La Politique allemande et le protectorat des missions catholiques

Anonyme
La Politique allemande et le protectorat des missions catholiques
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 5-41).
LA POLITIQUE ALLEMANDE
ET
LE PROTECTORAT DES MISSIONS CATHOLIQUES

Déjà, — sur les routes brûlées de la Palestine, où tant de peuples, tant de prophètes et tant de rois ont imprimé la trace de leurs pas, — les fourriers de l’empereur Guillaume II, précurseurs de leur maître, marquent les étapes et préparent les logis. En même temps que les séductions de l’art et la poésie des souvenirs, la réalité pratique d’intérêts matériels très nettement aperçus attire l’illustre voyageur vers les trois capitales du silencieux Orient. Constantinople, Jérusalem, le Caire ! l’éclat de ces trois noms illumine tout le prodigieux et logique développement des passés, toute la suite indéfinie de ces hier dont est fait aujourd’hui. Evocatrices des temps lointains, les grandes métropoles du Levant sont, dans le temps présent encore, le point de rencontre où viennent s’entre-croiser des questions religieuses, politiques, économiques dont la solution est vitale pour les grandes nations du Ponant.

C’est par Constantinople que l’empereur d’Occident prendra contact avec l’Orient. Il y sera l’hôte d’Abd-ul-Hamid, son protégé ; il y étalera aux yeux des Turcs la puissance tutélaire de son amitié. Puis, il voguera vers les rivages de la Palestine. C’est, si rien ne survient, le 26 octobre que le souverain et sa suite débarqueront à Caïffa ; dédaigneux du chemin de fer qui, de Jaffa, conduit à Jérusalem, Guillaume II voyagera par étapes ; il viendra camper sous les murs de la Ville sainte : il a le sens artistique trop affiné, il connaît trop la puissance majestueuse des souvenirs, pour pénétrer dans la cité sacrée comme un touriste de l’agence Cook. Il tient à faire vers Jérusalem une marche lente et triomphale, à visiter pieusement, comme un croisé, Nazareth, Bethléem, le lac de Génézareth. Il n’habitera ni les palais turcs ni les hôtels britanniques, mais ses tentes se dresseront, somptueuses et pourvues de tout le confort moderne, sur le sable de la Judée. Le 30 octobre, Guillaume II entrera solennellement à Jérusalem ; le 31, il inaugurera l’église protestante du Sauveur. — La route du retour conduira le Kaiser à Alexandrie. En Égypte, il sera reçu par le khédive, visitera les Pyramides, remontera le Nil, interrogera le sphinx, s’imprégnera du passé ; mais peut-être un hasard prémédité l’amènera-t-il au Caire juste à point, — c’est du moins l’espérance des Anglais, — pour passer en revue, à leur retour triomphal, les conquérans de Khartoum ; en tout cas, et par le fait seul de son séjour, il apportera aux détenteurs européens de l’antique Égypte la sanction de son auguste présence. — Enfin, après avoir, le premier, depuis Frédéric II, César excommunié, promené à travers l’Orient musulman la majesté du pouvoir impérial, tout enivré encore du bruit des acclamations, tout ébloui de la splendeur des fêtes, Guillaume II rentrera dans ces antiques provinces du Brandebourg où jadis les vieux margraves commencèrent d’asseoir l’édifice si longtemps fragile de la grandeur des Hohenzollern.

Pour recevoir dignement l’impérial voyageur, tout l’Orient retentit du bruit des préparatifs. Le commandeur des croyans veut prouver à son hôte qu’il sait reconnaître les services rendus. Stimulée par ses ordres, l’administration turque déploie un zèle insolite ; un aide de camp du sultan, accompagné d’un ingénieur, fait remettre en état les routes que suivra le cortège impérial. Jamais pèlerin chrétien n’aura reçu des autorités ottomanes un pareil accueil. A Constantinople, c’est tout un palais qui s’élève pour abriter Sa Majesté ; dans les rues qu’Elle parcourra, une police expéditive incendie les vieilles masures qui encombrent la circulation. Enfin, pour séduire le souverain dont Abd-ul-Hamid connaît les goûts et flatte les vanités, une armée, tout de neuf habillée, patiemment exercée à la manœuvre prussienne, défilera devant lui et prouvera qu’elle sait profiter des leçons de ses instructeurs. — Et tandis qu’au milieu des acclamations obéissantes des populations, l’empereur Guillaume II montera vers Jérusalem, autour de lui et à cause de lui, dans cet Orient où tous les cultes et toutes les langues se rencontrent sans se mêler, la diplomatie ourdira ses intrigues et les passions religieuses s’agiteront.

Inaugurer l’église du Sauveur, — dont en 1869 son père décida la construction, — c’est le prétexte officiel du voyage de l’empereur. Mais ceux qui, depuis son avènement, ont suivi de près la politique de Guillaume II, cherchent le but caché et les secrètes intentions de ce souverain très moderne qui a fait des voyages un moyen de gouvernement. Comment le pèlerinage du Kaiser en Palestine est l’aboutissement d’un système et l’achèvement d : un dessein mûrement conçu ; comment son but depuis longtemps entrevu et désiré est d’appuyer solidement la prépondérance universelle de l’Allemagne sur le protectorat des chrétiens, et en particulier des catholiques ; comment enfin la politique allemande, nettement consciente de ses fins, a suivi les mêmes voies en Orient et en Extrême-Orient, c’est ce que, dans ces quelques pages, on se propose de montrer.


I

« Le pouvoir impérial implique le pouvoir sur mer ; l’un ne saurait exister sans l’autre. » En émettant, dans son fameux toast du 15 décembre, cet étrange solécisme historique, Guillaume II donnait la formule précise de la nouvelle politique allemande ; et son frère lui répondait : « Une grande époque est venue, époque importante pour la nation et pour la marine. » Si l’on sait découvrir sous les formules pompeuses du style impérial les vérités qu’elles enveloppent, les discours de Kiel marquent, comme se le faisait télégraphier de Londres la Gazette de Cologne, « un tournant de la carrière nationale de l’Allemagne. »

Après 1871, l’Allemagne unifiée était, par le prestige de ses armes et l’éclat de ses récens triomphes, au premier rang des puissances occidentales. L’Autriche était humiliée ; la France foulée, saignée à blanc ; la Russie occupée et « recueillie » chez elle ; l’Angleterre était maîtresse des mers, dominatrice des mondes nouveaux ; mais, sur le sol européen, nulle tête ne s’élevait plus haut que celle de la « Germania. » — Montée au premier rang par la force militaire, l’Allemagne s’efforça de n’en plus déchoir. Dans la dangereuse ascension des peuples vers l’hégémonie, il faut, pour ne point redescendre, monter sans cesse ; la fatalité précipite jusqu’en bas ceux qui s’attardent ou stationnent : ce fut dans le domaine économique que l’Allemagne porta ses efforts et déploya son énergie. Constamment, graduellement, la prospérité du nouvel empire grandit, et l’expansion allemande commença. Comme un homme pauvre qui, devenu opulent, change son genre de vie, ses relations et jusqu’à ses opinions, l’Allemagne enrichie dut modifier sa politique. Dans la direction de ses affaires extérieures, elle dut tenir compte d’élémens nouveaux, veiller sur des intérêts plus compliqués. En Océanie, en Afrique elle a acquis des territoires ; ses vaisseaux marchands sillonnent toutes les mers, ils vont jusque dans les parages lointains de la Chine, porter les produits de l’industrie germanique ou se livrer aux opérations lucratives du cabotage. Des milliers et des milliers d’Allemands, trop-plein d’une population prolifique, essaiment par le monde, aux Etats-Unis, dans l’Argentine, au Chili, en Syrie, de véritables colonies qui, devenues grandes et riches, conservent leur langue et leurs journaux, tendent à se souder les unes aux autres, et deviennent comme les pierres d’assise de l’édifice futur de la « Grande Allemagne. » Cet état de choses nouveau a créé pour le gouvernement des nécessités nouvelles. Les affaires du monde viennent maintenant retentir à Berlin comme elles retentissent à Londres, à Pétersbourg, à Paris, au Vatican ; l’Allemagne porte ses regards au-delà de ses frontières européennes jusque vers ces immenses étendues de terres inexploitées où un avenir indéfini semble réservé à la race germanique ; sa frontière de Lorraine et celle de Pologne, sans cesser de l’occuper, ne l’occupent plus uniquement ; sa politique est devenue une politique « mondiale » (weltpolitik).

Voilà l’évolution qu’a merveilleusement comprise et énergiquement favorisée l’empereur Guillaume II. A défaut d’actes, il suffirait pour le prouver de son discours de Kiel. Cette harangue, romantique de forme, mais d’une précision troublante si l’on en pèse les termes, venant après le coup de force de Kiao-tchéou, en dit long sur les tendances et les ambitions de la politique allemande. Le voyage à Jérusalem sera une étape nouvelle vers les mêmes buts.

L’Allemagne a la puissance militaire, elle a la puissance économique ; elle aura bientôt la puissance maritime, mais elle a besoin de l’appui des forces morales : sur la scène du monde, elle ambitionne de représenter un principe. Fonder sa prééminence universelle sur la protection du christianisme protestant et catholique, relier entre eux les centres épars de l’influence germanique par un double protectorat religieux, avoir par le globe une clientèle à la fois religieuse et économique qui répandra l’idée allemande, achètera les produits allemands et qui, tout en professant l’évangile du Christ, prônera « l’évangile de la personne sacrée de l’empereur, » telles sont les maximes directrices de la politique actuelle de Guillaume II.

Le catholicisme, avec ses dogmes, son chef partout obéi, sa hiérarchie, ses vaillantes milices de missionnaires, est sans doute l’une des plus puissantes parmi les forces morales qui aspirent à guider l’humanité. Lier cette force morale immense à l’immense force matérielle de l’empire allemand, quel rêve ! Ce rêve, Guillaume II l’a fait et il entend le réaliser. Si, arrangeant l’histoire à sa façon, il se souvient que « la Hanse allemande a fini par tomber en décadence parce que la protection impériale lui faisait défaut, » il sait aussi que l’empereur fut jadis, dans l’œuvre de propagation et de défense du catholicisme, le collaborateur des papes. Malgré Luther et la Réforme, il ne cache pas son désir de renouer cette union féconde. « Prêtres ou négocians, » sa sollicitude impériale s’étendra aux uns et aux autres. Il ne sépare pas la protection de la « nouvelle Hanse allemande » de celle « des missionnaires allemands, ses frères. » Expansion par le commerce et le protectorat religieux : voilà la fin et voilà les moyens.

Par une singulière fortune, Guillaume II trouve dans l’accroissement extérieur de la puissance allemande la solution des difficultés intérieures de son gouvernement. « La couronne impériale a été, pour Votre Majesté, entourée d’épines, » lui disait à Kiel son frère le prince Henri. Ces épines, ce sont les partis politiques qui perfidement les ont glissées entre les plaques d’or de l’insigne impérial. Guillaume II, pas plus que Bismarck, n’a jamais disposé au Reichstag d’une majorité compacte et aveuglément dévouée. Le chancelier, au temps du Culturkampf, s’appuya sur le « Cartel » pour gouverner contre les catholiques ; l’empereur, dans le désarroi des partis libéraux, est obligé de s’appuyer sur le Centre catholique pour gouverner contre les socialistes. Les cent députés catholiques sont « l’axe, » l’ entscheidende Partei, du Reichstag. Au dehors, l’empereur se fait le défenseur et le champion du catholicisme ; il couvre les missionnaires de sa protection auguste ; au dedans, il fait voter par le Centre catholique les lois dont il a besoin. C’est en entraînant derrière lui les partis éblouis par sa gloire, c’est en donnant à son peuple les triomphes et les richesses, qu’il compte prévenir les crises redoutables et détourner les catastrophes menaçantes. C’est en faisant l’Allemagne très grande que Guillaume II entend élever, au-dessus des ambitions mesquines et des vaines agitations parlementaires, la sereine majesté du pouvoir impérial.


II

Il est singulièrement instructif de constater, en rapprochant les dates, qu’en Allemagne la fin du Culturkampf a coïncidé avec les débuts de l’expansion coloniale. Il semble que M. de Bismarck ait voulu, au moment où il engageait son pays dans la voie des conquêtes d’outre-mer, rétablira l’intérieur la concorde troublée par les lois de mai et ménager une entente entre le siège de saint Pierre et le nouvel empire d’Occident. Ce fut à l’occasion d’un litige aux îles Carolines, entre l’Allemagne et l’Espagne, que le choix du pape comme arbitre ouvrit une ère nouvelle de relations pacifiques entre le Chancelier de fer et le « Prisonnier » du Vatican. Avec son génie pratique, M. de Bismarck, qui avait cru nécessaire de briser le catholicisme pour achever l’unité allemande, entrevit que son pays aurait tout à gagner à une entente avec le Saint-Siège ; il comprenait mieux, à l’heure où le prodigieux exode des colons commençait à répandre partout des provins de la race germanique, la nécessité de ménager une puissance religieuse qui exerce son action dans le monde entier. En-outre, il lui semblait opportun de se rapprocher de Rome au moment où la France, dont il épiait avec jalousie le relèvement, s’engageait dans la guerre contre le « cléricalisme, » et menaçait de rompre les liens séculaires qui unissaient l’Eglise à sa « fille aînée. » Il suivait avec une attention joyeuse, — on affirme même qu’il encourageait, — l’éclosion chez « l’ennemi héréditaire » de ce fléau du Culturkampf dont il avait éprouvé toute la force de décomposition, toute la puissance délétère. Et tandis que ceux qui conduisaient la France, restés des hommes de parti quand ils auraient dû être des hommes d’Etat, nous lançaient à l’exemple de la Prusse dans l’épuisante série des luttes religieuses, le gouvernement de Berlin, changeant de tactique, fit sa paix avec Rome ; — et, parce que c’était l’intérêt de sa patrie, le prince de Bismarck alla à Canossa.

Prompt à se débarrasser de la tutelle étouffante de son chancelier, l’empereur Guillaume II ne le fut guère moins à reprendre, en les agrandissant, les projets ébauchés au temps de son grand-père. Avant même son avènement, le petit-fils de Guillaume Ier considérait déjà comme nécessaires et bienfaisans la paix religieuse et l’accord avec le Saint-Siège. « Je suis infiniment content, écrivait-il le 1er avril 1887 au cardinal de Hohenlohe, que cette funeste lutte soit finie[1]. » Devenu empereur, Guillaume II, tout en demeurant fidèle à l’alliance du roi Humbert, chercha, par une étrange contradiction, à se concilier les dispositions favorables de Léon XIII. Sans bruit, mais avec patience et continuité, les intrigues allemandes s’agitèrent autour du Vatican.

Guillaume II et ses ambassadeurs trouvèrent dans l’entourage de Sa Sainteté le précieux concours de personnages ecclésiastiques haut placés, et connaissant merveilleusement ce terrain romain où les novices sont exposés à tant de faux pas. Parmi ces ouvriers de l’influence allemande, le cardinal Ledochowski, aujourd’hui préfet de la Propagande, fut l’un des plus actifs et des plus utiles. — Polonais d’origine, archevêque de Posen, Mgr Ledochowski devint célèbre comme martyr du Culturkampf et ennemi particulier du prince de Bismarck, qui jalousait en lui un ancien familier de la cour de Guillaume Ier et un ami de l’impératrice Augusta. Ce fut en fugitif, après trois années passées dans la prison d’Ostrowo, que l’archevêque de Posen arriva à Rome où Pie IX lui donna asile et le protégea contre la haine tenace du chancelier. Quand vint la pacification religieuse, pour faciliter une entente, le Saint-Siège demanda à l’archevêque sa démission, mais il le nomma avec éclat préfet de la Congrégation des Brefs et, quelques années après, préfet de la Propagande. Si l’on excepte le souverain pontificat et la secrétairerie d’Etat, la direction de la Propagande est la plus haute fonction du gouvernement de l’Église. Tous les « pays de missions, » — c’est-à-dire la plus grande partie des terres habitées, — sont sous la juridiction du préfet de la Propagande. Il est le « ministre des colonies catholiques ; » il est en relations directes avec presque toutes les nations, il a partout des pionniers et des soldats qu’il dirige sous le seul contrôle du pape ; il dispose par le monde d’une immense influence. En élevant Mgr Ledochowski à cette éminente fonction, Léon XIII et le cardinal Rampolla crurent y placer un collaborateur dévoué et convaincu de leur politique. Mais, Polonais de race et de tendances, aristocrate d’instincts, le cardinal ne put élever son esprit jusqu’à cette politique aux larges horizons, génératrice des victorieux lendemains, que le pape régnant et son secrétaire d’Etat ont inaugurée. Lorsque Léon XIII eut renouvelé l’antique enseignement social de l’Église et incliné vers les souffrances des peuples la majesté de la tiare, lorsque l’alliance franco-russe eut été conclue, lorsque aussi M. de Bismarck fut tombé, le préfet de la Propagande redevint l’ami de l’Allemagne, l’adversaire systématique de la France et de la Russie ; et quand en 1889 l’empereur Guillaume II vint à Rome, sa première visite fut pour l’ancien martyr du Culturkampf. Dès lors, le cardinal Ledochowski devint dans le monde catholique le patron des intérêts germaniques. On vit se grouper autour de lui, sous les mêmes bannières, tous ceux qui dans la Rome papale jalousaient la gloire du pontificat ou en détestaient les « directions ; » ceux qui rêvaient entre le Quirinal et le Vatican une chimérique conciliazione ; ceux encore qui, sous le règne de Léon XIII, préparaient ou escomptaient l’avènement de son successeur ; ceux enfin qui, par leurs origines ou leurs tendances nationales, étaient les adversaires naturels de la République française ou du tsar de Russie : Mgr de Hohenlohe, cardinal de curie pour l’Allemagne ; et Mgr Galimberti, qui joignait au zèle d’un « conciliateur » la souplesse d’un papabile, comptaient, avec Mgr Ledochowski, parmi les inspirateurs les plus éminens de ce parti gibelin. C’est par la Propagande surtout que ces ennemis de l’influence française exercèrent leur action. — En 1894, quand mourut le cardinal Lavigerie, notre gouvernement put craindre que la Propagande n’eût le désir de subordonner à des influences italiennes ce siège de Carthage que ce grand ouvrier de l’œuvre catholique et de la grandeur française avait restauré et illustré. Il fallut l’intervention énergique de M. le comte Lefebvre de Béhaine pour arrêter cette tentative antifrançaise, faire évoquer l’affaire à la secrétairerie d’Etat, et conclure une sorte de concordat qui excluait à jamais de la régence que nous protégeons toute ingérence étrangère.

La pesée secrète, mais continue, qu’exercent à Rome les personnages défavorables aux intérêts français a rarement produit des effets aussi retentissans ; mais nos adversaires savent profiter de toutes les occasions pour battre en brèche notre influence et miner lentement notre protectorat des missions. D’ailleurs, ni les argumens spécieux, ni les raisons d’apparence plausible ne leur font défaut.

Ils savent mettre en parallèle, l’Allemagne pacifiée et son gouvernement devenu favorable au catholicisme, avec la France troublée par les guerres religieuses et son « gouvernement maçonnique. » Ils vont répétant que la France, persécutrice chez elle des catholiques, ne saurait remplir efficacement au dehors sa charge de protectrice du catholicisme. Ils demandent par quelle étrange contradiction le gouvernement qui ferme les couvens et chasse les religieux, demeurerait en Orient le gardien de ces mêmes couvens, de ces mêmes religieux ? Entre la « France rouge, » la « Russie schématique, » et « l’Allemagne conservatrice, » l’hésitation, à les entendre, n’est pas permise pour le Saint-Siège : c’est du côté de l’empire germanique que sont ses intérêts et sa dignité. Tel était le langage que tenaient, dès l’époque où M. de Bismarck commença d’engager l’Allemagne dans la politique d’expansion, les journaux de Berlin et de Vienne. Avec plus de précautions peut-être aujourd’hui, mais avec plus d’insistance et des visées plus nettes, les amis de l’Allemagne font entendre à Rome les mêmes argumens.

Une immense intrigue dont le but est fixe, mais dont les ressorts varient à l’infini avec les pays et les circonstances, est impossible à suivre dans ses détails et dans sa complexité : on n’en aperçoit du dehors que les résultats et, pour ainsi dire, les sommets. C’est dans l’empire turc et dans l’empire chinois, en Orient et en Extrême-Orient, que le protectorat des catholiques confère à la France des droits et lui impose des devoirs : c’est sur ces deux théâtres qu’il nous faut suivre les efforts continus de la politique allemande. Le pèlerinage projeté de Guillaume II à Jérusalem, précédé du voyage du prince Henri de Prusse à Pékin, ne sont, en effet, que des étapes décisives dans une marche depuis longtemps entreprise ; on n’en saisirait ni le sens, ni l’importance, si l’on en ignorait le point de départ.


III

Par le droit historique, par la force des armes, par le texte des traités et la confiance des missionnaires, le protectorat des catholiques dans le Céleste Empire appartient à la France[2]. Elle a charge de veiller sur la vie et les biens, non seulement des religieux français, mais de tous les missionnaires de l’Église romaine, de quelque nationalité qu’ils soient et dans quelque partie de la Chine qu’ils habitent ou voyagent. Le Saint-Siège n’a point de représentation directe auprès du Fils du Ciel : toutes les affaires intéressant la religion passent par l’intermédiaire du ministre de France à Pékin.

A l’avantage de tous, les droits de la France étaient universellement reconnus et la gratitude des missionnaires ne cessait d’attester le zèle de ses représentans, lorsque arrivèrent en Chine les premiers religieux allemands. Par une étrange ironie, c’est du Culturkampf que sont nées ces missions catholiques qui apportent aujourd’hui à l’expansion germanique un si précieux concours. Le 8 septembre 1875, un prêtre, Arnold Jansen, forcé par la persécution de quitter sa patrie, fondait à Steyl, en Hollande, un séminaire de missionnaires.

Les deux premiers apôtres qui en sortirent pour aller porter au loin la « parole de Dieu[3] » furent ce Père Anzer, aujourd’hui vicaire apostolique du Chan-toung méridional, dont le nom a si souvent depuis un an paru dans la presse, et le Père Freinademetz. Tous deux, en 1879, partirent pour la Chine ; ils obtinrent de Mgr Cosi, franciscain italien, vicaire apostolique du Chan-toung, l’administration d’une partie de sa trop vaste circonscription pastorale. L’ardeur de leur foi fut bientôt récompensée : autour d’eux, chrétiens baptisés et catéchumènes se groupèrent si nombreux que de nouveaux ouvriers durent accourir de Steyl pour aider les premiers semeurs à récolter la précieuse moisson ; de nouvelles stations furent fondées, et le nombre des convertis devint assez considérable pour que le Saint-Siège, suivant son procédé habituel, dédoublât le vicariat, séparât le Chan-toung méridional du Chan-toung septentrional, et confiât la charge du premier au Père Anzer, nommé vicaire apostolique avec caractère épiscopal (12 janvier 1886). Ainsi, au temps où M. de Bismarck arrêtait la guerre religieuse et engageait son pays dans la politique d’expansion coloniale, toute une province des missions chinoises était confiée aux Pères de Steyl : les évadés du Culturkampf allaient devenir les meilleurs pionniers de la grandeur allemande.

Ce fut à la fin de cette même année 1886 qu’un incident grave survint et que les droits de la France furent pour la première fois ouvertement méconnus. A Pékin, dans l’intérieur même de la « Ville impériale » s’élevait une grande cathédrale appelée le Pétang, construite après le traité de Tien-Tsin, par les soins des lazaristes et avec l’argent du gouvernement français ; couronnant cette église, deux tours s’élançaient ; leur ombre indiscrète et provocatrice, se profilant sur les jardins du sacré palais, troublait la quiétude de l’impératrice-mère et venait rappeler, jusqu’au fond de l’auguste séjour, l’humiliant souvenir des exigences européennes. En 1886, l’impératrice-régente exprima son vif désir d’être enfin délivrée des fâcheux clochers. Pour se soustraire aux importunités de la cour, les lazaristes déclarèrent s’en référer à la décision du Saint-Siège. Les Anglais, alors tout-puissans dans le Céleste Empire, crurent trouver dans cet incident l’occasion cherchée de nous enlever les charges avantageuses du protectorat catholique ; ils insinuèrent à Li-Hung-Tchang, non seulement de prendre au mot les lazaristes, mais encore d’entrer en relations directes avec le Saint-Siège et de demander la création d’une nonciature à Pékin. La perspective de traiter avec le pape sans l’intermédiaire du ministre de France plut infiniment aux conseillers du Fils du Ciel ; ils y virent un moyen de se débarrasser des gênantes servitudes de notre protectorat ; avec le Saint-Père, qui n’a ni vaisseaux de guerre, ni soldats, on pourrait exercer à souhait l’art si chinois des négociations dilatoires. L’avis fut donc écouté et M. Dunn, employé anglais des douanes chinoises, partit pour l’Italie. Tout ce que l’influence française comptait d’adversaires ou de jaloux, allemands, italiens, autrichiens, s’empressèrent d’appuyer le projet nouveau. Le ministre d’Allemagne, M. de Brandt, qui s’était toujours montré très ardent à prendre la défense des religieux allemands pour les soustraire au patronage de la légation de France, seconda de tous ses efforts la mission de M. Dunn. A Rome, l’espérance d’entretenir des rapports diplomatiques directs avec le plus grand empire du monde, avec cette Chine si antique et si mystérieuse, où jadis, au temps de l’empereur Khang-hi, le christianisme avait fait des progrès si rapides et si encourageans, parut très séduisante au pape Léon XIII. Il ne pouvait, sans motifs très graves, manquer d’accueillir favorablement un projet qui ferait passer sous sa juridiction immédiate une immense région promise peut-être à la foi catholique. Quant aux droits de la France, le Saint-Père ne les méconnaissait pas ; il n’entendait point dépouiller la « fille aînée de l’Église » d’un privilège qu’elle n’avait cessé de mériter par ses services ; mais il estimait que nos prérogatives n’étaient pas inconciliables avec l’existence d’une nonciature ; le délégué du Saint-Siège devrait agir de concert avec le ministre de France qui resterait son bras droit. C’est avec ces espoirs, qu’au Vatican, le projet présenté par M. Dunn fut, en principe, agréé.

Notre ambassadeur auprès du Saint-Siège était alors le diplomate éminent qui, sans heurts et sans bruit, sut maintenir en des circonstances très délicates les bonnes relations entre la France républicaine et le gouvernement pontifical, et sauvegarder, aux heures difficiles, pour la France de Gambetta et de Jules Ferry, les privilèges et l’influence qu’elle a hérités de saint Louis et de Louis XIV. M. le comte Edouard Lefebvre de Béhaine[4] fit entendre au quai d’Orsay quel danger menaçait l’intégrité du protectorat français ; puis, fort des instructions énergiques envoyées par M. de Freycinet, il fit observer au cardinal secrétaire d’Etat que la seule présence en Chine d’un représentant du pape supprimerait en droit les prérogatives de la France : elle devrait renoncer à la tutelle des catholiques non français d’origine et se contenter de la clientèle de ses nationaux. Le protectorat serait « nationalisé, » les puissances européennes s’en partageraient les morceaux. Insistant en outre sur les difficultés que rencontrerait le Saint-Siège lui-même pour défendre efficacement les missionnaires dans toute l’étendue de l’empire chinois, M. Lefebvre de Béhaine opposa nettement le veto du gouvernement de la République au dessein que les Anglais et les Allemands avaient su inspirer à Pékin et faire accueillir au Vatican. Le pape céda ; il fit imprimer et envoyer aux évêques français une brochure où il expliquait pourquoi, malgré son vif déplaisir et malgré l’avantage qu’il avait espéré pour la foi catholique de la création d’une nouvelle nonciature, il daignait condescendre au vœu de la « fille aînée de l’Eglise. » Mais les mots « après la suspension » qu’on lisait en tête de cet opuscule, indiquaient assez que le Saint-Siège ne renonçait pas formellement et pour toujours à son projet : il en ajournait seulement la réalisation. Dès 1891, Mgr Anzer, inspiré par la chancellerie berlinoise, tenta de reprendre avec Mgr Agliardi, nonce à Munich, des pourparlers sur le même objet, Aujourd’hui encore, — l’Osservatore cattolico, bien informé des choses du Vatican, le remarquait récemment, — la menace de l’envoi d’un délégué apostolique à Pékin reste suspendue, comme pour inciter le gouvernement français à ne se relâcher jamais dans l’exercice vigilant de son protectorat.

Ces incidens amenèrent, dans le courant de 1887, Mgr Anzer au Vatican. Malgré les suggestions de M. de Brandt, le vicaire apostolique du Chan-toung méridional n’avait alors, — il s’en expliquait sans détours à Rome, — aucunement l’intention de soustraire sa province à la juridiction protectrice de la France. Mais, d’Italie, Mgr Anzer partit pour l’Allemagne. C’était l’époque où de hardis explorateurs allemands, les Wissmann, les Wolf, rendaient un hommage éclatant à l’activité colonisatrice des missionnaires et démontraient la nécessité de s’assurer, dans les contrées lointaines, le concours de ces pionniers intrépides et désintéressés de la civilisation. Le chancelier venait de clore décidément, par la loi de révision de 1887, l’ère du Culturkampf ; un article de cette loi était destiné à favoriser « l’éducation des missionnaires pour le service à l’étranger, » et « la fondation de maisons qui se consacrent à cette œuvre ; » de leur côté, les évêques de l’empire, assemblés en leur réunion annuelle à Fulda, décidaient la création de six établissemens sur le modèle de Steyl. Le pape lui-même, dans sa lettre Jampridem[5] aux évêques prussiens, faisait ressortir le lien qui unit la question des missions à la politique coloniale. — Telles étaient les préoccupations de l’opinion publique lorsque Mgr Anzer arriva à Berlin. Il fut reçu par M. de Bismarck avec une bienveillance marquée, et obtint pour son œuvre d’apostolat la promesse de l’appui très énergique du gouvernement ; mais on sut lui faire entendre qu’en retour il était naturel qu’il plaçât sa mission sous le patronage direct de l’Allemagne. Mgr Anzer déféra à ce désir, on pourrait presque dire à cet ordre ; de son autorité privée, et sans que Rome eût à intervenir, il mit le vicariat du Chan-toung méridional sous le protectorat du gouvernement de Berlin. Ainsi fut ouverte la première brèche dans l’édifice de l’influence française : quatre ans après, en 1891, l’œuvre commencée en 1887 fut achevée. Mgr Anzer demanda à la chancellerie allemande les passeports que jusqu’alors tout missionnaire séjournant sur le territoire du Céleste Empire demandait à la France[6]. En 1887, le gouvernement de M. de Freycinet, en 1891 le gouvernement de M. Ribot, dûment avertis par M. le comte Lefebvre de Béhaine, laissèrent, pour des raisons que nous n’avons pas à chercher, s’accomplir cette violation flagrante de nos droits. Les ennemis de notre prépondérance qui n’avaient pu, en 1887, réussir à la ruiner par la création d’une nonciature, parvenaient en 1891 à l’émietter : ils tentaient d’arracher par morceaux ce qu’ils n’avaient pu obtenir en bloc.

Quelle importance a eue l’établissement du protectorat allemand sur les missions du Chan-toung méridional, c’est ce que les récens événemens de Kiao-tchféou ont démontré d’une façon trop péremptoire pour qu’il soit nécessaire d’y insister : c’est le protectorat catholique qui a fourni au gouvernement de Berlin l’occasion désirée[7] pour prendre pied sur le territoire chinois et s’y implanter à demeure.

Si le massacre des Pères Nies et Henlé, le 1er novembre 1897, à Yen-tchéou, eût été préparé d’avance par une diplomatie trop habile, il n’eût pas éclaté plus à propos pour favoriser, au dehors comme au dedans, les visées de Guillaume II et le tirer de graves embarras. Depuis longtemps l’empereur se rendait compte que l’essor économique et le développement des colonies entraînent comme une conséquence inéluctable la nécessité coûteuse d’une flotte de guerre ; et il n’avait pas hésité à demander ce sacrifice au patriotisme du Reichstag. Mais ce souverain, dans ses conceptions d’avenir, va plus vite que son peuple. Cette politique hardiment pratique, dissimulée souvent et comme à plaisir sous des apparences romanesques, à demi dévoilée en des discours étranges et volontairement sibyllins, effraye la timidité pacifique des bourgeois allemands. Ils estiment déjà bien lourdes les charges imposées par le « militarisme, » et volontiers ils se passeraient du très onéreux avantage de posséder une puissante marine. Au printemps de 1897, l’opposition du Centre fit, malgré l’insistance de l’empereur, rejeter par le Parlement la loi sur le septennat maritime et l’augmentation de la Hotte. Un conflit aigu s’ensuivit. L’empereur jurait qu’il aurait ses croiseurs, le Reichstag s’entêtait à les lui refuser ; la situation était grosse de périls : le massacre de deux missionnaires au Chan-toung permit à Guillaume II de trancher d’un seul coup toutes ces difficultés.

Lorsqu’il reçut la nouvelle de l’assassinat, Mgr Anzer était en Allemagne[8] ; il courut au palais impérial. Guillaume II le reçut avec empressement, lui donna son portrait et lui promit d’obtenir prompte justice du meurtre des deux religieux : le sang des martyrs allait coûter cher au gouvernement chinois. Le crime avait été commis le lor novembre ; le 14 l’amiral de Diederichs débarquait des troupes à Kiao-tcheou et « le Michel allemand plantait fermement sur le sol son bouclier orné de l’aigle impérial. » Le Fils du Ciel ne tardait guère à sanctionner par une convention ce que la force avait usurpé. Guillaume II, fort de ce succès, se hâta d’en tirer parti. — Mystérieusement, Mgr Anzer partit pour Rome et sollicita du Vatican un acte officiel qui ratifierait le fait accompli et reconnaîtrait le protectorat allemand. — En même temps une escadre armait dans le port de Kiel, et, au moment où, sous les ordres du prince Henri, elle allait prendre le large, une théâtrale manifestation apprenait au monde que « pour toujours » la « protection impériale » devait être assurée « à la Hanse allemande et aux missionnaires allemands ; » et afin que cette inauguration d’une politique nouvelle fût plus éclatante et plus solennelle, l’empereur envoyait en Extrême-Orient son propre frère. Bien plus, il avait songé à partir en personne pour les mers chinoises ! « Je connais fort bien la pensée de Votre Majesté, disait le prince Henri, je sais quel lourd sacrifice Elle l’ait en me confiant un si beau commandement. » Ou les mots n’ont pas de sens, ou le héros de roman qu’est parfois Guillaume II a rêvé, croisé d’un nouveau genre, de porter lui-même au monde jaune « l’évangile de la personne sacrée de l’Empereur. »

Au moment même où le souverain et son frère échangeaient ces toasts retentissans, le cardinal Kopp, prince-évêque de Breslau et Mgr Stablewski, archevêque de Posen, envoyèrent leur bénédiction pour l’heureuse traversée du prince Henri et de son escadre. Les télégrammes des deux prélats, répondant aux discours impériaux, furent l’affirmation officielle de l’accord du Kaiser avec l’église catholique d’Allemagne et comme le baptême de cette politique nouvelle qu’un homme nouveau, le baron de Bulow, allait être appelé à pratiquer.

M. de Bulow a longtemps séjourné à Rome, comme ambassadeur auprès du roi Humbert. Très écouté au Quirinal, il sut aussi comprendre quelle maîtresse pièce est aujourd’hui sur l’échiquier politique la papauté prisonnière. Diplomate d’instinct et de tempérament, il sentait son intelligente curiosité attirée vers ce Vatican, où les échos du monde entier viennent retentir, où toutes les choses terrestres ont leur répercussion et viennent se mesurer au compas des éternelles promesses, où derrière un paravent de petites intrigues, se meuvent majestueusement les grandes idées qui, au nom du Divin, mènent les affaires humaines. Il étudia donc et pénétra les apparens mystères de la politique pontificale ; la puissance morale et matérielle du Saint-Siège dut lui sembler plus imposante encore en face de la décadence de l’Italie officielle. On remarqua beaucoup qu’avant de quitter Rome pour prendre la succession du baron de Marschall, M. de Bulow obtint une audience du Saint-Père. Qu’un ministre protestant du protestant empereur d’Allemagne, la veille encore ambassadeur auprès du roi de l’Italie unifiée, inaugurât son règne ministériel par un long entretien avec le pape, c’était en effet un signe des temps dont la portée ne pouvait échapper à personne. S’appuyer sur l’épiscopat, s’entendre avec le Centre, négocier à Rome, tel fut donc le programme de M. de Bulow. — Dès la fin de l’hiver dernier, se tenait à Fulda la conférence annuelle qui habituellement ne réunit qu’en août les évêques allemands ; à la suite de ce conciliabule, le cardinal Kopp partit pour Rome. Sous les apparences d’un voyage ad limina, la venue au Vatican de l’évêque de Breslau, ami personnel de Guillaume II, intermédiaire habituel entre l’empereur. et le Saint-Siège, cachait une mission politique dont certaines indiscrétions et aussi certains résultats nous ont appris le but et dévoilé l’importance. Après Mgr Anzer, Mgr Kopp demanda au Saint-Père la confirmation, et sans doute aussi l’extension[9] du protectorat allemand en Chine. De récentes révélations de la Deutsche Revue[10] nous ont appris, — les faits d’ailleurs l’indiquaient déjà, — l’échec complet des missi dominici de l’empereur Guillaume : « l’augmentation de l’influence allemande, dit en substance la Revue, déplaît au Saint-Père parce que ce changement est mal vu en France… Léon XIII, aussi bien que le cardinal Rampolla, ont résolument repoussé le projet de Mgr Anzer et du cardinal Kopp, de reconnaître le protectorat de l’Allemagne sur les missions germaniques. » Voilà qui nous éclaire et sur le but, et sur l’issue de la mission « canonique » de l’évêque de Breslau.

A défaut de la victoire diplomatique qu’il espérait, Guillaume II sut tirer un succès politique de la bruyante protection qu’il accorde aux missions. Mgr Anzer, à son retour de Rome, pérégrina à travers l’Allemagne et, notamment à Munich, il pressa avec instances les chefs du Centre de voter le septennat maritime et d’accorder à l’empereur ces croiseurs auxquels il tenait tant. Le cardinal Kopp et ses collègues dans l’épiscopat, après la conférence prématurée de Fulda, s’entremirent avec le même zèle. Sans doute Mgr Anzer laissait entendre que le vote du projet impérial serait vu avec plaisir par le pape, comme la juste récompense de la protection énergique accordée aux missions. La protestation caractéristique du député Schmitt à Mayence contre l’ingérence du pouvoir pontifical indique nettement que, s’il n’y eut pas intervention de Léon XIII, du moins Mgr Anzer crut pouvoir faire parler Sa Sainteté. La conversion de la majorité du Centre fut rapide et radicale. Moins d’un an auparavant, M. Lieber avait fulminé de véhémentes harangues contre la politique aventureuse de l’empereur et de ses ministres ; il critiquait amèrement, au nom de l’intérêt populaire et des droits du Reichstag, l’augmentation continue des crédits pour la marine. En mars dernier, tout était changé ; M. Lieber acceptait, avec quelques amendemens dérisoires, le projet impérial ; il s’en faisait devant le Reichstag le zélé défenseur. Le baron de Hertling lui-même, qui reprochait naguère à M. Lieber son « impérialisme, » assumait la tâche ingrate de faire accepter à la Bavière le vote des crédits maritimes ; dans son discours de Memmingen, et plus tard à la tribune, il adjurait le Centre de déférer aux désirs du souverain ; pour voiler cette étrange conversion, cette subite volte-face, il alléguait un tardif « sentiment de la responsabilité du Centre comme parti déterminant du Reichstag : » entraînée par ses deux chefs, la moitié du parti catholique vota les crédits. Le Centre divisé, sa fraction la plus nombreuse et ses « leaders » les plus éminens devenus les soutiens « opportunistes » du programme impérial, reniant cette cause populaire dont la défense avait élevé si haut Windthorst et ses amis, pour devenir les soldats du conservatisme et de l’impérialisme, voilà les résultats de l’évolution dernière de la politique allemande. A l’origine de toutes ces transformations, nous avons rencontré la question des missions et du protectorat catholique : elle domine à l’intérieur comme à l’extérieur la tactique gouvernementale de Guillaume II. Le protectorat des missions a été la rançon des idées sociales et des tendances démocratiques du centre catholique.


IV

Extrême-Orient et Orient, Kiao-tcheou et Jérusalem, c’est par une simple nécessité d’exposition que nous avons dû séparer les uns des autres des faits connexes et intimement liés. Comme son frère est allé en Chine, Guillaume II ira en Palestine ; il se consolera, en naviguant sur son yacht vers les côtes de Syrie, de n’avoir pu conduire sur les océans lointains sa division cuirassée. Dans l’Orient musulman comme dans l’Asie chinoise, c’est un même assaut qui est livré avec les mêmes armes contre les droits séculaires et formellement consacrés de la France. Fonder l’hégémonie allemande sur le protectorat catholique, faire de la clientèle religieuse de l’Eglise romaine la clientèle commerciale de l’empire germanique, c’est, ici comme là-bas, le résultat depuis longtemps cherché et patiemment poursuivi.

Il serait dangereux de cacher sous le voile de rassurantes illusions l’essor prodigieux de nos voisins de l’est : les domaines du Padischah sont aujourd’hui, pour ainsi parler, dans la mouvance de l’empire allemand ; ils deviennent pour les sujets de Guillaume II un pays d’exploitation et de colonisation. En novembre 1889, Guillaume II, émancipé pour la première fois de la tutelle de M. de Bismarck, vint à Constantinople et reçut l’hospitalité séductrice du Sultan ; en quittant les rives enchantées du Bosphore, il emporta l’impression que la Turquie est une force dont l’intervention peut, à certaines heures, devenir décisive dans l’Europe divisée d’aujourd’hui. Cette conviction régla les attitudes et inspira la conduite de l’empereur : cet Orient qui, selon Bismarck, « ne valait pas les os d’un grenadier poméranien, » prit dans les préoccupations de Guillaume II une place considérable. Très vite, l’influence politique, militaire, économique de l’Allemagne grandit démesurément. — On sait le rôle de la diplomatie de Guillaume II dans les récens événemens : muette au moment des massacres d’Arménie, elle empêcha de parler ceux qui auraient pu le faire ; constamment elle ménagea la Sublime Porte ; et lorsque surgit la question de Crète, c’est elle qui poussa à la guerre un Sultan qui préfère le massacre à la lutte ouverte. — La Chine en 1895 avait été sauvée par l’entente de la Russie, de la France et de l’Allemagne ; la Turquie fut aidée en 1896 par l’Allemagne toute seule : elle seule aussi recueillit les bénéfices d’une intervention peu généreuse, mais profitable. Elle fit accorder à ses nationaux des entreprises de chemins de fer, des concessions de terres, des commandes industrielles. La force économique de l’empire ottoman passa aux mains des Allemands. En Syrie, en Anatolie, des colonies teutonnes se développèrent ; lorsqu’il débarquera à Caïffa, l’empereur sera accueilli par les acclamations de ses sujets établis dans le pays.

L’entente cordiale de Guillaume II et d’Abd-ul-Hamid est un danger pour notre protectorat catholique, pour l’avenir de notre influence en Orient. Comme autrefois les rois de France, c’est d’abord sur l’amitié du sultan que l’héritier des Hohenzollern entend fonder sa suprématie sur les pays du Levant. Gêné par les clauses constitutives de notre protectorat, Abd-ul-Hamid en souhaite la disparition : il aidera volontiers l’empereur à ruiner notre prestige et nos droits. Depuis longtemps la situation privilégiée de la France en Orient excite la jalousie et provoque les intrigues allemandes. Déjà, en 1869, le prince royal Frédéric est entré solennellement dans la Ville sainte, a ressuscité le vieil ordre des hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem et acquis ce sanctuaire du Sauveur dont Guillaume II va inaugurer en grande pompe l’édifice restauré ; mais c’est depuis 1882 surtout que les Allemands ont provoqué l’extension des missions catholiques et protestantes. Beaucoup d’efforts et beaucoup d’argent n’ont pas suffi à créer à l’empire une clientèle luthérienne nombreuse[11]. Aussi, comme en Chine, est-ce plutôt par les missions catholiques que Guillaume II espère favoriser l’expansion germanique. Ne pouvant détruire notre protectorat, l’empereur, avec l’aide de ses ambassadeurs à Constantinople[12], avec la complaisance de la Propagande, a essayé, comme en Extrême-Orient, de l’effriter. Sous l’inspiration de ces mêmes Pères de Steyl dont nous avons rencontré l’action au Chan-toung, une association (Palestinaverein[13]) fut fondée pour la diffusion des missions et la centralisation de leurs efforts. Les œuvres allemandes ne tardèrent guère à se soustraire au protectorat des consuls français. Toute une série de petits faits, dont la répétition est caractéristique, sont là pour le prouver. — En 1884, les Templiers allemands envahirent le monastère du Mont-Carmel, le saccagèrent, arborèrent le drapeau de l’Empire : un interminable conflit diplomatique s’ensuivit. — En 1891, les sœurs de Saint-Charles qui dirigent à Jérusalem un orphelinat et un hôpital refusèrent la visite traditionnelle au consul de France, et se placèrent ouvertement sous la protection du représentant de l’Allemagne ; c’était à l’époque même où Mgr Anzer demandait pour la première fois ses passeports à Berlin. — Le cardinal Ledochowski, hostile à l’influence française, voulut soumettre à la juridiction du patriarche italien, Mgr Piavi, les Pères blancs de Mgr Lavigerie, établis à Jérusalem et dont l’exterritorialité avait été reconnue par le Saint-Siège. — L’année dernière, la mauvaise volonté du sultan pour les cliens de la France s’est manifestée en plusieurs circonstances. Il persiste à refuser, dans toute l’étendue de l’Empire ottoman, tout caractère officiel et toute valeur juridique aux diplômes de docteurs conférés par les médecins français de l’Université de Beyrouth[14] : nos représentans ont vainement protesté, mais justice ne nous a pas encore été rendue ; cet affront à notre protectorat n’a pas encore été lavé. — Par ordre de la Porte, le gouverneur du Liban a tenté de mettre obstacle à l’élection du patriarche de la nation grecque melchite catholique, amie et protégée de la France, sous prétexte que le synode des évêques, réuni au couvent du Rédempteur, à Djuni, était présidé par un étranger, Mgr Du val, délégué du Saint-Siège. — Tous ces faits, auxquels on en pourrait joindre bien d’autres, peu considérables en eux-mêmes, prennent, juxtaposés, un sens inquiétant ; ils sont l’indice évident d’une conspiration générale contre notre influence ; ils préparent l’éviction de la puissance française de l’Orient. Ils deviennent plus significatifs encore et plus troublans si on les compare aux événemens d’Extrême-Orient, et surtout si on les rapproche du gros incident de l’ambassade turque auprès du Vatican.

L’idée d’accréditer auprès du Souverain Pontife un représentant officiel de la Sublime Porte remonte à une quinzaine d’années : l’opposition de M. Lefebvre de Béhaine l’avait toujours fait écarter. Cette innovation entraînerait en effet la création d’une nonciature à Constantinople où jusqu’ici le Saint-Siège n’entretient qu’une délégation apostolique sans rapports directs avec le gouvernement ottoman. Les affaires qui intéressent la religion cesseraient de passer par l’intermédiaire nécessaire de l’ambassade de France. C’en serait fait de notre protectorat : l’œuvre de tant de siècles, de tant de rois et de tant de pontifes aurait vécu. — A l’improviste, au printemps dernier, les journaux annoncèrent qu’Abd-ul-Hamid venait de nommer Assim-bey ambassadeur auprès du Saint-Siège.

En rapprochant cette brusque décision du sultan des faits contemporains, l’affaire de Kiao-tcheou, les discours de Kiel, les négociations entre la chancellerie berlinoise et la Propagande, les voyages de Mgr Anzer et de Mgr Kopp, il était facile de deviner d’où partait le coup et qui l’avait préparé. Qu’allait faire le Saint-Père ? Les amis de l’empereur d’Allemagne ne négligèrent rien pour influer sur la décision de Léon XIII : on se souvenait qu’en 1887, il n’avait renoncé qu’à regret à la nonciature de Pékin ; on espérait qu’il saisirait avec joie une occasion nouvelle d’accroître au dehors son influence et son autorité. Mais, prémunis par notre ambassadeur contre les pièges de la proposition turque, comprenant d’ailleurs que le temps était mal choisi pour nouer des rapports diplomatiques avec un souverain qui venait de faire massacrer 300 000 de ses sujets, Léon XIII et le cardinal Rampolla ne se laissèrent point séduire : ils maintinrent intégralement les droits de la France. La fonction d’Assim-bey risque de rester longtemps encore une sinécure.

Ce sont tous ces événemens d’Orient et d’Extrême-Orient, toutes ces intrigues et toutes ces menées qu’il faut coordonner et confronter si l’on veut apercevoir quelle place tient, dans l’histoire de l’expansion allemande, le prochain voyage à Jérusalem. A la lumière de ces faits, le projet de Guillaume II s’éclaire : il prend les proportions d’un très grand événement international, il menace directement les intérêts de la France.

Rien n’a été omis pour rehausser l’importance et préparer les résultats du pèlerinage impérial ; la diplomatie de Guillaume II a cherché à lui ménager le suprême triomphe de proclamer à Jérusalem son protectorat non seulement sur les nationaux allemands, mais encore sur tous les catholiques d’Orient. On n’ignore pas dans les chancelleries, malgré les dénégations des journaux officieux, qu’obtenir ce grand succès était l’un des motifs des voyages du cardinal Kopp au Vatican. Quoi qu’il en soit, il est désormais certain que l’évêque de Breslau n’a pas réussi dans sa mission ; le Saint-Siège ne fera aucun acte qui puisse porter atteinte au protectorat français.

L’empereur attendait de sa tactique un tout autre résultat. Au printemps dernier, les journaux escomptaient d’avance la victoire. En même temps que l’hégémonie allemande sur le monde oriental serait manifestée par le voyage de l’empereur d’Occident à Constantinople, la suprématie allemande sur les catholiques comme sur les protestans, l’accord avec le Saint-Siège seraient affirmés à Jérusalem. Aujourd’hui le ton des « feuilles officieuses » est devenu plus humble ; elles masquent leur dépit et cachent leur déconvenue : jamais, à les entendre, le pèlerinage de Guillaume II n’a eu « un but politique. » « On connaît assez à l’étranger, lit-on dans un journal français dont le correspondant berlinois fait écho à la presse gouvernementale, le caractère religieux, même mystique de l’empereur et de l’impératrice pour qu’il n’y ait pas lieu de s’étonner des désirs du couple impérial de visiter les Lieux Saints. » « Ce voyage, est-il dit encore, n’a aucun rapport avec la question du protectorat des catholiques allemands. » Aucun rapport : voilà qui est clair. L’empereur va à Jérusalem pour y faire une prière et au Caire pour voir des ruines. Le gouvernement français peut s’endormir sur cette tranquille et rassurante perspective.

N’ayant rien obtenu du pape, l’empereur sans doute demandera beaucoup au sultan. Depuis longtemps l’on parle en Orient et en Allemagne d’un achat du Cénacle, c’est-à-dire du lieu où, selon la tradition, la Cène fut instituée et où le Saint-Esprit descendit sur les apôtres. Les catholiques allemands, réunis en congrès à Landshut, en septembre 1897, ont demandé que l’empereur, grâce à ses bonnes relations avec Abd-ul-Hamid, arrachât des mains des infidèles un lieu que de si grands souvenirs ont fait vénérable entre tous. La diplomatie allemande a préparé la réalisation de ces vœux ; elle espère que le sultan, comme une marque d’insigne gratitude, offrira à l’empereur la relique qu’il souhaite. Guillaume II, dit-on, en ferait don aux missionnaires de Steyl qui deviendraient en Palestine les ouvriers de l’influence germanique[15]. Ainsi, le souverain donnerait satisfaction à ses sujets catholiques et à l’épiscopat, il serait agréable au Saint-Père, et il ne susciterait pas les jalousies des protestans qui n’attachent qu’un moindre prix aux souvenirs de la Cène.

C’est là sans doute le coup que Guillaume II tient en réserve ; mais l’avenir lui ménage peut-être, là encore, des déceptions. Les musulmans reconnaissent dans le Cénacle le tombeau de David qu’ils révèrent comme l’un des prophètes précurseurs de Mahomet : le sultan n’est pas si absolu qu’il ne doive compter avec la ferveur religieuse de ses sujets ; il est obéi parce qu’il est le commandeur des croyans ; qu’il trahisse la foi en cédant aux chrétiens un sanctuaire vénéré et il peut provoquer un de ces mouvemens irrésistibles qui parfois secouent le monde de l’Islam. De plus, c’est une vieille règle du droit musulman qu’avant toute aliénation d’un bien foncier, les voisins puissent exercer une faculté de préemption ; or les voisins les plus proches du Cénacle sont les Pères Augustins de l’Assomption, qui, le cas échéant, pourraient, soutenus par nos consuls, revendiquer leur privilège. Le Cénacle, d’ailleurs, fut cédé en 1309 par un firman aux Franciscains latins qui n’en furent dépouillés qu’en 1551 par la violence des musulmans ; s’il doit être rendu aux chrétiens il semble que les fils de Saint-François aient tous les droits d’en redevenir les possesseurs. Les Pères de Steyl ne sont peut-être pas encore à la veille de devenir les gardiens du Cénacle restitué.

L’avenir dira l’issue du voyage à Jérusalem ; mais quelle qu’elle puisse être, il n’en reste pas moins évident qu’une vaste conspiration est formée depuis longtemps déjà contre le protectorat de la France. L’empereur Guillaume II en est le chef : il tient les fils des intrigues de toute sorte qui, dans le monde entier, mettent nos droits en péril ; il dirige les attaques qui battent en brèche notre influence. A Rome, à la Propagande, il a des alliés puissans ; grâce à eux il espère réussir à « nationaliser » les missions, c’est-à-dire à briser notre protectorat supranational pour en ré partir les morceaux entre les peuples chrétiens. L’Angleterre l’Autriche, l’Italie, la Belgique même[16], le secondent dans cette œuvre de démolition, elles espèrent ramasser les débris de notre patrimoine ; mais c’est l’Allemagne qui se réserve la plus grosse part. Solidement assise en Chine par l’importance de ses intérêts économiques, par la force de la position de Kiao-Tchéou ; prépondérante dans le Levant grâce à l’amitié du sultan et aux progrès de la colonisation et du commerce de ses nationaux, l’Allemagne, si elle recueillait, en outre, l’héritage de nos droits, couronnerait sa formidable puissance matérielle par une énorme puissance morale ; elle prendrait dans le monde la place éminente que Charlemagne, Saint Louis, François Ier, Richelieu, Louis XIV et Napoléon avaient assurée à notre patrie. La « nationalisation » des missions, serait l’inauguration de la période allemande dans cet Orient où le nom de la France a été si grand et où il est encore si aimé. Mais avant d’achever l’œuvre qu’elle poursuit, il reste encore à l’Allemagne deux forces à vaincre : la France, le pape.


V

C’est toute l’histoire de la France, avec sa splendide unité et sa diversité féconde, qui vient pour ainsi dire se refléter dans l’œuvre du protectorat français sur les catholiques d’Orient[17]. Selon leur génie et les idées qui les ont conduits, les hommes et les siècles ont chacun apporté leur pierre, grande ou petite, variée de couleur et de forme, au précieux édifice de l’influence française. Cet Orient chrétien, arraché aux infidèles par la foi guerrière des chevaliers francs, défendu plus tard par la diplomatie des « rois Très Chrétiens, » vivifié et remis en contact avec le monde moderne par nos missionnaires et nos commerçans, est devenu comme une partie de notre patrimoine, quelque chose de la France elle-même, de sa chair et de son sang.

Dans la grandiose procession des hommes qui ont créé la patrie française, qui lui ont donné son unité et son âme en lui donnant son histoire, voici d’abord les preux du moyen âge qui combattirent sous le signe de la croix, conquirent la Terre Sainte et du nom de France firent dans tout l’Orient un symbole de vaillance et de loyauté. A leur tête, c’est saint Louis dont le souvenir reste populaire et vénéré dans les pays du Levant ; à la gloire de la France, il ajoute la couronne du martyre et l’auréole de la sainteté. Mais les temps de la grande prouesse s’en vont : la politique est, au XVIe siècle, une maîtresse exigeante, sans idéalisme, uniquement pratique ; il faut lutter pour ne point périr, combattre âprement avec toutes les armes ; la conduite des États devient une affaire où les diplomates sont les courtiers. Etouffée entre les deux branches de la maison de Habsbourg, la France de François Ier, pour ne point disparaître, s’allie avec Soliman ; elle donne à l’infidèle droit de cité dans l’Europe moderne, elle l’introduit dans le droit public. Des commerçans d’ailleurs, avant les politiques, avaient lié des relations avec le monde musulman ; dès l’époque de Jacques Cœur, les vaisseaux français sillonnaient les mers du Levant. L’idéal très noble de l’union des chrétiens contre l’infidèle était déjà bien oublié lorsque nos rois achevèrent de le détruire.

Mais en même temps qu’ils consommaient cette ruine du grand principe d’unité qui avait fait la force des siècles antérieurs, les derniers Valois revendiquaient pour la France l’avantageux devoir de protéger dans l’Empire ottoman les voyageurs, les religieux, et les négocians chrétiens. Durant tout l’ancien régime le « roi Très Chrétien » continua d’entretenir, avec le « Commandeur des Croyans, » des relations d’amitié ; les Capitulations[18] reconnurent, en échange à « l’Empereur de France » et à lui seul le droit de protéger, dans toute l’étendue des domaines du « Grand Seigneur, » les trafiquans et les pèlerins. Quiconque se recommande du roi de France, est assuré de n’être molesté ni dans sa personne ni dans ses biens et de pouvoir pratiquer librement sa religion. Concédée par la Sublime Porte, la protection du roi de France est accueillie comme un bienfait, non seulement par les religieux et les commerçans, mais aussi par ces petits peuples qui, en Europe, en Asie Mineure ou en Syrie ont conservé la foi catholique comme un héritage patriotique et comme la sauvegarde de leur nationalité. Que les rois « Francs, » fils de saint Louis, soient leurs patrons, les nations levantines le trouvent tout naturel : elles recourent volontiers à ces protecteurs en qui l’histoire et les traditions leur ont appris à espérer.

Ainsi, de la confiance justifiée des populations et de l’amitié du sultan naît le protectorat français sur les catholiques de l’empire ottoman. Ni la Révolution, ni Napoléon Ier ne méconnurent les devoirs et les droits de la France en Orient ; tous les gouvernemens estimèrent à haut prix le trésor d’influences et d’amitiés que leurs prédécesseurs avaient amassé. Le Comité de Salut public, qui eut de la grandeur de la France une si haute idée, écrivait à notre envoyé à Constantinople « d’assister aux cérémonies du culte et d’y observer l’attitude recueillie des représentans de l’ancienne monarchie, » car « les rapports de cette espèce, établis par la nature même, sont au-dessus des variations de gouvernement. » Paroles infiniment sages et bien remarquables de la part d’un gouvernement pour qui « déchristianiser » la France semblait une nécessité et qui envoyait à la mort prêtres et religieux.

Sous le second Empire, la question des Lieux Saints fut l’une des causes déterminantes de la guerre de Crimée et, en 1861, nos armes prouvèrent aux brigands druses du Liban que le protectorat français n’était pas un vain mot. Encore aujourd’hui, les Maronites, que déjà en 1250 saint Louis nommait « une partie de la nation française, » montrent avec satisfaction les lieux où ils furent délivrés de leurs plus dangereux persécuteurs. Ainsi, ce protectorat que nos rois avaient obtenu, les gouvernemens qui se succédèrent dans ce siècle surent le maintenir et l’affirmer avec énergie ; tous ont contribué à ajouter « par cet exercice actif et constant de notre patronage, à la force massive des traités, la force vivante de la tradition. »

C’est lorsque, de nos jours, les convoitises des grandes puissances jalouses ont mis en péril notre protectorat, que, dans les traités et dans les congrès, il a été solennellement confirmé. L’Europe d’une part, la Propagande de l’autre, l’ont reconnu par des actes officiels. Le traité de Paris (1856) fait le départ entre la tutelle des Russes sur les chrétiens orthodoxes et le protectorat de la France sur les catholiques. Au congrès de Berlin (1878), le représentant de la France, M. Waddington, — un protestant, — défendait victorieusement notre patrimoine national en Orient ; il faisait insérer dans le traité une clause « qui consacrait expressément nos privilèges séculaires en matière de protection dans les Lieux Saints et dans les autres contrées de l’empire turc[19]. » Ainsi, ce que la France obtint jadis grâce à ses bons rapports avec les prédécesseurs d’Abd-ul-Hamid, le sultan ne saurait aujourd’hui, pour satisfaire quelque ami plus complaisant, le lui enlever. Notre situation privilégiée est sous la garantie, du droit public européen.

Mais la question du protectorat a deux aspects : l’un politique, l’autre religieux ; et les traités ne nous serviraient de rien si nous n’obtenions en même temps, l’agrément de la Papauté. Que le Saint-Père prescrive à l’immense armée des missionnaires et des religieux qui relèvent de lui de ne plus reconnaître le protectorat français, et de recourir, en cas de besoin, soit à ses nonces, soit aux consuls de leurs nations respectives, et c’en serait fait de nos privilèges : ils continueraient d’être inscrits dans de vains textes, objet d’étude pour les historiens et les juristes ; mais ils ne seraient plus qu’une lettre morte, ils cesseraient d’être une réalité vivante et féconde. C’est donc du pape qu’en réalité dépend l’existence et l’avenir de notre influence, en Orient comme en Chine. — La reconnaissance formelle de notre droit par l’autorité religieuse a été l’œuvre commune de Léon XIII et de la troisième République.

Quels que soient ses rapports avec la Papauté, l’Italie du Quirinal n’ambitionne pas moins de tenir dans la monde le rôle de protectrice de l’Eglise ; elle envie et jalouse les droits privilégiés de la France. A maintes reprises, et notamment en 1885, les ministres de la monarchie de Savoie revendiquèrent la tutelle des missionnaires italiens et contestèrent le sens du traité de Berlin. En 1888, — M. Crispi étant ministre, — les assauts contre le protectorat français devinrent plus pressans et plus dangereux. Suivant de près la mission de M. Dunn et celle du général Simmons, ces attaques révélaient un plan d’ensemble, une véritable ligue contre notre influence. Pour couper court à ces tentatives, le gouvernement français chargea M. Lefebvre de Béhaine de demander à la Propagande une confirmation officielle de nos droits séculaires. Du Saint-Père et du cardinal Simeoni, alors préfet de la Propagande, notre ambassadeur reçut pleine satisfaction. La circulaire Aspera rerum conditio, du 22 mai 1888, ordonnait formellement à tous les missionnaires, de quelque nationalité qu’ils fussent, de reconnaître tous les droits de la France. Voici textuellement le passage principal de ce document capital : « On sait que, depuis des siècles, le protectorat de la nation française a été établi dans les pays d’Orient et qu’il a été confirmé par des traités conclus entre les gouvernemens. Aussi l’on ne doit faire à cet égard absolument aucune innovation : la protection de cette nation, partout où elle est en vigueur, doit être religieusement maintenue et les missionnaires doivent en être informés, afin que, s’ils ont besoin d’aide, ils recourent aux consuls et autres agens de la nation française. De même, dans les lieux de missions où le protectorat de la nation autrichienne a été mis en vigueur, il faut le maintenir sans changement[20]. » Des textes ne sauraient être plus formels : l’œuvre commencée au XIIIe siècle, sous Saint Louis, par la vaillance des chevaliers francs, a été achevée au XIXe, sous la Présidence de M. Carnot, par la diplomatie de M. René Goblet.

Mais, des textes, si clairs qu’ils soient, ne sauraient suffire aujourd’hui, si la pratique ne venait les vivifier, à maintenir notre protectorat. Au temps du Grand Roi, la France était la plus puissante des nations catholiques, la seule qui, dans les mers orientales, montrât son pavillon et fit craindre ses canons ; les galères du roi Très-Chrétien voguaient dans toute la Méditerranée, y faisaient la police sans rencontrer de rivaux ; la tutelle des chrétiens ne pouvait appartenir qu’à la France, puisqu’elle avait seule la force matérielle de les protéger. Au XIXe siècle, les circonstances ont changé : l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie, l’Italie, l’Autriche ont des escadres dans la Méditerranée, des ambassadeurs à Constantinople, des canons, des soldats. Si la France ne veille pas jalousement sur ses privilèges, si elle cesse de les légitimer par l’importance de ses services, nul doute que malgré tous les textes, la « nationalisation » des missions ne finisse par se faire à notre plus grand préjudice. C’est le vœu et le but de tous nos rivaux. Toujours aux aguets, surveillant notre politique, ils épient nos défaillances et escomptent nos erreurs. Ils voudraient pouvoir dire, ils disent déjà que c’est la France elle-même qui renonce à ses antiques prérogatives. Arguant de la circulaire de 1888 qui ordonne de respecter notre protectorat « là où il est en vigueur, » ils cherchent les points où nous aurions cessé l’exercice effectif de notre fonction. Qu’un de nos agens, oubliant le sage conseil de Gambetta, exporte son anticléricalisme ; qu’un de nos ministres semble retomber dans l’ornière du Culturkampf ; nos rivaux s’emparent aussitôt de nos fautes et les exploitent.

Par bonheur, les passions antireligieuses n’ont pas aveuglé à ce point nos hommes d’État, qu’en général ils n’aient vu le danger. Presque tous ont su défendre notre protectorat, ce boulevard solide de notre puissance extérieure. S’il y a eu des défaillances, elles ont été l’erreur momentanée de ministres trop passagers ; les conséquences de nos fautes de 1887 et de 1891 ont été trop sensibles, dans l’affaire de Kiao-Tcheou, pour que le souvenir n’en reste pas longtemps dans l’esprit des hommes qui ont la charge des destinées de notre pays. C’est à tort d’ailleurs que l’on prétendrait que la France a négligé sa fonction tutélaire. Accusant réception à M. Hanotaux d’une lettre de remerciemens du Préfet de la Propagande, notre chargé d’affaires à Pékin, M. Dubail, écrivait le 12 septembre 1897 : « … ce témoignage de gratitude est légitime, car je ne crois pas qu’à aucun autre moment, notre protectorat religieux ait été aussi solidement établi en Chine et ses résultats aussi efficaces[21]. » Les faits abondent pour étayer cette affirmation : en 1870, au temps de nos malheurs, d’affreux massacres avaient ensanglanté Tien-Tsin : l’année dernière, la nouvelle église de Notre-Dame des Victoires, scrupuleusement reconstruite sur le modèle de celle que les rebelles avaient jadis détruite, fut inaugurée solennellement. Ce succès, dû à l’énergie de M. Gérard, montra au monde chinois que, si la puissance française a pu subir des éclipses, elle sait toujours faire respecter ses droits et venger ses injures. Au même titre que les Français, les étrangers ont trouvé à la légation de France de tout dévoués défenseurs. Récemment, les missionnaires belges de la Mongolie et du Kan-Sou obtenaient des concessions et fondaient des stations ; Mgr Christiaens, franciscain belge, évêque du Hou-pe méridional, Mgr Banci, du Hou-pe septentrional, Mgr Amato Pagnucci, du Chen-si septentrional, ont reçu les satisfactions qu’ils réclamaient et ont vu cesser les persécutions dont ils étaient les victimes. Dans le Hou-nan septentrional, les Augustins espagnols doivent aux autorités françaises l’octroi d’une résidence qu’on leur refusait depuis quinze ans, etc., etc. Faut-il rappeler encore la façon très énergique, très rapide, et très profitable pour nous, dont vient d’être puni le meurtre du P. Berthollet, au Kouang-Si ? Ce zèle heureux prouve que la leçon de Kiao-Tcheou a porté ses fruits et que le gouvernement a moins que jamais oublié nos droits et négligé nos devoirs.

« L’influence, a-t-on dit très justement, n’est pas une force qui s’use par l’emploi que l’on en fait ; elle a besoin au contraire de s’exercer pour s’accroître et même pour se conserver[22]. » Pour garder notre situation privilégiée, il faut la mériter toujours. Nos rois pouvaient parfois traiter rudement la Papauté, ils restaient les « fils aînés de l’Église ; » ils savaient que le Saint-Siège avait besoin d’eux, que nul ne pouvait dans l’Europe d’alors prendre leur place. Il n’en est plus ainsi à l’heure actuelle : si nous abandonnions notre fonction séculaire, il ne manquerait pas d’héritiers pour recueillir une succession sur laquelle plusieurs ont déjà pris des avancemens d’hoirie. — Trois élémens concourent à fortifier notre situation privilégiée. Les traités : ils sont formels en notre faveur, mais l’affaire de Kiao-Tcheou et les intentions affichées par l’Allemagne de protéger partout elle-même ses missionnaires, montrent quel fond on peut faire sur des textes qu’une pratique quotidienne cesserait de confirmer ; — la confiance des chrétiens : presque partout, nous la possédons encore, mais l’or et les promesses semés à profusion par nos rivaux pourraient détacher de la France cette clientèle, toujours si nombreuse, qui va vers la force et forme cortège à la puissance ; — reste la Papauté : au Vatican se décidera le sort de notre protectorat, l’avenir de notre influence. Accord avec Rome, exercice effectif de nos droits, voilà les deux conditions auxquelles nous garderons intangible ce morceau de la patrie française qu’on appelle le « protectorat des catholiques. »

La direction de notre politique internationale peut nous faciliter singulièrement le maintien de notre influence et la résistance à nos adversaires. En Orient comme en Extrême-Orient, l’alliance franco-russe doit, si nous en savons tirer les conséquences, être une politique de résultats et nous aider à conserver intactes les prérogatives que nous ont léguées les siècles passés. C’est l’Allemagne, prépondérante à Constantinople, qui arrête en Orient l’avenir du panslavisme ; c’est l’Allemagne qui, installée à Kiao-Tcheou, peut entraver l’expansion moscovite dans l’Empire du Milieu ; c’est l’Allemagne qui cherche à ruiner en Orient et en Extrême-Orient notre protectorat. Rencontrant le même adversaire en face d’elles, il est naturel que la Russie et la France s’entendent pour une défense commune d’intérêts qui, sans se confondre, se ressemblent. Au tsar est réservée par la force des choses la tutelle de tous les orthodoxes, et à la République appartient le patronage de tous les catholiques ; il est facile aux deux puissances de rester, en Orient comme en Extrême-Orient, chacune sur le domaine que lui assignent les traditions et que délimitent très nettement les confessions religieuses. Ainsi sera prévenue la possibilité même d’un litige et assurée la fécondité d’une alliance que l’instinct populaire a acclamée parce qu’il la devine grosse de triomphes pacifiques.

C’est aux efforts qui sont faits pour nous en dépouiller, qu’il faut mesurer le prix de notre protectorat international. Legs d’un passé qui fut très grand, il ne s’impose pas seulement à nous comme un héritage sacré, mais aussi comme une nécessité pratique du temps présent : « Les vrais hommes de progrès, a écrit quelque part Renan, sont ceux qui ont un respect profond du passé. » Accommoder la force traditionnelle des temps anciens aux circonstances nouvelles et aux formes actuelles du gouvernement de la France et de l’Église, c’est l’œuvre qui s’impose à nos hommes d’État, s’ils comprennent qu’ils sont, comme le leur disait récemment le président de la Chambre des députés, « les dépositaires de quinze siècles de labeur et de gloire. » Le protectorat des catholiques par la France ne peut plus être aujourd’hui ce qu’il était au temps de François Ier et de Louis XIV. Il doit se modifier en se modelant sur les besoins nouveaux des sociétés modernes. S’il n’est plus la fonction du « roi Très-Chrétien » il doit rester le devoir d’un gouvernement soucieux des intérêts majeurs de la France et du développement harmonieux de son histoire. Renoncer à nos prérogatives les plus enviées sous le prétexte qu’elles sont un héritage de l’ancienne monarchie, qu’elles touchent nécessairement aux questions religieuses et impliquent des relations avec le Saint-Siège, serait la pire des trahisons ; le protectorat, c’est, en Extrême-Orient et en Orient, notre Kiaou-Tcheou, notre Port-Arthur, notre Égypte ; c’est aussi une part de notre histoire, c’est-à-dire une parcelle précieuse de l’âme française[23]. Abandonner tout cela, ce serait pour la France dans le monde un désastre matériel et une faillite morale.


VI

En l’année 1229, le très haut et très puissant empereur Frédéric II, roi des Deux-Siciles, excommunié par le pape Grégoire IX pour sa lenteur et sa mauvaise volonté à remplir son office impérial, obtint par traité d’Alkamil, sultan d’Égypte, la cession de Jérusalem, de Bethléem et de Nazareth, et entrant dans la Ville sainte, il posa lui-même sur sa tête maudite la couronne de Godefroy de Bouillon. Le lendemain, l’archevêque de Césarée, au nom du Souverain Pontife, mit le royaume en interdit, et Grégoire IX refusa de recevoir des mains d’un impie et d’un allié des infidèles l’hommage, pourtant si précieux, des Lieux Saints. C’est la première fois depuis ces jours lointains qu’un empereur d’Allemagne visitera la Palestine. Mais les temps de la lutte du « spirituel » et du « temporel » sont passés ; les conflits d’intérêts qui agitent notre âge ont moins de grandeur tragique : bien qu’il soit le chef d’une nation qui a fui le bercail de Saint-Pierre, c’est l’empereur aujourd’hui qui recherche l’alliance du sacerdoce et ambitionne de jouer le rôle de protecteur du catholicisme et d’ « avoué » du Saint-Siège. Le rejeton très « moderne » de la vieille souche des Hohenzollern va se mettre en route pour Jérusalem ; pèlerin pieux, il n’imitera pas l’incrédulité scandaleuse du grand empereur Hohenstaufen ; sans doute au contraire, il offrira l’épée de l’Allemagne pour le service de l’Eglise. Il fera étalage de sa force matérielle pour séduire le vieillard auguste qui a dans le monde la garde des forces morales ; il ira en Orient les mains pleines de promesses et la bouche remplie de paroles sonores, mais il éprouvera qu’aujourd’hui comme alors, le mot dit par Frédéric II à l’avènement d’Innocent IV reste vrai : « Un pape ne saurait être gibelin. »

Qu’il le veuille ou non, qu’il soit engagé dans le Culturkampf ou que, comme aujourd’hui, il cherche à faire de l’Eglise catholique un instrument de règne, le souverain de l’Allemagne représente dans le monde le principe et la force protestante. Si l’on a pu dire que « le catholicisme c’est la France, et la France, c’est le catholicisme, » il n’est pas moins vrai d’ajouter qu’au même point de vue, l’Allemagne, mère et nourrice de la Réforme, peuplée de deux tiers de protestans, ne saurait tenir longtemps dans l’histoire le personnage de patronne du catholicisme : il y aurait dans sa politique trop de contradictions et, parmi le peuple, trop de murmures. Déjà les tendances romaines de Guillaume II ont été, dans l’Allemagne luthérienne, critiquées et blâmées. Les pasteurs ont saisi l’occasion de l’Encyclique de Léon XIII sur le bienheureux Pierre Canisius pour manifester solennellement leur dépit ; ils voient avec une jalousie chagrine les faveurs dont le gouvernement comble les missions catholiques ; ils réclament pour les apôtres de la Réforme les mêmes avantages. Guillaume II donnera à ces mécontentemens une satisfaction d’autant plus éclatante que ses négociations avec le Saint-Siège ne lui ont apporté que des déceptions. Autour de lui, à Jérusalem, il a convié les délégués de tous les princes et de toutes les églises évangéliques ; l’inauguration du sanctuaire du Sauveur, édifié sur les ruines de Sainte-Marie-la-Grande, prendra le caractère d’une imposante manifestation protestante. Comme jadis à la Wartbourg et à Wittenberg, Guillaume II apparaîtra comme le summus episcopus de l’Allemagne réformée et il viendra affirmer le triomphe du libre examen et de l’antipapisme sur cette terre où le Christ, choisissant entre tous le pêcheur Simon, l’appela Pierre et voulut qu’il devint la pierre angulaire de son Église. Puissance protestante, l’Allemagne est l’alliée de l’Italie unifiée ; elle est le plus ferme appui de la dynastie de Savoie et la clé de voûte de la « triplice. » A Rome, les cardinaux du parti allemand sont en même temps les « conciliateurs. » Collaboration avec les Hohenzollern, réconciliation avec la maison de Savoie : c’est le rêve et l’ambition de ces gibelins modernes. Pionniers de l’influence allemande, ils sont naturellement hostiles à celle de la France ; du même coup et par une conséquence nécessaire, ils sont aussi les détracteurs de toute la politique de Léon XIII ; ils regardent avec inquiétude se répandre et grandir dans le monde ces principes féconds que le pape a tirés des profondeurs mêmes du catholicisme éternel pour les appliquer aux maux de la société moderne. Tout se tient, en effet, dans le domaine des idées ; tout s’enchaîne dans leur action sur la vie des peuples : tentatives pour germaniser les universités de Washington et de Fribourg[24] ; efforts pour mettre l’idée catholique au service de l’expansion allemande et réciproquement ; intrigues pour arrêter le rayonnement de la puissance française, pour entraver l’essor des Slaves, et pour étouffer sous le nom de « socialisme » toutes les tendances sociales et populaires, tout concourt à prouver que, dans le monde entier, les Allemands et leurs alliés représentent la marche contraire à celle qu’ont tracée les enseignemens et les « directions » de Léon XIII.

C’est au nom du principe des nationalités que s’est faite l’unité allemande. L’œuvre achevée en Europe se poursuit aujourd’hui au-delà des mers. Elle doit aboutir à la domination universelle de la race et du génie germaniques. La « nationalisation » des missions est un acheminement vers la réalisation de ce dessein ambitieux ; elle est une conséquence de l’exagération et, pour ainsi dire, de l’exportation du principe des nationalités. Or, les missions catholiques, par leur nature et leur destination, sont une institution « supranationale, » comme l’est lui-même le magistère souverain qu’exerce la Papauté. Forte de l’éternité que les divines promesses ouvrent devant elle, l’Eglise espère des temps futurs la réalisation de l’idéal d’unité qui est sa force et sa vie. Les missions sont, parmi les peuples hérétiques ou païens, comme les pierres d’attente du futur édifice de la chrétienté unie sous un même pasteur. L’Eglise, incarnée dans la Papauté, est une victime du principe des nationalités. Mais si c’est au nom de ce principe que la royauté italienne a opéré la « conversion » des biens de la Propagande et mis à la merci des fluctuations du crédit de l’Etat les ressources destinées à la propagation du catholicisme et au soutien de ses œuvres, comment voudrait-on que la Papauté fît elle-même l’application d’une doctrine politique dont elle a été si souvent la victime ! qu’elle nationalisât les missions ! qu’elle tarît ainsi la source d’où elle ne désespère pas de voir un jour jaillir de nouveau l’idée de chrétienté !

Léon XIII ne cédera donc pas à la séduction trompeuse d’avantages apparens : l’échec des négociations de Mgr Anzer et du cardinal Kopp en est l’indice certain. Il est trop facile en vérité de lever le voile qui dissimule mal les visées envahissantes de la politique germanique. L’œuvre que poursuit l’empereur d’Allemagne, c’est par-dessus tout l’accroissement indéfini de la grandeur de son pays et l’exaltation de sa propre autorité ; l’évangile dont, avant tout, il prépare le triomphe, celui qu’il fera prêcher « à ceux qui veulent l’entendre comme à ceux qui ne le veulent pas, » c’est « l’évangile de la personne sacrée de l’Empereur, » c’est l’évangile d’un Hohenzollern protestant. Le pape sauvegardera l’intégrité des droits de la France. A la France d’accomplir la totalité de ses devoirs de protectrice !

A cet égard, un esprit de sagesse patriotique semble dominer dans les conseils du gouvernement français. Répondant à une « question », M. le ministre des affaires étrangères disait récemment à la tribune : « La France entend exercer en Orient les droits que lui confèrent des traités anciens que l’Europe a reconnus au traité de Berlin et dont l’importance, à tous les points de vue, n’échappe à personne. La France ne peut se soustraire aux devoirs que lui impose ce protectorat. » L’énergie de ce langage est rassurante : elle présage le maintien et l’affermissement de notre influence en Orient comme en Extrême-Orient ; elle montre que le gouvernement comprend les intérêts majeurs de la politique française. Le protectorat des catholiques est, en effet, pour nous, une source d’avantages matériels. Peut-être, à la fin de ce siècle de positivisme, est-ce l’argument seul des intérêts immédiats qu’il conviendrait d’invoquer pour rendre précieux aux yeux de la France l’exercice de sa prérogative. Mais, sans sortir de ce domaine des choses pratiques, n’est-il pas vrai de dire que, pour être invisibles et comme impalpables, les forces morales et supranationales n’en sont pas moins des réalités fécondes ? Le protectorat est une de ces forces : produit lentement élaboré de dix siècles d’efforts, il prouve la continuité de notre histoire nationale, il aide à relier par-dessus les déchirures et malgré les hiatus la France d’aujourd’hui à la France de jadis ; il reste pour notre patrie un moyen, l’un des derniers qui ne lui aient pas échappé, d’exercer au loin une action d’autant plus précieuse qu’elle est plus désintéressée et qu’elle n’est pas asservie aux besoins changeans d’une politique uniquement soucieuse d’intérêts commerciaux ou industriels. Est-ce qu’en définitive, la grandeur d’un pays ne se mesure pas à son influence sur la marche générale de l’humanité ? Est-ce que l’histoire ne nous apprend pas qu’il faut, pour faire grande figure, qu’une nation représente et incarne un principe ? Et, quand on sait les lire, est-ce qu’enfin les annales du passé ne crient pas que, plus encore que les intérêts, les idées mènent le monde ?


  1. Il cardinale Kopp e la sua missione a Roma, par M. Vincenzo Riccio, député. Article de la Nuova Antologia du 16 mai 1898.
  2. Il est inutile de refaire l’historique de l’établissement de notre protectorat religieux en Chine ; et d’ailleurs il n’y a rien à ajouter, jusqu’en 1887, à l’excellent article : Les missions catholiques en Chine, par ***, dans la Revue du 15 décembre 1880. Rappelons simplement qu’au début de ce siècle, les missionnaires étaient persécutés, traqués, qu’il en restait à peine quelques-uns en Chine, lorsque pour la première fois, par le traité de Whampoa (24 septembre 1844), le gouvernement de Louis-Philippe prit sous sa protection les religieux français. Le traité de Tien-tsin et la convention additionnelle de Pékin (26 octobre 1860) dictée par le baron Gros quand nos troupes campaient devant Pékin, confirmèrent le traité de 1844 et firent rendre aux catholiques les sanctuaires détruits. Par la force des choses, les missionnaires non français bénéficièrent de la protection de notre gouvernement ; sollicité par les religieux, encouragé et approuvé par le Saint-Siège, énergiquement exercé par nos ministres, notre protectorat s’étendit sur tous les catholiques européens et même sur leurs disciples chinois.
  3. L’association des Pères de Steyl s’appelle Gesellschaff des göltlichen Wortes.
  4. Pour tout ce paragraphe et pour ce qui suit, on consultera l’ouvrage posthume du regretté comte Lefebvre de Behaine : Léon XIII et le prince de Bismarck (Paris, Lethielleux, 1898), qui a paru d’abord ici même de mars à juillet 1897. Le volume s’ouvre par une magistrale biographie de M. de Béhaine par M. Georges Goyau, et se ferme par une série de documens très utiles.
  5. Voir le texte de la loi du 30 avril 1887, et celui de la lettre Jampridem, (6 janvier 1886), dans les documens annexés à l’ouvrage cité ci-dessus, de M. Lefebvre de Béhaine.
  6. En même temps, comme nous l’avons indiqué, le projet de nonciature à Pékin était remis en avant.
  7. Sur le rôle de l’Allemagne dans la guerre sino-japonaise et sur les mécomptes de sa politique en Extrême-Orient, avant Kiao-Tcheou, nous renvoyons à l’article paru ici même le 15 septembre 1897 : Qui exploitera la Chine ?
  8. Mgr Anzer était déjà venu à Berlin en 1896 ; sur sa demande, l’empereur avait ordonné aux agens allemands de lui prêter un appui énergique pour établir une mission à Yen-tchéou, ville sainte où les Chinois révèrent le berceau de Confucius. Mgr Anzer et ses religieux entrèrent solennellement à Yen-tchéou, le 8 septembre 1897, précédés par les mandarins en grand costume. Ce fut peu de semaines après que Mgr Anzer arriva en Europe et que périrent les missionnaires Nies et Henlé.
  9. Les Allemands convoitent l’extension de leur protectorat au Chan-toung septentrional, où est situé Kiao-Tchéou.
  10. Voir dans son numéro de juin : die Politik Leo’s XIII und seine Diplomatie, par G. M. Fiamingo, p. 287.
  11. D’ailleurs le nombre des protestans en Terre-Sainte est infime : ils sont 400 à Jérusalem, 20 à Bethléem, 100 à Nazareth, 30 à Lydda, etc, d’après le Guide-indicateur du Frère Lievin.
  12. Il est singulier de constater que le gouvernement allemand se fait presque toujours représenter par des catholiques auprès du sultan et par des protestans auprès du Saint-Siège.
  13. Cette association publie une revue : das Heilige Land (la Terre sainte) Paderborn.
  14. L’Université de Beyrouth est ce magnifique établissement fondé par les Jésuites français et où professent 80 Pères et 6 médecins français. « Il n’y a pas une grande ville en France, écrit M. Gustave Larroumet, dont les institutions d’enseignement supérieur soient mieux outillées que celle-ci. » Vers Athènes et Jérusalem, Hachette, 1898.
  15. Les journaux du Centre ont parlé ouvertement de ces projets il y a environ un an. Récemment, l’un d’eux ayant repris le sujet, fut gourmande par le Heilige Land, qui l’adjura de se taire « pour ne pas effrayer les catholiques latins. »
  16. Rappelons ici quelques faits. — L’Angleterre, protectrice des missions protestantes, s’appuie volontiers dans certains pays sur les missions catholiques : en 1887, l’année même où M. Dunn lançait l’idée d’une nonciature à Pékin, le général Simmons et le duc de Norfolk venaient à Rome et demandaient que des évêchés anglais catholiques fussent créés dans le nord-est de l’Afrique et soustraits à la juridiction du primat d’Afrique, Mgr Lavigerie, archevêque de Carthage. Ils n’obtinrent rien ; mais, peu de temps après, avaient lieu les massacres de l’Ouganda. — Les prêtres de Saint-Joseph du cardinal Vaughan sont établis dans le vicariat du Haut-Nil.
    L’Autriche a hérité de Venise le protectorat de l’Église copte : elle soutient de son influence et de son argent Mgr Macaire, patriarche copte, qu’elle a su faire choisir pour une ambassade auprès de Ménélik. (C’est à ce choix d’un protégé de l’Autriche qu’a été surtout dû l’insuccès de cette tentative.) — L’Autriche entretient en outre, avec l’Italie, d’importantes missions dans le Soudan. Non contente du protectorat qui lui est officiellement reconnu dans la Haute-Égypte, « elle s’est efforcée d’étendre son influence jusqu’au Caire en y encourageant le séjour de Mgr Sogaro, vicaire apostolique du Soudan, et a réclamé que l’œuvre de la Propagation de la foi eût à Vienne un centre spécial. » Cf. G. Goyau, introduction à l’ouvrage de M. de Béhaine, cité ci-dessus, page LXXII.
    A Florence, l’Association nationale de secours aux missionnaires italiens a été fondée ; elle est encouragée et subventionnée par le gouvernement royal.
    La Belgique a des missionnaires dans l’État libre du Congo. Le roi Léopold incline volontiers, on le sait, du côté de l’Allemagne. Est-ce à l’instigation de l’empereur qu’il chercha à obtenir pour la Belgique un cardinal de curie ? Il alléguait l’intérêt des missions : il s’agissait plutôt d’avoir au Conclave un cardinal ayant « le pied romain, » et dévoué à d’autres intérêts que ceux de la France.
  17. Il ne saurait entrer dans le cadre restreint de cet article d’étudier la formation et le développement du protectorat de la France sur les catholiques d’Orient. Cette histoire n’a pas été écrite dans son détail. On en trouvera un résumé lumineux et très précis dans un chapitre de La France chrétienne dans l’histoire (Le protectorat de la France sur les chrétiens de l’Empire ottoman) (Firmin Didot, édition in-4o, illustrée, ou édition in-12). Ce chapitre a été tiré à part avec notes et références. — On pourra consulter également César Famin : Le protectorat de la France en Orient (Firmin Didot, 1853) ; Nonce Rosce, La France en Orient depuis les rois francs jusqu’à nos jours ; Gabriel Charmes, Voyage en Palestine et Voyage en Syrie.
  18. Les premières Capitulations sont celles de 1535, signées par l’ambassadeur de François Ier, Jean, sire de La Forêt. Citons ensuite parmi les principales, celles de 1604 qu’obtint Savary de Brèves, envoyé de Henri IV, et celles de 1672, concédées au marquis de Nointel, etc.
  19. Lettre du Président du conseil à M. Waddington, 13 juillet 1878. Livre jaune. L’article 62 du traité dit : « Les droits acquis à la France sont expressément réservés et il est bien entendu qu’aucune atteinte ne saurait être portée au statu quo dans les Lieux Saints » (d’Avril : Négociations relatives au traité de Berlin, page 473.) Des discussions antérieures et d’une rédaction primitive, il résulte que nos droits sont réservés « dans les Lieux Saints et ailleurs. » En outre, avant même la réunion du Congrès, la France avait formulé cette réserve « que l’Egypte, la Syrie et les Lieux Saints resteraient hors de discussion. »
  20. Ces pays sont : l’Albanie, la Macédoine, la Haute-Egypte.
  21. Livre jaune (Chine 1894-98), n 54.
  22. Les Missions françaises en Chine, par ***, dans la Revue du 15 décembre 1886.
  23. « C’est l’histoire qui en faisant de nous les ouvriers de la même œuvre, a fait de nous la race française. » F. Brunetière. L’idée de patrie, broch, Hetzel.
  24. A Washington, les Allemands dirigés par Mgr Schrœder réussissent à évincer Mgr Keane, l’un des grands ouvriers de l’œuvre de Léon XIII aux États-Unis. A Fribourg, huit professeurs allemands mécontens de ne pouvoir régenter à leur guise l’Université déjà si active de ce petit canton suisse, donnent collectivement leur démission et réussissent à organiser en Allemagne une bruyante campagne de presse en se faisant passer pour des victimes de la cause allemande.