La Politique économique de l’Allemagne
Partout en Europe l’agriculture se plaint. Dans chaque pays, sans doute, elle a ses maux particuliers, puisque le sol et le climat diffèrent d’une latitude et d’une longitude à l’autre ; mais il y a aussi des causes générales de malaise, et celles-là ont leur origine dans le développement économique et social de l’Europe. Ce n’est plus à la nature, c’est aux hommes qu’on a affaire, et, en pareil cas, le mal ne semble jamais sans remède. On suppose volontiers qu’il suffit de bien connaître l’un pour être sûr de découvrir l’autre. On a donc multiplié les enquêtes agricoles en France, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, en Russie même ; on a réuni ainsi de nombreux matériaux qui souvent ont une réelle valeur ; on a constaté des faits importans, et, sur certains points, les résultats peuvent être considérés comme acquis. On est beaucoup moins avancé quant aux remèdes. Le mal est un fait qui s’impose à notre attention, on ne peut en nier l’existence ; mais lorsqu’on en vient à proposer des moyens de guérison, on se heurte souvent à de graves objections. C’est que les observateurs ne sont pas toujours d’accord sur les causes. Or personne n’ignore que ce n’est pas aux symptômes, mais aux causes mêmes qu’il faut pouvoir s’attaquer pour mettre fin à une souffrance quelconque.
Parmi les pays où les plaintes sont le plus vives, il faut citer l’Allemagne. Les gouvernemens s’en sont émus, et, plus d’une fois, ils ont manifesté la volonté ou le désir d’intervenir. Mais on a reconnu qu’il fallait commencer par étudier la question à fond. Trois enquêtes ont donc été ouvertes simultanément. L’une a été ordonnée par le ministère de l’agriculture de Prusse[1], qui a demandé des rapports aux associations agricoles et les a fait discuter par le conseil supérieur de l’agriculture (Landes-OEconomie-Collegium). La seconde a été dirigée par le ministère de l’intérieur du grand-duché de Bade[2] et a été poursuivie, d’après un nouveau système, par des commissaires locaux choisis avec soin. L’enquête s’applique à trente-sept communes types, situées les unes sur des hauteurs arides, les autres dans des plaines fertiles, cultivant des céréales, ou la vigne, ou le houblon, s’adonnant à l’élève du bétail ou offrant d’autres particularités caractéristiques et composées de grandes, de moyennes ou de petites fermes, selon des proportions déterminées. Chacune de ces trente-sept communes a été l’objet d’un rapport très complet et très détaillé. La troisième enquête est due à la Société de politique sociale[3]. Ses membres ont recruté dans toutes les parties de l’Allemagne des hommes compétens, connaissant bien l’économie rurale d’un district ou d’un canton ; une quarantaine de personnes ont ainsi fourni leur part d’informations et la plupart ont envoyé de bons travaux. Chaque enquête a été opérée d’après un questionnaire spécial destiné à guider les recherches. Et comme c’est le bât économique et social qui parait blesser l’agriculture, les trois questionnaires, bien qu’ils différassent sensiblement entre eux, ont fait recueillir surtout des renseignemens économiques, de sorte qu’ils se complètent et se contrôlent mutuellement.
A côté des enquêtes, nous aurons à citer les travaux de quelques publicistes. C’est d’eux qu’émanent les propositions les plus hardies, comme n’étant pas astreints à la réserve ou à la prudence dont un gouvernement ne saurait se départir.
En France, nous parlons des souffrances de l’agriculture ; en Allemagne, on se préoccupe plutôt de la a situation des paysans. » C’est qu’en effet la question n’y est pas purement économique, elle est politique et surtout sociale. Ce qui hante l’esprit de ceux qui provoquent les discussions publiques, ce n’est pas la crainte de voir l’Allemagne manquer de blé, de viande, ou d’autres denrées agricoles, c’est celle de voir disparaître la grande et la moyenne propriété. D’aucuns pensent que c’est surtout la grande propriété qui se sent menacée, et que, si elle parle de la moyenne, c’est qu’elle se sait trop faible pour procéder isolément ; l’opinion publique ne paraît pas lui être favorable, elle a donc besoin d’alliés, et il est naturel qu’elle cherche à s’adjoindre les « paysans. » Ou est, en effet, la limite entre la grande et la moyenne propriété ? Elle n’est pas fixe, elle ne se rattache même pas à des dimensions déterminées. Selon la nature du sol et le climat, une ferme de 100 hectares est réputée grande ou moyenne. Les dimensions exigées pour qu’une propriété soit classée dans l’une ou l’autre catégorie varient d’une province, d’un district, d’un canton à l’autre, et dans chaque catégorie il y a des gradations qui font insensiblement passer un bien de l’une dans l’autre. Souvent aussi c’est plutôt l’éducation, et peut-être le train de vie, qui distingue le « propriétaire » du paysan. Ce n’est pas tout. Dans une grande partie de l’Allemagne, le paysan n’est pas seulement un cultivateur, c’est un homme indépendant, qui a de quoi vivre, qui a un attelage[4] et qui, généralement, est le propriétaire de son exploitation. On sait que, selon les contrées, les habitans des campagnes vivent dans des villages ou dans des fermes isolées ; or, celui qui possède une de ces fermes (hof) porte avec orgueil son nom de paysan ; il se considère presque comme l’égal d’un baron et se croit au-dessus d’un gentilhomme sans terre. Pendant longtemps, le hof était indivisible, il ne l’est plus ; mais, dans quelques territoires, les partages son* soumis à des restrictions que des lois récentes tendent à renforcer. La législation diffère un peu selon les états, et en Prusse selon les provinces ; mais les lois récentes ont un but commun, celui de créer un héritier privilégié. Le droit civil prussien reconnaît aux parens des pouvoirs assez étendus pour régler la succession dans leur famille ; mais si le père meurt intestat, la propriété est exposée à être morcelée, le hof disparaît ; et le paysan aisé est remplacé par de petits cultivateurs joignant à peine les deux bouts et destinés à voir leurs enfans descendre au rang de journaliers, d’ouvriers ruraux travaillant pour autrui.
Pour conserver la classe des paysans, on a imaginé le « registre des biens ruraux » (Höferolle). Tout propriétaire peut y faire inscrire sa ferme, pourvu qu’elle ait un revenu cadastral dont le minimum varie ; il est, par exemple, de 60 marks en Silésie et de 75 marks dans le Hanovre. Ce minimum s’applique à des fermes d’une faible étendue, répondant peut-être à 8 ou 10 hectares. Il n’y a pas de limite supérieure ; mais, dans la plupart des provinces, le bien rural ne peut pas se composer uniquement de terres ou de forêts, il doit comprendre aussi des bâtimens d’exploitation. Dans ce registre, une feuille est consacrée à chaque propriété, qui est déclarée bien rural indivisible par le fait de l’inscription ; toutefois ce bien n’est indivisible que pour les héritiers, car le propriétaire garde tous ses droits tant qu’il vit. Il n’est pas tenu non plus défaire inscrire la totalité des pièces de terre qui font partie de son domaine, il peut en séparer légalement certaines parcelles pour en disposer d’une façon quelconque ; il peut même faire rayer des pièces inscrites ou en ajouter après coup. Il peut aussi désigner celui de ses enfans qui aura l’immeuble, à la condition de désintéresser ses frères et sœurs ; mais, s’il meurt intestat, le bien passe en entier au « principal héritier » (Anerbe), l’aîné ou le plus jeune, selon la coutume locale, et cet héritier indemnise les autres ayants droit d’après un mode d’évaluation prévu par la loi. Ce système ne semble pas devoir produire tous les effets qu’on s’en promet ; l’inscription d’une ferme sur le registre des biens ruraux indivisibles est laissée à la volonté du père de famille, qui peut aussi la faire rayer ; mais, une fois inscrite, elle garde sa qualité sous les successeurs tant que le propriétaire du moment ne la fait pas effacer. Le registre n’influe sur la succession qu’en cas d’absence de testament ou d’arrangement de famille ; c’est une précaution prise contre le morcellement non voulu. Jusqu’à présent, 60 pour 100 seulement des fermes figurent sur la liste des biens ruraux.
Il est douteux que cette législation, qui a été inaugurée en Prusse en 1874, produise un effet supérieur à celui qui résultait de la coutume traditionnelle, et elle aura été tout à fait inutile, si le « système des deux enfans » continue à s’étendre en Allemagne. C’est la stérilité volontaire qu’on désigne ainsi, et, malgré le nombre de ses adversaires convaincus, l’usage paraît gagner du terrain, car c’est le seul moyen radical de prévenir tout partage ruineux. Les mœurs sont ici plus puissantes que les lois. Mais les mœurs dépendent de l’opinion, et l’opinion change. Une loi bavaroise du 22 février 1855 tendait à créer des majorais roturiers. Le propriétaire de toute ferme portée aux rôles pour environ 13 francs d’impôt foncier et valant au moins 10,000 francs, pouvait la déclarer « bien héréditaire » (Erbgut) et la faire enregistrer en cette qualité par le conservateur des hypothèques. Un pareil bien ne peut échoir qu’à un « héritier principal, » qui, en cette qualité, a droit au tiers de la valeur de la propriété, libre de toute charge ; il prend en outre sa part proportionnelle des deux autres tiers, que se partage l’ensemble des héritiers.
Cette loi resta lettre morte, elle n’accordait pas assez aux uns et trop aux autres ; elle serait peut-être complètement oubliée aujourd’hui, s’il ne s’était pas formé récemment un fort courant d’opinion contre le morcellement de la propriété. Qu’on en ait ou non conscience, ce qui donne une certaine violence à ce courant, c’est que le remède ne guérit pas le mal, il le transforme seulement. Lorsque la propriété passe à l’héritier principal, celui-ci s’endette pour indemniser ses cohéritiers, qui prennent le plus clair de son revenu ; il ne peut plus que végéter, et à la génération suivante il faudra vendre ; or vendre, c’est morceler. On aurait aussi bien fait de partager la-ferme tout de suite. Il s’est cependant aussi élevé des voix pour contester la nécessité de protéger la grande et la moyenne propriété ; on a montré que la petite culture rendait des services non moins importans, et qu’elle avait surtout le mérite de retenir dans le pays une population qui, dans certaines provinces, est presque forcée d’émigrer. Que peuvent faire les enfans avec une légitime de quelques milliers de francs ? S’en servir pour chercher fortune ailleurs.
La petite propriété, cependant, n’a que peu de prôneurs. Il n’est pas nécessaire, en effet, d’insister sur les avantages du morcellement, puisque la force des choses y mène ; la population, en se multipliant, réduit naturellement la part de chacun. La pente est seulement trop rapide, ce sont des freins qu’on demande avec instance. On n’a pas manqué d’en proposer. L’un des plus vantés, l’emphytéose, a même déjà trouvé une large application dans le Mecklembourg, contrée dont le retard sur le reste de l’Allemagne était devenu proverbial, mais qui, dans ces dernières années, a fait beaucoup de chemin sans qu’on s’en soit aperçu. C’est une véritable révélation que M. Paasche, professeur à l’université de Rostock, nous a faite[5]. On savait depuis longtemps que la plus grande partie du territoire de Mecklembourg-Schwerin appartenait au grand-duc -à titre de domaine privé. Les cultivateurs qui habitaient ce territoire, serfs jusqu’en 1820, en devenant libres furent considérés comme des fermiers à temps. Cette situation présentait bien des inconvéniens ; il suffit d’en mentionner deux : les fermiers n’entreprenaient aucune amélioration et ne jouissaient que de peu de crédit puisqu’ils ne pouvaient offrir le gage hypothécaire. La chambre domaniale, par cette raison et par d’autres, songeait depuis longtemps à transformer le fermage à temps en emphytéose ; elle tâtonna pendant un certain nombre d’années avec des succès divers et, en 1867, elle prit une mesure générale et la réalisa très rapidement.
Actuellement, les paysans mecklembourgèois sont des emphytéotes ; ils ont obtenu cette situation favorable à des conditions équitables, souvent sans le moindre déboursé. Dans les cas relativement rares où il y avait des paiemens à faire, l’administration grand-ducale se bornait à charger le paysan d’une dette équivalente à la somme due, portant 4 pour 100 d’intérêt, auxquels s’ajoutait 1 pour 100 pour l’amortissement. Le fermage établi est devenu le canon emphytéotique que le titulaire est admis à racheter ; il se libère au moyen d’un capital s’élevant à vingt-cinq fois le canon et devient propriétaire. Sar cinq mille deux cent cinquante-trois paysans, une centaine seulement se sont rachetés ; jusqu’à présent, les autres ne semblent pas pressés de suivre cet exemple, car, quoique fermiers, ils n’ont plus à craindre qu’on surélève leur fermage ; chaque emphytéote peut cultiver sa terre comme il l’entend, il peut dans de certaines limites l’engager sous hypothèque, la vendre et en disposer par testament, naturellement dans les limites de son droit. Ce qui lui est interdit, c’est de morceler sa ferme, mais aussi de l’agrandir. Le bien emphytéotique doit passer intact d’un possesseur à l’autre. Le contrat semble d’une nature plus politique qu’économique, car on vise plutôt à la durée qu’à la productivité du bien. On peut évaluer la dimension des « fermes de paysan, » dont il est ici question, à 37 ou 38 hectares en moyenne, mais le gouvernement mecklembourgeois, qui a découpé le territoire d’après un plan rationnel, a créé en même temps, et aux mêmes conditions, sept mille cinq cent onze petites exploitations rurales de 4 à 6 hectares, dont les titulaires sont appelés Büdner (artisans pour lesquels la culture est un accessoire), ainsi que six mille trois cent quatre-vingt-douze cottagers (Häusler), ouvriers ruraux auxquels on a cédé un terrain à bâtir assez grand pour qu’il en reste de quoi faire un jardin.
C’est un système complet qu’on a établi tout d’une pièce. Le gouvernement mecklembourgeois opérait sur table rase ; il pouvait réduire ou agrandir les fermes, les combiner selon ses vues théoriques ou pratiques, et dire aux cultivateurs : C’est à prendre ou à laisser. Il déclara en même temps user pour la dernière fois de ses droits de maître du sol, non sans se flatter d’offrir une organisation qui soit à l’abri de toute critique. N’y trouve-t-on pas des propriétés de différentes grandeurs, et ne les a-t-on pas protégées contre le morcellement ? Mais précisément ce que certains hommes politiques sont disposés à louer : l’impossibilité de modifier l’étendue des fermes, de bons esprits le blâmeront. M. Paasche, par exemple, trouve regrettable que les petits propriétaires, les Büdner, soient dans l’impossibilité de s’agrandir et de pouvoir remplacer la bêche par la charrue. Il se console par la pensée qu’aucune loi humaine n’est éternelle et qu’on pourra modifier la législation rurale du Mecklembourg aussitôt que la nécessité s’en fera sentir. Il serait injuste, en attendant ces perfectionnemens futurs, de lui ménager l’éloge pour les réformes accomplies.
Il faut bien le dire, cependant ; pour ces hommes qui aspirent à diriger le mouvement actuel, il ne s’agit pas de faire monter les petits, mais d’empêcher les grands de descendre. Pour y parvenir, ils fondent des « associations de paysans, » leur donnent un programme et mettent en jeu tous les ressorts politiques pour le réaliser. Résumons, à titre de spécimen, le « programme des paysans, » que les agitateurs bavarois présentent comme l’unique moyen « de relever l’agriculture souffrante et de conserver une classe de paysans indépendans et prospères, seuls soutiens solides de l’empire et des états qui le composent. » Selon ce programme, la prospérité générale dépendrait de la réalisation des réformes suivantes : réduction des dépenses des paysans en introduisant des économies dans le budget de l’état ; changement des lois sur le domicile, le mariage, l’assistance publique (c’est-à-dire qu’on demande le rétablissement des anciennes restrictions) ; diminution des impôts sur les immeubles, augmentation des taxes sur les capitaux ; défalcation des dettes lors de la fixation de l’impôt ; impôt proportionnel sur les affaires de bourse (quel rapport cet impôt a-t-il avec la prospérité des paysans ? ) ; remplacement d’impôts directs par des impôts indirects, suppression ou réduction des droits de timbre et d’enregistrement ; établissement de droits protecteurs en faveur de l’agriculture ; rachat des dettes des paysans par l’état (c’est-à-dire que l’état devrait émettre un emprunt pour payer d’un seul coup l’ensemble des dettes hypothécaires, les débiteurs s’acquitteraient au moyen d’une annuité renfermant l’amortissement) ; modification du droit de succession, création du droit de homestead, lequel protège contre la saisie et la vente judiciaire la maison d’habitation du débiteur, son champ, et ce qu’il faut pour le cultiver (bétails et provisions compris) ; établissement du crédit agricole pour protéger le paysan contre les usuriers ; rétablissement du double étalon monétaire et multiplication du numéraire pour que l’argent soit à bon marché ; enfin, ne voter qu’en faveur des candidats qui acceptent ce programme et promettent de le défendre dans le parlement.
On assure que les associations de paysans sont très nombreuses, et l’on prétend que les sociétés d’agriculture et les comices sont délaissées pour ces réunions, où la politique exerce une influence prépondérante. Nous ne croyons pas que les « paysans » connaissent leurs véritables intérêts en s’isolant dans le sein de l’agriculture. Comme classe ils ne forment qu’une minorité, et en politique, ils apparaissent comme des réactionnaires à esprit bien étroit ; on les pousse même à accentuer la réaction, au risque de soulever d’universelles résistances. Pourtant il y a des souffrances réelles, elles sont fondées dans la nature des choses. La population augmente rapidement, et il faut trouver de la place pour les nouveau-venus ; des intérêts divers sont en jeu et souvent en lutte, non sans causer des froissemens. Nous verrons par quels moyens on s’efforce de les atténuer.
On a déjà pu s’apercevoir que les plaintes les plus vives des « paysans, » et surtout celles de leurs amis et protecteurs, les grands propriétaires, s’adressent au mode de succession. C’est qu’on se trouve ici devant un problème insoluble. Si la ferme est partagée entre les enfans, l’aisance disparaît, et la seconde ou la troisième génération tombe dans la pauvreté et la dépendance. Si la ferme passe intacte entre les mains d’un des enfans, l’héritier est obligé de se charger de dettes pour indemniser ses frères et sœurs. S’il leur donne une part complète, il lui est presque impossible de jamais se libérer de cette dette ; lui ou son fils seront obligés de liquider, et le bien sortira de la famille. Il ne reste que la ressource de céder la ferme à prix réduit à l’héritier principal, à un prix qui lui permette de vivre, dût-on sacrifier quelque peu les cohéritiers. Mais la législation a cessé de favoriser les tendances aristocratiques, elle restreint la quotité disponible ; même les lois à tendance réactionnaire qui se sont succédé en Prusse depuis 1874 n’ont pas touché à la légitime ; elles n’ont eu qu’un but immédiat, celui de rendre plus rare le partage en nature, que le code Napoléon avait introduit dans quelques parties de l’Allemagne.
Le partage en nature des immeubles, qui est souvent si difficile dans la pratique, n’avait pas cessé d’être combattu par la coutume. Les héritiers se prêtaient le plus souvent aux arrangemens de famille, surtout lorsque la volonté des parens s’était exprimée soit par testament, soit par avancement d’hoirie. Habituellement les parens se retirent, installant à leur place l’un de leurs enfans, ici l’aîné, là le plus jeune, dotent les autres, et imposent à tous un consentement définitif. La coutume des retraites, souvent prématurées, est très répandue ; on la retrouve dans presque tous les états de l’Europe et elle s’appuie sur un sentiment que tout le monde comprend. On sait qu’elle a aussi ses inconvéniens, car les tribunaux. civils et même les cours criminelles retentissent bien souvent de la. plainte des parens contre les enfans ingrats ; mais, malgré tant d’expériences fâcheuses, l’usage de se retirer pour faire place aux. enfans se maintient, et la seule chose qu’on ait apprise, c’est de, dresser dans le contrat de cession une liste très détaillée des fournitures que les parens ont le droit de réclamer.
En voyant avec quelle opiniâtreté les traditions se conservent, on se demande à quoi servent les lois ; elles ne changent rien à la nature des choses ; et quand on s’obstine à les faire intervenir à contre sens, elles ne peuvent que fausser les apparences et aggraver le mal. Ainsi, la loi anglaise a permis d’établir un lien presque indissoluble entre la famille et sa propriété patrimoniale ; mais, comme elle n’a pas pu en même temps empêcher les parens d’aimer leurs cadets, les biens ont été chargés d’hypothèques en leur faveur, et, peu à peu, les hypothèques se sont tellement accumulées, que parfois l’héritier en nom dispose à peine de la vingtième partie du revenu. Les biens de lord X. rapportent un million, dit-on, mais les charges s’élèvent à 950,000 francs, et il ne touche en réalité que 50,000 francs par an.
S’il n’en est pas tout à fait ainsi en Allemagne, c’est que les propriétés ne sont pas aussi grandes ; elles ne supporteraient pas un pareil fardeau : il faut arriver plus tôt à la liquidation, et la loi n’y oppose presque aucun obstacle. On se rappelle que, même là où l’on a établi des höfe ou fermes indivisibles, le propriétaire actuel peut, par une simple déclaration et sans frais, faire effacée cette qualité qui, d’ailleurs, n’empêche pas la vente en bloc ; si l’on préfère morceler, c’est que cette opération est bien plus avantageuse ; c’est souvent le seul moyen de payer ses dettes et de garder un surplus. Avec cette facilité des liquidations, on pourrait s’étonner que la misère fût aussi profonde en Allemagne qu’en Angleterre et que les plaintes fussent aussi générales. Mais l’explication paraît aisée. En Angleterre, la propriété, sauf les exceptions, est affermée ; le fermier paie sa rent et n’a pas à demander comment le propriétaire la divise et la répartit ; le fermier ne supporte pas les charges de la propriété, ni le propriétaire celle de l’exploitation. En Allemagne, dans le plus grand nombre des cas, le propriétaire exploite lui-même, il supporte double fardeau. Les rentes ou intérêts qu’il a à payer sont fixes, invariables ; les revenus à l’aide desquels il les acquitte diffèrent d’une année à l’autre, au gré des vicissitudes des saisons, des conjonctures économiques, de la politique même. Plus d’une campagne sera infructueuse ; il faudra emprunter pour payer les rentes annuelles ; il faudra emprunter aussi pour réparer les dégâts causés par les élémens, pour remplacer le bétail enlevé par l’épizootie, peut-être pour acheter des semences et des engrais ; il faudra encore emprunter pour bâtir, pour drainer, pour arroser et pour toutes les améliorations que les circonstances peuvent imposer. Et nous ne parlons pas ici du besoin qu’il peut avoir de doter sa fille ni d’autres exigences sociales plus ou moins coûteuses.
Un exemple suffira pour montrer jusqu’où ces exigences peuvent aller. Il est des cantons où le gros de la ferme passe à l’un des enfans, mais où l’on s’arrange néanmoins pour donner un lopin de terre à chacun des autres. Ces parcelles, la coutume le veut, doivent leur être remises franches de dettes, les charges, s’il y a lieu, passant à l’héritier principal. Dans d’autres cantons, les terres étant morcelées, les fermes se composent d’un certain nombre de parcelles. Or, il peut arriver que la fille d’un paysan soit mariée dans un village voisin et que les parcelles qui forment sa part d’héritage soient vendues aux enchères publiques. En pareil cas, l’héritier principal est moralement obligé de se rendre acquéreur, ou du moins de pousser les prix aussi haut que possible pour que la famille paraisse bien riche ; les parens y tiennent, car ainsi les autres enfans se marieront d’autant mieux. C’est un des nombreux cas où les gens ont l’air de se tromper mutuellement sans que personne soit réellement dupe. Il n’y a pas de dupe, mais il y a un bouc émissaire, c’est l’héritier principal, — celui qu’on a voulu favoriser ; — il se charge de dettes sur dettes, et souvent jusqu’à ce qu’il succombe.
L’endettement, voilà le mal profond contre lequel l’agriculture, ou plutôt la propriété rurale, lutte dans presque tous les pays. C’est contre les dettes qu’on croit se défendre en demandant que les fermes soient rendues indivisibles. Plus la propriété est grande, mieux le possesseur espère venir à bout de ses dettes ; son produit net est plus élevé, il recueille plus aisément de quoi payer ses créanciers. Ce n’est cependant qu’une simple chance qui s’offre à lui, car une grande propriété peut avoir de très fortes dettes et se trouver aussi gênée que le petit fermier. C’est même la grande propriété qui se plaint le plus vivement, — ce sont des plaintes intéressées, dit-on, — car des hommes compétens qui ont examiné les choses de très près sont d’avis que le mal n’est pas aussi étendu, ni aussi général qu’on le dit. L’une des autorités sur lesquelles nous pouvons nous appuyer ici, c’est le ministre de l’agriculture de Prusse ; l’autre, c’est l’excellente enquête badoise. Les dettes sont considérables, cela est vrai ; des causes permanentes tendent à grossir les charges, cela est incontestable ; mais il s’opère un travail de dégagement, car incessamment des dettes se paient ; et, s’il n’y avait pas eu une série de mauvaises récoltes, combinée avec la concurrence américaine, la situation serait supportable. Malheureusement on ne possède pas de renseignemens complets sur la dette hypothécaire rurale, et encore moins sur la dette chirographaire, qui passe également pour très forte. Des relevés se font maintenant pour établir au moins la dette foncière ; les enquêtes ne les ont fait connaître que pour un petit nombre de communes, et de l’une à l’autre la situation diffère. Si nous en jugeons d’après l’intensité des plaintes, c’est en Autriche que les souffrances de la propriété seraient les plus vives, et c’est aussi d’Autriche que viennent les propositions les plus radicales pour remédier au mal.
Dans le nord de l’Allemagne, on se bonne à demander un meilleur système de crédit : crédit foncier et crédit personnel. On voudrait pouvoir supprimer les intermédiaires, ainsi que les dettes hypothécaires à échéance fixe. On appelle de ses vœux la création d’établissemens de crédit foncier : les uns demandent que les associations de grands propriétaires qui émettent des lettres de gage, étendent leur action sur la moyenne propriété ; d’autres préfèrent que les paysans constituent eux-mêmes des associations de prêts. Pour le crédit personnel, on recommande beaucoup les associations fondées par M. Raiffeisen, institutions qui ont une certaine ressemblance avec les banques populaires de Schulze-Delitzsch, mais qui n’en dérivent point. Il existe des centaines de « sociétés de crédit agricole, » selon le système Raiffeisen, et elles paraissent se multiplier de plus en plus. Les personnes qui désirent en être membres doivent se faire agréer par le bureau, verser un droit d’entrée de 3 à 4 francs au fonds de réserve, et souscrire au moins une action qui, dans les statuts que nous avons sous les yeux, est de 100 marks (125 francs) payable en une ou plusieurs fois. La société reçoit aussi en dépôt les épargnes de ses membres, et si les fonds réunis par ces divers procédés ne suffisent pas à ses opérations, elle peut emprunter des capitaux sous la garantie solidaire de tous ses membres. Ces derniers sont seuls admis à demander des avances à la caisse. Les conditions sont assez sévères. Le prêt ne peut être réclamé comme un droit ; le bureau apprécie, mais on peut en appeler de sa décision ; l’assemblée générale juge en dernier ressort. La demande de prêt se fait par écrit ; s’il est accordé, l’emprunteur donne un billet à ordre et présente un répondant, ou offre un gage. À ces conditions, il n’obtient à titre de prêt que le tiers de la somme dont il est créancier de la société ; s’il demande l’ouverture d’un crédit en compte courant, il doit donner des sûretés sous la forme d’une hypothèque sur ses biens. Nous passons quelques circonstances aggravantes : les conditions que nous venons de résumer nous semblent assez draconiennes et expliquent la lenteur avec laquelle cette institution s’est répandue. Il nous semble difficile qu’elle puisse rendre des services bien sérieux[6].
On est sans doute de cet avis en Autriche. Dans ce pays, des voix qu’on pourrait qualifier d’autorisées se sont élevées pour réclamer une organisation qui mette la propriété des paysans à l’abri des dettes hypothécaires. Nous citerons, par exemple, le Mémoire adressé par la diète provinciale de Salzbourg au parlement de Vienne, mais nous n’analyserons pas ce document par trop réactionnaire. Nous préférons donner une idée de la proposition analogue contenue dans un Avis adressé par un éminent professeur de l’université de Vienne, M. Lorenz de Stein, aux ministères de l’agriculture et de la justice d’Autriche[7]. M. de Stein développe une combinaison où tout est prévu, qui pourvoit à tout, et qui crée un ensemble de biens ruraux indivisibles et dégagés de toute dette. Il range les immeubles en deux classes, « les biens des paysans, » soumis à une législation spéciale, et les biens circulans, c’est-à-dire restés dans la circulation et soumis au droit commun. Le territoire de chaque commune serait divisé en deux catégories ; un tiers ou la moitié du territoire resterait dans la circulation, le reste serait fixé et se composerait de biens indivisibles. On ouvrirait un registre pour l’inscription de ces biens. On ne pourrait y faire inscrire que des propriétés franches de toute dette, ayant les dimensions prévues. On propose quatre dimensions : 1° pouvant entretenir deux chevaux et quatre vaches ; 2° pouvant entretenir quatre vaches ; 3° n’en pouvant entretenir que deux ; 4° ne se composant que d’un jardin maraîcher. Il faut qu’un pareil bien suffise pour nourrir une famille, pour donner l’indépendance à son chef. C’est, en effet, une classe, un « ordre » des paysans qu’on veut constituer.
Le paysan ne sera cependant pas limité aux biens de dimensions arrêtées ; il sera libre d’acquérir autant de « terres en circulation » qu’il pourrait, mais ces terres ne figureront pas au registre des biens indivisibles ou privilégiés ; ce sera pour lui une propriété accessoire qui suivra un régime différent, le droit commun. Le bien indivisible devra être habité et exploité par son propriétaire, il ne pourra pas être affermé, et, rappelons-le, il ne pourra pas être chargé d’hypothèque ; du moins M. de Stein l’admet par moment. Le bien ne pourra pas non plus être agrandi ; il sera permis de posséder deux fermes à la fois, mais on ne pourra pas les fondre ensemble ; une fois pétrifiées dans leur unité, elles ne s’agglomèrent plus.
Le bien indivisible, il est inutile de le dire, ne passe qu’à l’un des enfans ; quel est le sort des autres ? Si les parens possèdent plusieurs biens indivisibles, on peut pourvoir autant d’enfans qu’il y a de biens ; s’il n’y en a qu’un et qu’en outre on dispose, soit de terres en circulation, soit de valeurs mobilières, c’est au moyen de cette fortune accessoire qu’on les dote ; enfin, si l’héritage consiste uniquement dans la ferme indivisible, les autres enfans ne reçoivent rien du tout. C’est pourtant au nom de la morale que M. de Stein aboutit à cette conclusion. Comme M. de Stein est un homme de talent, il sait faire ressortir les beaux côtés de son système ; mais il ne peut pas nous empêcher de voir les difficultés sur lesquelles il glisse avec trop d’aisance. Comment, par exemple, mettre d’accord les dettes actuelles et le crédit futur ? M. de Stein s’élève avec énergie contre la rétroactivité des lois ; il ne commettra donc aucune violence, il ne supprimera aucune dette d’autorité, mais il veut que le bien rural, avant d’être inscrit au registre de l’indivisibilité, ait été libéré de toute charge. Voici ce qu’il propose : on attendra la vente forcée. À ce moment, on distinguera entre les diverses parcelles ; on formera le bien indivisible en déclarant que ce bien se composera à l’avenir de la maison et de telles pièces de terre et de pré qu’on désignera ; les autres parcelles resteront dans la circulation. Une fois cette séparation faite, on mettra la propriété en vente. Celui qui l’achète fait inscrire immédiatement au registre la composition du bien indivisible, et voilà ce bien protégé contre toute dette. C’est un tour de prestidigitation légale. On oublie que le dernier enchérisseur ne sera réellement propriétaire que lorsqu’il aura payé ou donné des sécurités. Néanmoins, si l’acheteur n’est pas en état de tout payer comptant, le vendeur ne pourra plus faire inscrire le restant du prix comme hypothèque sur le bien, Pour ce cas, M. de Stein propose de forcer l’acquéreur de vendre les parcelles de terre qu’il peut posséder en dehors du bien indivisible, et s’il n’en a pas, la partie du prix restant due se transformera en une dette purement personnelle. C’est trancher la difficulté et non la résoudre ; c’est même pire, car l’auteur de l’Avis devrait se rappeler que, sous le régime qu’il veut établir, le créancier n’aurait presque aucune action sur son débiteur.
Le nouveau propriétaire pourra-t-il dorénavant se passer de crédit ? M. de Stein est trop économiste pour le croire ; aussi ne veut-il pas supprimer le crédit, il prétend le régler. Il y aurait deux sortes de crédit, le crédit individuel et le crédit sociétaire. Le paysan, s’il trouve un capitaliste ou un fournisseur disposé à lui faire une avance, pourra toujours contracter la dette, mais il ne pourra payer que sur ses revenus ou sur ses biens libres, la ferme indivisible restant inattaquable. L’auteur prévoit que le crédit « individuel » pourrait bien faire défaut ; le paysan aura parfois à réparer sa maison, à faire du drainage ou de l’irrigation : où trouver alors les capitaux nécessaires ? Par l’association des paysans, répond M. de Stein. Tous les propriétaires de biens indivisibles formeraient une société solidaire, et chaque bien lui serait hypothéqué. C’est la société qui emprunte à des tiers, c’est elle qui prête à ses membres ; elle prête après examen et selon son appréciation, et celui qui ne fait aucun appel au crédit n’en est pas moins solidairement responsable de l’emprunt social. Or le créancier de l’association aura une hypothèque valable, non sur un bien individuel, mais sur l’ensemble des biens ; si un paiement est en souffrance, il pourra les faire vendre un à un, à son choix, jusqu’au parfait remboursement de sa créance. Voilà donc l’hypothèque rétablie, avec cette aggravation qu’on peut être appelé à payer les dettes d’autrui. Nous ne pousserons pas plus loin cet exposé, et nous nous abstiendrons de toute appréciation. Il nous serait d’ailleurs bien difficile de louer ce système.
La limitation du droit des paysans de recourir aux emprunts hypothécaires a été proposée par plusieurs publicistes allemands distingués : nous ne nommerons que M. Schäffle, ancien ministre autrichien, qui se prononce d’ailleurs contre l’indivisibilité. Il vient de publier une brochure[8] sur la matière, et peu de ligues suffiront pour caractériser son système. La moyenne et la petite propriété seront réunies en une association forcée par commune, par canton, par arrondissement et par département, le tout couronné par une administration centrale. Cette association ou corporation peut seule émettre les obligations foncières qui fourniront les fonds nécessaires aux emprunteurs. Le comité cantonal apprécie les demandes d’emprunts et ne les accorde que pour des améliorations réelles, pour réparer des dégâts causés par des sinistres, pour certains arrangements de famille et quelques autres cas. M. Schäffle refuse presque entièrement le crédit pour les deux principales causes des dettes foncières : pour la légitime des cohéritiers et pour la partie restée non payée du prix d’achat de l’immeuble. Il ne dit pas comment le vendeur se tirera d’affaire ; aux cohéritiers il n’est pas éloigné de recommander le partage en nature.
Pour qu’on ne puisse en aucun cas abuser du crédit, il ne sera jamais prêté plus de 50 pour 100, ou même seulement 40 pour 100 de la valeur de l’immeuble. L’évaluation est fondée, non sur la valeur vénale, mais sur le produit net ; les obligations foncières seraient amorties en quinze ou vingt-cinq ans. Si les intérêts ne sont pas payés régulièrement, l’association peut saisir la propriété et la vendre. Ajoutons qu’aucun autre créancier n’en pourrait faire autant il ne pourrait faire saisir que les meubles ou les valeurs mobilières quelconques. M. Schäffle voudrait aussi que les terres ne pussent être achetées que par les cultivateurs qui les exploitent de leurs propres mains, mais il n’a pas clairement indiqué le moyen d’atteindre ce but. Au fond, son système se réduit à la mise en tutelle des paysans pour tout ce qui concerne les emprunts fonciers, non sans enjoindre aux tuteurs d’être sévères. Mais cette combinaison ne saurait être efficace, car elle se borne à opposer une simple fin de non-recevoir aux deux plus importantes causes de dette : l’achat de terres avec des capitaux insuffisans et les compensations à donner aux frères et sœurs de l’héritier principal. L’excellente enquête badoise a établi la part de chaque cause. Dans les trente-sept communes qu’elle a étudiées, 45 pour 100 des dettes foncières proviennent des sommes restées dues sur les immeubles achetés et 28 pour 100 des partages entre cohéritiers ; cela fait 73 pour 100, et nous n’avons plus que 5 pour 100 provenant des constructions et 22 pour 100 de toutes autres causes. C’est donc ces 73 pour 100 qu’on voudrait faire disparaître, mais le pourrait-on ? Ces dettes sont si inévitables qu’elles finissent par s’accumuler d’une manière écrasante. Nous venons de voir que, comparativement à l’ensemble des dettes, elles montent à 73 pour 100, mais quel est leur rapport avec la valeur de l’ensemble des biens ? Ce rapport varie d’une commune et même d’un bien à l’autre ; il y a des localités privilégiés, et, d’un autre côté, tous les paysans ne sont pas endettés ; mais on trouve aussi des villages où la dette foncière s’élève à 54 pour 100, 65 pour 100, 67 pour 100, 69 pour 100, 71 pour 100, 99 pour 100 de la valeur des immeubles, et ce sont précisément des villages où la coutume des héritiers privilégiés est en vigueur[9]. On comprend donc la vivacité des plaintes, et aussi la nature utopique de certains remèdes.
Les dettes ne sont qu’une des causes des souffrances de l’agriculture : elles diminuent le fonds de roulement du cultivateur, retardent les progrès de la culture, imposent des privations et produisent ce mécontentement qui enlève tout entrain au travail, mais elles ne conduisent pas nécessairement à la ruine. On peut souvent espérer les réduire, sinon les payer, à l’aide de quelques bonnes récoltes ou de quelques spéculations heureuses. Mais les charges permanentes de l’agriculture s’accroissent sans cesse et rongent le revenu de plus en plus. Celles dont on se plaint le plus fréquemment proviennent des contributions. Les taxes de l’état sont supportables, mais les impositions communales sont écrasantes. Les enquêtes sont pleines de renseignemens sur ce point, les faits sont si nombreux que nous pouvons prendre nos citations au hasard. Voici la commune d’Andorf[10] ; c’est le maire qui répond aux questions. La commune se compose de six propriétés d’une grandeur moyenne de 30 hectares et de quinze d’une moyenne de 10 hectares, en tout 333 hectares. Andorf paie à l’état : 480 marks de contributions foncières, 90 marks d’impôt sur les maisons, 168 marks d’impôt sur le revenu, ensemble : 738 marks. Mais d’autre part, les impositions communales s’élèvent à 2,160 marks ; total des impôts : 2,898 marks. Les 2,160 marks d’impositions communales de l’année 1882 se décomposent ainsi : cotisations pour l’église, 125 marks ; complément de traitement à l’instituteur, 279 marks ; routes et chemins, 315 marks ; curage de la rivière, 966 marks ; état civil et assistance publique, 475 marks. Ces chiffres sont le double et parfois le triple de ce qu’on payait il y a quinze ans dans les villages de la province du Hanovre, qui n’est même pas la plus chargée. Nous trouvons dans le Journal officiel allemand, du 28 janvier 1883, une décision du conseil municipal de Höscheid, dans la province rhénane, qui, pour couvrir le déficit de ses revenus, impose 100 centimes additionnels à trois des contributions directes et à la quatrième, dite « impôt des classes[11], » un nombre progressif de centimes qui va de 375 à 625.
La province de Westphalie nous fournira encore un exemple qui montrera que l’industrie, qui est si souvent une excellente voisine pour l’agriculture, peut parfois aussi être incommode. C’est l’un des représentans de cette province si riche en mines, usines, et manufactures de toutes sortes, M. le baron de Hœvel, qui donne au conseil supérieur les renseignemens que nous allons résumer[12]. La plupart des villages se composent de quelques paysans et de nombreux ouvriers des fabriques ou des mines. Une petite commune, par exemple, entretenait une école ; un instituteur suffisait et la dépense était supportable. On ouvre une mine dans le voisinage, les propriétaires de la mine achètent une ferme dans le village et y bâtissent des maisons pour une centaine d’ouvriers. Immédiatement la commune est tenue d’installer plusieurs instituteurs et de construire une école, la dépense étant répartie au marc le franc des impôts généraux. Or l’ouvrier paie tout au plus 3 marks de contributions directes, la charge retombe donc sur les propriétaires ruraux. L’orateur cite quelques résultats de cet état de choses. Un de ses voisins est coté à 42 marks d’impôt sur le revenu, il paie en contributions foncières et en impositions- communales 864 marks, soit plus de vingt fois sa cote d’impôt sur le revenu. Le même orateur cite quelques autres faits analogues, nous les passons, pour expliquer un détail qui aura frappé le lecteur : dans l’exemple précité, la contribution foncière due à l’état est jointe aux impositions communales et les deux sommes réunies sont opposées à l’impôt sur le revenu. C’est qu’au nom de l’agriculture on soutient quelquefois que la contribution foncière fait double emploi avec cet impôt. On pourrait en dire autant de la patente et de quelques autres taxes ; aussi les réclamans les plus modérés se bornent-ils à demander que la contribution foncière soit réservée en entier aux communes.
La hausse des salaires est une charge plus grande encore que la majoration de l’impôt. Sans doute, on voit avec satisfaction l’ouvrier des champs améliorer sa position ; il est fortement à désirer qu’Use plaise dans son village, et qu’il y soit assez heureux pour ne pas songer à rechercher les jouissances qu’il s’attend à trouver dans les villes. Mais il ne faudrait pas que la prospérité de l’ouvrier fût achetée aux dépens de celle du patron. Ces deux agens de la production devraient progresser ensemble, la part de l’un augmentant par suite de l’accroissement du revenu de l’autre[13]. Or, on paraît assez d’accord sur ce point que ce revenu ne s’élève guère ; d’aucuns prétendent même qu’il baisse.
Sur le mouvement des salaires, les trois enquêtes ont recueilli moins de renseignemens que la plupart des relevés antérieurs, les deux principales préoccupations du moment étant l’accroissement de la dette foncière et le morcellement progressif des propriétés. Néanmoins des faits intéressans ont été produits. Le secrétaire-général de la Société d’agriculture de la province de Prusse occidentale, M. OEmler, à Danzig, présente le tableau qui suit[14].
Il y a vingt ans | Aujourd’hui | |
---|---|---|
Gages d’un laboureur | 84 à 90 marks | 140 à 160 marks |
— d’un palefrenier | 50 à 60 » | 110 à 130 » |
— d’une servante | 24 à 30 » | 60 à 80 » |
Salaire d’un batteur en grange | 50 » | 65 » |
— d’un moissonneur | 100 » | 150 » |
— d’un ouvrier ordinaire | 120 » | 200 » |
Dans d’autres provinces, nous trouvons des proportions un peu différentes ; souvent, comme dans le Brandebourg, en Saxe et ailleurs, des salaires en nature, comprenant quelquefois un champ que le patron laboure et fume, améliorent sensiblement la situation de l’ouvrier sédentaire. Le journalier, lorsqu’il est nourri, reçoit maintenant, en plus d’un salaire élevé, des alimens substantiels et relativement coûteux.
Malheureusement, s’il est plus exigeant, il n’est nullement devenu plus laborieux. De la Thuringe, par exemple, on écrit : « Beaucoup de journaliers travaillent mal, n’ayant jamais appris leur état ; et ils travaillent à contre-cœur, sans soin, et seulement quand ils ont dépensé les salaires qu’on leur a payés le dimanche précédent. » Un représentant de la province rhénane, M. de Bath, ne pense pas mieux d’une partie de la population de cette contrée. On sait que le pays montagneux et aride qui s’étend entre Trêves, Coblentz et Aix-la-Chapelle, l’Eifel, a beaucoup souffert, il y a un an, d’inondations et d’autres calamités, et qu’on a dû venir au secours des habitans. Parlant d’eux, M. de Bath dit se rappeler qu’il y a vingt et trente ans, les petits cultivateurs de l’Eifel descendaient dans la vallée du Rhin, où la récolte mûrit plus tôt, pour aider à la moisson ; à cette même époque, les chemins de fer rhénans furent construits avec les bras des gens de l’Eiffel. Actuellement, ils ne veulent plus travailler, et leur situation tout entière a empiré. Ils ne se gênent pas pour dire : « Nous n’avons qu’à nous lamenter, on ne manquera pas de nous nourrir[15]… » Un peu plus loin, M. de Bath raconte que, lors de la récente construction d’une route, les habitans des villages devant lesquels elle passe refusaient de travailler pour 2 fr. 50 par jour ; on dut faire venir des Italiens. On ne sait comment expliquer cette répugnance pour le travail ; les faits analogues que M. de Hœvel rapporte de la Westphalie sont attribués à la concurrence de l’industrie, qui n’abandonne à l’agriculture que les travailleurs de rebut.
Il n’est pas nécessaire, croyons nous, de démontrer davantage que les frais de production ont augmenté, on peut l’induire de ce qui précède ; mais il est une autre circonstance qui influe encore bien plus gravement sur la situation des agriculteurs, c’est l’accroissement de leurs besoins. Les enquêtes ont relevé sur ce point de nombreux renseignemens, mais il conviendra, avant tout, de remonter aux causes.
Ce qui distingue la vie du cultivateur actuel de celle de ses aïeux, c’est qu’autrefois le paysan ne se nourrissait et ne se vêtait guère que du produit direct de ses champs. Il ne dépensait presque rien pour sa consommation, le numéraire lui servait à payer l’impôt, peut-être des redevances, quelques outils, et à faciliter l’échange de ses chevaux, de ses bestiaux ; ce qui lui restait était thésaurisé, souvent pour acheter un lopin de terre. Aujourd’hui, la consommation du plus petit cultivateur comporte des déboursés ; une partie de ses recettes s’en vont en dépenses journalières. Plusieurs circonstances, très différentes les unes des autres, y ont contribué. L’affluence des métaux précieux et la multiplication de la monnaie fiduciaire ont fait déborder le numéraire dans la campagne, et il a d’autant plus vite cessé d’y être rare, que le prix de la plupart des produits agricoles a sensiblement augmenté. L’industrie, en prenant l’extension extraordinaire que l’on sait, a envahi les champs et y a répandu ses richesses, en montrant en même temps comment on en jouit. Les chemins de fer ont rapproché les villes et ont donné le goût du luxe. La diffusion de l’instruction, la création des journaux à bon marché, le service militaire, ont permis de faire des comparaisons qui ont éveillé l’esprit d’imitation. On s’est senti assez riche pour suivre le courant.
Le mouvement est assez général, quoiqu’il ne soit pas partout également intense. Citons au hasard. M. Heim, parlant de Saxe-Meiningen, signale[16] les dépenses qu’on fait aujourd’hui pour les vêtemens et le mobilier. On trouve de fréquentes occasions d’aller en ville, les cabarets de village offrent des consommations plus relevées et plus chères, le café et le sucre ont pénétré dans la plus pauvre chaumière. M. Bemberg, de la province rhénane[17], s’élève surtout contre l’amour du plaisir, contre les nombreuses fêtes : dans la vallée du Rhin, on compte treize jours fériés de plus qu’en France, sans parler des kermesses et surtout des réunions et banquets des associations qui pullulent dans certains cantons : société des tireurs, des anciens militaires, il y en a comme cela de trente à quarante. L’orateur insiste aussi sur l’éducation peu appropriée des jeunes filles, qui ne sont nullement préparées à diriger un ménage ou une ferme. Un grand nombre d’autres rapports traitent cette question, mais personne ne l’a approfondie comme l’enquête du ministère de l’intérieur de Bade[18], qui donne des chiffres précis, entre dans de nombreux détails sur chaque dépense, et les résume. Nous apprenons ainsi ce que coûte par jour à nourrir un individu dans chaque village, et ce qu’on dépense en moyenne, par tête, pour le vêtement dans le courant d’une année ; on distingue même souvent entre le grand, le moyen, et le petit paysan, entre le paysan et le journalier. La nourriture s’élève assez souvent à 1 franc par tête et ne descend jamais au-dessous de 0 fr. 50 ; la consommation de la viande est générale. Pour le vêtement, nous trouvons depuis 11 marks (13 fr. 75), jusqu’à 95 marks (118 fr. 75), et presque tous les chiffres intermédiaires ; il y a donc une grande différence entre un village et l’autre, et si 11 marks peuvent suffire, une dépense de 05 dénote nécessairement des habitudes de luxe.
L’augmentation des frais de production et celle des charges de toutes sortes que nous venons de constater, n’auraient causé ni gêne ni souffrances, si le revenu avait suivi le mouvement. Mais il est resté en arrière. Les prix de certains produits se sont sans doute élevés, mais d’autres n’ont pas sensiblement haussé. Ce qui est plus grave, c’est que, la défaveur des saisons ayant réduit la quantité des produits agricoles, ce contretemps n’a pas été compensé pour l’agriculture, au moins en partie, par une amélioration des prix. On sait que la faute en est à la concurrence américaine. Il est regrettable que cette concurrence, qui est purement temporaire, ait causé tant de découragement en Europe… C’est que celui qui souffre ne peut pas attendre.
On a démontré plusieurs fois que les cultivateurs en état de vendre du blé, — c’est la grande et la moyenne culture, — sont seuls à souffrir de cette concurrence, et que les vendeurs de blé ne sont qu’une minorité dans la nation. Nous pouvons leur offrir mieux que cette froide fin de non-recevoir ; nous pouvons leur dire que, dans une certaine mesure, il dépend d’eux d’améliorer leur sort. La concurrence américaine n’est désastreuse que pour les fermes qui restent au-dessous d’un certain rendement ; les terres qui dépassent ce minimum résistent à l’assaut. Or très souvent il dépend du cultivateur d’élever le rendement de son champ : Tant vaut l’homme, tant vaut la terre. L’enquête badoise a démontré que les bonnes terres, les fermes bien situées, ont aisément surmonté toutes les difficultés, cherté du crédit, élévation des salaires, intempérie des saisons, et que les propriétés qui ont le plus souffert sont précisément celles qui ont le sol le moins fertile ou le moins bien cultivé. C’est encore, on le voit, une question d’outillage.
C’est aussi ce sol-là qui a le moins bien supporté l’accroissement de la population. Les diverses enquêtes se sont préoccupées de ce point. Nous trouvons, par exemple, dans l’Enquête des économistes une question 23 : « La population rurale augmente-t-elle ? » Et plus d’une fois la réponse a été négative ; s’il y a un excédent de naissances, il profite à la ville[19]. D’autres fois on a répondu que l’augmentation avait eu lieu, mais qu’elle s’était réalisée aux dépens de l’aisance, et en plus d’un endroit on a démontré qu’il y a dans la localité plus de bras que de travail agricole. Enfin, l’Enquête badoise a très bien résumé les faits : Les contrées peu fertiles n’ont pas pu supporter l’accroissement de la population, l’excédent a émigré, et quand il a voulu se maintenir, il n’a pu le faire qu’en divisant les héritages et en y vivant de privations[20]. Le bien-être, dans de pareilles localités, est dû à l’industrie, ce sont les usines et manufactures, ou encore une fabrication domestique, qui tirent les populations de peine. Les contrées fertiles, au contraire, ont pu constater l’élasticité de leur production, qui a permis d’augmenter le nombre des places au banquet de la vie.
Tout le monde, dit-on, est quelque peu médecin ; la plupart de ceux qui viennent d’étudier les maux de l’agriculture n’ont pas manqué de présenter leurs remèdes. Le rapporteur de l’Enquête badoise, qui a relevé avec soin les propositions de ses commissaires, en a enregistré quarante-deux, dont vingt-deux sont applicables par les cultivateurs eux-mêmes et vingt par le gouvernement. Les deux autres enquêtes n’ont pas présenté de résumé, et nous n’avons noté que les propositions saillantes ; elles sont au nombre d’une quinzaine, et c’est peut-être encore trop. Cependant, cette abondance de remèdes ne cous étonnera plus quand nous aurons présent à l’esprit que la plupart ne s’appliquent qu’à des maux locaux ; ceux-là nous pouvons les négliger entièrement. Parmi les propositions qui visent l’ensemble de l’agriculture, quelques-unes sont inspirées par la politique, ce sont celles qui veulent maintenir les biens dans la famille, en favorisant l’un des héritiers, qui veulent poser une barrière au morcellement, interdire les dettes foncières fit constituer un nouvel « ordre des paysans. » Les partisans de ces moyens se défendent d’être réactionnaires, mais sans succès ; l’agitation qu’ils ont soulevée dans le pays est conduite par des hommes dont quelques-uns brillent au premier rang parmi les hobereaux.
Ils se rencontrent cependant sur plusieurs points avec des hommes faisant profession d’opinions libérales, par exemple, dans la demande d’une meilleure organisation du crédit et dans l’encouragement de la réunion des parcelles. Le crédit, on voudrait l’émanciper des capitalistes, qui seraient remplacés par des sociétés de prêteurs, tant pour les dettes mobilières que pour les dettes immobilières[21] ; la réunion des parcelles ferait disparaître l’un des inconvéniens du morcellement. Cette opération, dont il n’existe en France qu’un ou deux exemples datant du commencement de ce siècle, est très fréquente en Allemagne, où elle est favorisée par la législation. Lorsque les champs d’un cultivateur, propriétaire peut-être de 10 hectares, sont divisés en 40 ou 50 parcelles dispersés sur le territoire d’une commune, et qu’il emploie une demi-heure et davantage pour aller de l’une à l’autre, il perd beaucoup du temps, et souvent aussi ses cultures sont gênées parce qu’elles se trouvent enclavées dans celle d’un voisin. Par la réunion des parcelles au moyen d’échanges, il se forme des biens d’un seul tenant ou composés de deux ou trois morceaux ; toutes les pertes sont compensées lors des échanges et il en résulte pour tous les intéressés une plus-value qu’on estime à au moins 20 pour 100, et souvent à 30 pour 100. L’avantage des réunions est si grand, surtout quand la propriété est devenue ainsi d’un seul tenant, qu’on a vu des paysans abandonner la maison qu’ils possédaient dans le village et en reconstruire une autre au milieu de leur domaine reconstitué.
Le parti dont nous venons de signaler les tendances s’agite aussi pour obtenir des droits de douane sur les céréales ; il ne se contente plus du droit d’un mark (1 fr. 25) par 100 kilogrammes et d’un demi-mark pour les autres, qui est actuellement en vigueur ; ses exigences s’élèvent, mais il n’y a aucune probabilité qu’il reçoive satisfaction- sur ce point. L’agriculture elle-même est divisée sur la question ; la petite culture, notamment, se joint aux autres consommateurs pour combattre les droits sur les grains. Une revue agricole soutient même que les prix du blé avait été parfois bien plus bas avant le développement de la concurrence américaine que de nos jours, et qu’on s’était pourtant tiré d’affaire.
Le remède douanier a encore d’autres adversaires. M. de Miaskowski, dans son rapport au conseil supérieur de l’agriculture de Prusse[22], ne croit pas pouvoir aborder la question douanière sans l’examiner aussi au point de vue de l’industrie, car il est clair qu’on ne peut pas imposer à l’entrée ses matières premières et les denrées alimentaires sans lui offrir une compensation. Mais en dehors des rapports entre les intérêts agricoles et les intérêts industriels, une autre difficulté s’oppose, selon lui, à la majoration du droit sur le blé. Ceux qui comparent les cultivateurs américains topographiquement les plus favorisés aux producteurs allemands qui le sont le moins, demandent qu’on comble par le tarif un écart de prix de 8 marks (10 francs) par quintal ; mais on ne pourrait songer, à établir un droit aussi exorbitant que s’il était possible de réunir les états de l’Europe centrale (l’Europe sans la Russie) en une union douanière. Une pareille union rencontrerait, on le comprend, de bien grands obstacles. En attendant, ne vaut-il pas mieux comparer le cultivateur américain le moins bien situé au producteur européen favorisé par le terrain, et espérer que ce dernier pourra l’emporter dans la concurrence ?
Nous partageons l’avis de M. de Miaskowski quand il insiste sur la nécessité d’améliorer la production de manière à réduire le prix de revient des produits, mais nous ne le suivons que de loin quand il en conclut que le cultivateur doit se tourner de préférence vers les cultures les plus productives, les fourrages et les plantes industrielles. Encore s’exprime-t-il avec modération, bien différent en cela de certains publicistes qui voudraient réduire la production européenne du blé au minimum et faire mettre en pâturages tous les champs qui s’y prêteraient. Ce serait nous exposer à un grand danger contre lequel nous nous élevons de toutes nos forces. Au lieu de 50 à 60 millions de quintaux que l’Europe demande actuellement à l’Amérique, il lui en faudrait plus de 100 millions : qu’arriverait-il lors d’une mauvaise récolte qui nous priverait des indispensables envois transatlantiques ? Ne vaut-il pas mieux viser à faire produire à chacun de nos hectares un hectolitre de plus ? C’est seulement si les efforts faits dans ce sens réussissaient qu’il serait permis de distraire quelques parcelles des cultures céréales pour les consacrer aux houblons, aux lins, aux betteraves, aux légumes et aux fruits afin de rétablir, en tant que nécessaire, la balance des revenus.
De beaucoup d’autres côtés on élève la voix en faveur des « progrès techniques ; » c’est le seul moyen de réduire les frais, car personne ne songe à diminuer les salaires ; on applaudit cordialement à l’accroissement du bien-être des ouvriers agricoles, c’est d’ailleurs uniquement ainsi qu’on pourra les garder dans la ferme en présence de la concurrence de l’industrie. Il est seulement à regretter qu’à un salaire plus élevé ne corresponde pas un travail plus efficace, personne n’a indiqué le moyen d’obtenir ce résultat. Un autre résultat tenu pour désirable sera non moins difficile à atteindre, c’est le retour à la simplicité. On la recommande fortement aux paysans, elle serait utile dans d’autres régions encore, mais la rivière ne remonte pas vers sa source. On pourrait en dire autant des expédiens proposés par le parti ultra-conservateur : l’indivisibilité des fermes et l’inadmissibilité des dettes foncières. Comment introduire ces domaines privilégiés dans les pays où règne le suffrage universel et où les non-privilégiés forment l’immense majorité ? Comment maintenir un pareil système dans une société où tout se modifie et se transforme, qui considère même le mouvement comme synonyme de la vie ? De pareils expédiens ne sauraient prévaloir contre la nature des choses. Celle-ci veut que chacun soit le principal agent de sa fortune, que les affaires prospèrent d’autant mieux qu’il s’allie plus d’intelligence et de savoir à un travail persévérant et à une sage économie. Hélas ! les vérités les plus vraies sont aussi les plus banales.
MAURICE BLOCK.
- ↑ Verhandlungen, etc. (Procès-verbaux du mois de février 1883). Publication officielle. Berlin, 1883, 1 vol.
- ↑ Erhebungen über die Lage der Landwirthschaft (Informations sur la situation de l’agriculture). Publication officielle, 4 vol. Carlsruhe, 1883.
- ↑ Bäuerliche Zustände in Deutschland (Situation des paysans en Allemagne). 3 vol. in-8o. Leipzig, 1883. Duncker et Humblot.
- ↑ L’attelage, c’est-à-dire la charrue, est ce qui distingue le « paysan » du simple cultivateur.
- ↑ Bäuerliche Zustände, t. III, p 327 et suiv.
- ↑ Une statistique très incomplète de ces caisses a été publiée récemment, ou plutôt on a réuni les comptes-rendus de cent vingt et une caisses qui avaient treize mille deux cent vingt membres. L’actif s’élevait à 4,900,500 marks, dont 3,508,440 marks en prêts aux membres ; le passif était de 4,921,482 marks, dont 2,994,592 consistant en emprunts et 1,519,264 en dépôts d’épargne.
- ↑ Cet Avis a été publié sous le titre de : Bauerngut und Hufenrecht (expression que nous traduirons approximativement par : Biens de paysan et droit à l’indivisibilité de la ferme).
- ↑ Die Inkorporation des Hypothekarkredits (l’Incorporation du crédit hypothécaire).
- ↑ Enquête badoise, t. IV, p. 85.
- ↑ Verhandlungen. (Procès-verbaux du conseil supérieur de l’agriculture de Prusse, p. 351 et suiv.)
- ↑ Ce sont les cotes inférieures de l’impôt sur le revenu.
- ↑ Verhandlungen de 1833, p, 682, 683.
- ↑ Nous avons eu l’occasion de constater que les salaires sont plus élevés dans les contrées fertiles que dans les contrées peu productives.
- ↑ Bäuerliche Zustände, t. II, p. 234.
- ↑ Verhandlungen, 1883, p, 642. Le pays est sous le régime du droit à l’assistance.
- ↑ Bäuerliche Zustände, t. 1er, p. 17.
- ↑ Verhandlungen, 1883, p. 666.
- ↑ Erhebungen über die Loge der Landwirthschaft, t. IV, 4e appendice.
- ↑ D’après le dernier recensement français, 821,381 habitans des campagnes auraient émigré dans les villes ; ce chiffre n’est-il pas exagéré ?
- ↑ Dans un discours prononcé à l’occasion d’un congrès agricole (Journal officiel allemand, du 7 mars dernier), le ministre d’agriculture de Prusse, M. Lucius, met en première ligne des causes du malaise le trop rapide accroissement de la population.
- ↑ On semble oublier qu’on Prusse comme en Italie, les caisses d’épargne ne versent pas au trésor les dépôts qu’on leur confie ; elles les placent comme elles l’entendent. En 1881, les caisses d’épargne ont reçu en Prusse en dépôt la somme de 1819 millions de marks, dont elles ont placé 1754 millions de la manière suivante : 27.95 pour 100 en hypothèques urbaines, 27.98 pour 100 en hypothèques rurales, 24.72 pour 100 en valeurs au porteur, 9.75 pour 100 an billets à ordre cautionnés, 2.63 pour 100 en prêts sur gages, 6.97 pour 100 en prêts à des communes et institutions publiques.
- ↑ Verhandlungen des Landes-OEkonomie-Kollegium, 1883, p. 621 et suiv.