La Politique allemande et la Question d’Orient

La Politique allemande et la Question d’Orient
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 698-709).
LA POLITIQUE ALLEMANDE
ET
LA QUESTION D'ORIENT

Avant peu, la Prusse sera appelée à renouveler sa chambre des députes, et quelques mois plus tard les vingt-six états dont se compose l’empire d’Allemagne procéderont à l’élection d’un nouveau Reichstag. La question électorale commence à occuper les esprits ; on n’est pas encore entré dans la période de l’agitation, mais les partis font leur examen de conscience, ils passent leurs forces en revue, ils rédigent leurs programmes et leurs prospectus, ils fourbissent leurs armes et se disposent à ouvrir la campagne. L’événement le plus marquant de cette période préliminaire est l’effort tenté par les diverses fractions du parti conservateur pour concilier leurs différends, pour mettre un terme à leurs divisions intestines et à leurs sourdes zizanies. « Les petits paquets, disait Napoléon Ier, sont le cachet des sots et la perte des batailles. » Les conservateurs prussiens ont juré de ne plus former qu’une seule armée, obéissant aux mêmes chefs, combattant sous le même drapeau, et ils annoncent à l’Allemagne qu’aux prochaines élections les nationaux-libéraux et les progressistes trouveront en face d’eux, ardent à leur disputer la victoire, un parti compacte qui portera le nom de grand parti conservateur allemand.

Cette tentative de fusion n’était pas une entreprise facile. Liés par la haine de l’ennemi commun, les conservateurs « vivaient entre eux comme cousins ; » mais les disputes entre cousins sont les plus âpres de toutes. Féodaux entêtés de leurs privilèges, contraires à toute innovation et détestant comme une œuvre de Bélial toutes les concessions que fait un gouvernement à l’esprit moderne et à la démocratie, Vieux-Prussiens regrettant la vieille Prusse et méprisant l’Allemagne, Hobereaux agrariens qui haïssent de tout leur cœur l’économie politique, les spéculateurs de bourse, la circulation trop facile des espèces et la liberté du commerce, orthodoxes de la stricte observance, moins hostiles à l’auteur de l’Encyclique qu’à l’auteur de la Vie de Jésus, et qui appréhendent que le Kulturkampf n’aboutisse au triomphe de l’incrédulité et du rationalisme, conservateurs-libres, disposés à s’accommoder aux temps, à compter avec les circonstances, à transiger avec les choses et avec les hommes, — il n’était pas aisé de trouver un bonnet assez large pour y loger toutes ces têtes. Il paraît cependant qu’on y a réussi. Après de longues et laborieuses négociations, on s’est fait des sacrifices mutuels, on s’ost accordé sur les termes d’un programme où les questions litigieuses sont réservées et qui, vaille que vaille, satisfait tout le monde.

M. de Bismarck a gouverné pendant ces dernières années avec le concours des nationaux-libéraux ; il a trouvé en eux des amis utiles, pleins de zèle, mais pas aussi désintéressés qu’il l’aurait voulu. Ils lui ont demandé plus d’une fois de les récompenser de leur complaisance, Ils l’ont importuné de leurs prétentions indiscrètes. M. de Bismarck a tout à la fois l’esprit très libre, très moderne et le tempérament césarien. Si certains conservateurs l’accusent d’être un révolutionnaire, les libéraux lui reprochent son césarisme, et ne se lassent pas de l’engager à instituer en Allemagne le véritable régime parlementaire. Il n’accédera jamais à leur désir ; il est disposé à admettre beaucoup de choses, il n’admettra jamais que son existence dépende d’une chambre et d’une aventure de scrutin. M. de Bismarck a vu sans déplaisir le parti conservateur ceindre ses reins pour le grand combat et se fortifier par la concorde ; le programme des nouveaux coalisés contient plus d’un article qui a dû lui sourire, et il ne peut vouloir du mal à des gens qui souhaitent que l’Allemagne et la Prusse soient gouvernées par un pouvoir autoritaire vigoureux. Cependant on a été étonné de la réserve un peu froide avec laquelle la Correspondance provinciale, parlant au nom du gouvernement, a accueilli les avances des conservateurs et discuté leur plan de campagne. Cette feuille officieuse et même officielle leur a signifié, en les louant de leurs bonnes intentions, que M. de Bismarck n’entendait se donner à aucun parti, que c’était aux partis qui recherchaient son amitié de se donner à lui sans conditions. Elle leur a dit à peu près : — Vous avez des principes qui s’accordent sur plus d’un point avec les nôtres. Les libéraux aussi ont quelquefois du bon ; ils seraient tout à fait nos hommes s’ils se décidaient à rompre sans retour avec nos ennemis les progressistes. Nous n’avons pas de préjugés, nous n’avons que des intérêts, et il nous importe peu qu’on soit libéral ou conservateur ; l’essentiel est qu’on entre dans nos vues, qu’on épouse nos idées et qu’on ne nous fasse jamais d’opposition. — A coup sûr, le gouvernement ne restera point neutre dans les prochaines élections ; mais il n’entend s’engager d’avance avec personne. Il scrutera les cœurs, il sondera les reins, pour découvrir ses vrais amis. Il se propose d’exercer entre les partis en présence un arbitrage souverain et intéressé ; son appui, sa faveur, son patronage, sont promis à celui qui lui demandera le moins et qui lui offrira le plus. Il y a quelque analogie, semble-t-il, entre le rôle que s’attribue le gouvernement allemand dans les luttes entre les partis et celui qu’il joue en Europe dans les questions de politique générale, et en particulier dans cette redoutable question d’Orient, qui tient tout le monde en alerte. Le chancelier de l’empire germanique n’est pas seulement l’arbitre des conservateurs et des libéraux ; il est l’arbitre naturel des puissances occupées de régler les destinées de la péninsule illyrienne ; c’est un emploi et un honneur que personne ne songe à lui disputer. De quelle manière exercera-t-il son arbitrage ? Quelle sentence rendra-t-il ? Quelles sont ses vues ? Quels sont ses desseins ? Il n’en dit rien, il garde pour lui son secret. La Correspondance provinciale a daigné expliquer aux conservateurs prussiens à quelles conditions ils pourraient obtenir le patronage électoral du gouvernement ; elle ne s’est jamais expliquée sur ce qui se passait à Cettigne, à Belgrade et à Constantinople. On raconte qu’un soir de l’hiver dernier, un membre du Reichstag eut la candeur de demander à M. de Bismarck ce qu’il fallait penser des affaires d’Orient, et que M. de Bismarck lui répondit : « Je n’aperçois pas un nuage au ciel, sauf le petit point noir de l’Herzégovine. » Voilà tout ce qu’a dit M. de Bismarck depuis que s’est rouverte la question d’Orient. Lui qui aime à parler, il se tait, et son silence inquiète l’Europe plus que tout ce qui peut se dire ou s’écrire à Saint-Pétersbourg, à Vienne ou à Londres. L’Europe se demande : que veut l’Allemagne ? — et elle ne réussit pas à le savoir. De temps à autre on lui apprend que deux empereurs se sont rencontrés à Berlin, ou sur les bords de la Lahn, ou en Bohême, ou dans le Tyrol, et le télégraphe lui annonce qu’ils se sont embrassés trois fois. L’Europe aimerait qu’on s’embrassât un peu moins et qu’on s’expliquât davantage, et elle interroge du regard le sphinx des bords de la Sprée. Moins naïve qu’un député au Reichstag, elle n’osé le mettre en demeure de parler, mais elle cherche à deviner ce qu’il cache au fond de ses yeux, et les yeux du sphinx lui répondent : — Il n’y a pas un nuage au ciel, sauf le petit point noir de l’Herzégovine, qui, à vrai dire, depuis l’hiver dernier, a considérablement grossi et qui aujourd’hui ressemble à peu près à un nuage.

Un roi de Prusse disait jadis : Si j’étais roi de France, il ne se tirerait pas en Europe un seul coup de canon sans ma permission. Les rôles sont bien changés ; en l’an de grâce 1876, ceux qui ont envie de tirer du canon ou même de simples pétards savent très bien que c’est au roi de Prusse devenu empereur d’Allemagne qu’ils doivent s’adresser pour en obtenir l’autorisation. Plaise au ciel qu’il la leur refuse ! — L’empire allemand, c’est la paix, — nous a-t-on souvent dit et répété, et nous ne demandons pas mieux que de le croire. On ajoutait : — L’Allemagne unie et fortement constituée offre au repos et à la sécurité des nations la plus précieuse, la plus efficace des garanties. Non-seulement l’Allemagne est un pays essentiellement pacifique, qui ne veut point faire de conquêtes et qui ne cherchera jamais d’injustes querelles à ses voisins, mais encore elle est plus intéressée qu’aucun autre peuple à la conservation de la paix générale, et aujourd’hui elle est assez forte pour contenir, pour réprimer les ambitions inquiètes et brouillonnes ; elle est en mesure de protéger contre leurs manœuvres et leurs convoitises la tranquillité de l’Europe. — Le jour est venu où l’Europe saura ce qu’elle doit penser de cette solennelle et rassurante promesse et le prix qu’elle y peut attacher. Elle ne donne point qu’il ne dépende des hommes qui dirigent à cette heure la politique allemande de donner aux difficultés pendantes, soumises, à leur arbitrage, une solution aussi satisfaisante que pacifique. Si l’empire germanique remplit heureusement la mission qu’il s’attribue, la reconnaissance que lui en auront les peuples sera pour lui le meilleur des titres, la plus précieuse des consécrations. Toutefois ils ne sont pas encore entièrement édifiés sur les intentions du grand arbitre de qui dépendent leurs prochaines destinées ; ils ne sont pas certains que cet arbitre tout-puissant ait fait tout ce qui était en son pouvoir pour prévenir des complications qui sont devenues menaçantes. N’a-t-on pas laissé comme à plaisir les difficultés s’aggraver, le mal s’étendre, les passions s’envenimer ? Était-il vraiment impossible d’étouffer l’incendie dès sa naissance ? Aujourd’hui la maison brûle, mais il ne s’agissait au début que d’un simple feu de cheminée ; pourquoi ne l’a-t-on pas éteint ? Ne l’a-t-on pas pu ou ne l’a-t-on pas voulu ?

Dans le commencement, le grand public, qui n’est pas initié aux secrets de la diplomatie, n’avait pas pris au sérieux l’insurrection de l’Herzégovine ; il ne s’était point avisé qu’elle pût avoir de funestes conséquences. Quand il a vu qu’elle durait, il a soupçonné qu’elle était encouragée, fomentée, entretenue du dehors, et rien ne prouve qu’il se soit trompé. La conduite des puissances qui ont interposé leur médiation entre le sultan et ses sujets chrétiens a été vraiment de nature à justifier les soupçons, à autoriser les mauvais propos. Elles ont donné à la Turquie de rudes et d’énergiques avertissemens, elles l’ont mise en demeure de satisfaire aux réclamations des insurgés, elles lui ont imposé un plan de réformes, que la Turquie s’est empressée d’accepter. Du même coup, on s’engageait à agir auprès des Herzégoviniens et des Bosniaques pour leur faire poser les armes, et comme l’insurrection tirait sa principale force de la connivence plus ou moins avouée des Serbes et des Monténégrins, on pouvait croire que la diplomatie tiendrait à Cettigne comme à Belgrade un langage ferme, décidé, qu’elle dirait au prince Milan et au prince Nikita : Nous voulons la paix, nous la voulons à tout prix, et nous ne vous permettrons pas de la troubler. Ainsi que l’écrivait récemment lord Derby, « avant toute discussion d’un plan quelconque fondé sur un armistice, il devait être clairement entendu que la Serbie et le Monténégro seraient avertis et, s’il était nécessaire, contraints de s’abstenir de fomenter l’insurrection. » A qui persuadera-t-on que les insurgés, les Serbes et les Monténégrins auraient osé résister aux avertissemens et aux sommations des puissances médiatrices, agissant d’accord et dans une même pensée ? Sans doute elles leur ont prodigué les bons conseils, les courtoises représentations ; nous savons à peu près ce qu’elles leur ont dit tout haut, nous ne savons pas bien ce qu’elles leur disaient à voix basse. Quiconque a lu Shakspeare se souvient de l’honnête officier de justice Dogberry et des instructions assez singulières qu’il donnait à ses gardes de nuit, en les envoyant faire une ronde dans les rues de Messine : « Vous arrêterez tous les vagabonds, leur disait-il, mais si l’un d’eux refuse de se laisser arrêter, laissez-le aller, ne vous occupez pas de lui et remerciez Dieu de ce qu’il vous a délivré d’un coquin. Entrez dans tous les cabarets et ordonnez à tous les ivrognes de s’en aller au plus vite dans leur lit ; si l’un d’eux vous fait une mauvaise réponse, déclarez-lui qu’il n’est pas l’homme pour qui vous l’aviez pris. Si vous entendez crier un enfant, appelez sa nourrice et commandez-lui de le faire taire ; si elle ne vous écoute pas, laissez-la tranquille jusqu’à ce que l’enfant l’ait éveillée par ses cris. Enfin, sur toutes choses, souvenez-vous qu’un bon garde de nuit ne doit désobliger personne et que c’est désobliger quelqu’un que de l’obliger à faire ce qu’il ne veut pas faire. » Les agens que les trois puissances alliées avaient envoyés dans l’Herzégovine et dans les lieux circonvoisins semblent s’être inspirés des instructions du bon Dogberry. Ils n’ont fait de peine à personne, ils n’ont intimidé ni désobligé personne, ils n’ont forcé âme vivante à faire ce qu’elle ne voulait pas faire. L’enfant terrible a continué à remplir de ses cris les gorges des Balkans et la vallée du Danube. On a fait venir sa nourrice pour le calmer, elle lui a parlé russe ; bien qu’il écoute volontiers ce qu’on lui dit dans cette langue, il n’a point entendu raison, et les gardes de nuit sont partis en lui disant : A vos souhaits ! Pendant ce temps, les puissances alliées tançaient durement les lenteurs, l’inertie du gouvernement turc, elles lui reprochaient de manquer à ses engagemens, d’ajourner indéfiniment les réformes promises. Ces reproches étaient-ils fondés ? Comme le disait Pitt, « il n’y a pas de bonne volonté qui tienne, on ne peut demander à un homme de prendre le moment d’un ouragan pour réparer sa maison. »

Le public assis ou debout, qui ne va pas dans les coulisses et juge du parterre les actes des gouvernemens, avait cru tout d’abord que la pièce qu’on représente devant lui depuis quelques mois était une pièce en un acte, sans importance et sans prétention. Point du tout ; à plusieurs reprises, il a vu le rideau tomber et se relever bientôt après, et il commence à se douter que tout ce qu’on lui a montré jusqu’aujourd’hui n’est qu’un prologue. « Et pourtant, se dit-il, le sujet comportait-il de si grands développemens ? Tout ne serait-il pas fini depuis longtemps, si d’habiles embrouilleurs n’avaient pris plaisir à mêler les fils, à multiplier les incidens ? De quoi s’agissait-il, après tout ? D’un procès où toutes les parties sont presque d’accord. Était-il impossible à un juge désintéressé de trouver les termes d’un arrangement et de concilier des plaideurs qui, an apparence du moins, ne disputent que sur des pointes d’aiguilles ? » On ne voit pas en effet qu’entre tes diverses puissances intéressées dans le règlement des affaires d’Orient il y ait des divergences d’opinions et des oppositions de vues absolument inconciliables. Il n’en est aucune qui ne désire améliorer sérieusement le sort des populations chrétiennes de la Turquie ; elles s’accordent aussi à condamner pour le moment toute solution violente ; elles admettent, les unes par goût, les autres avec un soupir de résignation, que « les meilleurs remèdes sont ceux qui fourniraient une solution pratique des questions en jeu sans altérer le statu quo politique et territorial de l’empire ottoman. »

Les ambitions moscovites ne sont pas impatientes, elles savent compter avec le temps et avec le dieu russe, qui ne se presse pas, parce qu’il croit à son avenir. Il y a sans doute à Saint-Pétersbourg des impatiens ; mais personne ne doute de la modération, de la sagesse, des sentimens pacifiques de l’empereur Alexandre. La politique agitée et fiévreuse du général Ignatief n’a point encore prévalu dans les conseils impériaux sur la politique mesurée et prudente du prince Gortchakof. Le chancelier de l’empire russe n’aime pas les aventures et il n’est point pressé d’aller à Constantinople ; peut-être son ambition se borne-t-elle à donner un second coup de canif dans le traité de Paris. Et que sait-on si, dans le secret de son cœur, il ne soupire pas en ce moment après les ombrages d’Ouchy, s’il ne maudit pas les complications de la politique européenne, qui lui refusent tout loisir et le retiennent captif de ses soucis loin des bords enchantés du Léman ? Qu’on se reporte à la dépêche qu’il adressa d’Ems au comte Schouvalof, ambassadeur de Russie à Londres. « Nous ne croyons pas, lui écrivait-il, à la durée indéfinie de l’état de choses anormal que nous voyons dans l’empire ottoman ; mais dans le présent rien n’est préparé pour remplacer cet empire, et s’il venait à s’écrouler tout à coup, il y aurait danger d’une catastrophe à la fois en Orient et en Europe. Il est donc désirable de maintenir le statu quo politique en améliorant le sort des populations chrétiennes, ce qui nous a paru et nous paraît encore une condition indispensable de l’existence de l’empire ottoman. Nous pensons que ce résultat peut être atteint au moyen d’une entente générale des grandes puissances… À présent comme il y a huit mois, nous ne voyons pas de raison pour désirer une crise décisive en Orient, parce que la matière n’e6t pas assez mûre pour une solution. » Ce langage est clair, catégorique et satisfaisant, il n’a pu déplaire ni à Vienne, ni à Londres. Que dit-on en effet à Londres et à Vienne ? À peu près les mêmes choses, dans un style un peu différent.

Sans doute, dans la capitale de l’Autriche, on éprouve à l’égard de la Turquie de tout autres sentimens qu’à Saint-Pétersbourg, et la haine du croissant n’y est point une passion nationale. Ce fut longtemps un principe de la politique autrichienne que l’avenir de la monarchie des Habsbourg et celui de l’empire ottoman étaient en quelque mesure solidaires l’un de l’autre. Les constitutionnels allemands de la Cisleithanie, aussi bien que les Magyars, observent d’un œil perplexe toutes les agitations, toutes les crises qui peuvent se produire dans la péninsule des Balkans. Ils estiment qu’ils n’ont rien à gagner au démembrement de la Turquie. Ils répugnent à s’annexer des populations slaves, qui seraient pour eux un sérieux embarras ; ils ne désirent pas non plus que d’autres se les annexent, et ils jugent que la formation d’un grand royaume serbe mettrait en danger l’équilibre instable de l’empire austro-hongrois. La politique magyare est comme le chien du jardinier, elle ne veut pas manger et elle ne veut pas non plus que les autres mangent. Cette politique, dont on se moque à Berlin, n’est point celle du comte Andrassy, si tant est que le comte Andrassy ait une politique. Les principes de cet homme d’état, à supposer qu’il ait des principes qui soient à lui, ont été exposés récemment dans une brochure qui a fait quelque bruit et dont l’auteur anonyme lui veut beaucoup de bien[1]. « L’administration des pachas turcs, lisons-nous dans cette brochure, et le pouvoir temporel des papes étaient destinés à périr avant que le XIXe siècle, siècle des lumières et de la civilisation, penchât vers son déclin. Ce double événement a été annoncé par tous les hommes d’état clairvoyans. Le pouvoir des papes s’est écroulé plus promptement qu’on ne s’y attendait. Ce n’est pas à l’armée italienne ni à une intervention diplomatique qu’il faut attribuer sa triste un ; il a succombé à une sorte de décomposition intérieure dont l’effet a été hâté par le concile du Vatican. Le même sort est réservé à la papauté mahométane, à cela près que l’écroulement de cet autre colosse vermoulu sera moins rapide et coûtera plus de larmes et de sang au genre humain. » Le publiciste anonyme nous affirme que le comte Andrassy ne croit plus à la Turquie, mais que la politique de l’Autriche à l’égard de « l’homme malade de Constantinople » sera la même qu’à l’égard de « l’homme malade du Vatican, » que si elle a renoncé à conjurer l’inévitable crise, elle ne fera rien pour la précipiter, et qu’elle restera dans l’expectative, tout en prenant pour devise le mot de la Genèse : « Ne regrette rien et ne regarde point derrière toi, de peur que tu ne périsses. »

Il est à présumer que lord Derby croit un peu plus à la Turquie que le comte Andrassy et le prince Gortchakof, bien qu’il ait refusé de s’en expliquer nettement, quand il a été interrogé à ce sujet par M. John Bright. Toutefois nous ne sommes plus au temps où l’Angleterre déclarait par la bouche de son premier ministre qu’elle refusait de discuter avec quiconque n’admettait pas comme un principe l’intégrité de l’empire osmanli. L’Angleterre ne s’associera jamais à une croisade contre l’islamisme ; elle ne peut oublier qu’elle a aux Indes à 40 millions de sujets mahométans. Elle n’est pas disposée non plus à s’abstenir quand les autres agissent ; elle a rompu avec ce système « d’indifférence absolue et d’apathie internationale » si cher à M. Gladstone et qui a produit ce que nous savons. Si quelque puissance étrangère menaçait les Turcs, peut-être les défendrait-elle ; mais la bienveillance qu’elle a pour eux ne va pas jusqu’à les protéger contre les mécontentemens de leurs sujets, ni contre les révoltes de leurs vassaux, ni contre les conséquences fatales de leurs fautes. « L’empire turc, disait lord Derby, est-il dans un état de décadence qui tienne à des causes intérieures ? C’est une question sur laquelle je ne veux pas exprimer d’opinion. Ce qui est certain, c’est que nous avons pris sur nous il y a vingt ans de protéger la Turquie contre des ennemis du dehors, mais que nous ne nous sommes jamais engagés à la garantir contre le suicide ou contre la mort naturelle. » Si tout le monde consent à laisser les choses suivre leur cours naturel, si la Russie s’engage à ne pas assassiner « l’homme malade » et si l’Angleterre ne s’oppose point à ce qu’il meure de sa belle mort, n’est-on pas bien près de s’entendre ? Le malheur est que tout à coup la Serbie a tiré l’épée du fourreau ; on se bat sur les bords de la Drina et du Timok, et l’Angleterre sait que les Serbes ne se battraient pas, si le prince Gortchakof ou le général Ignatief ne leur en avait donné la permission.

Ce qui a tout gâté, ce n’est pas la contrariété des opinions, ce sont les mauvais procédés et les vifs ressentimens, les justes susceptibilités qu’ils ont éveillées. On a été maladroit, et c’est une question de savoir si on l’a été naïvement ou par calcul et de propos délibéré. Le 13 mai, M. de Bismarck mandait auprès de lui les trois ambassadeurs de France, d’Angleterre et d’Italie à Berlin. Il leur donnait communication du mémorandum rédigé par les trois puissances alliées ; il les engageait à en faire un résumé aussi correct que possible, à l’expédier par le télégraphe à Rome, à Paris et à Londres, et il leur témoignait l’espoir que leurs gouvernemens emploieraient aussi le télégraphe pour envoyer leur adhésion. Le prince Gortchakof et le comte Andrassy devaient rester à Berlin jusqu’au 15 ; on désirait que tout fût réglé avant leur départ.

Le chancelier de l’empire allemand est un psychologue consommé, et on croira difficilement qu’il n’ait pas deviné ce qui allait arriver. Il savait de science certaine que M. le duc Decazes ne demanderait pour en voyer son adhésion que le temps qui est strictement nécessaire pour plonger une plume dans un encrier, et il y a toujours de l’encre dans l’écritoire de M. le duc Decazes ; mais il ne pouvait échapper à la perspicacité de M. de Bismarck que l’Angleterre ressentirait vivement l’affront qu’on prétendait lui infliger. Régler sans elle les affaires d’Orient, où sont engagés ses intérêts les plus considérables, et lui mander un petit mot pour lui dire : Voici à peu près ce que nous avons décidé, nous comptons sur votre approbation, vous avez trente-six heures pour nous la signifier, — le procédé était leste, cavalier et même arrogant. Quelle défaite, quel éclatant désastre avait donc essuyé la Grande-Bretagne sur terre et sur mer, pour qu’on la traitât avec un tel sans-gêne, pour qu’on exigeât d’elle une rapidité électrique dans l’obéissance, pour qu’on la condamnât à la peine du télégramme forcé ? Il est possible que M. Gladstone, s’il eût été au pouvoir, se fût exécuté galamment et qu’il eût couru au télégraphe ; mais M. Gladstone n’est plus au pouvoir, et les hommes qui l’ont remplacé ne font pas bon marché de l’honneur et de la dignité de leur pays. Lord Derby avait assurément plus d’une difficulté, plus d’une objection fondée à soulever contre le mémorandum ; « ce bloc enfariné » ne lui revenait point. Toutefois ses objections n’étaient pas de nature à empocher tout arrangement, une transaction était possible ; mais lord Derby, aussi bien que M. Disraeli, a jugé qu’on traitait l’Angleterre comme un autre Monténégro, et il écrivait le 19 mai à l’ambassadeur britannique à Berlin : « Le gouvernement de sa majesté est dans l’impossibilité de donner son assentiment aux propositions que les trois gouvernemens désirent présenter à la Porte… Aucune de ces propositions n’avait été préalablement discutée avec le gouvernement de sa majesté, et l’inconvénient s’est par conséquent présenté de nouveau, comme cela a été le cas pour la note du comte Andrassy, qu’une série d’articles fût soumise à l’acceptation de la Grande-Bretagne sans qu’on eût fourni l’occasion d’un examen préliminaire de leurs détails à son gouvernement. » Lord Derby ajoutait « qu’il attachait peu d’Importance aux formes dans des affaires de ce genre, mais qu’il ne pouvait accepter, par amour, pour la simple apparence d’un concert, un projet pour la préparation duquel il n’avait pas été consulté. » Grâce à la résistance du cabinet tory, le mémorandum est tombé dans l’eau, et il est permis de croire qu’on ne s’est pas trop étonné à Berlin de ce grave incident. La psychologie est une science qui préserve de toutes les surprises.

Le refus péremptoire de l’Angleterre et la fanfare un peu bruyante sonnée par M. Disraeli, qui a toujours eu du goût pour le clairon, ne pouvaient manquer de causer à Saint-Pétersbourg et à Moscou la plus pénible impression et une cuisante blessure d’amour-propre ; la presse russe perdit toute mesure, elle cria tolle sur la perfidie et l’astuce britanniques. Soit qu’il obéisse au penchant naturel de son esprit ou aux nécessités de sa situation, le prince Gortchakof s’est toujours soucié d’être populaire, et sa froide raison compte avec les entraînemens nationaux, avec les passions qui embrasent l’air autour de lui ; il a pour principe de faire la part du feu. Aussi bien Constantinople devenait le théâtre d’événemens aussi graves qu’imprévus, et les Russes soupçonnaient la Grande-Bretagne d’y avoir eu la main. Un complot de soldats et d’étudians détrônait le malheureux Abdul-Azis. C’en était fait de cet instrument docile du général Ignatief, qui savait exploiter ses faiblesses et ses terreurs et qui disposait de sa volonté déchue, sicut cadavere aut baculo. La jeune Turquie arrivait aux affaires, et, fidèle à son programme, elle déclarait bien haut que le remède à la situation ne devait pas être cherché dans des privilèges exclusifs octroyés aux populations chrétiennes et garantis par les puissances étrangères, mais que chrétiens et musulmans avaient les mêmes griefs contre le régime oppressif qui les avait si longtemps foulés et déshonorés, que des réformes politiques assureraient la commune satisfaction de tous les intérêts, et qu’on verrait toutes les races, toutes les religions, se réconcilier au sein d’une Turquie constitutionnelle, et, s’il était possible, parlementaire. Les Russes ne peuvent prendre au sérieux le programme ; une Turquie constitutionnelle, un 89 en tarbouch, leur paraît une chimère, une absurdité, une fantasmagorie ridicule. Cependant on voit des gens qui se moquent des fantômes et qui ne laissent pas d’en avoir peur. La révolution turque portait un coup redoutable aux rêves de l’ambition moscovite. Si, par un miracle, la charte de Midhat-Paoha réussissait à faire le bonheur des chrétiens aussi bien que des musulmans, les Bulgares et les Bosniaques ne tourneraient plus les yeux vers Saint-Pétersbourg pour y chercher un secours nécessaire, et le protectorat russe serait réduit à néant. Au surplus, fut-il prouve que 89 ne prendra jamais le turban et que Midhat-Pacha est un rêveur, n’y a-t-il pas du danger pour la Russie à ce que les fils d’Osman caressent certaines chimères ? Peut-elle admettre qu’ils s’accoutument à prononcer dans leurs conversations journalières certains mots qu’elle n’entend pas sans tressaillir ?

On assure-que, lorsque naquit l’enfant qui régnera un jour sous le nom d’Alexandre III, son grand-père, l’empereur Nicolas, s’approcha de son berceau et lui dit : « Pauvre enfant, je te plains ; tu grandiras, tu régneras, on te demandera une constitution, et tu ne pourras la refuser. » Ne serait-il pas possible que les insondables destinées abrégeassent les heures et le délai de grâce que s’accordaient les Romanof ? Si on parle de réformes politiques et de régime représentatif sur les rives du Bosphore, n’en parlera-t-on pas bientôt sur les bords de la Neva ? Une assemblée nationale pourrait-elle se réunir à Stamboul sans que peu après une autre assemblée se réunît à Saint-Pétersbourg ? Une Russie autocratique peut-elle subsister longtemps à côté d’une Turquie qui aspire à devenir constitutionnelle ? — Tout échec qu’éprouvera notre gouvernement dans les affaires d’Orient, disait un sagace politique russe, le mettra dans la nécessité de nous octroyer une constitution prématurée. — Le prince Gortchakof a jugé apparemment qu’il y avait péril dans la demeure, il a renoncé à aller chercher le repos sous les ombrages d’Ouchy, il a lâché la brade au général Ignatief, il lui a permis de brouiller les cartes ; le prince Milan et le prince Nikita ont été autorisés à entrer en campagne, et voilà pourquoi on se bat sur les bords de la Drina et du Timok.

Ce sont les mauvais procédés, disions-nous, qui ont tout gâté ; on n’a pas de peine à s’en convaincre en étudiant les pièces récemment publiées par le gouvernement anglais, et la presse britannique a raison d’affirmer que « l’insuccès du mémorandum est du surtout aux prétentions excessives de cette alliance impériale qui a été contractée à Berlin en 1872. » Si on avait l’intention sérieuse de pacifier l’Orient, il fallait s’assurer le concours de toute l’Europe, et c’était mal s’y prendre que d’humilier l’Occident par des hauteurs et de le traiter en vaincu ou en suspect. — « Dans les communications officieuses et dans les conversations entre ambassadeurs, disait naguère le Times, il semble qu’on ait toujours témoigné quelque déférence à l’Angleterre, à la France et à l’Italie ; mais dans tous les actes publics on a manifesté une tendance dominatrice et un oubli, pour ne rien dire de plus, de la dignité des autres puissances, qui ont été certainement une faute diplomatique. »

Il est très difficile de persuader au monde que le chancelier de l’empire allemand soit capable de commettre une faute, et, son silence aidant, les esprits soupçonneux, enclins à croire le mal, se sont persuadé qu’il avait agi dans toute cette affaire avec pleine connaissance de cause, que ses maladresses avaient été volontaires et préméditées, qu’il en avait prévu les conséquences. Des bruits étranges ont couru à ce sujet : s’il en faut croire une légende qui s’est accréditée jusque dans le monde diplomatique, le jour où est parvenue à Berlin la nouvelle de la révolution de Constantinople, on y a tenu des langages fort contradictoires ; on disait à l’ambassadeur de Russie : « Voilà un événement heureux pour vous, car vous ne reconnaîtrez Mourad V que s’il accepte le mémorandum ; » — et à l’ambassadeur d’Angleterre : « Les softas vous ont servi à souhait, voilà le mémorandum à vau l’eau. » Tant que le chancelier de l’empire allemand s’enveloppera dans son nuage, tant qu’il n’aura pas prononcé les paroles décisives et rassurantes que nous espérons de lui, les mauvais bruits courront et les pessimistes auront beau jeu. — Après tout, disent-ils, n’est-ce pas l’usage à Berlin de ne penser qu’à son profit et de conduire ses affaires le mieux qu’on peut ? The world to the wise. Au printemps de l’année dernière, la politique allemande nourrissait un grand projet, elle méditait une grande entreprise ; elle a été arrêtée brusquement par l’opposition de la Russie et de l’Angleterre, unies dans une même pensée et dans une égale sollicitude pour la paix générale. Avertie par cette expérience, elle a jugé qu’elle ne pouvait recouvrer la liberté de ses mouvemens et de ses résolutions qu’en rompant à jamais l’entente des cabinets de Londres et de Saint-Pétersbourg, et elle a laissé la question d’Orient se rouvrir par une insurrection dans l’Herzégovine. Son attitude et sa tactique offrent quelque analogie avec la conduite qu’observa en 1866 l’empereur Napoléon III. Tout en proclamant son désir de maintenir la paix, il a fait tout ce qui était en lui pour amener à point le conflit entre la Prusse et l’Autriche, se flattant d’y trouver son agrandissement ; son mauvais sort a voulu qu’il fût entravé dans sa manœuvre par ses sympathies italiennes et par le Mexique, ce pesant boulet qu’il traînait à son pied. Quand le moment d’agir est venu, il a du se croiser les bras, il est demeuré neutre, il a manqué l’occasion. La politique allemande n’a point de sympathies qui la gênent, elle ne traîne à son pied aucun boulet, elle n’a aucun Mexique, elle dispose d’un outil excellent et formidable, qu’elle a eu soin de remettre à neuf en le perfectionnant. Elle a très habilement préparé le terrain, où elle peut aujourd’hui manœuvrer à son aise. Elle calcule ses chances et ce qu’elle peut gagner à faire cause commune avec la Russie ou à se coaliser avec l’Angleterre et l’Autriche contre son vieil allié. Lorsque la situation sera mûre, elle prendra brusquement son parti, elle prononcera son arbitrage, et elle se mettra du côté du plus offrant. — Les pessimistes ont aujourd’hui l’oreille du public. L’Europe est sujette à des attaques de nerfs, et quand ses accès la prennent, elle sent peser sur elle à travers l’espace les ailes étendues d’un oiseau de proie qui, l’œil ouvert, la plume au vent, plane dans la nue et guette l’occasion.

Nous voulons croire que ces appréhensions sont vaines et que l’événement les démentira. La situation est bien compromise ; cependant les soldats turcs l’ont améliorée en quelque mesure. Quelque intérêt qu’on puisse avoir pour les Serbes, on ne peut se dissimuler que, s’ils avaient été victorieux, un soulèvement eût éclaté de toutes parts en Turquie et que les conséquences en auraient été désastreuses. Le moyen d’échapper alors au danger d’une occupation commune par la Russie et par l’Autriche ? On a vu dans les provinces de l’Elbe à quoi mènent les occupations communes. Elles aboutissent à un condominium, à une convention de Gastein, et même en faisant des détours, il ne faut pas beaucoup de temps pour aller de Gastein à Sadowa. Les espérances des Serbes ont été déçues, la Turquie a montré une solidité dans la résistance à laquelle on ne s’attendait pas, et les soulèvemens qu’on prévoyait ne se sont pas encore produits. On recommence à parler de négociations internationales, de médiation ; on annonce qu’une conférence pourrait bien se réunir à Berlin et que toutes les puissances signataires du traité de Paris y seraient convoquées. Nous aimons à penser que, si cette conférence se réunit jamais, le grand arbitre qui la présidera emploiera sa prodigieuse habileté à désarmer les amours-propres, à concilier les intérêts, et qu’il mettra sa gloire à dissiper toutes les inquiétudes. Nous souhaitons que l’Europe, sur la foi de cette décisive épreuve, puisse dire avec conviction : l’empire allemand, c’est la paix.


G. VALBERT.

  1. Fünf, Jahre Andrassy’scher Staatskunst und die Orient-Politik Oesterreich-Ungarus, Munich 1876.