitaux. Aussi, quoique son gouvernement se soit livré depuis trois ou quatre ans à un gaspillage effréné, quoiqu’elle-même se soit laissé duper par des faiseurs qui l’ont trompée et pillée, possède-t-elle toujours pour l’exportation une quantité considérable de ce produit de son travail et de son économie. Enfin une dernière découverte, et celle-ci fort triste, est venue corroborer toutes les autres. Dans la grande concurrence industrielle des nations européennes, la France a remarqué tout à coup qu’elle allait se laisser distancer, non-seulement par ses anciennes rivales, mais par des rivales nouvelles qui déjà lui avaient enlevé un grand nombre de marchés. Ce n’était plus seulement avec l’Angleterre qu’elle avait à lutter : l’Autriche, l’Allemagne, la Russie, l’Italie entraient dans la lice, fabriquaient des produits similaires aux biens et parvenaient à les insinuer partout où jadis on ne recherchait que les articles sortis de ses usines et de ses ateliers. Pour maintenir sa prospérité industrielle, il fallait donc qu’elle trouvât le moyen d’augmenter le nombre de ses débouchés et se fît d’autres cliens à la place de ceux qui lui échappaient. Sans cela, sa richesse, qui l’avait consolée naguère de ses désastres, allait décliner comme sa puissance politique. C’est de l’ensemble de ces découvertes qu’est sorti le mouvement en faveur de l’expansion coloniale.

On voit donc qu’il n’a rien de spontané, rien de factice; qu’il tient, au contraire, à des causes nombreuses, profondes, déjà anciennes pour la plupart, et dont l’effet ne pouvait manquer de se faire sentir un jour ou l’autre. Mais peut-être pensera-t-on que ces causes disparaîtront une à une, et que la France se dégoûtera alors des mœurs coloniales qu’elle semble vouloir adopter en ce moment. Ce serait mal juger l’avenir. En ce qui touche la politique, il n’est que trop vraisemblable, hélas! que la situation de l’Europe ne se modifiera pas de longtemps, du moins à notre profit. L’état de nos finances et de notre industrie est au contraire, susceptible d’améliorations rapides; mais il est bien clair qu’il ne changera cependant que si nous faisons tout ce qu’il est nécessaire de faire pour cela. Or, quand le remède réussira, pourquoi l’abandonnerions-nous? Mais ce n’est pas tout, car il faut se préoccuper encore des conditions morales dans lesquelles les progrès constans de la démocratie placeront notre pays. Ils préparent, on doit le croire, des générations pour lesquelles l’émigration deviendra une nécessité. On sait pourquoi, sous l’ancien régime, nos colonies se sont fondées si vite et si heureusement. Il y avait alors en France, comme il y a encore en Angleterre, grâce au droit d’aînesse, une classe nombreuse de personnes dont la fortune ne répondait pas à l’éducation; aussi ne trouvaient-elles pas à vivre sur le territoire national et devaient-elles s’expatrier afin de se procurer une existence qui leur convînt. Assurément le droit d’aînesse n’est pas sur le point de renaître en France; il y a même fort peu de chances pour que la liberté testamentaire des pères de famille, réclamée par certains publicistes, y soit jamais admise. Néanmoins tout fait supposer que notre pays ne suffira plus bientôt aux ambitions multiples qui vont s’y développer. L’essor extraordinaire donné à l’enseignement public éveillera jusque dans les derniers villages des idées, des aspirations, des sentimens qui ne trouveront pas à s’y satisfaire. Les milliers d’enfans qui entrent aujourd’hui dans nos écoles n’en sortiront pas tous convaincus que ce qu’il y a de mieux à faire est de rester chez soi, d’imiter ses pères, de vivre comme ils ont vécu. Eux aussi auront vu leur horizon intellectuel s’élargir; ils auront entendu parler de bien des choses que jusqu’ici on ne soupçonnait pas dans leur milieu social. Il est inévitable qu’un grand nombre d’entre eux, comme les cadets de famille d’autrefois, jugent leur fortune inférieure à leur éducation. Alors ou ils deviendront des mécontens, des déclassés, des révolutionnaires, ou ils iront chercher au loin l’emploi des facultés expansives que l’instruction aura éveillées en eux. C’est en se plaçant à ce point de vue qu’on ne saurait trop approuver l’usage, presque immodéré en apparence, qui se fait de la géographie dans notre enseignement public. Elle donne un but pratique aux instincts que l’ensemble de cet enseignement fait naître. Elle détourne vers les colonies les ambitions que l’instruction de la métropole éveille, mais que ses ressources ne sauraient satisfaire.

A la vérité, ces prévisions d’avenir paraissent au premier abord assez téméraires lorsqu’on songe à la lenteur avec laquelle notre population s’accroît. On a dit beaucoup, on dit toujours beaucoup que la France ne peut pas coloniser, parce qu’elle ne produit plus d’hommes en quantité suffisante. L’objection n’est pas sérieuse. D’abord la France a encore un accroissement annuel de population qui provient de l’excédent de cent mille âmes en moyenne des naissances sur les décès, et de l’immigration d’une quantité à peu près égale d’étrangers. Notre pays, en effet, exerce au dehors la plus vive attraction; chaque jour il voit affluer vers lui un grand nombre de personnes attirées par les bienfaits de son climat ou par les avantages de sa prospérité économique. Parmi ces personnes, beaucoup deviennent françaises, et à Dieu ne plaise que nous nous en plaignions ! Notre histoire prouve avec quelle facilité nous assimilons les étrangers, et quels services ils nous rendent dès qu’ils sont assimilés. Ainsi, sans s’appauvrir en aucune façon, la France pourrait disposer annuellement de quinze à vingt mille émigrans pour constituer au dehors des sociétés filles de la sienne. C’est peu sans doute en comparaison du flot de colons que l’Angleterre déverse chaque année sur son immense empire; néanmoins c’est certainement assez pour le service de nos possessions restreintes. Si l’on tient compte de la différence existant entre l’étendue de nos colonies et l’étendue de celles de l’Angleterre, on reconnaîtra que, proportionnellement, nous n’avons pas moins d’hommes qu’elle à employer à l’œuvre coloniale. Pourquoi donc ne ferions-nous pas sur un théâtre moins vaste ce qu’elle fait sur un théâtre gigantesque, avec des moyens relativement égaux aux nôtres? Il est juste d’ailleurs d’ajouter que l’absence de colonies, jointe au goût de la vie casanière qui a si malheureusement dominé chez nous depuis le commencement du siècle jusqu’à ces dernières années, sont la cause principale, sinon unique, de la stagnation de la population française, dont tous les politiques et tous les économistes s’émeuvent à bon droit. Nous n’avons plus d’enfans, parce qu’avec les besoins de bien-être qui règnent aujourd’hui, nous n’avons plus sur notre territoire les ressources nécessaires à l’existence aisée et douce que tout le monde aspire à mener. Mais que l’émigration redevienne populaire chez nous, qu’elle ouvre à l’industrie humaine de nouveaux et larges débouchés, et nous verrons aussitôt les familles croître et multiplier. L’expérience à cet égard est décisive. Sans aller en chercher la preuve chez nos voisins, ne suffit pas de faire observer que le département des Basses-Pyrénées, par exemple, qui envoie chaque année un nombre considérable d’émigrans dans les provinces de la Plata, accusait, au dernier recensement quinquennal, une augmentation de plus de quatre mille habitans ? Si dans tous nos départemens s’établissaient des courans analogues et réguliers d’émigration ; si chacun d’eux avait, au-delà des mers, une sorte de succursale peuplée de parens et d’amis des familles métropolitaines; si les pères et les mères savaient que leurs enfans, arrivés à l’âge adulte, pourront trouver là, dans un milieu français, une vie prospère, la France deviendrait aussi prolifique que l’Angleterre ou l’Allemagne.

Mais elle n’en a pas besoin pour coloniser. On attache trop d’importance à cette question d’excédent de population. Que nous importerait d’avoir une surabondance considérable d’habitans, puisqu’il n’existe plus de territoires vides où nous puissions créer des colonies de peuplement analogues à l’Australie ou au Canada? L’ère de ces colonies est close. La fatalité historique nous condamne à nous contenter de possessions d’une tout autre espèce: colonies de domination et de commerce, comme la Cochinchine, le Sénégal, le Congo; de plantation, comme les Antilles et la Réunion; ou, d’un genre mixte, se prêtant à un peuplement plus ou moins restreint, comme l’Algérie et peut-être Madagascar. Or, pour fonder et pour garder ces dernières possessions, il est inutile d’avoir une population exubérante. Ici la qualité importe plus que la quantité. Les émigrans ne peuvent se consacrer à la main-d’œuvre, pour laquelle les indigènes sont mieux constitués qu’eux; leur rôle se borne au gouvernement, à la police, à l’administration, à la direction des travaux. Un certain nombre d’employés, de contremaîtres, de chefs d’industrie et d’entreprises agricoles, instruits, intelligens, courageux, voilà, avec de grands capitaux, les élémens de la colonisation future. C’est précisément ce que nous trouverons sans peine dans l’ardente jeunesse qui va sortir de nos écoles. Encore une fois, nous n’avons pas besoin d’autre chose. Voyez l’Angleterre : la population totale de l’empire britannique est de 241 millions d’âmes, gouvernées par 35 millions d’habitans du Royaume-Uni et 11 millions de descendans d’Anglais disséminés dans les autres parties de l’empire. De même pour la Hollande. Les possessions néerlandaises couvrent une étendue de 35 milles carrés, à peu près le cinquième de la superficie totale de l’Europe, avec une population totale de 24 à 25 millions d’habitans, gouvernés par un tout petit pays qui compte tout au plus 2 millions 1/2 d’âmes. Et la France, qui a 37 millions d’habitans, ne serait pas assez peuplée pour gouverner son empire colonial, qui n’a pas 30 millions d’âmes? Allons donc! elle possède tout ce qu’il faut, non-seulement pour le gouverner, mais pour l’accroître dès qu’elle y travaillera sérieusement.

Est-il besoin de réfuter aussi les argumens tirés de notre prétendu manque d’aptitudes colonisatrices? Assurément non. Ce lieu-commun est devenu insoutenable. A ceux qui nous réfutaient les qualités nécessaires à l’expansion extérieure, on a répondu sans peine, en rappelant ce que nous avons fait jadis, ce que nous faisons encore aujourd’hui. Toutes proportions gardées, il serait difficile d’établir en quoi les conditions de la domination française en Cochinchine sont plus mauvaises que les conditions de la domination anglaise dans l’Hindoustan. Voilà une colonie qui, née d’hier, ne coûte déjà plus rien à la métropole. L’Algérie est certainement aussi prospère, au point de vue économique, que la seule colonie anglaise qui se trouve, comme climat, territoire et population, dans une situation analogue, c’est-à-dire la colonie du Cap de Bonne-Esperance. Nos Antilles supportent aisément la comparaison avec les îles voisines placées sous la domination de la Grande-Bretagne. Enfin, si les Anglais font chaque jour des acquisitions nouvelles, la France, malgré toutes ses équipées en Europe, n’a-t-elle pas reconstitué, dans l’espace de cinquante ans, un domaine colonial qui compte, comme je viens de le dire, près de 30 millions d’âmes et dont le mouvement commercial atteindra bientôt 1 milliard?

Mais tout cela, c’est le présent. Or, dans le passé, qu’il ne faut pas oublier non plus pour juger ce que nous valons, je ne crains pas d’affirmer qu’aucun peuple, sans en excepter l’Angleterre, n’a mieux réussi, même dans la colonisation de peuplement, ni jeté sur plus de continens des populations plus nombreuses, plus tenaces, plus capables de porter la civilisation et de la répandre au loin. Malheureusement ces populations ont toujours été, après un temps plus ou moins long, abandonnées par la mère patrie, qui les a livrées à la domination étrangère. C’est ce qui est arrivé, pour ne citer qu’un exemple, au Canada. Mais, même ainsi arrachés à la France, nos compatriotes coloniaux sont restés Français de cœur et d’esprit ; jamais ils ne se sont fondus dans la masse de leurs nouveaux maîtres ; jamais ils ne se sont laissé assimiler par eux. Il y a peut-être là un don particulier des races latines, que les races germaniques et anglo-saxonnes ne possèdent pas au même degré. Les Anglais se sont établis dans d’innombrables contrées ; mais dans aucune ils ne se sont mélangés aux indigènes et n’ont formé par croisement des populations mixtes semblables à celles que les Espagnols ont fait naître sur tous les points de l’Amérique du Sud et que nous avons produites nous-mêmes dans nos vieilles colonies d’Afrique et d’Amérique. Si l’Anglo-Saxon n’a pas le pouvoir, il disparaît ou perd son caractère national, il en est de même de l’Allemand. Il y a quelques mois, la Gazette de l’Allemagne du Nord, exprimant le désir de voir l’émigration allemande se diriger vers des territoires libres où elle pourrait conserver ses mœurs, sa législation, sa langue, disait : « Qu’où ne nous parle pas des États-Unis ! Quelque haute estime que nous ayons pour ceux de nos compatriotes qui y ont émigré, quelque désir que nous ayons de rester unis à eux, nous n’oublions pas que l’aptitude naturelle d’assimilation particulière au caractère allemand a pour effet de se laisser façonner avec la facilité de la cire ; nous savons malheureusement trop que la génération suivante des émigrans ne parle plus qu’un allemand corrompu et tronqué, et que les petits-fils sont complètement américanisés. Ils ne reviennent plus jamais ! » Il s’agit, on le voit, d’une assimilation passive, d’une assimilation à rebours. Notre race, si bien douée pour l’assimilation active, pour celle qui s’impose et ne se subit pas, est complètement réfractaire à l’autre. Tandis que les Allemands, les Anglais, les Irlandais émigrés en Amérique sont, au bout d’une ou deux générations, de vrais Américains, nos compatriotes gardent toujours leur tempérament propre, leur individualité nationale ; bien plus, les Canadiens français, qui se rendent en grand nombre depuis quelques années aux États-Unis, quoiqu’ils aient déjà subi la pression assimilatrice de la race anglo-saxonne, ne se perdent pas non plus dans le courant de la population commune. On peut voir dans plusieurs villes industrielles du nord de la grande république américaine des réunions, des cercles, des théâtres français; ils sont alimentés par les émigrés canadiens, qui transportent avec eux la patrie dans les contrées nouvelles où ils vont s’établir. Quoiqu’en plus grand nombre, les émigrés allemands agissent tout autrement. Comme le disait fort bien la Gazette de l’Allemagne du Nord, ils se laissent immédiatement façonner avec la facilité de la cire, et bientôt l’empreinte américaine est si nette chez eux qu’elle fait totalement oublier leur origine germanique.

Ainsi la France, ou plutôt la lace française, a de telles qualités coloniales que, même au second degré, même après avoir subi l’influence d’un premier milieu étranger, elle est encore capable de fonder des établissemens qui gardent une puissante, une irrésistible originalité. Je pourrais trouver une nouvelle preuve de ce que j’avance dans l’histoire d’un peuple qui possède encore un des plus beaux empires coloniaux du monde, la Hollande. Je dis : qui possède encore, parce qu’à l’heure présente, les Hollandais n’ont pas des colonies dans le sens strict et ancien de ce mot, c’est-à-dire des territoires peuplés par eux, où leur race se développe en toute liberté. Mais ils ont essayé plusieurs fois de fonder des colonies de cette espèce, et ils ont à peu près réussi au Cap de Bonne-Espérance et en Amérique dans la Nouvelle-Néerlande (état de New-York); là vivent des populations nombreuses, véritablement hollandaises, dont la Hollande a perdu par sa faute la direction politique, mais qui n’en restent pas moins pour telle ce que le Canada est pour nous. Seulement, si l’on va au fond des choses, on s’aperçoit bien vite que les vaillans pionniers qui, partis de la Hollande, se sont rendus dans le sud de l’Afrique, étaient des réfugiés de l’édit de Nantes, des Français, et que ce sont eux qui ont constitué, ainsi qu’on s’en est aperçu dans les complications récentes avec l’Angleterre, le noyau le plus tenace et le plus vaillant de la population boër.

Contester le génie colonisateur à un peuple qui le communique aux nations chez lesquelles il essaime les débris de ses révolutions et de ses discordes civiles est donc commettre une erreur historique grossière. Pour expliquer nos échecs coloniaux, ce n’est pas cette raison qu’on doit donner. Dès qu’on l’étudie avec attention, ce qui frappe dans l’histoire de nos colonies, c’est que la cause de leur perte provient, non de la manière dont elles ont été directement conduites, mais de la déplorable politique suivie dans la métropole et dont le contre-coup les a ruinées. Il est malheureusement indéniable que la France, si bien douée pour l’expansion extérieure, n’a jamais su diriger sa politique intérieure de manière à profiter de ses grandes qualités. Chez elle l’œuvre coloniale a toujours été le produit d’entreprises isolées, de tentatives individuelles, un instant favorisées par l’opinion publique, mais bien rarement comprises par les gouvernemens, qui les ont toutes fait avorter à la longue à force d’imprévoyance, d’aveuglement, de faiblesse malencontreuse ou de témérité mal placée. Qu’on se rappelle les admirables, mais éphémères triomphe du XVIIIe siècle, où le génie d’un Dupleix faillit nous donner l’Inde ! Hélas ! ce beau rêve de Golconde et de Lahore, longtemps caressé, un instant réalisé, a fini dans les plus tristes humiliations. Des aventures inoubliables, préparées avec toute la sagacité et toute la sagesse de l’esprit français, exécutées avec toute la fougue du tempérament gaulois, se sont terminées par la substitution de l’Angleterre à la France dans les contrées que celle-ci semblait avoir conquises à tout jamais. Sic vos non vobis! Ce n’était ni la première ni la dernière fois. Nous voilà repris par la séduction des entreprises lointaines; dans presque toutes les parties du monde, des explorateurs hardis, véritable monnaie de Dupleix, s’élancent à la poursuite de royaumes qui n’ont pas le charme poétique de ceux de Golconde et de Lahore, mais dont les richesses conviennent au sens pratique de notre siècle de prose. L’entraînement est général. Reste à savoir s’il ne tournera pas, comme autrefois, en désastres et en déceptions? Après ce que je viens de dire, il est évident que cela dépendra uniquement de notre conduite générale. Nous avons, à n’en pas douter, des aspirations coloniales très sérieuses; aucune aptitude colonisatrice ne nous fait défaut; le bon sens politique, des nécessités économiques impérieuses nous poussent vers les colonies: mais avons-nous une politique coloniale fondée sur des principes assez clairs pour donner aux chambres et à l’opinion la perception nette du but à atteindre et des moyens à employer à cet effet? Avons-nous des mœurs publiques susceptibles de se prêter aux entreprises de longue haleine et un gouvernement capable de les conduire ? Dans le passé, nos acquisitions et nos succès ont été quelque peu le produit du hasard, rapidement contrarié par les fautes de la métropole, tandis que nos revers ont procédé pour la plupart d’une absence lamentable de connaissances préalables, d’esprit de suite et de desseins arrêtés. En sera-t-il de même à l’avenir?


II.

Pour répondre complètement à cette question, il faudrait faire un examen détaillé de notre situation intérieure, qui me conduirait beaucoup trop loin. Je me bornerai à rappeler que l’œuvre coloniale est une œuvre de longue haleine et de longue portée, et que ce qu’elle demande avant tout, par-dessus tout, c’est une politique à la fois très élevée et très suivie. Comme les résultats ne sont pas immédiats, comme elle exige beaucoup d’efforts immédiats pour ne donner ses fruits que dans un laps de temps assez éloigné, comme elle sacrifie le présent à l’avenir, elle ne peut être entreprise que par des gouvernemens capables d’échapper aux petites passions du moment et puisant dans la sécurité de leur existence le courage de résister aux conseils d’un égoïsme étroit ou d’une pusillanimité mesquine. Or, des gouvernemens de ce genre, nous n’en connaissons plus depuis quelques années. Faut-il s’en prendre, comme l’affirment beaucoup de personnes, à notre système électoral ? Faut-il plutôt chercher à un mal aussi grave une cause plus profonde? Je l’ignore, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que nous sommes gouvernés par des hommes d’état dont l’horizon est circonscrit aux limites de leur arrondissement ou aux fortifications de Paris. Aussi la plupart d’entre eux n’ont-ils pas la notion de ce qui se passe au dehors et de la part qu’il faudrait y prendre pour augmenter la prospérité de notre pays. Ce ne serait rien cependant, s’ils demeuraient assez longtemps au pouvoir pour contracter, sinon les connaissances dont ils sont dépourvus, au moins une certaine habitude du maniement de la chose publique qui parfois, y supplée. Mais jusqu’ici la moyenne de nos ministères n’a pas dépassé quelques mois. Or la seule règle de conduite de ceux qui arrivent est de faire le contraire de ceux qui s’en vont. Il n’y a pas eu d’autre cause à l’abandon de notre politique traditionnelle en Égypte. L’éducation de nos gouvernans empêche toute entreprise qui dépasse les bornes intellectuelles d’hommes d’état élevés dans les petits cercles de province ou dans les coteries de Paris ; leur fragilité s’oppose à toute action continue, à toute tradition durable se perpétuant de cabinets en cabinets, et s’appliquant sans interruption au développement de notre puissance extérieure.

L’idée que la chambre des députés se fait de ses attributions et de la nature de son mandat ajoute encore à la faiblesse des gouvernemens successifs qu’elle forme un jour pour les renverser le lendemain. Elle considère les ministres, on le sait, comme des sortes de commis chargés d’exécuter ses volontés souveraines, non comme des guides en qui elle place sa confiance et dont par suite elle accepte la direction. Elle a mis la main sur l’administration, qu’elle prétend exercer de la manière la plus capricieuse et la plus arbitraire. Son influence ne doit pas être moins directe, moins intime sur la politique extérieure. De là les hésitations, les faiblesses des ministres, qui n’osent prendre aucune résolution sans la consulter et qui n’osent pas, en la consultant, lui laisser comprendre la portée des résolutions qu’ils lui proposent. Ce manque de courage vis-à-vis de la chambre a produit en Tunisie des effets presque désastreux. Si l’expédition, qui aurait dû se prolonger un mois à peine, a duré plus d’un an, si l’occupation, qui aurait dû s’exécuter complètement dès le début des opérations, ne s’est faite qu’avec une lenteur désespérante et des pertes considérables en hommes ou en argent, c’est qu’il ne s’est pas trouvé un ministre assez audacieux pour oser dire à la chambre ce que nous allions faire en Tunisie. On a cherché des prétextes, on a inventé des légendes dont l’Europe a ri, alors qu’il eût été si simple de proclamer bien haut les intérêts majeurs qui nous obligeaient à pénétrer en Tunisie et à nous y fixer. Les mêmes causes ont produit au Tonkin les mêmes effets. Là aussi, nos hésitations, nos craintes, nos faiblesses out compromis une situation excellente et provoqué des difficultés qui ne se seraient jamais produites si nous avions su agir en temps opportun et avec énergie. Il y a un an, il eût été très aisé de jeter une petite armée dans le della du Song-Koï, de paralyser les Pavillons Noirs, qui n’étaient point préparés à la lutte, et de placer la Chine en face d’un de ces faits accomplis devant lesquels les peuples orientaux s’inclinent toujours. Mais nous avons pris des demi-mesures qui ont tout gâté. Nous avons donné le temps à la Chine d’agir, de se mettre en mouvement, de s’ingérer dans une affaire dont nous voulions l’exclure. Il en est résulté des périls contre lesquels nous ne luttons pas sans accidens et qui pèseront longtemps sur notre position, non-seulement au Tonkin, mais dans toutes les mers de Chine. J’en dirai autant du Congo. Le Congo est un exemple remarquable du peu d’harmonie qui existe aujourd’hui entre l’opinion publique et les actes de nos gouvernemens. S’il y a eu, depuis quelques années, un mouvement d’opinion énergique et universel dans notre pays, c’est celui qui s’est produit en faveur de l’entreprise de M. de Brazza au Congo. Pour la première fois dans notre histoire contemporaine, on a vu tous les partis, depuis l’extrême droite jusqu’à l’extrême gauche, s’enflammer du même zèle pour une même cause. Mais ce beau feu, dont la nation entière semblait animée, s’éteignait juste à la limite des régions gouvernementales. De longs mois se sont écoulés sans que M. de Brazza, héros populaire entre tous, obtînt le moindre encouragement des ministères et des chambres. Enfin on s’est décidé à le renvoyer avec quelques centaines de mille francs sur le théâtre de ses découvertes. Mais on avait donné le temps à son rival, Stanley, de l’y devancer, d’y accomplir des révolutions, d’y bouleverser son œuvre, d’y créer les obstacles au milieu desquels il se débat avec tant de peine en ce moment.

On ne doit point se faire d’illusion. Si la politique coloniale est, à l’heure actuelle, la seule politique sage, avisée, pacifique et relativement aisée, il n’en est pas moins vrai qu’elle ne peut produire ses fruits qu’à la condition d’être conduite avec des vues d’ensemble et une résolution soutenue. Il ne suffit pas de laisser aller dans toutes les directions les hardis aventuriers qui se lancent avec tant de courage sur les continens les moins explorés et, lorsque l’un d’eux semble réussir, de lui envoyer quelque secours. Il ne suffit pas non plus d’attendre que les questions naissent d’elles-mêmes et de chercher alors, sous le coup de la nécessité, à leur donner des demi-solutions. C’est ce que nous venons de faire en Tunisie, à Madagascar, au Tonkin, au Congo. Toutes nos entreprises ont été ou plutôt sont encore isolées; nous n’en avons calculé ni la portée ni les conséquences; nous ne les avons pas rattachées à un plan général mûri d’avance et qui se rapportât à la fois à notre politique intérieure et à notre politique extérieure. Au moment même où nous nous emparions de la Tunisie, où nous augmentions le nombre de nos sujets arabes, nous continuions de plus en plus en Algérie à mécontenter les indigènes par des mesures aussi injustes que maladroites. Nous sommes une grande puissance arabe, et nous n’avons pas encore compris qu’il en résultait, pour nous l’obligation d’avoir une politique arabe! Plus tard, une révolution a éclaté en Égypte. Nous venions, comme je le disais, de conquérir une nouvelle province musulmane, nous nous préparions à lancer des expéditions sur tous les points de l’Asie et de l’Afrique: n’importe! Nous avons déclaré que cette révolution ne nous regardait pas, et nous avons laissé l’Angleterre aller seule au Caire et à Port-Saïd, s’emparer d’une des villes les plus importante de l’islam, et de la plus grande route commerciale du monde! De plus, nous avons détruit l’alliance anglaise qui empêchait nos voisins de nous faire sur les mers une trop dangereuse opposition. Toutes ces fautes commises, nous avons jugé l’heure favorable, et nous sommes partis pour le Tonkin. Hélas! là aussi, nous avons immédiatement fait preuve de cette incapacité où nous paraissons être d’envisager les questions dans leur ensemble sans nous perdre dans les détails secondaires. Qu’est-ce pour nous que le Tonkin? Est-ce une simple province, d’une richesse plus ou moins grande, une sorte de Cochinchine nouvelle moins insalubre que la première? Assurément non; car, si ce n’était que cela, nous serions insensés, dans l’état actuel de nos affaires, le lendemain de la prise de la Tunisie et de notre rupture avec l’Angleterre, d’y aventurer nos soldats et nos millions. Le Tonkin est la clé du Yun-nan et l’une des plus belles positions qu’on puisse occuper sur les mers de Chine. Voilà pourquoi nous nous y rendons. Mais comprend-on alors que la première chose que nous ayons faite, en partant pour cette expédition lointaine, soit de nous être brouillés avec la Chine, qui sera toujours maîtresse de nous fermer le Yun-nan et de nous entraver sur toutes les côtes de son immense empire? Cette faute ne date pas d’hier. Après l’expédition de Chine, les Anglais n’ont rien épargné pour s’insinuer dans l’empire du Milieu, pour y établir leur influence, pour attirer à eux ses prodigieuses ressources. Ils ont eu l’habileté de se faire confier l’administration des douanes, où nous avions d’abord une part que nos consuls n’ont eu rien de plus pressé que de leur livrer, et d’en faire la principale source de revenus du trésor chinois. Par là ils se sont rendus utiles, indispensables. Nous n’avons pas suivi cet exemple ; nous nous sommes bornés à donner aux Chinois quelques leçons militaires. dont ils se sont déjà servis contre nous-nous avons dédaigné de leur rendre des services moins dangereux et mieux appréciés. Enfin, à la première occasion qui s’est présentée à nous, nous les avons traités avec une morgue hautaine que les Orientaux n’oublient jamais. C’est peut-être de la grande politique moderne; mais on me pardonnera de penser que la politique ancienne était à quelques égards préférable. Au risque d’être traité de complaisant de cet ancien régime dont les manuels d’enseignement primaire à la mode nous divulguent toutes les horreurs, j’oserai dire que nous aurions dû faire dans l’extrême Orient, sur un théâtre agrandi, ce que la vieille monarchie avait fait, avec un si admirable bon sens et une si parfaite absence de préjugés, dans l’Orient méditerranéen. Il y avait là un peuple qui paraissait alors aux nations européennes aussi barbare, aussi repoussant que les Chinois peuvent nous le paraître aujourd’hui à nous-mêmes ; sa religion, ses mœurs, ses idées n’étaient pas moins différentes des nôtres; il ne nous détestait, il ne nous méprisait pas moins que ne le font maintenant les Célestes. Néanmoins il occupait les plus riches contrées de la Méditerranée; cela suffit à la vieille monarchie pour accepter tous les sacrifices, voire même tous les affronts, afin de s’emparer de ses marchés et de devenir le principal agent de son commerce. La lutte commerciale s’est agrandie de nos jours ; elle n’est plus circonscrite à la Méditerranée; c’est à l’extrême Orient qu’elle se développe et que, de plus en plus, elle se développera. Seulement, sur ces mers nouvelles la France actuelle laisse l’Angleterre jouer le rôle que la France d’autrefois jouait dans les mers européennes. Que d’autres s’emparent des leçons de son histoire et les mettent à profit, elle n’en a cure; elle aurait plutôt quelque honte de les appliquer personnellement : ne serait-ce pas reconnaître que le passé n’est pas uniquement, comme on le professe dans les écoles, une longue suite de crimes, qu’il a eu ses grandeurs, ses gloires, et qu’il peut encore donner des enseignemens au présent?

Et de même que nous ne sommes plus capables d’avoir, dans nos rapports avec les grands états barbares du monde, une politique large, élevée, dégagée de préjugés; de même notre action extérieure se heurte à deux écueils provenant d’une sorte d’esprit de secte, de fanatisme à rebours qui s’est emparé, dans ces dernières années, du personnel gouvernemental de la France. Le premier de ces écueils est bien connu ; je l’ai signalé longuement ici même, et je n’aurais pas besoin d’y insister aujourd’hui, si je ne tenais encore à donner un ou deux exemples des sottises qu’il nous fait commettre chaque jour. Personne n’ignore avec quel aveuglement nos chambrer refusent de tenir compte du parti que l’on peut tirer de la propagande religieuse pour les progrès de l’œuvre colonisatrice. La plupart de nos députés ne sont pas neutres en religion, ce qui est le devoir de tout homme d’état digne de ce nom : sous prétexte de combattre le cléricalisme, beaucoup d’entre eux ont engagé une guerre acharnée, aveugle, inepte, contre toute entreprise, catholique, qu’elle se produise en France ou à l’étranger. Je n’ai pas le moins du monde l’intention de parler de ce qui se passe en France. Mais, pour l’influence extérieure chez les peuples barbares, et surtout chez les peuples idolâtres, la propagande religieuse est à coup sûr un des moyens d’action les plus énergiques. Tous ceux qui connaissent l’Orient et l’extrême Orient l’affirment; la raison, d’ailleurs, et l’expérience des autres peuples le prouvent. C’est la communauté de religion qui fait que la Russie a une prise sérieuse sur une grande partie des habitans de l’empire turc, et les sociétés bibliques anglaises sont parmi les instrumens les plus efficaces de la politique et du commerce anglais. On a été jusqu’à calculer à Londres ce que chaque missionnaire rapportait à l’industrie nationale. Chez nous, on ne se livre pas à ces calculs. Un des plus grands soucis de certains députés a été d’empêcher les expéditions envoyées au Tonkin de se servir, pour le succès de leurs entreprises, de l’élément catholique, qui est assez nombreux dans ces contrées; quelques-uns ont soutenu que c’étaient les chrétiens qui avaient fait massacrer Francis Garnier, oubliant les massacres épouvantables qu’ils ont subis eux-mêmes après la mort de ce dernier. Mais, pour les besoins de la cause, il fallait que ces chrétiens, qui se sont compromis tellement avec nous qu’après notre départ ils ont été persécutés et assassinés sans miséricorde, se fussent montrés nos pires ennemis ! On ne peut pas non plus rappeler sans tristesse que la chambre a soulevé, l’hiver dernier, un incident grave à propos d’un crédit de 50,000 francs en faveur de M. Lavigerie, le Français peut-être qui a le plus fait pour la civilisation de l’Afrique. On sait qu’il a lancé de hardis missionnaires jusque dans la région des Grands-Lacs et qu’il a fondé des stations permanentes à Ouganda, à Mazausé, à Ujiji et à Taboura. Là, dans ces régions révélées d’hier, où si peu d’Européens ont passé, mais qui sont destinées sans doute à un si grand avenir, des religieux français répandent notre influence et notre civilisation, étudient les idiomes locaux, préparent la route aux commerçans et aux colons. Il faut bien, d’ailleurs, que les missionnaires de M. Lavigerie s’enfoncent de plus en plus au cœur de l’Afrique, car on les chasse des possessions françaises comme des proscrits et des parias. Dans l’empressement d’assurer la suprématie de l’enseignement laïque, on a violemment fermé les écoles qu’ils avaient fondées en pleine Kabylie, dans les montagnes du Jurjura, où ils faisaient connaître notre langue et nos mœurs. Puis, on a travaillé avec une telle lenteur à l’ouverture des établissemens laïques destinés à les remplacer, qu’ils ne sont point encore organisés, il en est résulté une sorte d’interrègne qui dure depuis plus d’un an. Aussitôt la société biblique de Londres, dont le zèle n’a pas toujours beaucoup de sagacité, s’est imaginé que la suppression des écoles congréganistes était un grand échec pour la cause catholique, et que, naturellement, c’était la propagande protestante qui devait en profiter. Elle a donc acheté une propriété pour établir un dépôt de bibles et autres livres religieux, et fait traduire l’évangile de saint Mathieu en langue berbère afin de le distribuer aux montagnards. Voilà au profit de quel prosélytisme belliqueux nous avons détruit l’œuvre purement civilisatrice de M. Lavigerie! On répète bien souvent, chez nous, que les missionnaires protestans n’ont pas la maladresse des nôtres, qu’ils travaillent beaucoup plus à répandre le commerce anglais que leur foi religieuse. Ce qui se passe en Kabylie est la preuve du contraire. Tandis que M. Lavigerie, esprit aussi indépendant qu’actif et généreux, voulait faire des Kabyles des hommes civilisés avant de leur offrir le baptême; tandis qu’il ne leur disait pas un mot du catholicisme dans ces écoles uniquement françaises que la France a renversées, la société biblique de Londres inaugure son entreprise par une traduction de l’évangile de saint Mathieu! Peu importe! on n’en continuera pas moins à répéter à la chambre et dans la presse que nos missionnaires sont des fanatiques dédaigneux des intérêts nationaux et que les missionnaires anglais mettent la patrie et la civilisation au-dessus de la foi. Il faut n’avoir jamais fait un pas hors de France pour soutenir une pareille absurdité. Il y a quelques mois, je causais à Constantinople avec M. de Sarzec, l’heureux et courageux explorateur dont les admirables trouvailles ont enrichi notre musée assyrien d’objets si précieux. Il me parlait des chefs arabes avec lesquels il vit : « Presque tous, me disait-il, connaissent la France et la regardent comme la plus grande nation de l’Europe. Beaucoup d’entre eux savent même aujourd’hui le français. C’est que, depuis quelques années, un certain nombre de dominicains se sont fixés à Mossoul, où ils ont immédiatement ouvert une école, établi une petite imprimerie et réuni des centaines d’ouvrages français, qu’ils répandent dans tout le pays.» Il ajoutait que partout où il avait passé, en Ethiopie, en Arabie, il avait également vu les missions devenir des centres français. Je dois avouer que ce nouveau témoignage, venant d’un homme qui, en ces dernières années, a mené à bonne fin une des plus belles entreprises scientifiques extérieures que la France ait conduites, m’a beaucoup plus frappé que les affirmations téméraires de M. Lockroy corroborées par les plaisanteries de M. Camille Pelletan.

Le second écueil qui, dans nos mœurs actuelles, contrarie l’œuvre coloniale, est d’un tout autre genre. Nos chambres ont pris en suspicion et en aversion l’initiative privée, et surtout celle des sociétés financières. « Nos chambres inexpérimentées, a dit à ce sujet M. Paul Leroy-Beaulieu, se sont prononcées en France pour les entreprises de travaux publics directement faits par l’état : on est arrivé à cette effroyable débauche du plan Freycinet, qui a failli ruiner à tout jamais nos finances. Tout ce qui est société financière ou homme de finances excite dans la chambre la suspicion ou la réprobation, quoique, par une singulière contradiction, les trois quarts de nos députés recherchent avec avidité la situation d’administrateur de société anonyme. Nos chambres veulent voir dans toutes les entreprises des scandales financiers, ce que l’on appelle d’un mot grossier des tripotages. Le rachat de la dette tunisienne? spéculation privée et éhontée ! La construction des chemins de fer algériens et tunisiens ? spéculation également accompagnée de collusion ! Voilà comment nos chambres comprennent de prime abord toutes les affaires. Aussi elles regimbent devant les entreprises les plus utiles; elles s’y refusent ou les retardent comme pour le rachat de la dette tunisienne ; ou bien encore elles veulent tout faire faire par l’état, comme pour les chemins de fer du Haut-Sénégal, et elles oublient qu’en France, du moins, l’état fait tout lentement et chèrement. Certes, nous ne prétendons pas que tous les financiers soient probes, ni même que beaucoup d’entre eux aient le désintéressement d’Aristide ou l’élévation morale de Marc Aurèle. C’est M. Guizot, je crois, qui a dit que la politique n’est pas une œuvre de saints ; la finance non plus n’est pas une œuvre de saints ni d’ascètes; il ne s’ensuit pas que toutes les entreprises privées soient des traquenards. Par leur suspicion exagérée vis-à-vis des sociétés financières, les chambres se privent des concours les plus utiles. Si une demi-douzaine de financiers doivent gagner un ou deux millions dans une affaire qui doit être profitable à la France, ce n’est pas une raison pour la différer, ni surtout pour l’écarter définitivement. »

On ne peut, d’ailleurs, être bien touché de cette horreur affectée qu’inspirent les sociétés financières. Il est trop évident que si l’on désire si hautement voir l’état se charger de toutes les entreprises au dedans et au dehors, c’est qu’au fond du cœur chacun se dit : L’état, c’est moi! Un régime où les chemins de fer tomberaient aux mains de l’état, où les travaux publics, où les grandes concessions intérieures et extérieures lui appartiendraient directement, ne serait-il pas la plus féconde des vaches à lait pour tous ceux qui, de près ou de loin, touchent au pouvoir? L’état n’est point un être de raison, une entité métaphysique; il se compose des personnes qui tiennent le gouvernement, c’est-à-dire, chez nous, de ces chambres si scrupuleuses dont M. Paul Leroy-Beaulieu combat l’excessive sévérité, et des ministères qu’elles créent et renversent à leur gré. Dieu nous préserve de voir un jour toutes les industries, comme toutes les administrations, peuplées des cliens et des favoris du parlement! L’initiative privée a ses dangers, elle a même ses vices ; mais elle peut seule créer, sur tous les points du globe, des intérêts français considérables, que l’état doit se borner à soutenir, à défendre contre les compétitions étrangères. Les plus grandes œuvres de ce siècle, le percement de l’isthme de Suez par exemple, ont été faites par des sociétés financières. A l’heure actuelle, il n’y a que des sociétés financières qui soient en mesure de créer des comptoirs, d’organiser des factoreries, de faire naître un commerce partout où nos explorateurs et nos soldats ouvrent des débouchés. L’état n’a pas à prendre leur place. En revanche, il a le devoir de les protéger. La politique des intérêts est la conséquence obligée de la politique coloniale. Une nation qui fonde des colonies, qui développe dans le monde entier son action industrielle et commerciale, est inévitablement entraînée à préserver sa richesse des attaques de l’envie et de la mauvaise foi. Les radicaux le nient avec colère ; à leurs yeux, toute entreprise française à l’extérieur étant une spéculation plus ou moins honteuse, mérite d’être abandonnée aux chances les plus fatales de la fortune. S’ils venaient à l’emporter parmi nous, personne ne voudrait plus s’exposer à être volé et pillé au loin sans que la France y fît la moindre attention. On s’enfermerait donc dans nos frontières, où l’on étoufferait peu à peu faute d’alimens.

Mais il existe une autre forme de socialisme qui n’est pas moins dangereuse aujourd’hui que celle en vertu de laquelle toutes les grandes entreprises devraient être dirigées par l’état. On a découvert, depuis quelques années, que l’état avait le devoir de venir en aide aux travailleurs durant les crises économiques afin de les empêcher d’en subir les atteintes. Ce n’est plus le droit au travail tel qu’on le proclamait en 1848, c’est, paraît-il, le droit du faible. Si l’on parvient à saisir la nuance, on est évidemment doué d’une profonde perspicacité. Droit au travail ou droit du faible, de quelque nom qu’on décore ou qu’on masque le socialisme, de quelque qualificatif qu’on se serve pour le dissimuler, il est impossible de ne pas signaler les périls qu’il risque de faire courir à notre pays. On comprend, dans une certaine mesure, qu’un gouvernement aristocratique, comme l’était par exemple le sénat romain, ou qu’un gouvernement monarchique, comme l’est l’empire allemand, ne recule pas devant le socialisme pour écarter les révolutions politiques et sociales dont il se sent menacé. Ne dépendant point directement de ceux auxquels il assure du travail et des avantages matériels, ayant une origine qui le place au-dessus d’eux, qui lui donne à leur égard une grande liberté d’action, il peut diriger le socialisme de manière à amortir et à détruire peu à peu les crises économiques. Qu’une grande ville comme Rome ou Berlin vienne à regorger d’ouvriers sans ouvrage, il est assez fort pour attirer un grand nombre d’entre eux dans des ateliers qu’il ouvre au loin sur son propre territoire ou dans les colonies. De cette manière, le socialisme vient en aide aux lois économiques; il ne les contrarie pas. Mais un gouvernement démocratique, populaire, issu du suffrage universel, ne saurait faire du socialisme qu’au rebours des lois économiques et de façon à perpétuer les crises au lieu de les atténuer. Tenant son pouvoir de ceux mêmes qui lui demandent du travail, s’il refuse de leur en donner dans le lieu où ils le demandent et dans les conditions qu’ils exigent, ils se soulèvent aussitôt contre lui et le renversent. Peu importe qu’en cédant à leurs réclamations il empire le mal ! Il n’est pas libre de faire autrement. Ce qu’on appelle le droit du faible est en réalité le droit du fort ; car le fort, c’est le travailleur, c’est l’électeur, c’est le peuple, c’est la majorité; tandis que le faible, c’est le capitaliste, c’est le contribuable fortement imposé, c’est la minorité dont l’influence est noyée dans la masse du corps électoral. Le socialisme d’état est donc interdit aux gouvernemens démocratiques qui veulent rester libéraux; il ne l’est pas moins à ceux qui veulent avoir une grande politique coloniale. En empêchant, en effet, les lois économiques de s’exercer, d’amener des déplacemens de populations, d’inspirer à ceux qui souffrent le désir de chercher hors des frontières le bien-être qui leur manque à l’intérieur, il entrave l’émigration, il la rend impossible. Tout le monde prétend vivre aux dépens du sol national, et cette masse d’appétits l’épuisé bien vite. Au lieu d’aller ouvrir au loin des sources de richesses nouvelles, les capitaux sont dévorés sur place en entreprises ruineuses ou en travaux de luxe inutiles, qu’on exécute uniquement pour donner du pain aux travailleurs protégés par l’état. Le pays dévore ainsi sa propre substance, sans s’assimiler aucun élément étranger, jusqu’à ce qu’il tombe enfin d’épuisement et de misère.


III.

On voit donc combien nos mœurs politiques actuelles et les idées gouvernementales répandues parmi nous risquent d’être fatales au mouvement d’expansion coloniale qui s’est dessiné dans la nation et qui pourrait seul, en se développant, assurer à notre pays un avenir prospère. La politique commerciale que nous avons suivie depuis quelques années a eu aussi des conséquences très fâcheuses et menace d’en avoir de plus fâcheuses encore. Personne n’ignore que notre commerce extérieur est, sinon en décadence générale, du moins dans une sorte de stagnation des plus décourageantes. Plusieurs de ses branches importantes sont atteintes ou compromises : la rubannerie, par exemple, la mercerie et diverses industries parisiennes. Il est certain qu’une des causes principales d’un état de choses si malencontreux doit être cherchée dans le progrès des idées avancées et dans le socialisme d’état dont je parlais tout à l’heure. La main-d’œuvre est devenue chez nous plus chère que partout ailleurs ; les ouvriers, se sentant assurés de la protection ou de la connivence d’en haut, ont élevé leurs exigences de la façon la plus exagérée : les salaires sont exorbitans, et à mesure qu’ils grandissent, les heures de travail diminuent. A chaque instant éclatent les grèves les plus malheureuses. Est-il besoin de rappeler toutes celles auxquelles nous avons assisté cette année? Elles rendent à nos industriels et à nos fabricans la concurrence avec l’étranger presque impossible. Ils ne sauraient produire à aussi bon marché que lui, et, grâce aux conditions nouvelles de la vie moderne, c’est le bon marché qui l’emporte partout. Nous n’avons plus affaire, comme autrefois, à un petit nombre de cliens choisis, d’un goût très difficile et possédant une richesse suffisante pour satisfaire toutes les délicatesses de leur goût, mais à des masses bourgeoises cherchant surtout à jouir vite, aux moindres frais possible. Aussi sommes-nous distancés par nos voisins, dont le travail est moins pur, mais aussi moins coûteux que le nôtre. Il faut quelquefois un œil bien exercé pour distinguer la différence de leurs produits avec les nôtres; entre l’à-peu-près et la perfection, la nuance est presque insaisissable pour les acheteurs modernes, tandis que tout le monde comprend d’emblée si un objet est plus ou moins cher qu’un autre. Le socialisme d’état et le radicalisme politique ayant pour conséquence d’élever sans cesse la main-d’œuvre, ont aussi pour résultat de tuer lentement la poule aux œufs d’or. Ils réduisent nos industries à l’impuissance. Or à quoi nous servirait de créer de nouveaux débouchés sur tous les points du globe, si c’était à des rivaux et non à nous que nous les ouvrions ?

Mais la main-d’œuvre n’est pas tout; il y a aussi les matières premières sur lesquelles elle s’exerce. Une nation qui veut conserver un grand commerce doit avoir un tarif libéral ; elle doit sinon pratiquer le libre-échange, du moins s’en rapprocher d’aussi près que possible. Dans l’état actuel du monde, avec le goût qui prévaut pour les marchandises à bon marché, une nation ne peut beaucoup exporter qu’à la condition d’avoir des frais de production réduits et de pousser ses industriels à des perfectionnemens constans par la concurrence de l’étranger. Il faut qu’une nation qui veut conserver un grand commerce sache se procurer à bon marché le fer, la houille, les matériaux, les filés, toutes les matières premières, tous les articles manufacturés à demi élaborés. Or notre politique commerciale a agi, depuis quelques années, au rebours de nos véritables intérêts. Au lieu d’assurer à la France laborieuse le calme, la stabilité et la liberté commerciale dont elle avait un si grand besoin, elle a remis en question les progrès accomplis jusqu’ici, et les tendances protectionnistes auxquelles elle a cédé nous ont nui doublement : d’une part, plusieurs de nos industries d’exportation, par exemple les rubanneries de Saint-Étienne, les tissages de Tarare et de Saint-Pierre-lès-Calais ne peuvent plus se procurer, dans des conditions favorables, la matière première de leur travail, à savoir les filés ; d’autre part, la propagande protectionniste faite en France a trouvé des adeptes à l’étranger; nous avons encouragé les Italiens, les Allemands, plusieurs états de l’Amérique du Sud, sans parler de l’Amérique du Nord, à relever leurs tarifs et, par conséquent, à rendre plus étroits les débouchés de nos produits au dehors.

Une des plus grosses fautes de nos gouvernemens en ces dernières années est, à coup sûr, la rupture des négociations sur le traité de commerce avec l’Angleterre. Ç’a été la manifestation la plus éclatante de la politique commerciale décousue et imprudente qui porte une si sérieuse atteinte à nos intérêts. En outre, cette malencontreuse mesure a contribué plus que tout le reste peut-être à soulever de l’autre côté de la Manche les haines mesquines, les jalousies violentes dont nous avons été depuis un an les témoins attristés. Peu importerait à l’Angleterre que notre commerce s’accrût, que notre richesse publique doublât, si nous lui ouvrions largement notre marché; car, plus nos ressources croîtraient, plus nous achèterions ses produits ; mais au moment même où nous affirmions l’intention d’aller lui faire concurrence sur les mers, nous menacions de relever entre elle et nous les barrières commerciales qui nous ont si longtemps et si malheureusement séparés. De là, chez cette nation de marchands, les colères qui éclatent sans cesse contre nous. Et nous nous sommes brouillés avec l’Angleterre, pourquoi ? Pour porter à nos propres industries un sérieux dommage en refusant de leur accorder la liberté plus grande dont elles ont besoin afin de se développer à l’aise. Naturellement, après avoir refusé de faire un traité de commerce avec l’Angleterre, nous n’avons pas songé à en négocier avec d’autres puissances chez lesquelles il serait pourtant si avantageux pour nous de trouver des débouchés moins étroits. Je citerai en première ligne les États-Unis, la grande république américaine, que la conformité des mœurs politiques, aussi bien que celle des intérêts devrait aujourd’hui rapprocher de nous. Les États-Unis sont en ce moment et deviendront de jour en jour un des plus admirables ou plutôt le plus admirable marché du monde. Qu’on songe que ce pays reçoit chaque année des millions d’habitans adultes dans toute la force de la production ; qu’il dispose de A ou 5 millions de kilomètres carrés de terres sur une superficie totale de 7,440,000 à peu près inexploités, soit encore à mettre en culture huit fois l’étendue de la France ; que son commerce extérieur, qui est déjà de 7 milliards 1/2 à 8 milliards, soit presque exactement les chiffres du commerce français, atteindra 20 milliards à la fin du siècle et peut-être 50 milliards dans cinquante ans ! Et cependant, que faisons-nous pour attirer à nous une part des trésors prodigieux prêts à surgir de ce territoire privilégié ? Rien, absolument rien. Nos hommes d’état, qui inventent de nouvelles formes de socialisme d’état afin de venir en aide à la classe ouvrière, ne s’aperçoivent pas qu’ils la sauveraient bien plus sûrement s’ils cherchaient à faire des États-Unis un client de la France. Ils préparent, sous des noms déguisés, des ateliers nationaux, et ils ne tentent rien pour abaisser les tarifs sans lesquels des flots de richesses couleraient dans nos ateliers et dans nos industries privées !

« Les États-Unis, a dit M. Paul Leroy-Beaulieu, tiennent le premier rang sur le tableau des pays importateurs en France, mais ils ne viennent qu’au quatrième et pour une somme relativement bien modique sur le tableau des pays où nous exportons. En 1880, d’après l’Annuaire de statistique, de M. Maurice Block, nous avons importé des États-Unis pour 731 millions de francs de marchandises, et nous y avons exporté pour 332 millions seulement, tandis que la petite Suisse, avec ses 3 millions d’habitans, nous achète pour 220 millions de marchandises. Ainsi un Suisse (il y en a 2,846,104) achète pour près de 80 francs de marchandises françaises par tête, et un Américain du Nord n’en achète que pour 6 fr. 50, A qui fera-t-on croire que ce soit là une situation normale? Quoi! dans toute une année, ce peuple américain, si riche dans toutes ses parties, où les capitalistes ont des fortunes si colossales, où les ouvriers reçoivent des salaires si élevés, n’achète que pour 6 fr. 50 de marchandises françaises, soit pour 0 fr. 12 par semaine ou pour 0 fr. 01 1/2 par jour! Si, par un ensemble de circonstances heureuses, les Américains venaient à faire par tête une aussi grande consommation de nos articles que les Suisses, notre exportation en Amérique atteindrait en chiffres ronds 4 milliards de francs, c’est-à-dire qu’elle dépasserait, à elle seule, le montant de l’exportation totale annuelle de France. Voici l’idéal : amener les Américains à être pour nous d’aussi bons cliens que les Suisses. Certes, entre la chétive situation actuelle et l’idéal, il y a bien des échelons. Mais si l’on se rapprochait de cet idéal, quelle somme de travail et de bien-être ce serait pour la population française! Les ministres et les préfets n’auraient plus besoin alors de s’occuper d’émettre des emprunts et de demander des crédits pour faire aller les industries parisiennes, d’installer plus ou moins des ateliers nationaux et de surcharger les contribuables pour répandre parmi certaines catégories d’ouvriers des aumônes dépréciées. Voyez donc les choses de haut : on n’est homme d’état que lorsqu’on voit les choses de haut et de loin. Vous faites de la petite besogne, de la besogne de petits commis. Voyez de haut et de loin : le problème économique n’est pas dans les minuties où l’on se complaît. Faites un traité de commerce avec les États-Unis et vous aurez gagné une grande partie, vous aurez fait une œuvre de maître : cela vous délivrera de bien des petits soucis. »

On ne saurait mieux dire : le socialisme d’état, qui use en quelque sorte les capitaux sur eux-mêmes, est la plus détestable des politiques ; la liberté commerciale unie à l’expansion nationale qui les répand sur le monde pour qu’ils en reviennent centuplés est la plus féconde, la plus puissante, la plus réellement démocratique des politiques. Nous devrions être les champions décidés, incorrigibles de l’abaissement des tarifs; nous devrions négocier des traités de commerce avec toutes les nations étrangères, à commencer par l’Angleterre et par les États-Unis. Et si nous rencontrions des résistances, si certains peuples refusaient de conclure avec nous des traités, eh bien ! nous devrions quand même diminuer, au besoin supprimer spontanément les droits qui frappent à leur entrée en France les produits de ces peuples, car ils sont entièrement à la charge de notre pays; ils s’ajoutent aux frais généraux et augmentent le prix de revient de tous les articles de notre industrie nationale. Il y aurait un avantage incontestable à agir ainsi, malgré l’absence de réciprocité, car plus nous achetons à l’étranger, plus forte est la somme de produits nationaux que nous lui vendons; seulement il paierait ces derniers fort cher, grâce aux tarifs, tandis que, grâce à la liberté commerciale, nous paierions bon marché ce que nous lui achèterions. De ce que quelques-uns de nos voisins ne comprennent pas leurs intérêts, est-ce une raison pour que nous méconnaissions les nôtres? est-ce une raison pour que nous accablions nos industries sous les charges qu’ils imposent aux leurs? Il est étrange qu’un gouvernement libéral, démocratique, républicain ait presque renoncé à la liberté commerciale, que l’empire avait fondée. Depuis dix ans, si nous n’avons pas reculé, nous n’avons pas fait non plus le moindre pas en avant. Nous nous sommes laissé envahir par les idées protectionnistes, nous les avons adoptées, soutenues, propagées. Aujourd’hui, d’autres s’en servent contre nous. Si nous ne les répudions pas au plus vite, si, au contraire, nous les combinons maladroitement avec le socialisme d’état, nous atteindrons nos industries nationales dans leur essence même. Alors la politique coloniale sera évidemment pour nous la plus grande des duperies, car elle consistera à ouvrir des marchés que d’autres exploiteront. Elle créera des débouchés, et nous n’aurons que des produits insuffisans ou trop coûteux à y expédier. Elle travaillera pour nos rivaux, et nous dépenserons les ressources de la France en œuvres dont l’étranger seul profitera.


IV.

Ainsi notre politique intérieure et notre politique commerciale compromettent de la manière la plus grave les espérances d’expansion extérieure qui sont venues un instant consoler notre pays des malheurs et des pertes qu’il a subis. Mais toutes les fautes commises jusqu’à ce jour ne sont rien au prix de celle qu’on se prépare à commettre en modifiant nos lois militaires. Je ne crains pas de dire que, si les projets de réduction du service à trois ans et de suppression du volontariat d’un an sont votés par les chambres, la France devra renoncer à toute action au dehors, abandonner son commerce extérieur, se replier dans ses frontières et laisser à d’autres les vastes entreprises qui tentent son génie. Cette question est la plus grave qui puisse être traitée par un grand pays. Il s’agit, en effet, de savoir si la France restera à la tête de la civilisation, si elle continuera à tenir dans ses mains le flambeau des lettres, des sciences, des arts et de l’industrie, ou si elle se transformera en une nation de caporaux médiocres n’ayant aucun rayonnement au dehors. On comprendrait qu’elle acceptât, non sans douleur, mais avec résignation, cette seconde alternative, si, par ce moyen, elle arrivait à se donner une armée solide, la plus formidable de l’Europe, si sa force croissait en proportion des sacrifices qu’elle ferait. Mais je vais démontrer qu’il n’en est rien. Ce n’est pas dans l’intérêt de l’armée, ce n’est pas pour augmenter notre puissance militaire qu’on nous propose d’adopter le service de trois ans et de supprimer le volontariat d’un an. On convient, au contraire, que ces mesures sont fort dangereuses, qu’elles constituent une expérience délicate et qui risque bien d’échouer. Mais on ne s’arrête pas devant ces périls. La réforme qu’on propose n’est pas une réforme militaire, c’est une réforme démocratique. On veut faire disparaître les inégalités de service qui constituent, paraît-il, des privilèges contraires à l’idéal d’un pays républicain ; c’est à cet important intérêt qu’on subordonne tout, même la défense nationale. Ah ! sans doute, pour faire passer et pour maintenir tout le monde le même nombre d’années, de mois, de jours sous les drapeaux, il faudra baisser le niveau de l’armée. C’est une triste nécessité : mais, que voulez-vous! Périsse l’armée plutôt qu’un principe! La passion de l’égalité doit se satisfaire à tout prix. L’armée a certainement pour but de protéger le territoire ; ce n’est pourtant pas son rôle principal : avant tout, elle doit être une grande école de démocratie, et ce qu’il faut chercher dans son organisation, ce n’est pas tant la plus grande force, la plus grande cohésion possibles que la plus parfaite similitude des charges à supporter par tous les citoyens.

Parfois néanmoins on déguise cette étrange théorie sous la prétendue nécessité d’augmenter de plus en plus le nombre d’hommes capables de porter les armes. Depuis 1870, c’est un axiome incontesté chez nous, quoique fort contestable, que le succès à la guerre dépend toujours des masses plus ou moins grandes que l’on peut jeter sur l’ennemi. Notre vanité nationale s’est plu à chercher la cause de tous nos désastres dans notre infériorité numérique et dans les défauts de notre armement. Cette opinion ne résiste pas à l’examen. Si nous avons été battus en 1870, c’est qu’à l’origine des hostilités il n’existait pas parmi les chefs de notre armée un seul homme capable de conduire une grande opération militaire. Nos généraux dispersés, éloignés les uns des autres, n’ont jamais su se concentrer, se donner la main, manœuvrer avec l’ensemble sans lequel il n’y a pas de victoire, pas même de résistance possibles. A Wœrth, à Forbach, ce n’est pas le nombre qui a manqué, c’est l’intelligence de la guerre et l’union des commandans ; à Sedan, la capitulation a été la résultante d’une série de fautes stratégiques effroyables et de démêlés entre généraux qui se sont produits sur le champ de bataille même, empêchant toute mesure décisive, entravant toute résolution opportune. Plus tard, si le commandement a été meilleur, en revanche les troupes levées à la hâte n’étaient plus qu’un ramassis de volontaires non sans courage, mais sans discipline, sans instruction militaire, sans habitude du feu. Le nombre ne nous faisait pas défaut; mais la qualité était déplorablement inférieure à la quantité. Notre exemple même, bien étudié et bien compris, prouve donc que les gros bataillons ne sont pas tout, que les bons bataillons sont cent fois préférables. On ne saurait nier cependant qu’il n’y ait aujourd’hui en Europe un entraînement irrésistible vers les gros bataillons. Ce sont les Allemands qui ont donné le signal, tout le monde l’a suivi. Mais qu’on ne croie pas que les Allemands aient une admiration sans réserve pour leur système militaire et qu’ils le regardent comme le plus parfait qui puisse exister. Il est permis d’affirmer que, s’ils avaient la chance de posséder le service de quatre ou de cinq ans, jamais ils ne consentiraient à le remplacer par celui de trois ans. Il a paru cet hiver à Berlin un livre qui a produit dans les cercles militaires une impression profonde, tant à cause du talent de son auteur, M. de Goltz, un des officiers les plus remarquables de l’armée allemande, qu’à cause du sujet qui y était traité. Ce livre, intitulé : la Nation armée, exposait non sans tristesse à quelles conditions l’Allemagne et l’Europe cédaient en créant des armées immenses composées de tous les hommes valides de chaque pays. Mais M. de Goltz, qui est un esprit singulièrement élevé, ne se fait pas d’illusion sur les résultats inévitables de cette sorte de levée en masse perpétuelle. A son avis, ce n’est point un progrès, c’est un retour vers les époques barbares où, tout citoyen étant soldat, il n’y a plus que de mauvais citoyens et de mauvais soldats, il en est si persuadé, qu’en cherchant à deviner l’avenir, il n’hésite pas à prédire que ces multitudes armées, espèces de gardes nationales de plus en plus faibles, seront tôt ou tard battues par quelques bandes aguerries, admirablement disciplinées, que conduira un chef intrépide : « Le jour viendra, dit-il, où les habitudes actuelles seront profondément modifiées. Il est permis de prévoir que les armées composées de millions d’hommes cesseront plus tard de jouer un rôle prépondérant. Un Alexandre apparaîtra à la tête d’un petit noyau de soldats exercés et robustes et chassera devant lui les masses amollies qui se seront transformées en gardes bourgeoises, innombrables, mais pacifiques, comme l’armée des Chinois. » Sans doute, ce jour n’est pas prochain. Qui sait néanmoins s’il est aussi éloigné qu’on le croit généralement? Il n’a pas fallu longtemps au système militaire du grand Frédéric pour se détraquer de toutes parts et pour voler en éclats sous les coups des canons de Valmy. Le système de M. de Moltke est peut-être aussi fragile ; seulement il n’y a pas un peuple en Europe assez avisé et assez courageux pour se dire qu’il serait sage de préparer de longue main le petit noyau de soldats exercés et robustes qui en briseraient les ressorts affaiblis.

Je répète, d’ailleurs, qu’en ce qui concerne la France, ce n’est pas la passion des masses, c’est la passion de l’égalité qui préside et qui va présider à ce qu’on appelle si improprement les réformes militaires. Cette seconde passion est pourtant d’autant moins à sa place quand il s’agit de l’armée, que celle-ci repose essentiellement sur l’inégalité : il y a sans doute l’égalité des risques, puisque tous ceux qui sont sous les armes sont exposés aux fatigues, aux blessures et à la mort ; mais il y a la plus grande inégalité des situations, puisqu’une armée ne peut vivre sans une subordination complète, sans une hiérarchie sévère, sans une discipline implacable. Dès lors, et puisqu’il existe forcément, fatalement des inégalités de fonctions et de situations, pourquoi n’y aurait-il pas aussi des inégalités de service ? De quelque manière qu’on s’y prenne, on n’arrive point à supprimer ces dernières. Personne n’ignore que le budget de la guerre à quelques efforts qu’on se soit livré pour le torturer, ne nous permet pas de retenir tout le contingent sous les drapeaux pendant trois ans. On propose donc mille moyens afin de se débarrasser de 20 à 40,000 hommes, qui, chaque année, ne pourraient être incorporés sans élever nos dépenses militaires dans des proportions exorbitantes. On multiplie à l’infini les dispenses et les cas d’exonération. C’est ainsi qu’après avoir annoncé pompeusement que le service sera égal pour tous les Français, on décide que, de deux frères appelés en même temps sous les drapeaux, l’amé ne fera qu’un an de service, tandis que le second en fera deux. Jusqu’à présent, l’un des deux frères était seul soumis à toutes les obligations du service ; l’armée comptait ainsi un bon soldat de plus ; on lui en donne deux de mauvais. Quel profit y a-t-il à agir de la sorte, et ne vaudrait-il pas mieux, en laissant subsister les exemptions actuelles, favoriser les études et les entreprises commerciales, que de permettre au hasard de distribuer ses faveurs à tort et à travers ? Nous avons assisté depuis deux ans à des manifestations absolument ridicules, qui auraient dû n’inspirer que du dédain, et que tous les badauds ont au contraire acclamées avec enthousiasme. Nous avons vu des congrès d’instituteurs, gonflés de l’importance qu’on a eu l’imprudence de leur donner, déclarer que les hommes qui s’engagent dans l’enseignement ne devraient plus être exemptés du service militaire ; qu’ils devraient faire leurs trois ans complets, leurs vingt-huit jours, leurs quatorze jours, etc. Cette proposition a paru le comble du patriotisme. Personne ne s’est avisé que, si elle était adoptée, l’armée se remplirait de soldats détestables aux dépens des écoles, qu’il faudrait fermer sans cesse pour permettre aux maîtres d’aller remplir leurs devoirs belliqueux. Il y a des services publics qui ne sauraient chômer, même en temps de guerre. L’enseignement en est un. Par conséquent, il est absurde de permettre aux instituteurs de jouer aux soldats dans des congrès grotesques où ils font parade de sentimens qu’au fond du cœur ils n’éprouvent en aucune manière, et qui n’ont d’autre raison d’être que de montrer leur supériorité sur les curés, trop sincères pour se livrer à la même comédie.

Cette question de la durée du service devrait être traitée uniquement à deux points de vue : au point de vue de l’intérêt de l’armée et au point de vue des grands intérêts de la civilisation qu’un pays comme la France ne peut pas abandonner. En ce qui concerne le premier, il est de toute évidence que le service de trois ans ne saurait avoir que des effets détestables. En réalité, il se changera en service de trente mois, car ce n’est un secret pour personne que l’appel de la classe se fait toujours en retard et que l’instruction des troupes est toujours suspendue entre le départ d’une classe et l’arrivée de celle qui la suit. Il se changera même dans la pratique, pour un grand nombre d’hommes, en un service inférieur à trente mois. Les calculs au moyen desquels on espère faire passer une classe tout entière sous les drapeaux sont faits, en effet, d’après les chiffres actuels du budget. Et personne n’ignore également que ces chiffres n’ont jamais suffi aux dépenses improvisées et qu’il a fallu, pour y faire face, user de congés parfaitement arbitraires. Ce qui a eu lieu dans le passé pour le service de cinq ans, qui jamais n’a été effectif, aura lieu à l’avenir pour le service de trois ans, qui ne le sera pas davantage. L’instruction générale de nos soldats en souffrira et les principes ne seront pas saufs. Le seul résultat qu’on aura obtenu, c’est de faire glisser rapidement notre armée sur cette pente fatale que signalait M. de Goltz, où roulent les masses affaiblies et indisciplinées et au terme de laquelle est le système militaire chinois. Tandis que la prudence, l’habileté, la prescience de l’avenir auraient dû nous porter à réagir contre les dangers inévitables du service universel, nous sommes les premiers à les exagérer. Nous ne nous bornons pas à imiter l’Allemagne, nous voulons la dépasser. Le service universel est fortement mitigé chez elle par le volontariat d’un an; chez nous, il ne doit pas subir la plus légère restriction; il doit être poussé à outrance jusqu’à ce que notre armée ne soit plus qu’une de ces gardes nationales impuissantes qu’un Alexandre, d’après M. de Goltz, disperserait en un combat, et qu’un général plus médiocre mettrait tout au plus une campagne à anéantir.

Mais ce n’est pas tout, et si l’on considère les intérêts du pays après ceux de l’armée, le service universel de trois ans devient encore plus monstrueux. Prétendre faire passer toute la jeunesse française sans exception pendant trois ans sous les drapeaux équivaut à vouloir décapiter moralement la France. Aucun peuple du monde n’a encore adopté une organisation qui soit plus évidemment contraire aux exigences de la civilisation. Si elle vient à l’emporter, c’en sera fait chez nous de tout progrès intellectuel, de tout avenir scientifique. En Allemagne, personne, absolument personne, n’a jamais été entravé dans ses études par le service obligatoire. On sait que le volontariat d’un an y existe dans des conditions autrement larges qu’en France, et que les volontaires sont libres d’y faire leur service dans les villes d’université où ils manient bien plus les livres que le fusil. De plus, toutes les dispenses, toutes les facilités sont données à ceux qui veulent étudier. Les Allemands ont appris par expérience que la guerre ne se fait pas seulement avec des soldats, qu’elle est une œuvre de science, qu’elle est même la résultante de toutes les sciences. Aussi sont-ils persuadés que le savant qui travaille dans son laboratoire ou dans son cabinet sert autant à la défense nationale que le troupier qui fait l’exercice sur un champ de manœuvre. Il forme la conscience nationale par le développement de l’histoire, de l’art et de ce merveilleux miroir des lettres où le génie d’un peuple s’éveille en se reflétant. Les Allemands n’ont pas oublié que leur unité nationale, accomplie par le fer et le sang, a été préparée par des moyens bien différens, et que M. de Bismarck et M. de Moltke n’auraient jamais été possibles sans Herder, Goethe, Schiller, Lessing, et cette légion de philosophes, de littérateurs et de poètes qui ont pétri l’âme allemande en lui révélant sa profonde originalité Ils n’ont pas un moindre respect pour les sciences exactes, physiques et naturelles. Est-ce que tous les perfectionnemens de l’armement, tous les progrès de l’art militaire ne sont point dus à des découvertes scientifiques? Étouffer les vocations naissantes, écraser même le génie, afin d’exercer les bras des hommes dont on déprimerait le cerveau, leur paraîtrait le plus sûr moyen de détruire la supériorité que leur ont donnée des victoires longuement préparées dans l’étude et l’effort des recherches savantes. L’admirable mouvement d’expansion scientifique des vingt-cinq premières années de ce siècle a rendu à l’Allemagne morcelée, abaissée, affaiblie, ruinée, le sentiment de sa force et de son génie. Elle croirait le perdre si elle compromettait la haute culture intellectuelle, fût-ce pour développer l’habitude des manœuvres et l’habileté du tir.

On pouvait espérer, depuis quelques années, qu’un phénomène semblable à celui qui s’est produit en Allemagne se préparait chez nous. On a dit sous l’empire que c’était l’instituteur primaire qui avait gagné la bataille de Sadowa. Si le mot était peu juste, en revanche il est certain que c’est la science allemande qui a gagné la bataille de Sedan. Notre décadence militaire a coïncidé avec une des périodes de stérilité intellectuelle les plus complètes que notre pays ait connues. La grande science était morte chez nous et avec elle les nobles sentimens, les dévoûmens généreux, les progrès féconds. A la suite de nos désastres, des efforts sérieux ont été tentés pour relever les hautes études, pour doter la France d’universités pareilles à celles de l’Allemagne, pour les peupler d’auditeurs et d’élèves. Sans doute, on n’y songe plus guère en ce moment. L’enseignement primaire, réputé plus démocratique, a toutes les faveurs des pouvoirs publics. Néanmoins l’impulsion donnée à l’enseignement supérieur a produit ses fruits : nos facultés, nos écoles ont vu doubler leurs maîtres, et autour des chaires où jadis venait un public distrait, léger, indifférent, se presse une petite élite de travailleurs véritables qui ont déjà produit des œuvres dont l’étranger a été frappé. Eh bien! avec le service de trois ans, il faudra renoncer à ce réveil scientifique si longtemps attendu, si chèrement payé. La France aura quelques mauvais soldats de plus : combien perdra-t-elle de littérateurs, d’artistes et de savans!

Et qu’on ne croie pas que ce soit seulement pour les arts, pour les sciences, pour les lettres, pour ce qu’on appelle les professions libérales, pour ce qui forme le ressort intellectuel du pays, pour ce qui constitue la patrie dans le sens élevé du mot, que les études soient nécessaires et que, par suite, le service universel de trois ans, cette imitation banale et inintelligente des organisations de Sparte et des républiques antiques, constitue une menace terrible. Le péril n’est pas moins grand pour le commerce, pour l’industrie. Sparte n’avait ni commerce, ni industrie; voilà pourquoi tout le monde pouvait y être soldat. Mais la France est placée dans des conditions très différentes. Depuis quelques années, voyant sa richesse en danger, elle a fait une découverte fort importante : elle a reconnu qu’on ne naissait pas plus commerçant qu’on ne naissait littérateur ou mathématicien; que la simple pratique même, sauf dans des cas exceptionnels, ne suffisait point ; qu’à côté ou plutôt qu’avant l’apprentissage, il fallait un enseignement didactique. C’est faute de cet enseignement que la France était encombrée, avant la guerre, de Suisses et d’Allemands, qui occupaient presque tous de hautes positions dans notre commerce et dans notre industrie. Il y avait là, pour notre pays, une cause d’humiliation et de faiblesse. Les étrangers qui, plus instruits que nos nationaux, venaient exploiter nos richesses, le faisaient naturellement à leur profil. Beaucoup d’entre eux transportaient ensuite chez eux les entreprises qu’ils avaient étudiées et dirigées chez nous. C’est ainsi que l’Allemagne est devenue notre rivale dans les industries dites parisiennes. Il était évident que, si les choses continuaient à marcher ainsi, nous risquerions de nous appauvrir graduellement au profit de nos voisins. Pour éloigner ce danger, une foule de particuliers et d’associations ont fait, sans rien demander à l’état, sans la moindre protection officielle, d’énormes sacrifices. Un certain nombre d’écoles de hautes études commerciales se sont fondées à Paris et en province; chaque jour on en voit naître de nouvelles ; bientôt, si on ne leur enlève pas leurs élèves, il n’y en aura pas moins en France qu’en Allemagne. Grâce à celles que nous possédons déjà, nous étions bien près d’avoir reconquis le terrain perdu. Mais les lois militaires et le service obligatoire de trois ans vont détruire tout ce qui s’est fait pour la culture commerciale aussi bien que pour la culture scientifique. Comment et où se recruteront, en effet, lorsqu’il sévira sur tout le monde, les élèves de commerce? C’est dans les années fécondes de 17 à 20, à 22, ou 23 ans que l’esprit déjà ouvert peut s’initier à toutes les connaissances théoriques et se préparer à l’existence active : plus tard, il est trop tard. La préparation manquant, toute la vie s’en ressent, et non pas seulement la vie individuelle, mais la vie nationale. Le service obligatoire de trois ans aura pour conséquence de faire retomber le commerce et l’industrie de notre pays entre les mains d’Allemands et de Suisses ; car, sous ce rapport encore, l’Allemagne est bien loin d’imiter l’esprit de logique et d’égalité à outrance qui nous anime. Les jeunes gens sortis de ses écoles commerciales qui servent à l’étranger, obtiennent toutes les facilités, toutes les dispenses nécessaires pour que les exigences militaires ne les entravent en rien. J’en ai vu de nombreux exemples en Orient, et plusieurs chambres de commerce, qui se sont occupées de cette question, affirment qu’elles en ont constaté partout.

Les études commerciales sont incomplètes sans un long séjour à l’étranger. C’est pourquoi les associations qui se sont formées en vue de favoriser notre commerce d’exportation ont organisé des souscriptions destinées à envoyer chaque année, sur différens points du globe, un certain nombre de jeunes Français sortant des écoles de commerce et munis de leur diplôme. La chambre syndicale du commerce d’exportation à Paris a pris l’initiative de cette mesure. « nous nous trouvons amenés, dit le rapport qu’elle a rédigé à ce sujet, à faire une comparaison entre les différentes nations et nous croyons pouvoir affirmer, sans craindre d’être démentis, que notre pays, eu égard à sa population, est peut-être celui qui fournit le moins de sujets à l’étranger, surtout si nous le comparons à l’Angleterre, à l’Allemagne, à l’Italie et à la Suisse. On nous objectera sans doute que cette répugnance à s’expatrier, remarquée chez nos compatriotes, vient de ce qu’ils trouvent en France plus de bien-être relatif; mais ne pourrait-on pas aussi Ajouter que le Français est souvent retenu par la crainte de l’inconnu et par le souci, bien naturel du reste, d’arriver en pays étranger sans ressources suffisantes pour parer aux éventualités matérielles? Ces préoccupations disparaîtraient si l’on pouvait mettre à la disposition des jeunes gens que l’on dirigerait sur les différens points du globe des ressources qui, tout en étant modestes, leur permettraient cependant de n’avoir à l’arrivée aucun souci de la vie matérielle et leur laisseraient l’esprit libre pour mettre tout en œuvre afin d’arriver au but qu’ils se proposeraient d’atteindre ? En outre, ces jeunes gens partiraient munis de lettres d’introduction auprès des représentans de la France, et de recommandations pressantes pour les chefs des principales maisons établies, ce qui leur assurerait à leur arrivée, en même temps qu’un excellent accueil, un appui réel. » Toutes ces dispositions sont merveilleusement prises ; dictées par le bon sens, elles seraient d’une utilité pratique incontestable. Mais, encore une fois, à quoi serviront-elles si les jeunes gens, au moment où ils pourraient aller au loin décupler la fortune de la France, sont retenus trois ans sous les drapeaux?

Déjà certaines dispositions de la loi militaire actuelle produisent sur notre commerce extérieur des effets désastreux : ainsi l’article 61 de la loi du 27 juillet 1872 oblige tous les Français qui se trouvent à l’étranger, fussent-ils aux antipodes, à rejoindre leur corps d’armée six mois après le dépôt de l’ordre de route à leur domicile métropolitain. Les chambres de commerce et quelques conseils généraux ont vainement demandé une exception pour les jeunes gens qui vont s’établir hors d’Europe. Le gouvernement a préféré amnistier ceux qui n’étaient pas en règle avec la loi. C’est ce qu’il a fait, par exemple, pour un grand nombre d’habitans des Basses-Pyrénées, auxquels il avait été impossible de quitter La Plata pour obéir à l’appel de la loi. Je ne résiste pas au désir de citer les réflexions très sages que ce sujet a inspirées à la chambre de commerce de Bordeaux : « Nous vous prions, dit-elle dans une lettre au ministre de l’agriculture et du commerce, d’introduire dans le projet de modification de la loi militaire une disposition en vertu de laquelle les jeunes Français désireux de se rendre dans une colonie entre seize et dix-sept ans obtiendraient des autorités compétentes un permis de séjour hors d’Europe sans obligation de retour dans la mère patrie à époque déterminée. Cela se pratique ainsi en Suisse et en Allemagne dans une certaine mesure... Serait-il à craindre que le nombre des jeunes Français désireux de s’expatrier chaque année devint trop considérable? Nous ne craignons pas d’affirmer que, plus il serait grand, plus ce serait avantageux pour notre pays. Il en résulterait en premier lieu une extension certaine de notre commerce maritime, et en plus un avantage moral considérable au point de vue de l’accroissement de notre population sédentaire. Nous ne pourrons malheureusement pas espérer de longtemps une telle conséquence de la mesure que nous sollicitons, car le pays de France exerce un attrait puissant sur ceux qui l’habitent. C’est sans doute pour réagir contre cette tendance que Colbert entoura de tant de considération les Français qui s’adonnaient au commerce maritime. Si l’on considère, d’un côté, les épreuves de tous genres et les dangers auxquels expose inévitablement l’expatriation; si, d’autre part, on évalue les avantages que procurent à la France ceux de nos compatriotes qui exercent leur industrie en pays étranger, la faveur que nous sollicitons pour nos jeunes gens de quinze à dix-neuf ans est en réalité bien légère. C’est un motif de la plus grande valeur qui nous porte à signaler les effets funestes de la loi militaire actuelle pour nos intérêts coloniaux. En maintenant pour nos jeunes gens l’obligation de rentrer dans la mère patrie à l’âge de vingt ans, on les empêche de partir pour l’étranger au moment opportun; de sorte que nos correspondans ne tardent pas à être remplacés par des Suisses et des Allemands. Les faits qui se produisent sous nos yeux à Bordeaux confirment absolument cette conséquence de l’article 61. Voici, en effet ce qui se produit journellement : des jeunes gens français de quinze à dix-huit ans se présentent-ils chez un négociant exportateur pour offrir leurs services dans une de ses succursales d’outre-mer, ce négociant demande tout d’abord s’ils se trouvent placés dans l’un des cas d’exception prévus par la loi militaire ; en cas de réponse négative, ce qui arrive le plus souvent, il n’est pas rare de voir ce négociant donner la préférence à des jeunes gens d’origine suisse et allemande; de sorte que, si notre loi militaire n’est pas révisée sur ce point, nous verrons bientôt passer le commerce de nos propres colonies dans des mains étrangères. »

Non-seulement notre loi militaire ne sera pas révisée dans le sens indiqué par la chambre de commerce de Bordeaux, mais ses inconvéniens seront encore exagérés et aggravés. On ne se bornera pas à exiger des jeunes Français établis à l’étranger de se rendre, dans un délai de six mois, à l’appel de leur classe, on les obligera tous sans distinction à passer trois ans sous les drapeaux. C’est-à-dire qu’à vingt ans, au moment même où ils commenceront à connaître la langue, les mœurs, les ressources du pays où ils auront émigré, au moment où ils commenceront à pouvoir faire un usage utile de ce qu’ils auront appris depuis leur départ de France, ils devront tout quitter pour venir tout oublier pendant trois ans dans la métropole. On ne se fait pas aisément idée des difficultés à surmonter pour adapter son esprit, ses habitudes, sa santé à ces contrées lointaines, qui ressemblent si peu à notre pays. Il faut pour cela s’y rendre en pleine jeunesse, alors que l’intelligence, en fraîcheur et en appétit, est grande ouverte aux impressions nouvelles et que le caractère, n’ayant encore aucun pli, possède assez de souplesse pour se ployer aux circonstances les moins communes. Mais si cet apprentissage est abandonné à l’heure même où il est sur le point de se terminer, où l’âme et le corps achèvent de s’acclimater, c’est peine perdue : un retour trop brusque et trop complet aux habitudes de la métropole détruit rapidement les résultats d’un effort maladroitement arrêté. Comment veut-on qu’après trois ans d’interruption et de changement complet de vie, les jeunes émigrans aillent reprendre l’existence pénible à laquelle on les a arrachés lorsqu’ils étaient sur le point de s’y faire ? N’ayons aucune illusion à ce sujet. La plupart d’entre eux ne repartiront pas pour les colonies, ou plutôt ils n’auront pas à prendre cette résolution, car personne n’ira dans les colonies et à l’étranger avant l’âge du service, avec la perspective d’être obligé d’en revenir si mal à propos. L’émigration, qui commençait à se développer chez nous, sera suspendue. Peu importe alors que nous ayons ou que nous n’ayons pas un excédent de population ! Dans l’un comme dans l’autre cas, nous n’irons point fonder au dehors des sociétés françaises ; nous ne peuplerons pas le monde ; nous ne peuplerons que nos casernes, ce qui est une assez triste manière de peupler.

L’exemple de l’Allemagne, que l’on cite toujours, devrait nous montrer les dangers du service obligatoire excessif. On parle sans cesse en Allemagne de créer des colonies ; on ne peut pas le faire, par l’excellente raison que le courant de l’émigration ne s’y porterait pas. Si, chaque année, un nombre de plus en plus considérable d’Allemands quitte sa patrie pour se rendre en Amérique et ailleurs, c’est afin d’échapper aux charges militaires qui, bien qu’inférieures à ce qu’elles vont être chez nous, sont encore écrasantes. Mais ces émigrans ne pourraient pas aller sur des territoires germaniques ; car la loi les y atteindrait et, grâce à l’éloignement, n’en deviendrait que plus lourde. Voilà pourquoi ils se dirigent vers les États-Unis et vers des pays où ils échappent à la conscription. C’est ce qui se passe aussi chez nous dans des proportions infimes. Le département des Basses-Pyrénées, comme je l’ai déjà fait observer envoie chaque année à La Plata un certain nombre de jeunes gens qui ne rentrent pas en France à l’appel des classes et que le gouvernement est forcé plus tard d’amnistier. Ne vaudrait-il pas mieux créer une exemption légale, régulière, pour ceux de nos compatriotes qui se rendent dans nos colonies, de manière à pousser dans cette direction un nombre aussi considérable que possible de nos concitoyens ? Assurément ce nombre n’atteindra jamais le chiffre de vingt mille hommes, qui, dans les calculs les moins forcés, représente l’excédent de chaque classe qu’avec les ressources actuelles on ne saurait faire passer sous les drapeaux. Au lieu de créer des dispenses inutiles, stériles, il serait beaucoup plus sage d’en créer de fécondes, d’établir une sorte de prime à l’émigration, d’exonérer plus ou moins complètement du service les Français qui iraient exercer une industrie dans nos colonies. Ce serait, comme le remarquait la chambre de commerce de Bordeaux, suivre les traditions de Colbert, qui entourait de tant de considération les colons français, et faire disparaître à tout jamais les mœurs casanières qui nous ont été si fatales.

Par malheur, la logique de l’égalité quand même et à tout prix s’oppose à une aussi sage mesure. Il faut que tout le monde passe dans l’armée, dût l’armée étouffer et la nation périr. Sans cela on ne pourrait pas se vanter d’avoir accompli de grandes réformes démocratiques et détruit les derniers privilèges qui existent en France : ceux de l’intelligence et du travail. Soit ! Mais alors ne parlons plus de politique coloniale et d’expansion extérieure; car, dans les conditions où l’on va se placer, la politique coloniale serait une duperie, l’extension extérieure une pure et simple illusion. On ne saurait nier que, parmi les opérations aléatoires, la plus aléatoire de toutes est celle qui consisterait à dépenser des millions et à faire périr des milliers de soldats pour conquérir des territoires que nous ne pourrions pas exploiter nous-mêmes, qui deviendraient immédiatement la proie de nos rivaux commerciaux. Nous avons à lutter contre des nations comme l’Angleterre et les États-Unis, qui n’ont point de service militaire, ou contre des nations qui en ont un cent fois moins dur que le nôtre. Il est donc bien clair qu’il serait insensé de notre part de purger, par exemple, le Tonkin de toute piraterie, d’ouvrir le Yun-nan au commerce, pour qui? Pour des étrangers qui y remplaceraient les nombreux jeunes gens que nous garderions, nous, sous les drapeaux. Il y a une contradiction flagrante entre les projets coloniaux, dont nous faisons tant de bruit, et les projets d’égalité militaire et de démocratie de caserne, dont nous ne nous vantons pas moins bruyamment. Entre les uns et les autres le choix est forcé; car prétendre les mener de front serait tenter de concilier les contraires. Il est possible que ceux qui les célèbrent tous avec le même enthousiasme ne s’en rendent pas compte. La politique aujourd’hui est dirigée avec une telle légèreté, une telle ignorance, une telle étroitesse d’esprit qu’on ne semble pas s’apercevoir que les questions y sont liées entre elles, que la solution qu’on donne à chacune d’elles influe sur toutes les autres. On cherche à avoir des colonies, et par le socialisme d’état on retient les capitaux à l’intérieur, tandis que par le service obligatoire, poussé à ses extrêmes conséquences, on y retient les hommes. Est-il possible de montrer une incapacité plus complète ou un manque plus absolu de sincérité ?


V.

Pour terminer cette revue des causes qui entravent ou qui menacent d’entraver chez nous l’essor de la colonisation, il faudrait montrer les vices de notre organisation coloniale actuelle. Mais ce serait une œuvre de si longue haleine que je ne saurais songer à l’entreprendre à la fin d’un travail déjà bien long. Je me bornerai à signaler trois de ces vices, les plus dangereux de tous : d’abord, l’instabilité et le défaut de préparation du personnel administratif; secondement, l’action directe et abusive des députés des colonies dans l’administration ; troisièmement, l’absence d’un régime colonial offrant des garanties à tous les intérêts légitimes et assurant à nos possessions l’ordre et la liberté, le respect de tous les droits, sans lesquels elles ne peuvent se développer d’une manière normale.

L’instabilité du personnel administratif n’est pas moins grande dans les colonies qu’en France; seulement elle a beaucoup plus d’inconvéniens dans des contrées encore en enfance, où il n’existe ni fortes traditions, ni coutumes solidement établies, ni règles et méthodes de gouvernement durables, que sur notre vieux continent, où chaque chose étant à sa place depuis de nombreuses années, les hommes se trouvent enfermés dans des organismes dont le jeu est presque indépendant de leurs volontés. On n’a pas moins épuré, modifié, transformé, désorganisé et détérioré au dehors qu’au dedans. « Les gouverneurs défilent dans les colonies, dit l’auteur d’une excellente brochure, les Colonies, par un Sénégalais, avec une rapidité effrayante et, très souvent, l’un s’applique à de faire ce que l’autre a péniblement édifié. De 1843 à 1860, j’en ai vu passer une dizaine au Sénégal ; mais, à part le général Faidherbe, qui y a fait un séjour de six ou sept années, les autres, quoique bien intentionnés, ont passé trop peu de temps à la tête du pays pour en connaître les besoins. » Depuis 1860, le mal a fait de sérieux progrès; ainsi, dans une seule année, l’année 1882, le Sénégal a vu se succéder trois ou quatre gouverneurs. Autrefois, si les hommes changeaient, ils étaient du moins pris dans le même corps, ils pouvaient avoir des connaissances, des habitudes communes, une sorte de préparation qui les disposait, dans une certaine mesure, à travailler successivement à la même œuvre. Aujourd’hui, rien de semblable n’existe. Le choix des gouverneurs est fait au hasard, suivant l’arbitraire le plus parfait ou d’après des convenances purement politiques. On connaît les raisons qui ont décidé celui des derniers gouverneurs de l’Algérie. En Cochinchine, il s’est passé, cette année même, un fait qui montre de quelle manière on pratique chez nous la fameuse formule anglaise : The right man in the right place. Le gouverneur, M. Lemyre de Villers, a été brusquement révoqué au moment où la question du Tonkin devenait de plus en plus aiguë et où la guerre était imminente. Que ce fût à tort ou à raison, ce n’est pas ce dont il s’agit. Mais qui a-t-on nommé pour le remplacer dans ces graves circonstances ? Un des plus jeunes préfets de la France continentale, qui a quitté Saint-Étienne pour aller à Saigon, dont il ne connaissait sans doute que le nom. C’est peut-être un homme du plus grand mérite, l’avenir le dira ; mais il faudrait qu’il fût doué d’une supériorité éclatante pour qu’arrivant en Cochinchine dans une heure aussi décisive, il n’ait pas quelque peu souffert du manque d’expérience et de préparation.

Et ce n’est point là un fait isolé, exceptionnel. Toutes nos colonies sont traitées de la même manière. On a fait quelques efforts, il y a peu d’années, pour organiser en Cochinchine un corps d’administrateurs ayant quelque connaissance du pays, des mœurs, de la langue et possédant une certaine fixité. Partout ailleurs, on a recruté et on recrute le personnel administratif avec une fantaisie extraordinaire ; en Algérie, en particulier, on l’a formé avec des déclassés, pris un peu partout, depuis les coulisses des théâtres jusqu’aux couloirs de la Bourse et aux bas-fonds où tombent les victimes de la hausse et de la baisse. Sans doute, le Journal officiel publie de temps en temps des règlemens fort bien faits sur les conditions à exiger des administrateurs coloniaux ; en pratique, on n’en tient aucun compte. Il est admis, dans les administrations métropolitaines, que tout employé reconnu détestable, qui a eu des malheurs ou dont l’incapacité s’est manifestée d’une manière trop éclatante, doit être expédié dans les colonies. Tandis que les Anglais y envoient ce qu’ils ont de mieux, nous choisissons, au contraire, pour cet usage ce qu’on appelle vulgairement les fruits secs. Nous en faisons des espèces de pénitenciers administratifs. De là le discrédit jeté sur ceux qui vont servir à l’extérieur. Une des gloires de notre pays, un de ses moyens d’influence les plus efficaces, est de fournir aux peuples jeunes des instructeurs administratifs, politiques, militaires, etc. Mais, dès qu’un de nous se voue à ce rôle, il est perdu aux yeux de ses chefs et de ses collègues de la métropole, qui le dédaignent et le jalousent. On lui reproche amèrement les avantages qu’il peut tirer de sa situation ; on ne lui tient aucun compte des services qu’il rend en échange. Toutes les faveurs, tous les honneurs, tous les avancemens sont pour les sédentaires faisant en France une besogne commune et facile. Cette coutume est si générale parmi nous qu’elle gagne aussi bien les académies et les corps savans que les administrations. Un Français qui s’exilera, qui consentira aux plus lourds sacrifices, qui s’exposera aux plus grands dangers pour aller accomplir les missions scientifiques dont la France tire tant de gloire, se verra sans cesse préférer des rivaux moins héroïques vivant en repos dans leur cabinet, travaillant à loisir, à l’abri de tous les périls, dans une complète sécurité de corps et d’esprit. Dès qu’un Français a passé la frontière, il semble qu’il perde sa nationalité aux yeux de ses compatriotes. On le traite du moins comme un étranger, ou plutôt moins bien qu’un étranger, car on ne se croit plus obligé d’avoir des égards pour lui. Et l’on s’étonne, après cela, que tous les hommes de valeur hésitent à émigrer ! Il faut certainement un grand courage pour surmonter les préjugés que nos mœurs opposent à l’émigration. Bien peu le possèdent. C’est pourquoi nos administrations extérieures sont déplorablement composées. Si les gens distingués et irréprochables hésitent à en faire partie, en revanche, toute personne qui a eu en France ce qu’on appelle des malheurs se croit en droit d’y entrer. Que de fois n’ai-je pas vu en Égypte, au moment du contrôle anglo-français, des caissiers en rupture de caisse, des faillis, des banqueroutiers venir demander une place dans les administrations égyptiennes ! Ils exposaient leurs titres avec une franchise étonnante. Quant à leur faire comprendre que nous étions en Égypte afin d’apprendre aux indigènes la régularité et l’honnêteté dans la gestion financière et que, pour un pareil enseignement, il fallait des professeurs immaculés, c’était une entreprise inutile. Tous étaient persuadés qu’ils s’étaient rendus dignes des fonctions qu’ils convoitaient, qu’on ne pouvait les leur refuser que par une criante injustice et par un acte antifrançais.

Cette détestable composition de notre personnel extérieur est augmentée encore par l’ingérence directe des députés dans le choix de ce personnel et dans la manière de le diriger. Le mal dont nous souffrons le plus en France, depuis quelques années, celui qui a faussé chez nous tous les ressorts parlementaires et détruit jusqu’à l’idée de gouvernement, c’est l’usurpation du pouvoir administratif par la chambre. Personne n’ignore qu’à l’heure actuelle, les députés, au lieu de se borner à faire les lois, ce qui est leur mission, ont mis en quelque sorte la main sur les ministres, qui sont devenus de simples commis. Ceux-ci n’ont qu’une autorité illusoire ; ils ne font rien, ils n’osent rien faire sans l’autorisation des membres de la majorité. En réalité, chaque député règne, gouverne et administre son département par l’entremise du ministre, agent soumis à ses volontés. Mais cet abaissement, ou plutôt cette destruction de la puissauce exécutive sont encore plus sensibles, encore plus dangereux dans les colonies que dans la métropole. Comme personne chez nous n’étudie les questions coloniales, comme aucun ministre ne saurait les traiter avec compétence, comme aucun d’ailleurs ne s’en occupe d’une manière spéciale, en réalité, chaque député colonial impose au gouvernement toutes les mesures qui lui plaisent. On ne peut le contredire faute de connaissances ni le contrarier faute d’énergie. Le mal est d’autant plus grave que les députés des colonies, par suite de la précipitation avec laquelle les solutions les plus radicales ont été adoptées dans l’organisation du régime colonial, sont souvent les représentans d’une simple minorité comme en Algérie, ou d’une majorité très inférieure, moralement et matériellement, à la minorité, comme dans les Antilles. En Algérie, les Arabes et les étrangers n’étant pas représentés, ce sont les mandataires d’un petit nombre de colons, occupés uniquement de leur intérêt personnel, qui imposent à notre pays une politique aussi absurde que barbare, dont le résultat infaillible, si l’on n’y prend garde, sera de créer une Irlande africaine de l’autre côté de la Méditerranée. Dans les anciennes colonies à esclaves, la manière dont l’esclavage a été aboli brusquement, sans mesures de transition, et dont le droit de suffrage a été accordé aux noirs émancipés, a mis le pouvoir entre les mains de gens aveugles, désireux de se venger d’une longue servitude, animés de passions brutales que ne peut tempérer un patriotisme par trop récent et incomplet. Aussi les descendans des anciens colons, les vieux Français, s’y voient-ils opprimés par des assemblées locales omnipotentes contre lesquelles le gouverneur, délégué du pouvoir métropolitain, représentant de l’union des colonies à la mère patrie, est impuissant. Nommé sur la désignation des députés, il n’est que leur instrument. A coup sûr, rien n’est plus malheureux qu’un pareil état de choses. L’assimilation des colonies avec la métropole ne saurait se faire que graduellement et à la longue. Il aurait fallu ne leur accorder ni députés ni sénateurs, ne leur donner qu’un simple conseil général, en laissant aux gouverneurs le veto suspensif, et, au besoin, dans des cas prévus, le droit d’imposer l’adoption de certaines mesures. On a émancipé des enfans, en les chargeant eux-mêmes de choisir leurs tuteurs, il en est résulté que, dans des terres françaises, fécondées par notre génie et notre sang, ce sont des noirs, esclaves hier encore, qui compromettent le présent et menacent l’avenir.

Il est difficile ou plutôt impossible de revenir sur un régime sanctionné par la constitution. Priver les colonies de sénateurs et de députés, après leur en avoir accordé pendant plusieurs années, serait vouloir provoquer chez elles de dangereux désordres. Mais il n’est que temps de réduire ces sénateurs et ces députés au rôle qui leur appartient. Ils ne sont pas autre chose que leurs collègues, ils n’ont pas d’autres droits qu’eux; qu’ils prennent part à la confection des lois, c’est bien ! mais qu’ils laissent au gouvernement le soin d’administrer les colonies, d’en surveiller les intérêts. Il faut que celui-ci mette fin au pouvoir absolu que s’attribuent certains conseils coloniaux, au mépris de toutes les lois; qu’il prépare une nouvelle constitution coloniale dans laquelle les attributions seront nettement définies et séparées; qu’il oblige les assemblées locales à se soumettre, comme les conseils généraux français, au contrôle d’une autorité supérieure, assez forte pour les empêcher de dépasser le mandat qui leur appartient. Or il ne pourra le faire qu’à la condition de résister à cette pression des députés sous laquelle il est écrasé aujourd’hui. Tout le monde est d’accord pour reconnaître qu’il serait utile de créer un ministère spécial des colonies. Mais on hésite à le faire, parce qu’on craint que les députés ne s’en emparent et que le ministre nouveau ne se plie à toutes leurs exigences, lesquelles seraient désastreuses. Dans l’état actuel de nos mœurs parlementaires, la création d’un ministère spécial aurait, en effet, bien des inconvéniens. On a proposé et essayé une solution intermédiaire, qui consistait à rattacher au ministère du commerce les services coloniaux. Mais le ministère du commerce n’a pas par lui-même une raison d’être suffisante, et les titulaires qui l’occupent ne possèdent peut-être point le prestige nécessaire pour se mettre au-dessus des intrigues parlementaires et des influences de députés. Il serait préférable, comme on l’a également proposé, de confier au ministère des affaires étrangères, le plus important et le plus recherché de tous, la direction des colonies et de la marine commerciale. Il a déjà sous la main les consuls, vrais gouverneurs de nos colonies commerciales, répandus dans le monde entier et dont le personnel renouvelé, modifié, mieux inspiré, pourrait fournir des choix excellens pour les gouverneurs des colonies territoriales. C’est d’ailleurs à lui qu’incombe la solution des questions internationales soulevées fréquemment par nos résidens à l’étranger et par nos capitaines de navires au long cours, ainsi que les conflits incessans que la création de colonies nouvelles ou le développement de colonies anciennes soulèvent entre les puissances étrangères et la France. On a pu constater bien des fois, dans ces dernières années, combien il était fâcheux que ses agens n’eussent point de rapports avec les agens coloniaux. On a vu, par exemple, au début des complications du Tonkin, un ministre de France à Pékin laissé absolument sans nouvelles de ce qui se passait dans le Delta du Song-Koï et en Cochinchine. Le gouverneur de cette dernière province, les officiers de marine du Tonkin, n’ayant aucune relation avec lui, n’ont pas pu l’informer de leurs actes et de leurs projets, et le ministère des affaires étrangères n’a pas songé qu’il fût utile de suppléer à leur silence; chacun a agi de son côté ; ce qu’il en est résulté, tout le monde le sait ! Il serait donc très logique et très sage de confier les colonies au ministère des affaires étrangères. On créerait, pour appuyer le ministre de ses avis et de son autorité, un grand conseil colonial, une sorte de junte permanente, dont il faudrait avoir grand soin d’écarter les députés et sénateurs[1], et qui se composerait d’administrateurs, d’anciens gouverneurs, d’anciens consuls, de négocians, d’armateurs, en un mot d’hommes compétens, capables d’échapper aux influences parlementaires. Comme les ministères passent chez nous avec une effroyable rapidité, c’est dans ce conseil que se perpétueraient les traditions. Il y aurait là un élément de stabilité indispensable au succès de l’œuvre coloniale, car cette œuvre ne peut avancer au milieu des fluctuations politiques qui soulèvent sans cesse chez nous le sol gouvernemental, comme les ouragans des Antilles labourent la terre de ces îles admirables et y bouleversèrent les plus luxuriantes végétations. Qu’on ne s’y trompe pourtant point ! cette garantie serait bien illusoire si nous continuions à nous agiter comme nous le faisons depuis quelques années, renversant le lendemain ce qui a été élevé la veille, inventant chaque jour des questions factices qui troublent l’atmosphère. Ce mouvement perpétuel sur nous-même amènera, s’il dure, la mort de notre pays. C’est pourquoi, il serait bon de chercher au plus vite un dérivatif à un état moral aussi funeste. Ce dérivatif, peut-être l’action coloniale nous l’offrirait-elle si, las de parler sans cesse de réformes radicales au dedans, alors qu’il n’y a presque plus rien à réformer et qu’on ne saurait plus que détruire, notre pays prenait l’habitude de regarder au dehors, d’y chercher l’emploi de son activité débordante, d’y dépenser en œuvres fécondes le trop plein de vie qui l’étouffé. Qui sait? peut-être, verrions-nous enfin cesser le malaise dont nous souffrons en ce moment. La force du radicalisme provient de ce qu’il semble être une action, tandis que le programme conservateur a l’air d’être purement passif. A l’action dissolvante du radicalisme opposons l’action fécondante de la politique coloniale ; il n’est point impossible que nous y trouvions le salut !

C’est par cette espérance que je veux finir. Si le temps et l’espace ne me faisaient défaut, je pourrais prouver que la politique coloniale est la meilleure des politiques intérieures, aussi bien que la meilleure des politiques extérieures. Elle a le grand avantage de faire ressortir avec une évidence éclatante l’imprudence et la folie de certaines des mesures pour lesquelles on se passionne le plus dans les rangs des partis avancés et que l’on accepte avec le plus de résignation dans les rangs des partis modérés. Peut-être les hommes qui se sont lancés avec tant d’ardeur dans la lutte religieuse auraient-ils hésité à troubler la liberté des consciences en France s’ils s’étaient rendu compte qu’en agissant ainsi, ils brisaient dans le monde entier le plus ancien, le plus efficace de nos moyens d’influence. Peut-être ceux qui, pour satisfaire je ne sais quel mirage d’égalité, vont faire de notre régime militaire un mécanisme de compression à outrance qui étouffera la patrie, reculeraient-ils devant leur œuvre s’ils comprenaient qu’elle risque de la ruiner aussi bien que de l’abaisser. « Il faut nous départir, a dit M. Paul-Leroy Beaulieu, de notre culte étroit et vraiment sauvage pour l’égalité. Il faut admettre qu’il y a des équivalences de services, que celui qui ouvre ou qui maintient des débouchés à son pays le sert plus efficacement que s’il portait et maniait dans nos casernes un fusil pendant trois ou cinq ans, puis pendant vingt-huit jours, et ensuite durant quatorze jours. Ce n’est pas avec de mesquines idées de caporal que, dans le monde moderne où les compétitions sont si ardentes, on forme une grande nation. Deux de nos rivales, par des circonstances que nous envions, les États-Unis et l’Angleterre, n’ont pas de service militaire obligatoire, ce qui leur vaut une prodigieuse avance dans l’exploitation intelligente de l’univers; un autre de nos concurrens, notre vainqueur d’hier, avec un merveilleux discernement, sait plier sa rigoureuse loi militaire aux exigences de son expansion commerciale à l’extérieur. Chez nous, au contraire, la folie semble s’être emparée de tous les cerveaux. On propose, avec une niaiserie barbare, de supprimer, sans la remplacer, cette dernière sauvegarde du volontariat d’un an. On veut donner à la France une indigestion d’égalité : elle en mourra. » Ces termes ne sont pas trop forts. Si, avant de résoudre chaque question intérieure, on se demandait quelle influence sa solution exercera sur nos intérêts et notre situation au dehors, peut-être éviterait-on cette « niaiserie barbare » qui conduit peu à peu notre pays à la mort. Il n’est rien de tel que de jeter parfois les regards sur le monde pour juger sainement ce qui se passe chez soi. On saisit alors les vraies proportions des choses et l’on acquiert un sentiment plus juste de la réalité. Les haines et les misères de clocher ne cachent plus alors la France comme l’arbre cache la forêt. Le salut de notre pays, je le répète, est dans la politique coloniale.


GABRIEL CHARMES.

  1. Le nouveau sous-secrétaire d’état à la marine, chargé spécialement du service des colonies, M. Faure, vient de créer un conseil colonial. Son premier soin a été d’y introduire les sénateurs et députés des colonies ! Pourquoi ? Du moment que nos colonies ont des représentans dans les chambres, il n’y a aucune raison pour que ces représentans siègent encore dans un conseil colonial. Leur donner ainsi une autorité administrative est une véritable confusion de pouvoirs. Mais on n’y regarde pas de si près aujourd’hui. Tout se fait dans un intérêt parlementaire, et l’intérêt du pays est oublié.