La Politique étrangère de la France depuis la révolution de février

La Politique étrangère de la France depuis la révolution de février
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 293-321).

DE LA


POLITIQUE ÉTRANGÈRE


DE LA FRANCE


DEPUIS LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER[1].




Dans le grand bruit que fait en ce moment à nos oreilles le tourbillon de nos affaires intérieures, peut-on, sans être trop mal venu, réclamer un instant d’attention pour notre politique étrangère ? On en doute en vérité, et il n’y aurait pas trop moyen de se plaindre, si on nous la refusait. Inquiets, comme nous le sommes, pour tout ce que nous avons de plus cher, inquiets chaque matin pour la fin du jour, et chaque soir pour le lendemain, tout ce qui exige qu’on porte un peu loin ses regards nous paraît au-dessus de nos forces et d’un intérêt secondaire. Nous refoulons nos susceptibilités, naguère encore si vives, de dignité nationale et d’influence politique, comme on renonce à des jouissances superflues qui rappellent douloureusement une prospérité passée, et quand, le matin, en jetant les yeux sur le journal, on s’est assuré que la guerre n’était menaçante sur aucun point de l’horizon, on se tient pour satisfait, et on prête l’oreille au bruit du rappel qui bat, de la garde qui passe, ou aux sourds grondement de l’émeute.

Il faut faire violence pourtant à ces préoccupations si tristement explicables. Quelque danger qui la presse dans son propre sein, il n’est pas permis à la France de se désintéresser de sa grandeur, car c’est, après tout, dans le naufrage de ses institutions, dans le laborieux et incertain enfantement de ses destinées futures, le seul bien connu qui lui reste. Si quelque enseignement résulte de si fréquentes révolutions, c’est que toutes les institutions sont fragiles et trompent l’attachement qu’on leur porte ; mais c’est aussi qu’au milieu de la mobilité des événemens il y a un intérêt français qui les domine, et qu’on peut apercevoir au travers de tous les nuages. C’est sur ce cap qu’on doit mettre sa boussole dans la tempête. Moins que jamais, — précisément parce que nous ne savons dans quelle forme politique ou sociale la fortune capricieuse de la France a l’intention de s’arrêter, — il doit être permis de sacrifier entièrement, même aux plus urgentes questions de politique intérieure, le souci de notre grandeur au dehors. Ou il faut, en effet, que tout patriotisme périsse, étouffé par le soin exclusif de la défense personnelle, ou, comme on ne peut s’attacher à l’inconnu, c’est aux intérêts généraux de la France, en dehors de toute question de gouvernement, qu’il faut reporter tout ce que nous avions pu consacrer aux affaires publiques de sentiment et d’ardeur. Il faut réserver son dévouement pour quelque chose de plus élevé que de long-temps les gouvernemens ne pourront être.

Ce sera là, nous l’espérons, notre excuse, auprès des lecteurs impatiens, pour essayer de soumettre aujourd’hui à un examen sévère la situation que quelques mois de révolution ont faite à la France au dehors. Ce sera aussi l’explication du point de vue où nous entendons nous placer. Bien des gens s’imaginent qu’après une révolution tout est changé, qu’on va faire tout autrement que ses prédécesseurs, que tout ira de soi, simplement, facilement, dans des voies toutes nouvelles. L’illusion est ordinaire, surtout à certains partis, accoutumés à trancher de tout et à tourner en raillerie toutes les traditions, sorte d’arrogance qu’ils savent souvent parfaitement concilier avec la plus grande pauvreté d’inventions nouvelles. Je n’ai jamais pu partager cette manière de voir. Il m’a toujours semblé qu’une nation pouvait bien affaiblir par ses convulsions intérieures, mais changeait beaucoup moins, au point de vue de l’étranger, sa position qu’elle ne pense. Les mêmes intérêts, les mêmes embarras demeurent, et enferment un homme sensé à peu près dans la même ligne de conduite. Il y a donc une politique nécessairement commune à tous les gouvernemens, et qui peut servir de terrain et de point de départ à une discussion loyale, indépendante de toute question de personnes et de partis. Force est bien d’ailleurs d’agir ainsi, car, dans le torrent qui nous entraîne, où prendrait-on les personnes pour les attaquer ? Celles d’hier ne sont déjà plus celles d’aujourd’hui ; pendant que nous méditions d’écrire ces lignes, un second coup de vent a balayé la plupart des hommes qu’avait apportés aux affaires le flot de février :

Le flux les apporta, le reflux les emporte.

Le pouvoir presque entièrement renouvelé qui leur a succédé, ce pouvoir dont la France a déjà beaucoup reçu et attend plus encore, n’est sans doute pas engagé dans les reproches que nous allons adresser à celui qu’il a remplacé, et rien ne serait plus injuste que de les faire remonter jusqu’à lui ; mais, aussitôt qu’il aura eu le temps de se reconnaître et d’essuyer la poudre du combat dont il est encore couvert, il ne restera étranger ni aux intérêts que nous allons essayer d’exposer, ni aux devoirs que ces intérêts font naître. Innocent des fautes de ses prédécesseurs, il prend malheureusement avec leur héritage l’obligation de les réparer.

Si l’on veut donc s’enquérir, à un point de vue général, des intérêts qui dominent la politique française depuis cinquante ans et dont on peut demander compte à tous les gouvernemens, on en reconnaîtra assurément deux principaux, le vieil et séculaire intérêt de la puissance de la France en Europe, comme état continental et maritime, celui qui prévalait seul dans les conseils de Richelieu et de Louis XIV ; l’intérêt nouveau du développement des principes libéraux et (si l’on veut) démocratiques, de la liberté politique contre le pouvoir absolu et de l’égalité contre le privilège. Rester, d’une part, une des premières puissances d’Europe, peser dans les destinées du vieux monde à la fois par sa force propre et par des alliances heureusement combinées, tenir en équilibre entre eux les états du continent et l’Angleterre en échec sur les mers ; de l’autre, demeurer l’objet des sympathies de tous les peuples qui aspirent à l’indépendance et se maintenir à la tête du mouvement libéral dont elle a donné le branle, c’est la double face sous laquelle la politique française a dû se présenter successivement à tous ceux qui l’ont dirigée, quelque velléité particulière que leur origine ait pu leur inspirer. Révolutionnaire dans ses débuts, et promenant, comme on l’a dit tant de fois, les idées de 1789, le sabre à la main, à travers le monde, le pouvoir impérial avait cependant fini par rechercher et prôner singulièrement les traditions de Louis XIV. Peu libéral assurément dans ses goûts, le gouvernement de la restauration a cependant toujours été contraint d’appuyer, bien que timidement, en Europe, les tendances constitutionnelles modérées. Pendant les dix-huit ans du gouvernement qui vient de périr, ç’a été un des artifices de la très vive opposition qui lui était faite, sur les questions de politique étrangère, de se placer tour à tour à l’un et à l’autre de ces points de vue, de lui demander en même temps la propagande révolutionnaire et rapide de la convention et la politique savante, calculée, parfois machiavélique, des Torcy et des Choiseul. De là ces combats successivement livrés par l’opposition d’alors pour ou contre l’alliance anglaise, suivant qu’on envisageait l’Angleterre ou comme un grand état libéral ou comme notre antique rivale. De là ces reproches faits tour à tour et de manquer d’influence dans les conseils de l’Europe et d’y être admis trop avant dans l’intimité, reproches souvent assez difficiles à concilier, et qu’il serait certainement très inopportun de discuter aujourd’hui, mais qui ne prouvent qu’une chose : c’est que la France a le sentiment de ce double caractère de ses intérêts, qu’elle entend que ceux qui la gouvernent les fassent marcher sur la même ligne, et que si elle leur rend parfois, par ses volontés impatientes, l’accord assez difficile à établir, elle prendrait encore plus mal qu’on fît le sacrifice de l’un ou de l’autre de ces élémens de grandeur.

Sortis d’une réaction sanglante et momentanée contre les armes et les idées de la France, les traités de 1815, de douloureuse mémoire, ont dû chercher à la blesser dans ses deux points sensibles, à détruire à la fois sa puissance politique et son influence morale. Étouffer partout le principe libéral, cerner en même temps le développement militaire de la France par une ceinture de forteresses, ce fut le plan des alliés vainqueurs, plan sagement combiné à leur point de vue, s’il avait pu réussir ; mais il est arrivé aux alliés ce qui arrive à tous ceux qui remportent par un hasard de journée une victoire d’un moment sur cette force des choses, plus puissante à la longue que la force même des armes. La victoire elle-même est restée impuissante entre leurs mains. Ni l’unité territoriale de la France ni son état social, dont on redoutait tant le contagieux exemple, n’ont pu être entamés par nos revers de 1815. Ce fut la robe sans couture qu’on n’osa point déchirer. Les alliés nous laissèrent, comme contraints par une main supérieure, toutes nos forces, diminuées sans doute, mais prêtes à se relever. Avis à tous ceux qui, sous quelque étendard que ce soit, de réaction ou de révolution, tentent de changer, par la violence, la constitution providentielle d’une grande société. Il est des tentatives impossibles qui échouent dans leur succès même, et à qui Dieu ne semble donner un instant l’avantage que pour mieux faire éclater leur vanité.

Les traités de 1815 n’ont donc pu empêcher la France de reprendre son rôle en Europe, et chaque jour avec plus de liberté et de succès. C’est ce qui explique ses sentimens et aussi sa politique constante à l’égard de ces mêmes traités. D’une part, il lui était impossible d’en prononcer le nom sans douleur et de les accepter comme la constitution définitive de l’Europe, car ils réveillent de pénibles souvenirs et contiennent des clauses qui blessent ses susceptibilités, ses sympathies et même son sens moral ; de l’autre, le sentiment de la force qu’elle avait recouvrée malgré eux, et qu’à lui seul le temps augmentait, lui avait fait renoncer à les déchirer violemment et à mettre de nouveau au hasard de la guerre sa prospérité croissante et le progrès naturel de son influence. Accepter, pour un temps dont la Providence se chargerait de marquer le terme, la situation sortie des traités de 1815, sans goût assurément, mais aussi sans dépit, et continuer tranquillement sa marche, en se jouant des entraves qu’on avait essayé de lui imposer, telle est la voie dans laquelle le nouveau gouvernement issu le 24 février de la dissolution de tous les pouvoirs publics a trouvé la politique française.

Il faut le reconnaître, il a eu sur ce point et dès le premier instant le bon sens de s’y conformer. On pouvait craindre, à cet égard, les souvenirs assez récens, les engagemens assez formels du parti dont il sortait. On se rappelait avec quelque inquiétude les déclamations de 1830 sur les nationalités opprimées, sur les frontières naturelles, — le soulèvement excité, même dans la dernière discussion de l’adresse, par cette déclaration d’un ministre que les traités de 1815 étaient acceptés par la France. Cette crainte n’a pas été réalisée. Le simple embarras du maniement des affaires, le sentiment si instructif et si puissant de la responsabilité personnelle, le changement d’idées qui s’opère chez tout homme en passant de l’opposition au pouvoir, l’instinct d’équilibre qui lui fait modérer sa marche à de telles hauteurs et sur le bord de tels précipices, toutes ces causes réunies ont opéré sur les vainqueurs de février avec une rapidité qu’on eût difficilement prévue. Quinze jours n’étaient pas écoulés depuis le changement de gouvernement, que nous étions rassurés contre toute idée d’une rupture violente des traités de 1815. Ces traités étaient maintenus dans un manifeste solennel, sinon comme droit, au moins comme fait à modifier d’un commun accord, et la division territoriale qu’ils ont consacrée en Europe, acceptée comme point de départ de nouveaux arrangemens à conclure.

Il y avait, sans doute, beaucoup à dire sur le texte même de cette déclaration. Les amateurs de droit des gens se montraient curieux de savoir en quoi un fait à modifier d’un commun accord diffère, dans ses conséquences pratiques, d’un traité valable en droit. Les gens de bonne foi, qui avaient pris au pied de la lettre tout ce que l’opposition avait dit pendant dix-huit ans, demeuraient un peu surpris que tant d’orages eussent été soulevés pour une simple différence de terminologie. À un point de vue plus sérieux, on pouvait dire avec raison (et nous croyons que la suite de ces réflexions ne le fera que trop voir) : Ou votre déclaration ne signifie rien, où elle sape par la base tout le fondement du droit public de l’Europe, sans être en mesure de lui en substituer un nouveau. Elle réduit, par conséquent, tout l’état des relations diplomatiques à un simple fait, sans aucun droit précis pour l’appuyer, et vous expose à être pris au dépourvu par le premier incident qui viendra les troubler, et à n’avoir que la force à lui opposer. Vous faites comme un gouvernement qui dirait aux particuliers : En fait, je vous laisse vos propriétés, mais je supprime les lois civiles qui vous les garantissent, et qui livrerait toute la société à la violence des intérêts privés et au hasard de la défense individuelle. Malgré l’importance de ces raisons, qui sautaient aux yeux de l’observateur le moins attentif, le public en général, délivré du fantôme de la guerre universelle et du cortège de terreur révolutionnaire dont elle eût été accompagnée, s’est montré coulant sur les moyens mis en œuvre pour lui épargner cette extrémité, et, somme toute, nous pensons qu’il a bien fait. Il a compris qu’il est parfois nécessaire, quand on a affaire à des passions qu’on a soulevées soi-même, de dire le contraire de ce qu’on fait pour le faire plus à son aise. Que si, pour empêcher une imprudente violation des traités de 1815, il a fallu proclamer qu’ils n’existaient plus, s’il a fallu s’y prendre, par conséquent, avec les préjugés populaires comme avec des enfans, et enlever de leurs yeux l’objet qu’ils voulaient briser, soit, à la bonne heure ; l’essentiel est que le fond de notre politique raisonnable ait été conservé intact dans la tempête. Il faut prendre en bonne part, tout en déplorant leurs conséquences, les artifices qui ont concouru à un résultat si désirable.

Ainsi voilà qui a été bien entendu dès le premier jour. Point de provocation de notre part, point de dénonciation des traités. Le gouvernement républicain acceptait, sur ce point, l’héritage de la monarchie ; mais, cela dit, tout était-il fini ? Non, tout était à peine commencé. Nous évitions les périls de la guerre. Notre gouvernement prenait sur lui les devoirs laborieux de la paix, car, en aucun temps, ce n’est une œuvre médiocre que de maintenir, sans secousse comme sans faiblesse, au rang qui lui appartient, un grand état tel que la France, au milieu des hasards qui le menacent et des jalousies qui l’environnent ; mais le lendemain de l’avènement du nouveau pouvoir, cette tâche est devenue bien plus difficile encore.

À peine, en effet, venait-il de mettre au jour sa déclaration équivoque, bien qu’au fond rassurante sur les traités, que ces mêmes traités étaient bouleversés, presque sur tous les points de l’Europe, par les mouvemens irrésistibles et inopinés des populations soulevées. En Allemagne, en Suisse, en Italie, les distributions territoriales ont été brusquement remaniées : de nouveaux états indépendans se sont formés, d’anciennes divisions se sont effacées et fondues l’une dans l’autre. Tout le savant équilibre de forces établi à si grands frais par le congrès de Vienne a été subitement renversé. Pour peu que ce mouvement vienne à terme, nous allons avoir une nouvelle Europe à la place de l’ancienne. Qu’a fait, qu’a pensé, qu’a dit, au milieu de tout cela, le gouvernement de la France ? Quelle mesure a-t-il prise pour retrouver dans la balance nouvelle le même poids qu’il faisait sentir dans l’ancienne ? Fidèles, pour notre part, aux obligations que les conventions nous imposaient, dans quels termes sommes-nous avec tant d’autres puissances, qui se sont crues en droit de s’affranchir des leurs ? En un mot, quel poste tenons-nous dans le branle-bas général ?

En l’absence de toutes communications particulières, voici, si j’ai bien compris les documens officiels, quelle a été, dans le grand mouvement qui s’opère en Europe, l’altitude prise par le gouvernement français. Partout où a éclaté une insurrection populaire, que ce fût, comme en Italie, une insurrection nationale contre le joug de l’étranger, ou, comme sur divers points de l’Allemagne, une insurrection démocratique et libérale contre le pouvoir absolu, partout, en un mot, où la volonté des peuples, exprimée par la majorité véritable ou supposée par une minorité violente, s’est fait entendre, non-seulement il l’a trouvé bon, mais il y a applaudi, mais il a même, au besoin, proposé son assistance. Il regarde tous ces événemens, quels qu’ils soient et sans distinction, non-seulement comme honorables et légitimes, mais comme avantageux pour la France. Il ne dispute point avec eux pour de simples questions de territoire : il ne leur marchande point son assentiment. Bien plus, il s’en réjouit en quelque sorte, comme d’un succès personnel ; il y voit le contre-coup de la révolution de février ; il y voit le prélude d’un état nouveau de l’Europe, où la similitude des mœurs produira l’accord parfait des intérêts, et la France n’aura plus de rivaux à craindre, mais seulement des frères à embrasser. La politique se trouve ainsi étrangement simplifiée pour le gouvernement français. Toute sa tâche se réduit à proclamer bien haut les principes démocratiques, qui, faisant ensuite le tour du monde, remportent pour lui des victoires sans coup férir.

Faut-il le dire ? on éprouve une méfiance instinctive contre un programme si simple couronné de si brillantes espérances, qui impose si peu de devoirs à l’activité d’un gouvernement et ouvre une telle carrière à son imagination. Et cependant comment faire pour ramener à une appréciation pratique ces illusions généreuses ? Où trouver un parachute pour descendre de ces nuages ? Essayons cependant d’être raisonnable, au risque de paraître mesquin et égoïste ; tâchons de concilier, s’il est possible, un calcul sensé de nos intérêts avec le juste enthousiasme que doit inspirer à tout Français le progrès de la noble cause de la liberté européenne.

En premier lieu, et précisément parce qu’on doit mettre au succès de cette cause un prix inestimable, j’hésite à considérer comme autant de victoires remportées par elle toutes les révoltes populaires, quels que soient leur but et leur théâtre. On sait trop, par notre propre expérience, ce que les mouvemens révolutionnaires peuvent coûter à la liberté même qu’ils prétendent servir, et j’attends leur lendemain pour les juger. Lorsqu’il n’y a pas long-temps encore, j’entendais, du haut de la tribune, des ministres se faire honneur de toutes les insurrections qui éclatent, pour un motif quelconque, sur une place publique quelconque, en inventer même au besoin, pour rendre la liste plus complète, qui n’avaient jamais eu lieu, je restais confondu d’une telle confiance chez des dépositaires du pouvoir, je ne pouvais me lasser d’admirer le calme merveilleux avec lequel on assumait ainsi sur sa tête la responsabilité de tant de sang versé, et on se promenait sur le chaos avant que la lumière s’y fût faite. Entrant cependant dans la seule considération qui puisse justifier une telle présomption, je suis prêt à me féliciter, avec le gouvernement nouveau, des hommages rendus de toutes parts à nos principes de 1789, à une condition toutefois, c’est que ces principes resteront les nôtres, c’est que le fruit comme l’honneur continuera à nous en appartenir ; c’est que nous ne choisirons pas, pour les fouler tous aux pieds chez nous, précisément le moment où ils semblent faire par la brèche, dans tous les autres pays de l’Europe, leur entrée triomphale.

Or, c’est là cependant, il faut que notre république naissante y réfléchisse, c’est là ce qui la menace, car, enfin, au nom de quels principes s’accomplit la révolution qui, commencée chez nous il y a cinquante ans, se poursuit aujourd’hui en Europe ? N’est-ce pas au nom des droits de la propriété compromise par des exactions arbitraires, au nom du travail et du mérite flétris par des distinctions humiliantes et privés par des lois iniques de leurs fruits légitimes et de leur ascendant naturel, au nom de la liberté individuelle gênée dans ses développemens de tout genre par la main tracassière du pouvoir, au nom enfin de cette légalité protectrice qui doit défendre l’individu contre l’état et le faible contre le fort ? Or, que méditait-on tout haut naguère encore dans des régions assez voisines du gouvernement, sinon une guerre ouverte à la propriété la plus légitimement acquise ; une persécution en règle contre le travail et le mérite, confondus, dès qu’ils ont conquis une modeste aisance, dans les rangs de ce qu’on appelle, par une distinction renouvelée de l’ancien régime, la classe bourgeoise ; une confiscation inouïe de la liberté individuelle par l’état, devenu entrepreneur commun et disputant aux particuliers les bénéfices de leur industrie ; enfin la destruction de tout système légal par la durée d’un régime tour à tour anarchique ou dictatorial (deux alternatives dont l’une par malheur appelle nécessairement l’autre), et qui, d’urgence en urgence, d’exception en exception, s’élève sans cesse au-dessus des lois ? Ce que deviendrait la prospérité intérieure de la France, si elle était condamnée à gémir quelque temps encore dans de pareilles extrémités, chacun le sent et le dit ; mais ce qui résulterait pour notre situation au dehors, on n’y a peut-être pas encore assez songé.

Il pourrait très bien arriver que les autres nations de l’Europe, en nous empruntant tous les biens dont nous jouissions encore sans péril il y a peu de mois, l’égalité civile, la liberté d’écrire et de penser, l’inviolabilité de la justice, la sécurité des transactions, ne voulussent pas s’associer à ce cortège hideux, moitié sanglant, moitié burlesque, qu’on essaie aujourd’hui de faire marcher à la suite du char de notre grande révolution. Il se pourrait très bien qu’elles ne fussent nullement tentées d’arriver comme nous, en quelques mois, à n’avoir que le choix entre les violences de l’émeute et les salutaires rigueurs de l’état de siège, entre l’état d’une ville au pillage ou celui d’un régiment en campagne. En un mot, il pourrait se faire qu’en nous prenant tout ce qui est sorti des germes féconds de 1789, on nous laissât seuls en tête-à-tête avec les caricatures de 93, les saturnales du communisme et la juridiction des conseils de guerre.

Je n’ai garde, encore une fois, n’étant pas doué de la faculté de prophétie que semble donner à quelques journaux une confiance absolue dans deux ou trois idées générales, de rien prédire de positif sur un avenir aussi mystérieux ; mais il y a déjà, ce me semble, des faits qui font craindre que cette œuvre de triage entre nos bons et nos mauvais exemples ne soit assez près de se faire. À côté de la propagande révolutionnaire qui a suivi le mouvement de février, on voit déjà poindre une propagande en sens inverse dont nos désordres fournissent involontairement les moyens. N’a-t-on pas pris garde, en effet, que, pendant que notre révolution nouvelle donnait le signal d’insurrections populaires dans les pays encore dominés par le pouvoir absolu, elle a opéré un effet tout opposé en Belgique, en Espagne, en Angleterre, dans tous ceux par conséquent qui, jouissant, à divers degrés, des bienfaits de la liberté politique, passaient, il n’y a pas un an, pour former avec nous l’avant-garde de la marche de l’Europe ? Dans tous ces pays, par une impulsion instinctive, l’opposition s’est serrée autour du pouvoir. Le mouvement libéral a été non pas suspendu, mais plus sévèrement réglé. On a tenu à se séparer de nous assez nettement pour qu’il n’y ait pas de confusion possible. — En Italie même, malgré le peu d’affection que portaient les Italiens au dernier gouvernement, le même effet, à peine tempéré par l’esprit de parti, s’est fait sentir, et, à chaque lettre de Paris, les constitutions monarchiques, un instant ébranlées, reprenaient l’avantage sur les partisans, toujours rares, du système républicain. Les jugemens aigres-doux, les remontrances paternelles des journaux suisses et américains, dont le président du vorort et le ministre des États-Unis se sont faits les interprètes, témoignent que ce sentiment de répulsion n’est point étranger même à ces sentinelles avancées de la démocratie. Enfin, je lis dans nos journaux qu’un vif mouvement de réaction monarchique se manifeste en Allemagne jusque dans les assemblées nationales issues du suffrage universel. J’ignore ce que cette réaction pourra produire dans un pays si peu expérimenté en fait de révolutions ; mais, si elle existe, je n’ai pas besoin de demander où les souverains auront pris leurs argumens pour ramener leurs sujets à l’amour des institutions monarchiques. On peut parier, sans le savoir, que les récits de la surprise du 15 mai et des scènes sanglantes du mois de juin auront fait pour plus de moitié les frais de cette conversion.

Que si, par hasard, cet argument, confirmé chaque jour par nos malheurs, venait à avoir un trop grand succès ; si, tandis que nous laisserions corrompre chez nous et périr l’une après l’autre toutes les plus belles conquêtes de notre première révolution, la monarchie, qui n’a encore péri nulle part, avait l’art de s’en porter héritière ; si, par conséquent, la monarchie, une monarchie libérale, largement démocratique et renouvelée partout par le vœu populaire, devenait, pour un temps plus ou moins long, la forme politique de tous les états européens, on songe avec effroi à l’état d’isolement et de discrédit où nous resterions en Europe. Entourée de souverains aussi peu amis qu’en 1792, la France n’aurait plus la ressource d’en appeler contre leur mauvais vouloir à la vertu contagieuse de ses principes. Ses principes seraient partout, excepté chez elle. Nous répandrions le même effroi que la convention sans réveiller les mêmes échos. Ce n’est là, Dieu merci, qu’une hypothèse, et nous avons entre les mains, en exerçant dès à présent sur nous-mêmes une salutaire discipline, tous les moyens d’empêcher qu’elle se réalise ; mais précisément, pour la prévenir, il est utile de la prévoir et de ne pas se laisser bercer doucement, comme nos politiques paraissent le faire, au bruit des soulèvemens populaires qui grondent partout en Europe. Il est beau assurément de fournir à toutes les capitales d’Europe des modèles d’insurrection et d’être réputés passés maîtres dans l’art de faire des barricades, bien que ce soit là une réputation qui commence à fatiguer déjà ceux même qui, il y a quelques mois, s’en montraient le plus flattés ; mais il ne serait pas mal non plus, si nous voulons faire une propagande durable et qui nous profite, qu’on pût venir quelque jour étudier chez nous comment les institutions républicaines se concilient avec le respect de la loi, et l’égalité absolue avec le respect de la propriété. Des articles de journaux sont, sans doute, d’excellens moyens pour convertir les peuples à nos usages ; mais il en est d’autres qui ne sont pas non plus à dédaigner, tels que, par exemple, un peu de sécurité pour les personnes quand elles traversent nos contrées, et pour les capitaux quand il leur prend fantaisie de s’établir parmi nous. C’est là un genre de propagande dont la monarchie constitutionnelle s’était bien trouvée pendant trente-quatre ans, puisqu’au moment où elle est tombée, toute l’Europe était à l’œuvre pour nous emprunter cette forme de gouvernement. On ne peut trop le recommander à la république, si, au dedans comme au dehors, elle veut faire œuvre qui dure.

Je crois donc qu’il est prudent, avant de s’abandonner aux mêmes félicitations enthousiastes que les journaux du parti dominant, d’attendre un peu pour voir clair et à nos portes et chez nous-mêmes. Mais enfin je suppose et j’espère que partout les principes d’une démocratie sage et d’une liberté véritable prévaudront et sur les derniers efforts du pouvoir absolu et sur le chaos soulevé des élémens de désordre. Je suppose et j’espère que, sous une forme ou sous une autre, les trois quarts au moins du continent européen seront, d’ici à un ou deux ans, soumis au même régime. Ce sera, sans doute, un grand honneur pour la France d’avoir donné un modèle que tous les autres pays auront imité : ce sera aussi un grand péril de moins que de n’avoir plus à craindre la coalition des puissances absolues ; mais n’y a-t-il pas un revers à cette médaille ?

Quand les principes de la révolution française auront triomphé partout, ou à peu près partout en Europe, ils ne seront plus, il est vrai, une faiblesse pour nous ; mais ils cesseront aussi d’être une force. Répandus sur tous les points, ce seront des qualités égales qui s’annuleront de part et d’autre. La sainte alliance des souverains sera dissoute ; l’alliance habituelle des états libres aura cessé du même coup. Chacun retournera à ses intérêts, à ses passions, à ses répugnances naturelles. Si cette considération est véritable, et nous pensons qu’elle doit frapper tout esprit sensé, il s’ensuit, par une conséquence évidente, que d’ici à peu de temps les questions de territoire, d’intérêts commerciaux, de force politique, d’équilibre matériel, en un mot, toutes celles qui ne paraissent pas avoir préoccupé jusqu’ici notre nouveau gouvernement, primées, depuis cinquante ans, par les questions de principes, vont reprendre la première place. Dès que l’Europe pourra se rasseoir et reprendre haleine, nous assisterons probablement à quelque chose d’analogue à ce qui se passa, il y a juste deux cents ans, à la paix de Westphalie. Alors aussi, pendant plus d’un demi-siècle, l’Europe avait été déchirée par des questions de principes et, qui plus est, de conscience. On ne faisait plus que des guerres de religion : le monde se divisait en protestans et catholiques ; mais le jour où, par l’épée de Gustave, la réforme eut définitivement conquis droit de bourgeoisie en Europe, la religion, n’étant plus en cause, recula sur le second plan, et les puissances, réunies en congrès, ne songèrent plus qu’à établir, par un juste accord, les bases de ce grand équilibre européen que tant de secousses n’ont point encore ébranlé. Nous pouvons donc demander aux de Lyonne et aux Mazarin qui nous gouvernent quelles seront, au prochain congrès de Munster, les instructions de nos plénipotentiaires. Dès à présent, nous pouvons leur demander dans quelle situation de force relative les révolutions européennes vont laisser la France et ses rivales. Que serait-ce si ce mouvement, auquel nous paraissons avoir applaudi sans réserve, que nous nous félicitons même d’avoir provoqué, devait aggraver d’une manière désastreuse les conditions territoriales où il nous a trouvés et que nous ont léguées nos revers de 1815 ? Singulière assertion que pourtant un peu d’examen confirme !

Pour commencer, en effet, par notre position continentale, on sait avec quel soin les traités de 1815 s’étaient efforcés de tenir des portes ouvertes sur toutes nos frontières du nord et de l’est, pour le cas où un nouveau voyage à Paris pourrait être nécessaire. Non-seulement on nous enleva toutes nos conquêtes, mais, en nous réduisant à notre ancien territoire, on eut soin de prendre des mesures pour nous y contenir par des moyens plus rigoureux et nous mettre partout en tête un plus puissant voisin. La frontière germanique étendue de nouveau sur la rive gauche du Rhin, mais confiée cette fois à la garde de l’épée puissante de la Prusse ; les vallées qui nous séparent de la Suisse, soustraites aux juridictions différentes qui les régissaient autrefois, pour être mises sous la main des plus grands cantons de la confédération ; enfin le royaume de Piémont reconstitué et étendu pour garder toute la ligne des Alpes, et les enjamber même par le duché de Savoie, tel fut le savant système imaginé pour nous refouler sur nous-mêmes, et prévenir cette redoutable force d’expansion dont la France paraissait douée. La confédération germanique, la Suisse et le roi de Sardaigne eurent la charge d’y veiller.

C’était là sans doute une forte ligne de bataille ; mais elle laissait pourtant plusieurs points faibles par où elle pouvait être tournée ou rompue. La confédération germanique, avec quelque art qu’on l’eût combinée, n’en demeurait pas moins une agglomération d’états assez mal liés ensemble. Dans la manie de restauration universelle qui régnait alors, on n’avait pourtant point osé songer à restaurer l’empire de Charlemagne et de Charles-Quint. La rivalité de deux grandes puissances, entretenue par les souvenirs de Marie-Thérèse et de Frédéric, l’impatience des états subalternes à se soumettre au joug des grands, une distribution de territoire incommode et arbitraire, toutes ces causes réunies y entretenaient des fermens intérieurs de dissentiment, laissaient plusieurs points ouverts à notre influence diplomatique, et nous permettaient d’espérer qu’en cas de guerre, il serait difficile de faire manœuvrer contre nous, avec unité et précision, la masse entière de ce grand corps. Autant et plus pouvait-on dire de la confédération suisse, qui offrait dans son intérieur le spectacle de la division même, division de religion, de langue et d’habitudes, à peine réunies sous un lien fédéral relâché. Enfin, si le Piémont tenait dans sa main la chaîne entière des Alpes maritimes, sa puissance, fortement abritée, il est vrai, derrière ces remparts, était par elle-même assez limitée, et grâce à l’influence que la politique de la France pouvait exercer tant à Rome, en sa qualité de première puissance catholique, qu’à Naples par ses relations de famille, partout enfin par le souvenir des bienfaits de notre administration, nous pouvions espérer de prendre aisément, au besoin, les sentinelles piémontaises à revers. Nous conservions donc, sur chaque point, un moyen de paralyser les intentions malignes des traités de 1815 ; nous avions, en quelque sorte, intelligence dans toutes leurs garnisons.

Laissez finir, au contraire, l’année 1848, laissez s’accomplir les plans aujourd’hui en discussion et presque adoptés à Francfort, à Berne et à Milan, et voici quel sera le changement opéré dans l’équilibre de nos forces et de celles de nos voisins.

De l’autre côté, que dis-je ? de ce côté-ci du Rhin, vous aurez, non plus une confédération boiteuse d’états inégaux, mais une nation de cinquante millions d’hommes, unie sous un seul chef, prête à mourir sous un même étendard. Le vieil empire germanique sort de la poussière où l’avait plongé le bras de Napoléon.

De l’autre côté, que dis-je ? de ce côté-ci des Alpes, vous aurez un vaste et florissant royaume baigné par les flots des deux mers. Pour la première fois, depuis la chute de l’empire romain, les deux souveraines de la Méditerranée et de l’Adriatique, Gênes et Venise, se courberont sous le même sceptre. Les eaux du Pô, ce roi des fleuves, ne couleront plus que sous un seul maître. Un seul homme tiendra les clés de ces forteresses de glace si souvent franchies par le vol victorieux de nos armées, et cet homme sera, selon toute apparence, l’héritier de la prudente, patiente, souvent astucieuse maison de Savoie, tour à tour amie douteuse et redoutable ennemie de la France, accoutumée à se ménager pour profiter à la fois de nos revers et de nos triomphes. Le royaume d’Eugène Beauharnais appartiendra au petit-neveu d’Eugène de Carignan.

Jetée entre ces deux empires nouveaux, vous aurez une Suisse nouvelle aussi, non plus une Suisse patriarcale et paisible, attachée à ses montagnes, et ne demandant que la liberté d’y faire paître ses troupeaux non plus une Suisse divisée en plusieurs petits états, unis pour la défense, incapables d’une agression commune, mais une Suisse presque unitaire, avec un gouvernement central puissant, avec la possibilité d’entretenir des armées permanentes, avec la volonté et le pouvoir de se mêler aux mouvemens généraux de l’Europe, avec toutes les passions des grands états : depuis le désir de briller jusqu’à l’ambition de conquérir.

Que tout cela, en soi, puisse être beau, généreux, séduisant, je suis loin de le contester ; que le Rhin retentisse des acclamations des fils d’Hermann, que les Alpes nous apportent l’écho des transports des Italiens, que les Suisses même s’en applaudissent, malgré ce qu’ils y perdent de pittoresque originalité, cela est parfaitement naturel ; que ce mouvement soit même un honneur pour notre siècle, et qu’à ce titre le public français, ami désintéressé de l’humanité et fidèle à son généreux caractère, le suive de ses sympathies, sans faire retour sur ses propres intérêts, je le conçois à merveille ; mais de plus austères devoirs sont imposés aux hommes qui gouvernent leur pays. Des admirations irréfléchies ne doivent pas leur tenir lieu de politique. Une nation peut s’oublier elle-même ; son gouvernement doit veiller pour elle, et nous serions en droit de demander au nôtre, si nous savions où le prendre, de quelles précautions il s’est muni pour que la formation de ces trois corps politiques qui se dressent à nos portes ne soit pas un jour, pour notre puissance, la source de rivalités dangereuses ?

À cette question, je sais bien qu’on peut me répondre que ce sont là des craintes surannées, qui doivent disparaître devant l’essor des idées nouvelles, et que ce qu’on pouvait craindre de la part d’états gouvernés par l’absolutisme n’est point à redouter de la part des mêmes états affranchis. Comme si, encore une fois, des états étaient naturellement alliés par cela seul qu’ils sont soumis au même régime intérieur ! À ce compte, au temps de Louis XIV, il n’y aurait pas eu de guerre en Europe, car tous les états étaient monarchiques. Il n’y en aurait pas eu non plus au moyen-âge, car la féodalité régnait partout. Ne se déshabituera-t-on jamais de ces maximes banales, par lesquelles on prétend s’élever au-dessus de la complexité des passions humaines, et on s’arrange seulement pour être pris au dépourvu par elles ? On compte aussi, il est vrai, sur je ne sais quelle vertu fraternelle des idées démocratiques qui doit fondre les rivalités nationales et faire disparaître, comme ou dit sérieusement dans le langage du jour, l’importance des frontières ; mais où sont les enfans qu’on prétend bercer de pareilles chimères ? À quelque épreuve qu’on ait mis notre bon sens depuis six mois, il n’est pas encore devenu si élastique, qu’il laisse passer de si pompeuses niaiseries. Il y a entre les espérances de paix universelle par la diffusion des idées démocratiques et les systèmes de bien-être général par l’égalité des fortunes je ne sais quel air de famille qui n’est pas plus rassurant pour la grandeur que pour la richesse nationale. Où a-t-on jamais vu dans l’histoire que les institutions démocratiques fussent entre les nations un gage de paix assuré ? Est-ce que les nations démocratiques n’ont ni vanités susceptibles, ni intérêts en conflit, ni tendances ambitieuses ? Est-ce qu’elles n’étaient pas démocratiques, les républiques de Grèce, et celles d’Italie, au moyen-âge, lorsqu’elles ont ruiné la patrie commune par leurs dissentiment acharnés ? Voit-on que la très démocratique Amérique anglaise vive en bonne intelligence avec ses voisines espagnoles, non moins démocratiques assurément ? Enfin, il n’est pas besoin d’aller si loin chercher des exemples. Il n’y a qu’à se rappeler ce qui se passe dans nos murailles depuis que le mot de fraternité y est inscrit partout. Si c’est là l’union fraternelle que nous offrons à l’Allemagne devenue unitaire, à l’Italie devenue piémontaise, je n’en persiste pas moins à trouver prudent de prendre quelques précautions pour l’avenir. Fraternité, soit, pourvu que ce soit la fraternité du Code civil avec le partage égal ; que si le droit d’aînesse devait revivre pour quelqu’un, je le réclamerais pour la France, fille aînée de la civilisation moderne.

En vérité, si nous marchons à une fusion européenne, nous prenons pour y arriver le plus singulier des chemins. Jamais les nationalités, un instant confondues sous le vernis des mœurs françaises, ne se sont montrées plus ardentes à se distinguer les unes des autres, et, au besoin, plus âpres à se combattre. Il y a, en ce moment, dans tous les états d’Europe, comme une frénésie de susceptibilités patriotiques : costume, mœurs, langue, on veut tout avoir en propre. Qu’on regarde ce qui se passe dans les plaines du grand-duché de Posen, dans les rues de Prague, sur les champs de bataille d’Italie ; qu’on mesure ce qu’il y a de vitalité énergique et de haines amassées dans ces nationalités dont quelques-unes nous étaient, même de nom, presque inconnues, et qu’on juge si le temps est venu de nous départir de notre réserve légitime et de nous abandonner aux rêves d’une grande fraternité du genre humain.

Qu’y avait-il à faire cependant ? demandera-t-on ; pouvait-on se jeter à la traverse de l’élan des peuples, retourner contre soi cette ardeur même de sentiment national qui les entraîne, et renoncer, dans un intérêt égoïste, à cette réputation de générosité qui est aussi une de nos grandes forces ? À Dieu ne plaise ! Malheur à nous, en effet, si nos intérêts nous mettaient en lutte avec les sentimens de nos voisins ! mais nous croyons qu’il n’y avait rien d’impossible à unir la vigilance pour nos intérêts avec le respect des droits d’autrui. Nous croyons que toutes les bonnes choses peuvent s’accorder en ce monde : la générosité et la prudence, la poésie même et la politique, à la condition que l’on se donne la peine de les concilier, et, pour commencer, qu’on ne les prenne pas l’une pour l’autre.

Je pense, dis-je, qu’en présence de l’Allemagne, de la Suisse et de l’Italie en travail, il y avait, pour ceux qui supportaient le pesant honneur de s’appeler le gouvernement français, une autre conduite à tenir que de rester l’arme au bras au bord du Rhin et au pied des Alpes en spectateur indifférent ou enthousiaste. Cette conduite, cependant, je ne voudrais pas affirmer que tous les gouvernemens, quels qu’ils soient, fussent en état de la tenir. Il peut y avoir telle faiblesse de situation, telle nécessité d’origine, telle nature étroite d’idées qui retiennent forcément un gouvernement au-dessous de la ligne dictée par les vrais intérêts de son pays. Si telle est l’excuse du parti qui domine encore aujourd’hui, à la vérité, ce n’est pas sa faute ; mais, en conscience, ce n’est pas non plus la nôtre.

Si le bonheur eût voulu, en effet, que le jour où ces grands événemens éclataient (ce qui tôt ou tard, chacun le savait, ne pouvait manquer d’arriver), nous eussions eu un gouvernement régulier, empire, monarchie, république sagement établie, il n’importe, un gouvernement ayant forme humaine, un tel gouvernement aurait eu, dans toutes les capitales, des agens reconnus, accrédités, familiers également avec les affaires et avec les hommes, dont on eût écouté, attendu même les avis ; de véritables agens, en un mot, entourés de tout le prestige de la France, pesant de tout son poids, parlant de toute sa hauteur.

Un tel gouvernement ne se serait pas trouvé réduit non plus à cette étrange situation de s’être mis lui-même, par ses propres déclarations, en dehors de tout droit public. Il ne serait pas resté face à face de traités qu’il a bien fait sans doute de respecter, mais qu’il s’est ôté le droit d’invoquer. 11 aurait, comme tous les gouvernemens réguliers, des engagemens, mais des engagemens réciproques, avec ses voisins, auxquels il ne refuserait pas de satisfaire, pour sa part, mais ne redouterait pas non plus de faire appel à son profit.

Avec de tels instrumens, la conduite d’un tel gouvernement serait bien simple.

Il se serait adressé dans un langage à la fois digne et bienveillant aux différentes nations qui travaillent en ce moment à modifier leurs constitutions intérieures, et leur aurait dit, avec l’autorité qui appartient à la France : Vous voulez changer vos distributions de territoire, unir ce qui était divisé, étendre ce qui était imparfait ? Soit ; les distributions politiques ne sont point éternelles, et le vœu des peuples, quand il se fonde sur des souvenirs respectables, et surtout quand il éclate par des traits héroïques, a le droit de se faire entendre. Vous n’ignorez pas cependant que cette entreprise déroge au droit public actuel de l’Europe, tel qu’il est sorti des traités, et qui ne reconnaît ni empire germanique, ni vaste royaume d’Italie, ni confédération suisse étroitement liée par un nouveau pacte fédéral. C’est ce droit public, par conséquent, que vous voulez modifier dans ses conditions essentielles. Soit encore ; il est loin d’être parfait, et quant à nous, France, en particulier, il ne nous a pas si bien traités, que nous en soyons les champions à tout venant.

Mais enfin ce droit public, il existe ; il existe en vertu d’un commun accord, il existe par un échange réciproque d’avantages entre toutes les nations qui composent la grande famille européenne, et, si je ne me trompe, dans cet échange, ce n’est ni vous, Suisse, ni vous, Allemagne, qui avez été les plus maltraitées. Que si l’Italie en a cruellement souffert, ce n’est pas le Piémont, cependant, qui a porté la plus rude part des sacrifices. Il nous semble, au contraire, qu’il avait trouvé dans un vaste accroissement de territoire de quoi se consoler des malheurs de la patrie commune. Tous, laissez-nous le dire sans amertume, vous vous êtes étendus à nos dépens, vous avez recueilli quelques lambeaux de nos dépouilles. Est-ce que vous auriez, par hasard, l’étrange prétention de sortir de l’accord établi entre les puissances européennes, en gardant pour vous tous les avantages et en nous laissant toutes les charges des traités ? En vérité, ce serait trop prétendre. Ce qui a été fait par un concert ne peut se rompre que par un concert nouveau ; ce qui a été établi pour concilier des intérêts opposés ne peut faire place, en bonne justice, qu’à une combinaison nouvelle qui établisse le même équilibre. Peuples ou rois, vous êtes tenus, sur ce point, des mêmes obligations, car vous avez joui des mêmes bénéfices. Vous ne pouvez pas, par une simple évolution intérieure, altérer tous les mouvemens de la balance européenne. Venez donc ; discutons ensemble et vos prétentions et nos droits, et vos vœux et nos craintes. Rien de tout cela n’est inconciliable, j’en suis convaincu ; raison de plus pour nous entendre et pour défendre ensuite en commun les conditions de notre accord.

J’ignore, on le pense bien, sous quelle forme un pareil langage aurait pu être tenu : si c’eût été par une négociation amicalement ouverte, ou par une médiation imposée, sur le terrain, à des parties contondantes, sorte d’intervention que tout le monde s’attendait à voir exercer à la France en Italie. J’insiste seulement sur ce point, c’est que je ne crois pas que depuis qu’il y a une France au monde, quel que fût son gouvernement, qu’il s’appelât Louis XV ou directoire, quels que fussent ses ministres, qu’ils tinssent conseil dans l’oratoire de Mme de Maintenon, dans le boudoir de Mme de Pompadour ou au Luxembourg avec Barras, elle eût laissé les bases de l’empire germanique s’altérer et un royaume se fonder, l’épée à la main, au-delà des Alpes, sans se croire tenue d’apparaître, par ses ambassadeurs ou par ses armes, sur le théâtre de si importantes nouveautés. Il était réservé au nouveau gouvernement de la France d’inventer pour elle ou d’être réduit à lui faire tenir ce rôle d’abnégation dont, il n’y a pas six mois, personne, en Europe, n’eût osé concevoir l’espérance. Que si l’on dit qu’après la France toutes les puissances aussi eussent voulu se mêler des affaires d’Allemagne et d’Italie, et que nous retombions ainsi dans les congrès, il n’y a rien là qui doive effrayer. Quelque mal qu’on puisse dire des conférences et des protocoles, il semble tout naturel que, là où tout le monde est intéressé, tout le monde intervienne. On ne voit pas ce que chaque nation et encore moins la civilisation générale peuvent gagner à ce que les peuples fassent leurs affaires à eux seuls, sans regarder à droite ni à gauche, à ce qu’il s’opère par conséquent, entre eux, une sorte de séparation sauvage, qui les mène infailliblement à de brusques conflits, comme des vaisseaux perdus dans la nuit et qui poussent leur pointe à l’aventure. Prévenir d’avance les difficultés, combiner les intérêts, éviter les frottement, cela me paraît infiniment préférable à ce système de non-intervention absolue dont le résultat définitif est que les hommes s’ignorent jusqu’à ce qu’ils se heurtent. Le savant mécanisme de l’équilibre européen, qui établit comme une police supérieure planant sur tous les états, me paraît, en fait de fédération continentale, de fraternité humaine et de garantie de la paix perpétuelle, ce que nous aurons de mieux jusqu’à la terre promise des espérances démocratiques. Dans le cas actuel, en particulier, une intervention générale de l’Europe pour régler, de concert avec les peuples intéressés, les grandes questions de territoire, n’avait rien que de légitime, ce me semble, et surtout rien que de favorable à la France.

Dans une pareille intervention, quel n’eût pas été le rôle de la France ! Placée entre ce qui peut rester en Europe de défenseurs obstinés des vieux systèmes de politique et les droits récemment conquis par le généreux effort des peuples, tempérant, contenant les uns par les autres, elle eût véritablement tenu entre ses mains la nouvelle balance du continent, elle en eût véritablement dessiné la nouvelle carte. J’en appelle à tous ceux qui ont médité sur les destinées de notre pays. Cette noble tâche de médiateur entre les révolutions inévitables qui grondaient depuis si long-temps, sous le sol miné de l’Europe, et l’ancienne diplomatie, n’était-ce pas ce qu’ils avaient toujours rêvé pour la France ? Ne leur semblait-il pas qu’elle y était prédestinée, et qu’elle n’avait, pour atteindre cette position dominante, qu’à se laisser porter par le flot des idées nouvelles, qu’on sentait chaque jour monter et s’entasser contre leurs digues ? Oui, j’ose l’affirmer, ils avaient toujours prévu qu’un jour viendrait où, sans impatience, sans provocation de notre part, les traités de 1815 tomberaient d’eux-mêmes devant le soulèvement irrésistible des peuples. Ils espéraient que, ce jour-là, la France, remise de ses souffrances révolutionnaires, offrant, dans son propre sein, le modèle de tout ce qui lui manque encore : un pouvoir régulier et une liberté décente, forte de trente ans de prospérité accumulée, apparaîtrait à temps sur la face agitée de l’Europe pour y recueillir le fruit d’une longue patience, et prendre peut-être quelque revanche de nos revers. Hélas ! ce jour-là a lui pour tout le monde, excepté pour nous, qu’il trouve plongés dans une ombre épaisse. Les iniquités du congrès de Vienne se réparent, tous ses signataires sont en fuite ou dans le tombeau ; mais dans ce renouvellement général sent-on quelque part la main de la France, entend-on quelque part sa voix ? Non, cette main puissante est embarrassée, cette voix sonore est couverte par les clameurs des factions. Est-ce sérieusement qu’on nous flatte quelquefois que nous sommes à la tête du mouvement de l’Europe ? Autant vaudrait dire que le rocher détaché de sa base est à la tête de l’avalanche qu’il entraîne dans sa chute. Chose singulière, l’œuvre de 1815 se défait à peu près comme elle s’est faite : sans nous et contre nous !

Que si l’on avait, pour user des moyens de diplomatie, ou une répugnance invincible, ou, ce qui revient au même, une impuissance absolue, était-ce une raison, cependant, pour se croiser les bras et jeter les rênes du char sur le cou des chevaux emportés ? Il semble qu’il restait une ligne de conduite à tenir, plus aventureuse sans doute, moins régulière, qu’il me répugne infiniment d’indiquer, mais qui ne devait pas inspirer (du moins je l’aurais pensé) les mêmes sentimens au gouvernement révolutionnaire de février. Les membres de ce gouvernement nous avaient entretenus si souvent, pendant leur opposition, de l’attrait qu’inspirait la nationalité française aux pays de même langue et de même race que la fortune de Waterloo avait séparés de nous : on aurait dit, et nous pensions souvent qu’il suffirait du moindre appel fait par la France, ou seulement d’une volonté moins énergique de sa part de se refuser à tout agrandissement, pour que de Belgique, de certains cantons suisses, des montagnes de Savoie, se levassent des populations empressées à confondre de nouveau leurs destinées avec les nôtres. L’état de désordre général où est tombée l’Europe après la révolution de février aurait pu sembler favorable à la réalisation de telles espérances. La nationalité française pouvait bien passer pour avoir autant de droits que les nationalités allemandes ou italiennes, et, quand deux grands pays se soulevaient pour les exploits reculés de Legnano ou pour les souvenirs d’Arminius, on aurait difficilement pu reprocher à la France de murmurer à demi-voix, à ses anciens compagnons d’armes, les noms plus brillans de Fleurus, de Zurich et d’Arcole. La Savoie surtout, qui perd plus qu’elle ne gagne aux conquêtes de son souverain, et dont les députés vont se trouver perdus dans un parlement italien dont ils n’entendent pas la langue, aurait dû naturellement retrouver pour nous ses anciennes sympathies, et bien des gens avaient pensé que c’était là pour la France la compensation toute trouvée de la création d’un grand état italien. Cela n’est point arrivé, et dernièrement encore M. de Lamartine s’en faisait honneur, dans un comité de la chambre, comme d’un acte de prudence et de modération dont se glorifiait la révolution nouvelle. Nous n’avons rien à dire contre de si sages dispositions, excepté qu’il est honnête sans doute, mais triste, de combiner ainsi les scrupules d’un gouvernement régulier avec l’isolement d’un gouvernement révolutionnaire, et d’avoir renoncé à toute diplomatie, sans acquérir pour cela plus de liberté d’action. Mais la vérité ne serait-elle pas que, quand même on l’aurait voulu, on n’aurait point retrouvé, après février, chez nos anciens concitoyens, le même élan qu’on avait eu tant de peine à contenir après juillet 1830, et cela par une raison toute simple, c’est que, pour que la France soit reconnue, il faut qu’elle soit reconnaissable, et où voulez vous qu’on la reconnaisse, cette France, pleine d’aménité et d’éclat, dans les ridicules enfans perdus qui s’étaient chargés de faire en notre nom, il y a trois mois, d’infructueux essais de propagande ? Les combattans de Risquonstout, aussi risibles que le nom du lieu qui a inspiré leur défaite, ne ressemblaient en rien aux brillans généraux de la première république, et quels missionnaires à envoyer à de braves montagnards dans leur simplicité patriarcale, que des hordes de sauvages se glorifiant du pillage et fuyant devant des coups de fourche ! Voilà cependant par quels représentans le nouvel état social de la France s’est révélé aux habitans de l’ancien département du Mont-Blanc. Étonnez-vous ensuite de ce fait douloureux, que, tandis que tous les peuples se pressent autour des souvenirs de leur nationalité, la nationalité française seule, avec un passé si éclatant, ne compte aujourd’hui aucun prétendant.

Enfin, à défaut de toute action directe dans les affaires d’Europe, au moins si nous gardions l’avantage des neutres, je veux dire l’indépendance ! si nous nous étions préservés de tout engagement pour l’avenir ! si nous demeurions en dehors des événemens, de manière à y jouer, le jour que nous voudrions, le jeu qui nous conviendrait ! Mais il semble qu’autant nous avons mis de scrupule à nous abstenir de toute réserve en faveur des intérêts de la France, autant nous avons mis d’empressement à nous engager jusqu’à la garde, et sans condition, au service de toutes les révolutions. À peine le nouveau gouvernement était-il formé depuis quinze jours, qu’il avait pompeusement rassemblé une armée au pied des Alpes, offert et promis son appui au conquérant de la Lombardie. Cette offre, non-seulement aucune demande ne l’avait précédée, mais elle a été repoussée par l’Italie dans des termes dont la politesse n’avait rien d’exagéré, mais dont la précision ne laissait pas d’équivoque. Il a fallu démentir dans le Moniteur les proclamations belliqueuses déjà publiées par les généraux de la nouvelle armée des Alpes. Il n’importe : nous ne nous sommes pas rebutés pour si peu. Faute de mieux, on a retenu nos soldats au pied des monts, qu’on ne pouvait leur faire franchir, pour y entendre de loin l’écho des victoires de Charles-Albert. Ils y sont encore, prêts à une intervention conditionnelle, c’est-à-dire en quelque sorte aux ordres et à la discrétion de l’Italie, qui n’en veut pas, qui les éloigne, mais qui, en cas de revers, aurait le droit de les faire marcher au moindre signe. Vainqueurs, les Italiens se passeront de nous, et ne nous devront même pas de reconnaissance ; vaincus, ils nous appelleront à partager leurs défaites. Nous leur laissons à la fois et la force morale que donne une armée française sur leurs derrières et la bonne grâce d’avoir fait leurs affaires tout seuls et de nous avoir cavalièrement remerciés de nos services. Quelle situation pour une armée qui campe à cinquante lieues de Marengo et sous le drapeau tricolore ! Quand a-t-on jamais vu une grande nation mettre sa liberté d’action au hasard d’une guerre qu’elle n’a pas engagée, qu’elle ne dirige pas, qu’elle ne peut ni arrêter ni faire marcher à son gré, et dont elle n’attend ni gloire ni profit ? Nous avons en quelque sorte ouvert un compte à la maison de Savoie pour une entreprise dont nous lui laissons les bénéfices et dont nous lui garantissons les pertes. Faut-il donc rappeler à nos nouveaux diplomates que ce n’est point ainsi qu’on manie l’arme extrême et redoutable d’une intervention ? La difficulté principale d’une politique d’intervention, c’est précisément de rester maître de ses actions et de ne pas passer au service des fantaisies, comme de ne pas porter la responsabilité des fautes de la puissance qu’on vient secourir ; c’est de faire ce que l’on veut et non pas ce que d’autres veulent. Si la France trouve qu’il y va de son intérêt ou de son honneur de finir au plus tôt la guerre d’Italie par la défaite complète des Autrichiens, qu’elle intervienne à son jour, à son heure, sans demander, sans attendre la permission de personne. Si elle pense, au contraire, que l’entreprise des Italiens, à jamais honorable pour eux, digne de toutes nos sympathies et conciliable avec tous nos intérêts, n’est pourtant pas, dans les termes où on l’a laissé s’engager, une affaire qui nous touche personnellement assez pour exiger, par une nécessité impérieuse, le sacrifice du sang français ; si elle pense que, pour avoir droit à nos secours, les Italiens devraient ou les payer de quelque retour, ou les demander au moins avec quelque insistance, qu’elle se tienne sur la réserve, qu’elle ne prodigue pas les promesses et les avances, qu’elle s’arrange pour faire ses conditions le jour où le besoin forcera de la venir chercher, qu’elle demeure ce qu’une grande nation doit toujours être, maîtresse de ses hommes, de ses trésors et de ses canons. Mais donner à un gouvernement quelconque, pour une échéance indéterminée, un billet à vue sur ses finances et sur ses armées, mais laisser ses généraux attendre le signal d’un conquérant étranger, mais suspendre sur notre tête la menace d’une guerre qui peut nous tomber à l’improviste par le télégraphe, et qui, en attendant, tient notre armée en campagne et pèse sur nos fonds publics, mais se préparer à recueillir l’héritage d’une déroute et attendre que l’ennemi soit vainqueur pour attaquer, c’est combler, je crois, la mesure de l’imprudence. Je me trompe, il y a quelque chose encore au-delà : c’est, au moment même où on fait ainsi dépendre sa propre sécurité des succès du roi Charles-Albert, de lui créer des embarras, en lui suscitant, par derrière et pour ainsi dire sous les pieds de ses chevaux, des intrigues républicaines. Les termes manquent pour définir justement une pareille conduite. Heureusement ils nous sont fournis par un homme qui ne reculait pas devant la crudité des expressions, quand elles pouvaient servir à rendre dans toute sa vigueur le bon sens profond de sa pensée politique. « Jamais, disait en 1797 le général qui commandait pour une autre république une autre armée des Alpes, jamais la république française n’adoptera pour principe de faire la guerre pour les autres peuples. Je sais bien qu’il n’en coûte rien à une poignée de bavards, que je caractériserais bien en les appelant fous, de vouloir la république universelle. Je voudrais que ces messieurs vinssent faire une campagne d’hiver. »

Dirait-on, pour calmer les inquiétudes que nous inspire, et à bon droit, la nouvelle division territoriale de l’Europe, ainsi accomplie sans notre participation, que les pays dont nous paraissons prendre ombrage sont eux-mêmes atteints d’une telle anarchie sociale, d’une telle faiblesse intérieure, que de long-temps le danger ne nous viendra pas de ces parages ? Cette considération ne serait pas flatteuse pour l’effet des révolutions, et d’ailleurs ce serait une politique peu prévoyante que celle qui ne saurait étendre ses regards au-delà d’un état de crise passager. Il ne s’agit pas de savoir ce qui est à craindre dans un moment de désordre où personne n’a le temps de songer à nuire à son voisin, mais dans quel état l’ordre, qui ne peut manquer de renaître un jour, trouvera les différentes puissances européennes. Les épreuves révolutionnaires comme celles que l’Europe traverse aujourd’hui sont comme de grands jeux de hasard à la fois et d’habileté : on ne voit pas clairement, pendant qu’ils durent, ni qui perd ni qui gagne ; mais c’est pendant ce temps-là que doit s’exercer le coup d’œil d’un bon joueur. Quand la partie est finie, il n’est plus temps de réclamer. S’il n’y a pas de manière sûre de gagner, il en est une parfaitement sûre de perdre : c’est de laisser son enjeu sur la table et de jeter ses cartes au hasard. Un jour viendra où il s’agira de liquider les affaires, aujourd’hui, je l’avoue, assez embrouillées, du continent, et chacun alors sera classé d’après la part qu’il se sera faite ou laissé faite par les événemens. Mais enfin oublions un moment l’Allemagne et l’Italie. Il y a encore en Europe deux grands états qui ne sont pas atteints par cette dissolution contagieuse de tous les pouvoirs sociaux. Croit-on que ceux-là négligent de mettre à profit la profonde distraction où nous sommes tombés sur nos affaires ? On a nommé l’Angleterre et la Russie.

Il est fort de mode aujourd’hui, et dans le parti même qui se montre le plus facile à l’endroit des agrandissement de l’Allemagne et de l’Italie, de paraître effrayé des projets d’invasion de l’autocrate, comme on dit. Je serais fâché de prêter les mains à ce sentiment, j’ai presque dit à cette tactique, car je suis convaincu que ceux qui se montrent le plus touchés des dangers d’une invasion russe ont encore trop de bon sens pour s’imaginer sérieusement que l’empereur Nicolas se mette en tête de recommencer à lui tout seul la tentative de 1792, et de traverser, le sabre à la main, toute l’Allemagne, pour arriver jusqu’à Paris. Cette supposition, je le conçois, peut être commode pour justifier la politique des révolutions à tout prix et des alliances exclusivement révolutionnaires. Il faut bien trouver quelque part un Pitt et Cobourg pour échauffer les imaginations ; mais, sans donner dans des craintes aussi chimériques que les espérances qui y correspondent, l’ambition patiente, mais infatigable, avouée, mais s’arrangeant toujours pour être irréprochable, du cabinet russe, peut suggérer raisonnablement d’autres soupçons. S’il n’est pas probable qu’il se mette à plaisir l’Europe entière sur les bras, il est plus que probable, en revanche, qu’il éprouve un grand soulagement de ne plus rencontrer l’Europe sur le terrain favori de sa politique. Il ne viendra pas nous chercher à Paris, mais il n’en est pas moins aise de ne plus nous trouver sur le chemin de Constantinople. Je m’assure même qu’avec l’intention à peine déguisée qu’on a toujours eue à Saint-Pétersbourg de réunir un jour sous le même sceptre toutes les branches éparses de la famille slave, la passion de nationalité qui s’est emparée de tout le monde en Europe, et que nous avons acceptée sans la moindre réserve, n’a rien eu de trop déplaisant. Nous avons commencé à nous en apercevoir l’autre jour, quand nous avons appris le langage impérieux tenu par les agens russes dans les provinces voisines du Danube, et M. le ministre des affaires étrangères, interpellé, s’est hâté de dire, à travers des réserves un peu embarrassées, qu’il prendrait garde que la Russie ne se servît pas du prétexte des nationalités pour sortir des limites qui lui sont imposées par le traité d’Andrinople. Que dirait pourtant M. le ministre, si le gouvernement russe, en réponse à cette observation, lui rappelait qu’il ne ferait, en ce cas, exactement que ce qu’ont fait, sans observation de notre part, la diète de Francfort et le roi Charles-Albert, sortis l’un et l’autre, sous le prétexte des nationalités, des limites imposées par les traités ? Et quelle subtilité de la dialectique pourrait lui démontrer que ce qui est permis à l’un ne l’est pas à l’autre ? Pour échapper aux conséquences rigoureuses de ce raisonnement, il ne resterait plus qu’à prendre les armes. Nouvelle preuve qu’on n’entreprend point impunément de sortir du droit des gens, et que le jour où on a proclamé, sans y regarder, que des traités n’existaient plus, on s’est interdit toute diplomatie, on a renoncé à toute action pacifique, on ne s’est plus laissé à soi-même que l’alternative ou de tout supporter, ou de tout repousser par la force : on a allumé la mèche de tous les canons de l’Europe.

Et l’Angleterre ! c’était là, on se le rappelle, jusqu’aux dernières années, le grand cheval de bataille de l’opposition qui poursuivait le gouvernement passé. Cette tactique a fait, nous ne craignons pas de le dire, tant de mal à l’humanité en réveillant des inimitiés qui s’assoupissaient, en puisant sans mesure dans le fonds de rancunes vieillies que nos longues guerres avaient laissé derrière elles, qu’il en coûterait de l’imiter et d’aller chercher des armes, comme elle, dans l’arsenal usé du Moniteur de l’empire. On voudrait rester convaincu encore que les deux peuples les plus illustres du vieux monde peuvent vivre en paix sans déchoir, et concilier, sans déshonneur pour eux-mêmes, l’honneur qu’ils font au genre humain ; mais c’est surtout de l’alliance avec l’Angleterre qu’il est vrai de dire ce qu’au début de ces réflexions nous disions de la paix en général, c’est qu’elle est presque aussi laborieuse pour les gouvernemens que la guerre elle-même. A des points de contact nombreux, à des intérêts souvent opposés, il faut joindre, comme une des difficultés principales d’une telle alliance, les sentimens hostiles que de longues traditions entretiennent, et qui prennent chez les deux peuples la forme de leur nature. Éclatant chez nous en boutades populaires, se répandant en bouffées de colère aussi passagères qu’elles sont violentes, ces sentimens ont souvent chez les agens anglais le caractère plus dangereux d’une rancune persévérante et d’une taquinerie habituelle. De plus, la diplomatie anglaise doit à l’heureuse permanence de ses institutions politiques un esprit de suite et de hardiesse, une foi dans l’avenir, une audace d’entreprise, que la nôtre, avec les revirement qui la bouleversent tous les quinze ans, peut difficilement égaler. La plus vigilante attention, la plus délicate, la plus prévoyante, mais en même temps la plus intelligente susceptibilité, sont nécessaires pour que, dans une telle alliance, le partage ne soit pas décidément léonin. Le gouvernement républicain, si empressé, dès ses premiers jours, à se vanter de la bonne amitié de l’Angleterre, si bien accueilli au-delà de la Manche, a-t-il réuni ces conditions ? Il est permis d’en douter. Jetons seulement, et sans trop approfondir, pour ne pas trop mettre à nu le secret affligeant de nos faiblesses, les yeux sur cette mer Méditerranée, éternel théâtre de la rivalité des deux peuples.

Que l’Angleterre soit jalouse de l’influence de la France dans la grande mer qui lie entre elles les plus belles contrées de l’Europe et l’Europe elle-même avec l’Orient, cela est tout naturel : la nature ne lui a donné, à elle, ni entrée ni établissement dans cette mer, où soixante lieues de côtes admirables nous assurent une place difficile à disputer. Qu’à défaut de positions naturelles elle veuille s’en attribuer de factices par la conquête ou l’influence diplomatique, cela est encore tout simple, et c’est ce que le récit des faits ou un regard jeté sur une carte prouvent suffisamment. Gibraltar et Malte, conquis l’un et l’autre après deux guerres désastreuses pour nous, sont là comme deux anneaux d’une chaîne que l’Angleterre entend bien ne pas interrompre ; car au bout de cette pointe hardiment poussée en dehors de toutes ses voies d’influences naturelles se trouvent et l’isthme de Suez, clé de toutes ses communications avec ses colonies des Indes, et le grand corps valétudinaire de l’empire ottoman. Il faut donc tenir pour certain qu’aucune alliance avec nous, si étroite et si sincère qu’elle puisse être, n’interrompra la politique constante de l’Angleterre pour nous évincer de la Méditerranée et s’y substituer à notre place. Le gouvernement anglais n’y songerait pas, que ses agens, suivant les erremens d’une tradition séculaire, le feraient encore par instinct et par habitude, Résister à cette politique, sans violence, mais sans faiblesse, sans rompre l’alliance, mais sans se laisser enchaîner par elle, c’est le travail de l’alliance anglaise.

Quoi qu’on ait pu dire, à cet égard, de l’ancien gouvernement, il ne semble pas qu’au moment où il est tombé, il eût négligé, sur aucun des grands théâtres de la Méditerranée, cette importante partie de sa tâche. Je ne parle pas des deux cents lieues de côtes conquises par ses efforts sur le continent africain, et de ces possessions algériennes étendues peut-être au-delà des bornes de la prudence, à coup sur au-delà des prévisions de toute l’Europe ; mais, sur deux des grandes péninsules que le continent européen étend dans la Méditerranée, la Grèce et l’Espagne, l’avantage, long-temps disputé entre les agens anglais et les nôtres, nous restait sans contestation, et non pas sans quelque gloire. Et si l’on peut reprocher quelque chose au dernier gouvernement, c’est d’avoir peut-être, sur ces deux théâtres, poussé la lutte d’influence avec un excès d’insistance et d’acharnement ; mais enfin ni à Athènes, ni à Madrid, l’influence française n’avait reculé ni succombé, et elle n’était menacée que par l’excès même de sa victoire. Ce n’est pas là, à coup sûr, le danger qui la menace aujourd’hui. Chacun sait que du haut de leur toute-puissance les légations de France, dans ces deux capitales, sont tombées à un état de nullité presque complète, et la raison en est bien simple. Par une singularité que je laisse à apprécier aux défenseurs des idées radicales, l’Angleterre, qui les goûte très peu pour elle-même, s’en est faite depuis long-temps la patronne dans tous les pays dont la situation maritime l’inquiète et dont l’avenir lui inspire un médiocre intérêt. On dirait qu’elle croit trouver dans la force dissolvante de ces principes un remède contre un développement de puissance qui lui déplairait. La place d’agent révolutionnaire était donc prise, à Athènes comme à Madrid, par l’envoyé de l’Angleterre ; il n’en restait plus pour l’envoyé de la république française. Je sais bien que, par une théorie nouvelle, on dit maintenant que la meilleure des situations, pour un agent français, dans les états secondaires, est de n’avoir de crédit sur personne, pour être délivré des embarras de la puissance et du poids de la responsabilité, sorte d’opération parfaitement analogue à celle qu’a faite à l’intérieur le gouvernement nouveau, en nous délivrant les uns et les autres des soucis de la richesse. Les discours de l’ancienne opposition, ceux qu’adressait autrefois à M. Guizot M. de Lamartine lui-même, pendant le triomphe momentané de l’influence anglaise à Madrid, serviraient amplement de réponse à cet argument, qui rappelle un peu trop celui du renard de la fable.

En attendant, les faits mêmes y répondent. Le jeune royaume de Grèce, création et espoir de la politique française, pour qui s’enthousiasmait, il y a vingt ans, toute notre jeunesse libérale, pour qui nos chambres ont plusieurs fois, par des acclamations unanimes, prodigué les millions, tandis que nos écoles s’ouvraient pour ses enfans, cet héritier de tant de noms héroïques, cette pépinière de si hardis matelots, a failli périr dans une insurrection où les agens de l’Angleterre n’étaient, dit-on, pas étrangers. Ce n’est pas la France qui l’a défendu ; c’est l’envoyé russe qui l’a pris sous sa protection, et qui a étendu sur lui, pour le couvrir, un des pans du manteau impérial de son maître. Une querelle violente a éclaté entre le cabinet de Madrid et le ministre qu’anima long-temps (c’étaient les journaux de l’opposition qui le disaient) une inimitié systématique contre la France. À la suite de cette querelle, savons-nous ce qui peut arriver ? Peut-être dès représailles qui mettront entre les mains de l’Angleterre la dernière colonie qui reste aux conquérans du Nouveau-Monde, l’île opulente de Cuba ; peut-être simplement un redoublement de cette contrebande effrontée qui inonde les côtes méridionales de l’Espagne, et qui n’a cessé de faire pousser à notre commerce de si vives plaintes. Je n’entends pas dire que dans tout cela la France prenne le moindre intérêt. Inévitable, mais, il en faut convenir, étrange résultat de l’arrivée au pouvoir d’un parti qui n’avait cessé, pendant tant d’années, de s’indigner de l’abandon où l’inaction prétendue du gouvernement français laissait les puissances maritimes secondaires vis-à-vis des exigences et des envahissement de l’Angleterre !

Quand la France a ainsi fait le vide sur deux des grandes péninsules de la Méditerranée, est-il étonnant que nous jetions un regard d’inquiétude sur la troisième, sur cette Italie que nous n’avons encore considérée que comme une des puissances qui bordent nos frontières territoriales, mais dont l’existence maritime a été autrefois si brillante, et, sous le souffle de la liberté, peut d’un jour à l’autre le redevenir ? Là, du moins, jusqu’à l’an dernier, l’influence anglaise n’était jamais parvenue. La religion, à elle seule, l’excluait, pour ainsi dire, tacitement de la terre habitée par le chef de la religion catholique. Elle y parut pour la première fois l’automne dernier, afin d’y exploiter le mécontentement des libéraux italiens contre la politique trop lente, au gré de leur impatience, du gouvernement français. Les événemens ont marché si vite dès-lors, que nous ne savons, et probablement elle ne sait guère elle-même, ce qu’elle pense de la grande lutte dont l’Italie est en ce moment le théâtre. Elle attend l’issue du combat pour se prononcer, peut-être pour se porter médiatrice, et c’est, nous persistons à le penser, la seule conduite digne d’un gouvernement qui ne veut pas intervenir directement et pour son compte. En attendant, quand on se rappelle l’intimité qui existait encore, il n’y a pas long-temps, entre le cabinet de Turin et l’Angleterre, quand on sait (ce que tous ceux qui ont voyagé en Orient pourraient attester) combien les consuls sardes et anglais faisaient depuis long-temps cause commune dans les ports de la Méditerranée, pour lutter contre l’influence que les traités reconnaissent aux consuls français, se prêtant mutuellement, les uns la force morale de leur qualité de catholique, les autres la force matérielle de leurs escadres, il est permis de se demander ce que deviendrait dans l’équilibre maritime de l’Europe, et quel rôle jouerait un jour dans la crise toujours attendue de l’empire ottoman, un grand royaume maître des plus grandes cités de la Méditerranée, tout puissant à Rome, et, par Rome, sur les missions du Levant, et parlant cette langue italienne qui est seule comprise en Orient ! N’insistons pas, ce sont là des points de vue trop éloignés, dont il ne serait pas juste de demander à une politique mobile comme la nôtre de tenir compte.

Mais il existe, dès à présent, au midi de l’Italie, une grande île, aussi favorisée par la nature que maltraitée par les hommes, dont le sol est plein encore de richesses naturelles, dont la population, à peine civilisée, possède encore quelques-unes de ces fortes qualités de la jeunesse, si rares aujourd’hui dans la vieille Europe, une île dont la fertilité sans mesure suffisait, il y a dix-huit cents ans, à la subsistance de la capitale du genre humain. Cette île est jetée entre Malte et Gibraltar, à trois jours d’un côté, à trente-six heures de l’autre des escadres et des garnisons anglaises. Elle a servi, pendant toutes les guerres de l’empire, de refuge et d’arsenal à Nelson. L’Angleterre s’est chargée elle-même, il y a trente ans, de lui donner une constitution, qu’elle a prise sous sa garantie. Depuis ce temps, le commerce anglais n’a pas cessé d’y multiplier ses établissemens, et les agens anglais de les protéger avec ces façons impérieuses qui annoncent et préparent la domination future. Quand, au mois de janvier dernier, cette île s’est mise en insurrection contre son souverain, aussitôt les escadres anglaises y sont accourues, et l’envoyé britannique a pris l’insurrection, en quelque sorte, à son compte, et s’est porté comme unique et souverain médiateur. La médiation a abouti à l’indépendance, déclarée huit jours après la révolution de février. Trois mois après, l’indépendance s’est transformée en royauté pour le second fils de Charles-Albert, proclamée au son du canon des vaisseaux anglais. Notre gouvernement n’a rien dit, rien fait. M. de Lamartine a déclaré que la Sicile se vengerait ainsi de son long asservissement à la maison de Bourbon. Il n’y a rien à dire assurément contre un pareil motif. Il est fâcheux seulement que l’événement ne soit pas arrivé trois ans plus tôt. Je suis sûr que, pour avoir la reconnaissance de la Sicile indépendante, l’Angleterre nous aurait tenu quittes à meilleur compte encore du droit de visite et de l’indemnité Pritchard.

« Après dix-huit ans de règne (disait M. de Lamartine dans la séance du 8 mai dernier) et d’une diplomatie que l’on croyait habile parce qu’elle était intéressée, la dynastie remettait la France à la république plus cernée, plus garrottée de traités et de limites, plus incapable de mouvement, plus dénuée d’influence et de négociation extérieure, plus entourée de pièges et d’impossibilités qu’elle ne le fut à aucune époque de la monarchie, emprisonnée dans la lettre, si souvent violée contre elle, des traités de 1815 ; exclue de tout l’Orient, complice de l’Autriche en Italie et en Suisse, complaisante de l’Angleterre à Lisbonne, compromise sans avantage à Madrid, obséquieuse à Vienne, timide à Berlin, haïe à Saint-Pétersbourg, discréditée pour son peu de foi à Londres, désertée des peuples pour son abandon du principe démocratique ; en face d’une coalition morale ralliée partout contre la France, et qui ne lui laissait le choix qu’entre une guerre extrême d’un contre tous ou l’acceptation d’un rôle subalterne de puissance secondaire en surveillance dans le monde européen, condamnée à languir et à s’humilier un siècle sous le poids d’une dynastie à faire pardonner aux rois, et d’un principe révolutionnaire à faire amnistier ou à faire trahir aux peuples. »

Qu’aurait à répondre M. de Lamartine, dans la retraite où il a été déjà précipité par les retours de l’opinion publique, mais dont il sort quelquefois encore pour glorifier lui-même, et lui seul, sa politique, si à ce tableau, vrai ou faux, de dix-huit ans qui appartiennent à l’histoire, et que l’histoire jugera, nous opposions trait pour trait le tableau de quatre mois qui, par le mal qu’ils ont fait, valent bien des années ; les traités de 1815 anéantis pour tout le monde, mais continuant à peser sur la France seule du poids de toutes leurs clauses onéreuses ou humiliantes ; la France privée du mérite de sa fidélité à la foi jurée, sans avoir retrouvé la liberté de ses mouvemens, stationnaire et isolée pendant que tout autour d’elle s’unit et se développe, abandonnant l’Orient à un tête-à-tête tranquille entre l’Angleterre et la Russie, disparaissant de la Méditerranée, où ses flottes errent encore sans porter nulle part ni appui ni terreur ; placée, par ses engagemens avec l’Italie, sous le coup d’une guerre à chaque instant imminente qu’elle ne peut ni prévenir ni repousser ; aujourd’hui, par conséquent, en paix sans influence diplomatique, demain peut-être en guerre sans espoir de conquête, considérée par ses plus proches voisins avec l’effroi qu’inspire un malade dont on redoute la contagion, ne pouvant compter ni sur l’élan révolutionnaire, ni sur la force des institutions établies, dans une situation, en un mot, qui rappelle l’année 1799 moins la campagne d’Égypte, et le directoire moins Bonaparte !

  1. Ce travail n’est peut-être pas d’accord en tout point avec la ligne que nous avons suivie dans les affaires d’Italie ; mais il nous vient d’une source trop sûre, trop honorable, pour que nous ne l’accueillions pas avec empressement : il est d’ailleurs de nature à jeter un jour nouveau sur la politique extérieure de la France depuis la révolution de février. (N. d. D.)