La Police sous Louis XIV - Nicolas de La Reynie

LA POLICE
SOUS LOUIS XIV

NICOLAS DE LA REYNIE.

On connaît les vers pleins de mouvement et de verve où Boileau décrit les bruits, les embarras et les dangers des rues de Paris en 1660, à l’aurore de ce règne qui devait, par ses grandeurs comme par ses fautes, mais surtout grâce à sa phalange d’incomparables écrivains, prendre une si large part dans l’histoire. Expression vive et juste des aspirations d’une société désireuse d’ordre, de paix intérieure, de sécurité, ce cri d’alarme du jeune poète ne fut perdu ni pour Louis XIV, ni pour Colbert, et en 1667 Nicolas de La Reynie était nommé lieutenant de police. La création de cette charge, qui répondait à un besoin public et qui était confiée dès l’origine à des mains si habiles, fut pour la capitale du royaume, on peut le dire sans exagération, le point de départ d’une ère nouvelle. Un an auparavant, Colbert avait voulu remédier au défaut de sûreté et à l’insalubrité des rues; mais ses réformes n’obtinrent pas l’assentiment général, et, comme il arrive souvent, ceux-là crièrent le plus qui devaient en profiter davantage. Après avoir constaté, à la date du 26 septembre 1666, qu’on tenait des conseils pour la police de Paris chez le chancelier, et qu’un oncle de Colbert, le sévère Pussort, y avait la haute main, un contemporain dont le journal abonde en particularités instructives, Olivier d’Ormesson, exprimait la crainte que ce ne fût pour mettre Pussort en possession de la charge de lieutenant civil. Il ajoutait que « des conseillers d’état faisoient nettoyer les rues, ôter toutes les pierres anciennes, ce qui faisoit murmurer le petit peuple; » mais Olivier d’Ormesson se trompait en croyant que Colbert ménageait la place de lieutenant civil à son oncle. La rigidité, la dureté de Pussort[1] auraient bientôt rendu odieux aux Parisiens le régulateur bourru, despotique, quoique très droit et très éclairé, du conseil d’état.

Dans une ville comptant déjà plus de cinq cent mille habitans, où les moyens de surveillance étaient encore si bornés, où s’élevaient chaque jour d’importantes questions de justice et de voirie, les attributions administratives et judiciaires du lieutenant civil du prévôt paraissaient excéder désormais la capacité et les forces d’un seul homme. Le sieur Daubray ayant été empoisonné par la marquise de Brinvilliers sa fille, un édit du 15 mars 1667 dédoubla sa charge; celle de lieutenant civil fut conservée, mais restreinte à un pouvoir uniquement judiciaire, et confiée à Antoine Daubray, qui devait avoir, trois ans après, le triste sort de son père. On créa en même temps un lieutenant pour la police, qui devint, quelques années plus tard, ce lieutenant-général de police dont les attributions ont été maintenues à peu près intactes jusqu’en 1789. Plus considérables que celles du lieutenant civil, qui avait cependant la préséance sur lui, mais sans commandement, elles représenteraient assez bien celles dont le préfet de police était encore investi il y a quelques années, si le lieutenant-général de police n’avait eu en outre le droit de juger sommairement les cas de flagrant délit n’entraînant aucune peine afflictive.

Au début d’une organisation dont le succès intéressait à un si haut point le gouvernement, il importait de confier les nouvelles fonctions à un homme doué de l’intelligence nécessaire pour en bien marquer les limites et d’une grande fermeté pour les faire respecter. Le corps des maîtres des requêtes de l’hôtel, distinct du conseil d’état, était alors en possession de fournir les intendans et les administrateurs pour les postes difficiles. Chargés de juger les procès des officiers de la couronne et des maisons royales, employés dans les bureaux de la chancellerie, rapporteurs des affaires sur lesquelles le conseil d’état avait à rendre des arrêts, remplaçant au besoin les présidens des sénéchaussées et des bailliages, envoyés enfin par les ministres en mission extraordinaire soit à l’intérieur, soit aux armées, les maîtres des requêtes de l’hôtel passaient par les fonctions les plus diverses et pouvaient y donner la mesure de leur capacité. Ils comptaient dans leurs rangs, en 1667, un homme déjà remarqué par ses services, Nicolas de La Reynie, que Colbert avait dû envoyer, l’année précédente, dans les ports du royaume pour réorganiser la juridiction des amirautés, entachée de mille abus. Cette mission, dont la durée fut de plusieurs années, ayant été ajournée, Colbert, qui avait reconnu le mérite du jeune maître des requêtes, le proposa pour les fonctions de lieutenant de police. C’était sans contredit un coup de fortune pour celui que le tout-puissant ministre tirait ainsi de la foule, et qui allait attacher son nom aux mesures d’ordre, de police et de réformation intérieure qui marquèrent les glorieux débuts du règne; mais ce choix ne fut pas moins heureux pour le gouvernement et pour les Parisiens, qui trouvèrent dans le nouveau magistrat un administrateur ferme et modéré, inflexible contre les vieux abus, vigilant, passionné parfois dans l’exercice de sa charge, évitant néanmoins le plus possible de faire du zèle dans une place où le zèle pouvait être si funeste, d’une intégrité enfin que les contemporains eux-mêmes ne suspectèrent pas.

Notre époque, si pauvre en beaux portraits habilement gravés, contraste avec le siècle de Louis XIV, qui nous en a légué un nombre prodigieux. J’ai là, devant moi, messire Gabriel-Nicolas de La Reynie, conseiller du roy, maistre des requestes, peint par Pierre Mignard, son ami, et admirablement buriné par van Schuppen. L’air du visage est sérieux sans être sombre, la physionomie ouverte; l’œil, pénétrant et scrutateur, est bien d’un magistrat; les traits, nobles et réguliers, ont une nuance de hauteur, mais de hauteur gracieuse; l’épaisseur de la lèvre et du menton annonce une volonté énergique[2]. En admettant que le peintre ait idéalisé son modèle, on est encore bien loin de cette tête de diable imaginée par la vindicative duchesse de Bouillon, et devenue traditionnelle grâce à Voltaire.

L’homme que ce portrait représente était né le 25 mai 1625, à Limoges, d’une bonne famille de robe. Son père, Jean-Nicolas, sieur de Tralage et de La Reynie, exerçait la charge de conseiller du roi en la sénéchaussée et présidial de la ville. Élevé à Bordeaux, le jeune Nicolas s’y était, après ses études, établi comme avocat. Le à janvier 1645, il épousait, âgé de vingt ans, Antoinette des Barats, fille d’un avocat au parlement de Bordeaux, à laquelle ses parens constituèrent une dot de 24,000 livres. Quant à lui, il eut de son père le fief de La Reynie, valant 200 livres de rente, dont il se hâta de prendre le nom, plus sonore et de meilleure figure que celui de Nicolas. A peine marié, il paraît avoir acheté une charge au présidial d’Angoulême. On le retrouve l’année suivante à Bordeaux président de la sénéchaussée de Guienne. Quand les troubles de la fronde éclatèrent, La Reynie, qui avait pris sagement parti pour l’autorité royale, tint tête au parlement, tout dévoué au prince de Condé; mais les rebelles eurent le dessus, et sa maison fut pillée. Dans cette extrémité, il se vit forcé de chercher un refuge chez le duc d’Épernon, gouverneur de la province, qui le présenta au roi, à la reine, et le fit son intendant. Tels sont les rares détails que nous avons sur les commencemens du jeune magistrat. Le duc d’Épernon était trop détesté dans la Guienne pour pouvoir y rester, même après la défaite des frondeurs. Appelé au gouvernement de la Bourgogne, il emmena avec lui La Reynie, qui, plein de résolution, désireux de parvenir, aspirait à montrer sa capacité sur une scène moins étroite. Au mois d’août 1657, d’Épernon, pour lui complaire, le recommandait au dispensateur de toutes les grâces, à Mazarin; mais la recommandation fut sans effet, et, bon gré, mal gré, La Reynie demeura attaché au gouverneur de Bourgogne jusqu’à sa mort. Il avait, s’il faut en croire un factum écrit à l’occasion d’un procès de famille, grandement accru sa fortune par des spéculations commerciales pendant son séjour à Bordeaux. Dès que la mort du duc d’Épernon lui eut rendu sa liberté (juillet 1661), il acheta la charge de maître des requêtes, qui ne lui coûta pas moins de 320,000 livres. Placé désormais sur un théâtre où ses qualités pouvaient se produire, apprécié par Colbert, il ne pouvait tarder à voir s’offrir l’occasion que rarement la fortune refuse à ceux qui en sont dignes. « Il avoit beaucoup d’esprit et de manège, dit le marquis de Sourches, grand-prévôt de France ; il parloit peu et avoit un grand air de gravité. » Enfin son heure vint, et au lieu d’une intendance, visée ordinaire des maîtres des requêtes, qui, si importante qu’elle eût pu être, l’aurait relégué au fond d’une province, il obtint à Paris même la magistrature la plus considérable après celle de premier président et de procureur-général du parlement, et se trouva ainsi du premier coup en rapports fréquens et secrets avec le roi. Si l’attente de l’ambitieux maître des requêtes avait été longue au gré de ses désirs, le dédommagement était proportionné, et dépassait sans doute ses prévisions.


I.

L’édit du 15 mars 1667, qui avait réorganisé la police de Paris, traçait aussi exactement que possible la ligne de démarcation entre les fonctions du magistrat chargé de veiller à la sûreté publique et celles du lieutenant civil; mais il ne suffisait pas, dans ces matières délicates où la sécurité des citoyens et le bon ordre de la capitale étaient directement engagés, de procéder à une répartition d’attributions plus ou moins bien étudiée, il fallait voir à l’œuvre l’organisation nouvelle. Une lettre du 24 juin 1667 au chancelier Séguier, la première qu’on ait de La Reynie, montre son activité ferme et prudente. Après avoir informé le chancelier que les assemblées qui jusque-là s’étaient réunies pour s’occuper de la propreté des rues de Paris lui paraissaient désormais inutiles, il ajoutait : « Nous faisons tous les jours quelque progrès dans les matières de police, et le bien qui peut en réussir est d’autant plus considérable qu’il se fait sans bruit et qu’il donne lieu à tous les habitans de cette ville d’espérer un fruit considérable de la bonté que le roi a eue de vouloir établir l’ordre et la règle dans Paris. » Établir l’ordre et la règle, tel fut en effet le but des premières mesures de La Reynie. Quelle était à cette époque l’organisation administrative de la police parisienne? De quel personnel disposait le magistrat placé à sa tête? La dépense affectée à ce service était-elle considérable ? Autant de questions intéressantes que nous nous sommes posées; mais rien, dans les documens connus, n’y répond avec toute la précision désirable, et il est bien à craindre que les pièces qui en auraient fourni les moyens n’aient été détruites. Si l’on remonte au XVIe siècle, on voit le guet des métiers organisé sur le pied d’une milice urbaine; mais son insuffisance, sa faiblesse peut-être, ayant été constatée, on créa un guet royal composé d’abord de 20 sergens à pied et de 20 sergens à cheval, qui fonctionna concurremment avec celui des métiers. Une organisation pareille ne pouvait durer longtemps sans amener des conflits dangereux. Henri II décida que le guet royal porté à 272 hommes, dont 32 à cheval, serait seul chargé de veiller à la sûreté des Parisiens. Réduit on ne sait pourquoi par Charles IX, modifié sans doute encore après lui, ce corps fut augmenté par Colbert de 120 cavaliers et de 160 fantassins, qui prirent le nom d’archers du guet. Les auxiliaires du lieutenant-général vers la fin du XVIIe siècle étaient des conseillers, des commissaires, des inspecteurs, des greffiers, des officiers gradués. Les derniers enfin dans la hiérarchie, mais les plus redoutables aux malfaiteurs, étaient les exempts chargés d’opérer les arrestations. Quant à la dépense, les budgets du temps ne la donnent que pour un seul point, le pavage de Paris, qui s’éleva à 137,000 livres la première année du ministère de Colbert, et qui, déclinant sans cesse depuis, était tombée, vingt ans après, à 50,000 livres.

Deux déclarations, l’une de 1660 et l’autre de 1666, avaient interdit le port d’armes aux particuliers. Cependant les laquais et domestiques des grandes maisons continuaient de porter l’épée. La Reynie annonça, dès le début, l’intention de faire quitter l’épée aux valets et autres personnes capables de causer du désordre, de faire sortir de Paris les gens sans aveu qui pouvaient servir le roi dans ses armées et de purger ainsi la ville de tous les vagabonds. Ces principes posés et nettement proclamés, il s’agissait de montrer qu’ils ne seraient pas lettre morte. Une occasion se présenta bientôt. Un laquais du duc de Roquelaure et un page de la duchesse de Chevreuse avaient battu et blessé un étudiant sur le Pont-Neuf. Ils furent appréhendés, condamnés à être pendus et exécutés sans miséricorde, malgré les plaintes de leurs maîtres, dont la dignité se prétendait offensée (tant les instincts féodaux étaient difficiles à refréner) par cette application du droit commun à leur domesticité. Deux ans après, le 5 juin 1669, La Reynie remettait en vigueur d’anciennes ordonnances défendant aux domestiques de quitter leurs maîtres sans congé, et aux maîtres de prendre des domestiques sans livret régulier. Si l’esprit de réglementation était en ce cas excessif, il témoigne du moins de l’état des mœurs. La violence et l’insolence des laquais de grande maison étaient en effet tellement enracinées que, le 25 mars 1673, le lieutenant-général de police dut leur défendre de nouveau de s’attrouper sous peine de la vie, et de porter des cannes ou bâtons sous peine de punition corporelle, indépendamment d’une amende de trois cents livres contre leurs maîtres. L’ordonnance était motivée sur ce que la défense d’avoir des bâtons, faite plusieurs fois aux laquais, et le châtiment exemplaire que quelques-uns avaient encouru ne suffisaient pas pour empêcher un certain nombre d’entre eux d’en porter et de se livrer à des actes de brutalité intolérables sur les bourgeois, et même sur les personnes de qualité. Cependant le désordre continua, et l’on vit en 1682 les laquais commettre de nouvelles insolences envers de jeunes filles et des dames de la cour à la porte même des Tuileries. Plus tard enfin, en 1693 et 1696, des ordonnances interdirent aux domestiques d’entrer dans les jardins publics, et il fallut encore leur réitérer la défense de porter des bâtons.

Après les crimes et les désordres de la rue, le soin de prévenir et de réprimer les pamphlets et libelles fut la partie la plus importante et la plus délicate des attributions de La Reynie, celle qui exigea de sa part, du premier au dernier jour de son administration, la surveillance la plus sévère. Malgré le prestige et la force incontestables du gouvernement, l’esprit de la fronde n’était nullement éteint, et bien des germes d’opposition couvaient çà et là. La durée excessive du procès de Fouquet et les violences faites à quelques juges, les récriminations des grands financiers soumis à des restitutions qui s’élevaient pour quelques-uns à plusieurs millions de livres, la réduction arbitraire et spoliatrice des rentes de l’Hôtel-de-Ville, le mécontentement de la noblesse des provinces privée de toute influence, la défaveur des protestans de jour en jour plus marquée, les querelles sans cesse renaissantes du jansénisme et la persécution contre Port-Royal, tels étaient les motifs principaux qui excitaient les malintentionnés de toute sorte et provoquaient de nombreux libelles. Ces causes d’irritation, Colbert aurait pu les atténuer par d’habiles ménagemens; mais, tout entier à la poursuite de ses desseins, fier des résultats déjà obtenus, il ne tenait à cette époque nul compte des résistances, et laissait à La Reynie le soin d’y mettre bon ordre. Celui-ci n’y épargna rien et poussa souvent la répression jusqu’aux extrêmes limites.

Un arrêt de 1666 avait autorisé, par exception, « les officiers ordinaires à juger en dernier ressort ceux qui écrivoient des nouvelles et des gazettes. » D’après quels principes? sur quelles bases? On l’ignore. Ce que l’on sait, par des preuves nombreuses, c’est la multiplicité des libelles. L’arrêt de 1666 n’avait été rendu que pour une année. Quatre ans après, La Reynie conseillait à Colbert de le remettre en vigueur et de faire savoir au procureur-général Talon « de quelle importance il étoit pour le service du roi et pour le bien de l’état de réprimer par les voies les plus rigoureuses la licence que l’on continuoit de se donner de semer dans le royaume et d’envoyer dans les pays étrangers des libelles manuscrits. » C’était aussi l’avis de Colbert, qui ne demandait pas mieux que de faire punir sévèrement les auteurs et distributeurs de gazettes à la main et de libelles. Il y était porté tout à la fois par ses souvenirs de la fronde et par ses dispositions naturelles; les dénonciations ne manquaient point d’ailleurs pour exciter son zèle. Le 16 février 1665, un habitant de Toulouse l’avertissait de l’arrivée d’un poète, du nom de Boyer, qui débitait avec effronterie des satires contre le roi et le contrôleur général. «Ne permettez pas, disait l’honnête anonyme, que ces petits fripons se raillent plus longtemps de leur roi ni de vous. » Et il désignait du même coup le premier président de Lamoignon (alors suspect d’opposition à Colbert) pour avoir chez lui un autre satirique, nommé La Chapelle, qui poétisait aussi. Cependant ni les amendes, ni l’exil, ni la Bastille, n’imposaient silence aux libellistes. Le 23 avril 1670, La Reynie informait Colbert qu’il venait de faire arrêter plusieurs écrivains porteurs « d’un très grand nombre de pièces manuscrites, et en général de tout ce qui avoit été fait d’infâme et de méchant depuis quelques années. » De son côté, le marquis de Seignelay stimulait sans cesse le lieutenant- général de police, et les recommandations fréquentes qu’il lui adressait prouvent que l’audace toujours croissante des pamphlétaires avait fini par inquiéter le gouvernement. Si encore la politique seule eût été matière à libelles! mais les questions purement religieuses faisaient éclore une multitude de publications non moins vives, et les prêtres eux-mêmes n’étaient pas les moins ardens à la controverse. Le 21 avril 1683, Louis XIV autorisa La Reynie à juger « plusieurs ecclésiastiques et libraires qui se mêloient de composer divers écrits et libelles diffamatoires contenant des maximes contraires au bien du service, au repos des sujets du roi, et attaquant l’honneur et la réputation de diverses personnes constituées en dignité. » Nous savons par une lettre de Seignelay que deux des prévenus (l’un d’eux était aumônier de l’Hôtel-Dieu de Saint-Denis) furent condamnés aux galères. Une autre lettre de La Reynie à Louvois au sujet de Bayle prouve que, chez le lieutenant de police, la passion politique n’étouffait pas les goûts littéraires. Le gouvernement avait cru devoir empêcher la distribution de quelques opuscules du hardi penseur. En prévenant Louvois des mesures prises à cet égard, La Reynie ajoutait : «Sa lettre sur les comètes, sa critique de Calvin même et les Nouvelles de la république des lettres peuvent bien faire juger de son habileté; mais la finesse et la délicatesse de ces mêmes écrits ne les rendent pas moins suspects, et, bien qu’il se soit beaucoup contraint dans son journal pour le faire recevoir en France, il n’a pu cependant si bien cacher sa mauvaise volonté et son dessein que M. le chancelier ne s’en soit aperçu. » Par malheur, les condamnations aux galères, châtiment déjà bien sévère, n’étaient pas toujours jugées suffisantes. Plus d’une fois le bûcher et la potence punirent des crimes qui, si détestables qu’ils pussent être, ne méritaient pas du moins cette atroce pénalité. Un avocat du temps, Antoine Bruneau, a consigné dans un journal dont de rares fragmens sont parvenus jusqu’à nous quelques-unes de ces condamnations capitales. C’était sans doute, par une exception rare dans sa profession, un esprit très peu libéral et très inhumain; la satisfaction naïve avec laquelle il enregistre ces rigueurs mérite néanmoins d’être notée; c’est un renseignement dont il faut tenir compte et comme un jour ouvert sur l’opinion des contemporains.


« Novembre 1694. — Le vendredi 19, sur les six heures du soir, par sentence de M. de La Reynie, lieutenant de police, au souverain, furent pendus à la Grève un compagnon imprimeur de chez la veuve Charmot, rue de la Vieille-Boucherie, nommé Rambault, de Lyon, et un garçon relieur de chez Bourdon, bedeau de la communauté des libraires, nommé Larcher, deux condamnés à être conduits aux galères, et sursis au jugement de cinq jusqu’après l’exécution, les deux pendus ayant eu la question ordinaire et extraordinaire pour avoir révélation des auteurs, pour avoir imprimé, relié, vendu et débité un libelle infâme contre le roi, l’Ombre de M. Scarron[3], avec une planche gravée de la statue de la place des Victoires; mais au lieu des quatre figures qui sont aux angles du piédestal, c’étoient quatre femmes qui tenoient le roi enchaîné. Mme de La Vallière, Mme de Fontanges, Mme de Montespan et Mme de Maintenon. Le graveur est en fuite. J’estime qu’on ne peut assez punir ces insolences contre le souverain, puisque, par les ordonnances, le moindre particulier est en droit de demander réparation des libelles diffamatoires qui seroient faits contre lui. On a trouvé des paquets de ce libelle jetés la nuit dans la rivière, entre le pont Notre-Dame et le Pont-au-Change.

«Décembre. — Le lundi 20, le nommé Chavance, garçon libraire, natif de Lyon, fut condamné, par sentence de M. de La Reynie, à être pendu et mis à la question pour l’affaire des livres mentionnés en novembre; il eut la question et jasa, accusant des moines. La potence fut plantée à la Grève et la charrette menée au Châtelet. Survint un ordre de surseoir à l’exécution et au jugement de La Roque, autre accusé, fils d’un ministre de Vitré et de Rouen, qui a fait la préface de ces impudens livres. On dit que Chavance est parent ou allié du père La Chaise, confesseur du roi, qui a obtenu la surséance... »


Plus on s’éloigne d’une époque, surtout quand la période intermédiaire s’appelle le XVIIIe siècle, plus il importe de tenir compte de la différence des milieux et de la modification des idées sur les points fondamentaux. Il serait donc tout à fait injuste d’imputer ces condamnations capitales qui frappaient des imprimeurs et des libraires à La Reynie, simple instrument, subissant l’influence des passions de son temps, suffisamment attestées par les aveux de l’avocat Bruneau. Si La Reynie avait été naturellement dur et inhumain, ce sentiment aurait trouvé mille occasions de se faire jour dans ses nombreuses lettres, ainsi que cela est arrivé à Louvois, chez qui la pensée des scènes les plus déchirantes, triste conséquence de ses ordres barbares, n’excite jamais un mouvement de pitié. Au surplus, pendant que La Reynie, pour remplir les pénibles devoirs de sa charge, se laissait aller à trop de sévérité dans la répression des excès de l’imprimerie, il protégeait efficacement les imprimeurs zélés pour le progrès de leur art. Le 19 novembre 1671, il écrivait à Colbert au sujet du sieur Vitré : « Sa longue expérience et la connaissance qu’il a des causes qui ont maintenu ou détruit l’imprimerie dans le royaume, selon la diversité des temps, ne nous ont pas été d’un médiocre secours. » Il proposait en conséquence d’augmenter sa pension, « qui étoit médiocre, » et d’allouer aux sieurs Thierry et Petit, pour la belle impression de leurs livres, une gratification qui produirait un excellent effet. On reconnaît là le bibliophile intelligent à qui la France doit la conservation des textes primitifs de Molière. Comme lieutenant-général de police, La Reynie devait veiller à ce que les œuvres du poète subissent, quel que fût le généreux patronage dont le roi le couvrait, certaines corrections; mais le discret appréciateur de Bayle, l’amateur de livres, le curieux conservait précieusement pour lui seul les textes originaux, et c’est grâce à son exemplaire, heureusement parvenu jusqu’à nous, qu’on possède dans leur pureté native la pensée et la forme mêmes du grand peintre de l’humanité[4].

Un des traits qui caractérisent le mieux le zèle du lieutenant de police à défendre la morale publique fut sa lutte contre les joueurs. Les désordres de la surintendance de Fouquet et les fortunes scandaleuses qui en étaient sorties avaient développé à un degré incroyable la passion du jeu. Gourville nous apprend, dans ses curieux mémoires, qu’on jouait, même en carrosse, des sommes exorbitantes. Le retour de l’ordre matériel et de la régularité dans l’administration calma pour un temps ces ardeurs de gain insensées. Louis XIV d’ailleurs était jeune, amoureux; d’autres plaisirs l’attiraient. Plus tard, quand les premières effervescences de la jeunesse furent passées, le goût du jeu lui vint et alla sans cesse grandissant. Les courtisans, cela va sans dire, suivirent l’exemple du maître. Bientôt les escrocs se mêlèrent aux parties et nécessitèrent l’intervention d’un fonctionnaire, le grand-prévôt, attaché à la cour pour juger, assisté des maîtres des requêtes de l’hôtel, tous les délits qui s’y commettaient. Le 31 mars 1671, La Reynie informa Colbert, de la part du grand-prévôt, que le roi leur avait ordonné de conférer ensemble « pour essayer de trouver quelque moyen d’empêcher les tromperies qui se faisoient au jeu. » En même temps, La Reynie envoyait à Colbert un mémoire signalant les fraudes auxquelles donnaient lieu les jeux de cartes, de dés et le hoca[5]. Pour les cartes, La Reynie conseillait d’enjoindre aux fabricans de les disposer par couleurs, pour obliger les joueurs à les mêler, et de n’employer qu’un même papier, dans le même sens. « Il y a des cartiers, ajoutait-il, qui travaillent dans des hôtels et dans quelques autres lieux privilégiés. C’est un abus considérable, et il sera bien à propos de leur défendre de travailler ailleurs que dans leurs maisons et boutiques. » Les fraudes du jeu de dés paraissaient à La Reynie plus difficiles à réprimer. On pouvait cependant interdire aux fabricans d’en faire de chargés ou de faux, avec ordre de dénoncer les personnes qui leur en demanderaient de cette qualité. Quant au jeu de hoca, il le considérait comme le plus dangereux de tous. « Les Italiens, disait-il, capables de juger des raffinemens des jeux de hasard, ont reconnu en celui-ci tant de moyens différens de tromper, qu’ils avoient été contraints de le bannir de leur pays. Deux papes de suite, après avoir connu les friponneries qui s’y étoient faites dans Rome, l’ont défendu sous des peines rigoureuses, et ils ont même obligé quelques ambassadeurs de chasser de leurs maisons des teneurs de hoca qui s’y étoient retirés... » La Reynie ajoutait que, toléré un instant dans Paris il y avait quelques années, ce jeu causait de tels désordres que le parlement, les magistrats et les six corps de marchands en demandèrent l’interdiction. Que serait-ce si la cour l’adoptait? Les bourgeois, les marchands et les artisans ne manqueraient pas d’y jouer aussi, et les désordres recommenceraient plus grands que jamais.

La demande de La Reynie ne fut pas écoutée. La cour avait besoin de distractions: le hoca y fut admis avec plusieurs autres jeux de hasard non moins dangereux, le lansquenet, le portique, le trou-madame. Il faut voir, à chaque page du Journal de Dangeau, la place qu’ils tenaient dans les amusemens du roi, des princes, des courtisans. Quand le dauphin eut grandi, sa passion pour le hoca et le lansquenet égala presque celle qu’il avait pour la chasse. De son côté, la favorite y déployait toutes les audaces de son caractère, « Le jeu de Mme de Montespan, écrivait le 13 janvier 1679 le comte de Rebenac, est monté à un tel excès que les pertes de 100,000 écus sont communes. Le jour de Noël, elle perdoit 700,000 écus; elle joua sur trois cartes 150,000 pistoles et les gagna[6]. Et à ce jeu-là (sans doute le lansquenet ou le hoca) on peut perdre ou gagner cinquante ou soixante fois en un quart d’heure. » Une autre fois un correspondant de Bussy-Rabutin lui annonce qu’en une seule nuit Mme de Montespan regagna 5 millions qu’elle avait perdus. N’y avait-il pas là quelque exagération? Un correspondant anonyme parle aussi de ces jeux, d’autant moins excusables qu’en cas de perte c’était en définitive le trésor royal qui payait. « Mme de Montespan, écrit-il à la date du 4 mai 1682, a perdu, dit-on, au hoca plus de 50,000 écus. Le roi l’a trouvé fort mauvais et s’est fort fâché contre elle[7].» Mme de Sévigné nous apprend aussi que Louis XIV blâmait ces excès; puis elle ajoute : « Monsieur a mis toutes ses pierreries en gage. » On savait de plus que celui-ci, pendant une campagne, avait perdu 100,000 écus contre Dangeau et Langlée.

Cela n’empêchait pas de défendre les jeux de hasard partout ail- leurs qu’à la cour, mais on se figure la difficulté de la répression alors que l’exemple partait de si haut. Un gentilhomme avait obtenu d’établir dans Paris un nombre illimité de jeux dits de géométrie ou de lignes; La Reynie les restreignit à deux et fut approuvé. Un sieur de Bragelonne, une demoiselle Dalidor donnaient à jouer; on le leur défendit, et le lieutenant de police eut ordre de surveiller la demoiselle Dalidor pour l’expulser de Paris, si elle continuait. Dans la même année (1678), le duc de Ventadour, dénoncé comme faisant jouer le hoca, ayant persisté malgré un avertissement du roi, Seignelay écrivit à La Reynie : « Sa majesté fera parler si fortement à M. de Ventadour sur le jeu de hoca qu’il a établi chez lui, qu’elle n’a pas lieu de douter qu’il ne finisse entièrement ce commerce à l’avenir[8]. » Au lieu de cela, les parties devinrent plus animées que jamais. Pouvait-il en être autrement? Le jeu redoublait à Versailles, et Paris ne l’ignorait pas. A mesure que Louis XIV vieillissait, il cherchait dans le jeu les distractions que la galanterie ne lui donnait plus. « Sa majesté résolut, dit le marquis de Sourches (novembre 1686), pour donner quelque amusement à sa cour, de faire recommencer les appartemens[9] aussitôt qu’elle seroit de retour à Versailles, et même d’y jouer elle-même un très gros jeu au reversi, pour lequel chaque joueur feroit un fonds de 5,000 pistoles. Les joueurs dévoient être le roi, Monseigneur, Monsieur, le marquis de Dangeau et Langlée, maréchal des logis des camps et armées du roi. » Le marquis de Sourches ajoute que, les avances étant considérables, les joueurs s’associaient entre eux, et que le roi eut la bonté de mettre de moitié avec lui quelques personnes, notamment le maître des requêtes Chamillart.

Ce que l’on devait prévoir ne manqua pas d’arriver, et les joueurs se multiplièrent à l’infini. La Reynie punissait les petits et dénonçait les plus haut placés, devant lesquels s’arrêtait son pouvoir; mais ceux-ci se tiraient toujours d’affaire et recommençaient aussitôt. En 1697, au moment de céder sa charge à d’Argenson, il insista sur les désordres qu’occasionnait le jeu et sur la nécessité d’y remédier. Le chancelier, c’était alors Pontchartrain, partageait ses idées, et il aurait bien voulu les faire prévaloir. « Sur le compte que j’ai rendu au roi de vos trois dernières lettres, lui répondit-il, sa majesté m’a ordonné de vous écrire qu’elle veut plus que jamais empêcher absolument les jeux publics. Sa volonté est donc qu’avant que vous quittiez la charge de lieutenant de police, vous m’envoyiez un mémoire exact de tous les lieux où l’on joue, de ceux qui y tiennent le jeu, et par quelle protection, afin que, par son autorité, elle renverse une bonne fois tous ces établissemens faits contre son intention. » En effet, le 14 février 1697, Pontchartrain écrivit à La Reynie que le roi avait invité le duc de Chartres, M. d’Effiat et plusieurs autres à ne plus laisser jouer chez eux; mais la seule mesure efficace, la suppression des jeux de hasard à la cour, ne fut pas prise : aussi, malgré les ordres du chancelier et quelques exemples sévères, d’Argenson fut tout aussi impuissant que son prédécesseur à corriger le mal.

Par la nature de ses fonctions, La Reynie était appelé à s’occuper des détails les plus divers. Ainsi les difficultés soulevées par les incidens des représentations théâtrales s’imposèrent plus d’une fois à son attention. Dirigés d’une manière à peu près arbitraire, les théâtres étaient souvent l’objet de sévérités extrêmes. A l’époque où La Reynie fut nommé, une question qui a pris l’importance d’un événement historique passionnait les Parisiens. Un chef-d’œuvre, le Tartuffe, achevé depuis 1664, ne pouvait se produire à la scène. Il eût été curieux de savoir quel rôle joua La Reynie dans ce mémorable débat, et s’il prit parti pour le grand poète. Sa correspondance est muette à cet égard. On sait qu’un troisième placet, présenté au roi le 5 février 1669, eut enfin un plein succès. Malgré l’intolérance des faux dévots et l’opposition de quelques gens de bien timorés, comme le président de Lamoignon, la comédie la plus réformatrice qui ait jamais été jouée, celle qui a le plus intimidé le vice honteux auquel elle s’attaque, était enfin autorisée. Ce jour-là, Louis XIV avait remporté une de ces victoires qui marquent parmi les plus glorieuses d’un règne et que la postérité n’oublie pas.

Les questions de théâtre n’étaient pas toutes de cette importance. Un agent de La Reynie, dépassant peut-être ses intentions, avait défendu les marionnettes. Louis XIV, à qui Brioché s’adressa, fut plus indulgent, et lui permit (16 octobre 1676) de se livrer à son industrie dans le lieu qui lui serait assigné. Une autre fois (4 février 1679), le roi autorisait le nommé Allart à représenter en public, à la foire de Saint-Germain, « les sauts, accompagnés de quelques discours, qu’il avoit joués devant sa majesté, à condition que l’on n’y chanteroit, ni danseroit. » La police les avait donc interdits. Le 6 décembre 1690, le chancelier Pontchartrain prévenait La Reynie qu’on devait donner au premier jour une comédie où figureraient d’une manière ridicule les princes de l’Europe ligués contre la France, mais que le roi ne voulait ni le souffrir, ni le défendre ouvertement. « Il faut, disait Pontchartrain, que ce soit vous qui, de votre chef et sans bruit, mandiez quelques-uns des comédiens pour vous donner cette pièce à lire, après quoi, de vous-même et sous d’autres prétextes, vous leur direz de ne pas la jouer. » Enfin le droit de siffler au théâtre, que Boileau croyait avoir à jamais consacré, n’était pas si bien établi que les ordonnances de police n’y apportassent quelquefois des restrictions essentielles. Un nommé Caraque s’était permis de siffler à la comédie. « Le roi, écrit Pontchartrain à La Reynie (17 septembre 1696), m’ordonne de vous dire de le faire mettre en liberté, s’il n’est détenu pour autre cause. Sa détention de trois semaines, avec une réprimande que vous lui ferez, le rendront sage. »

S’il est un lieu en France où le sentiment des convenances règne aujourd’hui d’une manière absolue, c’est, grâce à la piété des uns et à la respectueuse déférence des autres, l’église et le temple. Les toilettes extravagantes osent à peine s’y aventurer, et les femmes qui s’y présenteraient la gorge et les bras nus, comme au théâtre ou au bal, seraient conspuées. Malgré son intolérance et ses prétentions à l’orthodoxie, le XVIIe siècle excitait, sous ce rapport, les justes colères des prédicateurs. L’œil ouvert sur tous les abus, la police avait informé le roi que, sous prétexte de dévotion aux âmes du purgatoire, les théatins faisaient chanter un véritable opéra dans leur église, qu’on s’y rendait pour la musique, que les chaises y étaient louées dix sous, et qu’à chaque changement on faisait des affiches comme pour une nouvelle représentation. En signalant ce fait à l’archevêque de Paris (6 novembre 1685), le marquis de Seignelay ajoutait qu’à raison des bonnes dispositions des religionnaires « il seroit bon d’éviter ces sortes de représentations publiques, qui leur faisoient de la peine et pouvoient augmenter leur éloignement pour la religion. » Un mandement des vicaires-généraux de Toulouse, du 13 mars 1670, constate des faits non moins regrettables. Après s’être vivement élevés contre les femmes qui, « violant pour ainsi dire l’immunité des églises, portoient, par la nudité de leurs bras et de leur gorge, le feu de l’amour impur dans les cœurs des fidèles qui s’y retiroient comme dans des asiles consacrés à la prière et à la sainteté, » les vicaires-généraux défendaient, sous peine d’excommunication, d’y entrer et de se présenter aux sacremens en cet état d’immodestie et d’indécence. On lit en outre dans un livre curieux, imprimé pour la première fois à Bruxelles cinq ans après, et attribué à l’abbé Boileau, frère du poète : « Ce n’est pas seulement dans les maisons particulières, dans les bals, dans les ruelles, dans les promenades, que les femmes paroissent la gorge nue; il y en a qui, par une témérité effroyable, viennent insulter à Jésus-Christ jusqu’au pied des autels. Les tribunaux mêmes de la pénitence, qui devroient être arrosés des larmes de ces femmes mondaines, sont profanés par leur nudité... » Et non-seulement des femmes provoquaient de pareilles réprimandes; plus audacieuses encore, quelques-unes osaient pénétrer dans les églises avec un masque. C’est ce que fit entre autres, vers les derniers jours de février 1683, la femme du procureur-général des monnaies. Dans son indignation, La Reynie avait proposé de la mettre à l’amende. Seignelay lui répondit que « le roi ne le vouloit pas, n’y ayant point encore d’ordonnance sur ce sujet; mais sa majesté vouloit qu’il en rendît une, portant telle amende qu’il estimeroit à propos contre tous masques qui entreroient dans l’église, et qu’il la fît publier incessamment. » Enfin, le 30 novembre de la même année, le pape Innocent XI crut devoir, tant le mal dénoncé par les vicaires-généraux de Toulouse était difficile à guérir, venir en aide aux évêques de France, et fulmina à son tour les mêmes peines canoniques contre les femmes qui paraîtraient dans les églises avec des toilettes inconvenantes.

Chaque jour, on a déjà pu s’en convaincre, suggérait à La Reynie de nouveaux sujets de réforme ou d’améliorations. Il avait proposé, au mois de novembre 1687, divers moyens pour arrêter le fléau toujours croissant de la prostitution à Paris. Seignelay lui répondit que le roi approuvait les conclusions de son rapport et voulait qu’il lui soumît tous ses plans « pour l’établissement du bon ordre dans cette grande ville sur toute sorte de matières, afin d’empêcher, autant que cela dépendoit de son autorité, la dépravation publique. » Le lieutenant-général de police s’était depuis longtemps fait à lui-même ces sages recommandations, et l’on peut dire que l’établissement du bon ordre dans Paris fut le but constant de ses efforts. Sa correspondance avec Colbert, Seignelay, de Harlay, montre le zèle qu’il déployait dans l’exercice de ses délicates fonctions. Ce serait une erreur de croire que la population parisienne fût alors plus facile à administrer que de nos jours. Dans maintes circonstances, elle échappait complètement à l’action de ses magistrats. Au mois d’août 1686, elle insulta l’ambassadeur de Siam, arrêta un de ses carrosses, battit son cocher. Le roi, fort mécontent, fit écrire à La Reynie de prévenir le retour de ces désordres, et de publier, si c’était nécessaire, une ordonnance à cet égard. Quelques années après, pendant la guerre avec le Piémont, la princesse de Carignan était attaquée par la populace, traitée de Savoyarde, menacée d’être menée en prison. Vers la même époque, le peuple avait fait des feux de joie sur le faux avis de la mort du prince d’Orange. Bien que ces mouvemens eussent un caractère patriotique, ils déplaisaient à Louis XIV, qui avait toujours présent le souvenir des désordres de la fronde. Au sujet de l’insulte faite à la princesse de Carignan, Seignelay écrivit à La Reynie (16 août 1690) que a cela, joint à ce qui étoit arrivé à l’occasion du prince d’Orange, avoit décidé sa majesté à réprimer l’insolence du peuple; elle lui ordonnoit donc d’informer sur ce qui s’étoit passé à l’égard de la princesse de Carignan, et, si les faits étoient vrais, de poursuivre les auteurs de ces violences. » Puis le 22 il écrivait : « Le roi vient d’apprendre la nouvelle d’une victoire remportée en Savoie par M. de Catinat, et comme sa majesté appréhende que la populace ne tombe dans le même inconvénient que ces jours passés à l’occasion de la fausse nouvelle de la mort du prince d’Orange, elle m’ordonne de vous écrire de prendre vos mesures pour empêcher qu’on ne fasse aucuns feux, à moins que sa majesté n’en envoie les ordres aux magistrats en la manière ordinaire. »

Un exemple suffira pour montrer que l’action de la police sous Louis XIV avait souvent à s’exercer dans un ordre de faits où ni la politique, ni la religion, rien enfin de ce qui passionne les esprits n’était atteint. Pour favoriser le débit des étoffes de soie, un édit au moins singulier avait défendu, en 1694, de se servir pour les habits de boutons d’étoffe, au lieu des boutons de soie employés jusqu’alors. Le sens droit de La Reynie lui fit comprendre que la réglementation, poussée à cet excès, dépassait le but, et il écrivit en conséquence à Pontchartrain, qui lui fit cette réponse significative :


« 9 juillet 1696. — J’ai lu au roi votre lettre entière au sujet des boutons d’étoffe. Elle a fait un effet tout contraire à ce qu’il sembloit que vous vous étiez proposé, car sa majesté m’a dit et répété très sérieusement, malgré toutes vos raisons, qu’elle veut être obéie en ce point comme en toutes autres choses, et que, sans distinction, vous devez confisquer tous les habits neufs et vieux où il s’est trouvé des boutons d’étoffe et condamner à l’amende les tailleurs qui en ont été trouvés saisis. Ne proposez donc plus sur cette matière des expédions, et condamnez avec rigueur tous ceux qui ont été ou qui pourront être trouvés en contravention. »


On est confondu de voir l’autorité d’un souverain dont le règne compte de si belles pages appliquée à de telles futilités. Qu’aurait fait Colbert, s’il avait pu prévoir que son système industriel serait exagéré à ce point et, on peut le dire, jusqu’au ridicule? Comment s’étonner après cela qu’une ordonnance du 24 février 1683 condamne à la prison tout détenteur de viandes, volailles ou gibier pendant le carême, à moins de permission spéciale ? Les hôtels des princes et seigneurs de la cour devaient être, il est vrai, visités comme les plus modestes hôtelleries; mais à qui croyait-on persuader que l’ordonnance serait exécutée envers tous avec impartialité?


II.

Malgré les excellens résultats obtenus par La Reynie, une ordonnance du mois de mars 1674 créa un second lieutenant de police et l’investit des mêmes fonctions, des mêmes prérogatives que le premier. C’était le temps où Colbert, réduit aux plus fâcheux expédiens de la guerre de Hollande, que prolongeaient la politique hautaine et les exigences imprévoyantes de Louvois, faisait argent de tout et dédoublait, moyennant finance, la plupart des grandes charges. Ici la mesure était trop directement contraire à la nature des choses ; au bout de quelques semaines d’essai, les deux offices furent réunis, « par le motif, disait la déclaration du 18 avril de la même année, que la police, qui a pour objet principal la sûreté, tranquillité, subsistance et commodité des habitans, doit être générale et uniforme dans toute l’étendue de la ville de Paris, et qu’elle ne pourroit être divisée et partagée sans que le public en reçût un notable préjudice. » Ces principes, aujourd’hui élémentaires, n’auraient certes pas été méconnus, si la question d’argent n’avait paru prépondérante, La même déclaration donnait à La Reynie, jusqu’alors simple lieutenant de police, le titre de lieutenant-général de police de la ville, prévôté et vicomte de Paris. Il n’avait pas attendu cette réorganisation pour aviser aux moyens de débarrasser la capitale des coupe-jarrets qui en rendaient le séjour si peu sûr aux honnêtes gens. Un mémoire « pour remédier aux vols et assassinats qui se commettent de nuit dans la ville de Paris par le moyen de corps de garde qu’on pourra établir pour ce sujet » confirme la description de Boileau, et va même au-delà. Ce mémoire, qui remonte aux premières années du ministère de Colbert, débute ainsi : « Le plus grand désordre de la ville de Paris se rencontre dans la saison de l’hiver, pendant lequel, les jours étant courts, les habitans et étrangers sont obligés de se servir des premières heures de la nuit pour vaquer à leurs affaires, et lors se commettent plusieurs meurtres, vols et semblables rencontres, d’autant que les soldats du régiment des gardes, les cavaliers venant de leur garnison, les pages et laquais, en sont les principaux auteurs. » Quelques années auparavant (1655), Gui Patin prétendait qu’il était impossible d’empêcher le vol dans une ville où les compagnies du régiment des gardes volaient elles-mêmes impunément. Plus tard, le 26 septembre 1664, il écrivait : «Jour et nuit on vole et on tue ici... On dit que ce sont des soldats du régiment des gardes et des mousquetaires. Nous sommes arrivas à la lie de tous les siècles... » Voilà comment un homme spirituel, mais passionné et atrabilaire, qualifiait la plus brillante époque du grand règne. Il faut entendre encore Gui Patin sur d’autres misères sociales, suites de la débauche et de l’immoralité. En 1655, une demoiselle de la cour, séduite par le duc de Vitry, étant morte d’un avortement, la sage-femme à qui la malheureuse avait eu recours fut pendue. « À ce sujet, disait le terrible docteur, les vicaires-généraux se sont allés plaindre au premier président que, depuis un an six cents femmes, de compte fait, se sont confessées d’avoir tué et étouffé leur fruit. »

La création d’un hôpital des enfans trouvés à Paris (juin 1679) diminua sans doute le nombre des infanticides. Quant aux assassins et aux voleurs, La Reynie avait obtenu des résultats remarquables par l’établissement d’une garde de nuit et de lanternes publiques. « Il créa, dit Voltaire, une garde continuelle, à pied et à cheval, pour veiller à la sûreté des Parisiens. » Le cadre formé, La Reynie ne négligea rien pour l’agrandir. « La garde de nuit de cette ville, écrivit-il à Colbert le 21 novembre 1679, demande aussi quelque augmentation de dépense, et il est extrêmement à craindre que, dans ces longues nuits de la saison, on ne vienne à découvrir qu’il n’y a que bien peu de gens sur pied, et qu’on peut entreprendre presque sans danger contre la sûreté publique. Personne ne peut savoir aussi bien que vous de quelle conséquence il est pour le service du roi et pour la satisfaction des habitans de Paris de maintenir la tranquillité et la douceur dans laquelle ils vivent depuis quelque temps, et il est bien plus aisé de la conserver présentement qu’il ne seroit facile de la rétablir, si elle étoit une fois troublée. » Un arrêt du conseil du 28 janvier 1668 avait ordonné le dénombrement des lanternes posées l’année précédente et mis la dépense à la charge des quartiers, comme pour le nettoiement des rues. Pour consacrer et perpétuer ce souvenir, Louis XIV fit frapper une médaille avec la légende : securitas et nitor. Bientôt l’éclairage public se généralisa : un édit de juin 1697 constate que, de toutes les améliorations, aucune n’avait été plus utile et mieux appréciée. Considérant comme un devoir d’aviser aussi à la sûreté et commodité des autres villes du royaume, Louis XIV ordonnait « d’y faire le même établissement et de les mettre à même de le soutenir à perpétuité. » Les six mille cinq cents lanternes[10] qui éclairaient Paris vers la fin du XVIIe siècle étaient garnies de chandelles. Rien ne rendant exigeant comme le progrès, cet éclairage excitait souvent des plaintes, dont le lieutenant-général de police supportait le contre-coup. « On a dit à sa majesté, lui écrivait Seignelay (janvier 1688), que les lanternes de Paris sont à présent bien mal réglées, qu’il y en a beaucoup dont les chandelles ne brûlent pas à cause de leur mauvaise qualité et du peu de soin qu’on en prend : sur quoi elle m’ordonne de vous écrire d’y donner l’ordre que vous jugerez nécessaire. » Malgré ces plaintes inévitables, l’éclairage régulier et continu des rues de Paris n’en constitua pas moins une innovation des plus importantes, à laquelle le nom de La Reynie est resté attaché.

Prévenir les attaques des assassins et des voleurs, ce n’était pas tout : il fallait réprimer l’importunité et l’insolence invétérée des mendians et vagabonds. Habitués à une longue tolérance, jouissant de certaines immunités et organisés en bandes avec lesquelles la justice était obligée de compter, ils avaient, au centre même de Paris, un refuge d’où ils bravaient l’autorité. La Reynie fit, peu après sa nomination, une rude guerre à ces vieux abus. On raconte qu’après avoir envoyé par trois fois à la Cour des Miracles des commissaires et des détachemens trois fois repoussés à coups de pierres, il y alla lui-même un matin, accompagné de cent cinquante soldats du guet, d’un demi-escadron de soldats de maréchaussée, d’une escouade de sapeurs pour forcer les portes, d’un commissaire et de quelques exempts. Malgré la résistance des truands, la sape ouvrit bientôt leurs murs, et La Reynie aurait pu les prendre tous; mais il préféra les laisser fuir, se contentant de raser leur retraite, triste vestige de la barbarie d’un autre âge. Il y avait d’autres lieux de refuge plus difficiles à atteindre que les cours des miracles : c’étaient les enclos du Temple et de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, l’hôtel de Soissons, le Louvre même et les Tuileries. Un édit de 1674 supprima, il est vrai, toutes les justices seigneuriales de la capitale; mais l’esprit féodal, battu dans ses derniers retranchemens, refusait de se soumettre à la loi nouvelle. L’hôtel de Soissons, propriété de la maison de Savoie, affecta notamment, pour affirmer son droit, de donner asile à des voleurs, et la police eut souvent à lutter contre ses prétentions: peut-on s’en étonner quand on voit, en 1682, Colbert lui-même déplorer que le château des Tuileries servît de retraite à des gens que poursuivait la justice? Enfin deux ans après, c’est Seignelay qui nous l’apprend, Louis XIV recevait des plaintes fréquentes sur la difficile exécution des mandats contre les réfugiés de l’enclos du Temple : la menace d’en faire briser les portes, si les plaintes continuaient, donna sans doute à réfléchir, et peu à peu les derniers lieux d’asile disparurent. L’ordonnance criminelle de 1670 portait que les prisons seraient disposées de telle sorte que la santé des prisonniers n’en pourrait souffrir : en fait, rien de plus contraire à la vérité. Un tableau des prisons de Paris tracé par un magistrat du XVIIIe siècle est douloureusement instructif sur ce point. Entassés dans des antres humides, privés d’air et de lumière, les détenus se communiquaient inévitablement les maladies dont ils étaient infectés. Au For-l’Evêque, le préau affecté à la promenade de quatre ou cinq cents prisonniers était dominé par des bâtimens très élevés; les prisonniers sans ressources étaient jetés dans des trous obscurs, sous les marches de l’escalier ou dans des cachots, au niveau de la rivière. Si tel était l’état des prisons de Paris au XVIIIe siècle, que devait-il être au XVIIe ! De nombreuses lettres de Colbert attestent que, de son temps, le gouvernement laissait l’entretien des prisons aux communes, qui, de leur côté, prétendaient s’exonérer de cette charge. Quant à la surveillance intérieure de celles de la capitale, un document contemporain constate que, pendant la fronde, le lieutenant civil étant uniquement occupé de ses fonctions politiques et de chercher des partisans au roi, les geôliers laissaient sortir, pour de l’argent, les prisonniers confiés à leur garde. Lorsque l’ordre eut repris le dessus, ces irrégularités cessèrent, et l’on voit en 1690 des commissaires du Châtelet chargés de la visite des prisons; toutefois celles qui renfermaient les prisonniers d’état et les individus détenus en vertu d’une lettre de cachet, comme la Bastille, le For-l’Évêque, Vincennes, Bicêtre et Charenton, leur étaient interdites. Les deux dernières étaient spécialement affectées aux fous ou à ceux qu’on voulait, en raison des faits mis à leur charge, faire passer pour tels; l’Hôpital-Général et le Refuge recevaient les prisonniers malades. Par intervalles, les directeurs des prisons d’état envoyaient des notes sur leurs prisonniers au ministre, qui maintenait la détention ou prononçait l’élargissement; mais un inconcevable désordre régnait dans cette partie de l’administration. Au mois de mai 1688, Seignelay prévint La Reynie que le roi désirait savoir la cause de la détention d’un sieur Gérard, prêtre, et du nommé Pierre Rolland, enfermés à la Bastille, le premier depuis huit ans, le second depuis trois ans. « Je ne trouve point ce dernier, ajoutait-il, sur les rôles que M. de Besmaux (le gouverneur de la Bastille) donne tous les mois pour être payé de la nourriture; il faut qu’il y soit sous quelque autre nom. A l’égard de Gérard, il marque dans quelques mémoires, qu’il m’a ci-devant donnés, qu’il est retenu pour l’affaire du poison[11]. » Seignelay terminait en demandant un relevé général des prisonniers de la Bastille avec les motifs de leur détention. Une autre lettre de Pontchartrain du 11 novembre 1697 confirme ce désordre, auquel on voudrait ne pas croire. La Reynie n’était plus alors chargé de la police : il avait cédé la place à d’Argenson; mais sa longue expérience lui valait d’être consulté dans les affaires délicates. A la paix de Ryswick, qui semblait devoir assurer à la France les bienfaits d’une longue tranquillité et qui fut, hélas! de si courte durée, Louis XIV voulut faire participer à la joie générale les prisonniers les plus dignes d’intérêt. Or les élémens pour ce travail manquaient, et il fallut les réclamer extraordinairement à l’ancien lieutenant-général. Les détails fournis par la lettre de Pontchartrain, son inaltérable sérénité en parlant de ces prisonniers dont le motif de détention est ignoré par ceux-là mêmes qui les ont fait enfermer, paraîtront sans doute assez significatifs.


« La paix (écrivait-il) est une occasion pour mettre en liberté, autant qu’il se peut, ceux qui se trouvent dans les prisons, et le roi a ordonné à chacun des secrétaires d’état de lui rendre compte de ceux qui y sont par ordres exprès signés d’eux. Je vous envoie la liste des hommes et femmes qui sont enfermés à l’Hôpital-Général ou au Refuge, la plupart sur des ordres signés de MM. Colbert, de Seignelay et de moi. On a mis à côté de l’article d’un chacun ce que l’on a pu savoir au sujet de leur détention. Presque toutes ces personnes vous doivent être connues, et je crois qu’il en est de même de ceux qui ont été arrêtés sur des ordres signés de MM. de Louvois, de Barbézieux, de Châteauneuf et de Torcy. Sa majesté veut que vous preniez la peine d’aller sur les lieux pour examiner l’état d’un chacun, afin de juger ce qu’on peut faire à leur égard, après que vous les aurez vus et entendus, et que les directeurs vous auront rendu témoignage de leur bonne ou mauvaise conduite. Il sera nécessaire que M. d’Argenson vous accompagne à cette visite pour s’instruire avec vous des sujets de détention de ces personnes et le mémoire que vous ferez sera soigneusement gardé avec les résolutions qui seront prises par sa majesté, pour s’en servir dans les occasions. »


Trois ans auparavant, le gouverneur de la Bastille ayant fait connaître que de nouvelles prisons étaient indispensables, Pontchartrain (on était alors en pleine guerre) lui avait répondu que le temps n’était guère propice, et qu’il fallait attendre. Rien de plus juste: d’abord le gouvernement s’épargnait une dépense considérable; d’autre part, en admettant que les amnistiés, faute d’espace, ne fussent pas victimes de haines privées ou d’erreurs judiciaires, n’étaient-ils pas déjà trop châtiés par une détention sans jugement, si courte qu’elle eût été? Qui sait même si, parmi ceux que les divers ministres avaient entassés dans les prisons d’état, et dont la paix de Ryswick fit lever l’écrou, on n’en aurait pas trouvé plusieurs dignes de la même pitié que ce malheureux dont parle la correspondance officielle, qui languissait depuis dix ans dans un cachot de la Bastille pour avoir voulu transporter une de nos industries à l’étranger ? Soyons justes pourtant. Ces punitions terribles, empruntées au muet despotisme de Venise, qui au besoin ne reculait pas même devant le poison, la France n’était pas seule à les infliger : une nation voisine, dont Colbert eut le tort de suivre l’exemple, l’Angleterre, l’avait précédée dans cette voie et s’y était même engagée plus avant, car elle punissait de la déportation ceux qui auraient transporté de la laine à l’étranger. Pour le même crime, un Français résidant en Angleterre avait le poing coupé, et la récidive entraînait la mort. La loi britannique en vint jusqu’à punir aussi de mort l’importation d’un grand nombre de marchandises françaises : rigueurs barbares, déplorables violences que la guerre nationale la plus acharnée n’aurait pu ni justifier, ni excuser !

L’attention de La Reynie ne se portait pas toutefois uniquement sur les nécessités de la répression, et son attitude vis-à-vis de la population parisienne n’était pas toujours celle d’un justicier. Il s’occupait surtout de son bien-être. Les travaux considérables qui s’accomplissent à Paris sous nos yeux, ces grandes voies, ces îlots de verdure semés çà et là pour la jouissance de tous à la place des jardins privés, l’air et l’espace, le soleil et l’eau si libéralement prodigués, tout cet ensemble, improvisé pour notre agrément et pour celui du monde entier, ne doit pas faire oublier qu’à diverses époques des transformations analogues donnèrent à la capitale de la France le premier rang, qu’elle avait perdu depuis, et qu’elle vient de reconquérir. Au XVe siècle, les ambassadeurs de Venise la dépeignaient comme une merveille devant laquelle s’éclipsaient les plus belles cités de l’Italie. Si les derniers Valois firent peu pour leur résidence habituelle, Henri IV et Louis XIII l’embellirent à l’envi. La Place-Royale, qui fut pendant un siècle le quartier de la cour et du monde élégant, le Pont-Neuf, la rue et la place Dauphine, les hôpitaux de la Charité, de Saint-Louis, de la Santé, et un grand nombre de couvens ornés d’églises remarquables datent de Henri IV. Près de quarante couvens, congrégations, séminaires ou hospices furent encore fondés par son successeur. Vers la même époque, le palais du Luxembourg, le Jardin-des-Plantes, le Palais-Royal, s’ajoutaient aux monumens des âges antérieurs. L’imprimerie royale, établie, non sous le règne de François Ier[12], mais pendant le ministère du duc de Luynes, avait été complétée par le cardinal de Richelieu dans l’intérêt spécial des lettres. De splendides hôtels particuliers excitaient l’admiration, non moins par la beauté de l’architecture que par les chefs-d’œuvre de toute sorte qu’ils offraient à la curiosité des amateurs. Enfin sept théâtres, d’une importance diverse, n’étaient pas le moindre des attraits que les Parisiens, les provinciaux et les étrangers trouvaient réunis dans la même cité.

Bien que Louis XIV l’ait à peine habitée, son gouvernement fit plus encore pour elle qu’aucun autre. Le besoin de sécurité, l’accroissement de l’aisance publique, le goût de la propreté qui se répandait dans les classes moyennes, l’influence bienfaisante des grands écrivains, imposaient des devoirs nouveaux. On regrette de ne trouver aucune preuve de la part que le roi dut prendre à la rénovation administrative et matérielle du vieux Paris. Tandis que de nombreuses lettres à Colbert et à Louvois attestent la sollicitude avec laquelle il suivait les travaux de Versailles, ni sa correspondance, ni ses Instructions au dauphin si curieuses à tant de titres malgré les retouches du président de Périgny et de Pellisson, ne prouvent qu’il ait donné des soins personnels et particuliers à l’embellissement de sa capitale. On sait pourtant que la place Vendôme fut heureusement rectifiée sur ses indications. Loin de nous la pensée que toute initiative à ce sujet soit partie de ses ministres; mais il semble que la passion ni le goût n’y étaient pour rien. Même pour ce qui regarde l’organisation de la police, les Instructions au dauphin ne contiennent que des réflexions dépourvues d’intérêt. A l’entendre, il se serait borné à rétablir quelques ordonnances tombées en désuétude et à prendre des précautions pour les mieux faire observer à l’avenir, surtout en ce qui touchait le port des armes et la propreté des rues. Quoi qu’il en soit, activement secondé par Colbert et Louvois, Louis XIV assainit Paris en l’embellissant. Il fonda l’Observatoire et les Gobelins, fit construire la colonnade du Louvre, l’hôtel des Invalides, les places Vendôme et des Victoires, les portes Saint-Denis et Saint-Martin. En même temps des travaux d’un ordre différent portèrent le mouvement et la vie dans de nombreux quartiers où s’entassaient, privés d’air et de lumière, les milliers d’individus livrés aux petits métiers que comporte l’industrie des grandes villes. Un arrêt du 15 septembre 1667 décida que la butte Saint-Roch serait aplanie ; par malheur, elle ne le fut qu’à moitié, et l’insuffisance de l’opération a légué aux ingénieurs du nouveau Paris une immense difficulté. C’était néanmoins un travail considérable, et qui dura dix ans; il procura l’ouverture de dix nouvelles rues sur un point où la population se portait de préférence à cause du jardin des Tuileries et des Champs-Elysées. La belle ligne de quais s’étendant de l’Institut à la place de la Concorde fut entreprise, et régularisa les rues qui viennent y aboutir. Sur l’autre rive de la Seine, la rue de la Monnaie ouvrit une issue directe de l’église Saint-Eustache à la rue Dauphine, du quartier des Halles à celui des Écoles. Un vieux pont en bois, souvent compromis par les crues du fleuve, reliait le quartier des Tuileries à la rue du Bac; il fut remplacé par le Pont-Royal. Baignée par un grand fleuve, la ville de Paris manquait d’eau; de nouvelles fontaines lui en fournirent. Une vaste promenade était désirée à proximité des nouveaux quartiers; c’est alors qu’on planta les Champs-Elysées. Ils étaient loin de l’élégance actuelle; mais la foule, qu’effrayait encore la distance de Boulogne et de Vincennes, accourait les jours de fête au Cours-la-Reine, où se pressaient les carrosses de la cour et de la noblesse. On a la preuve qu’au plus fort de ces travaux le gouvernement s’inquiéta de l’extrême développement de Paris. Le conseil délibéra, et le 26 avril 1672 des lettres patentes défendirent de construire au-delà des nouveaux faubourgs, par le motif « qu’il étoit à craindre que la ville de Paris, parvenue à cette excessive grandeur, n’eût le sort des plus puissantes villes de l’antiquité qui avoient trouvé en elles-mêmes le principe de leur ruine, étant très difficile que l’ordre et la police se distribuent commodément dans toutes les parties d’un si grand corps. » Que sont devenues ces appréhensions de la vieille école administrative? Les sociétés modernes n’y songent guère. Deux villes surtout, Londres et Paris, sont plus populeuses et plus riches que telles nations de l’antiquité et du moyen âge qui ont rempli le monde du bruit de leur nom. N’y a-t-il pas là, indépendamment du côté moral de la question, du vice qui engendre la misère ou qui l’exploite, du luxe provoquant le luxe, du crime se dérobant plus facilement aux enquêtes de la justice, des dangers d’un autre ordre et plus graves peut-être? Le problème est posé, l’avenir prononcera.

Un point important et souvent controversé depuis fut réglé par un arrêt du conseil du 31 décembre 1672. Quand d’obscures et étroites rues étaient élargies, les propriétaires des maisons qui profitaient de ces travaux onéreux à la ville devaient-ils contribuer à la dépense? Déjà résolue plusieurs fois affirmativement, la question restait néanmoins sujette à interprétation. L’arrêt du conseil la trancha définitivement en décidant que les propriétaires de quelques maisons de la rue des Arcis, situées en face de maisons démolies, supporteraient leur part de la dépense en proportion de l’avantage qu’ils en recevaient. Prise pour un cas particulier, cette décision fit règle; quelques années après (27 mai 1678), un arrêt du conseil enjoignait aux propriétaires de la rue Neuve-Saint-Roch de payer. d’après un rôle arrêté par le roi, la somme de 37,515 livres à distribuer entre diverses personnes « tenues de retirer leurs bâtimens et héritages et laisser la place nécessaire pour l’élargissement de ladite rue... » Une autre mesure d’une importance considérable avait été adoptée deux ans plus tôt. L’alignement des anciennes rues et la construction des nouveaux quartiers s’étaient faits jusqu’alors sans vue d’ensemble, sans plan régulier. Il en résultait que, les rues principales ne se reliant pas entre elles, Paris était plutôt la réunion de plusieurs cités juxtaposées qu’une grande et unique ville construite ou agrandie avec une certaine harmonie. Des lettres patentes du mois de juillet 1676 approuvèrent un plan de Paris qui devait désormais servir de base aux améliorations. « Après avoir, disait Louis XIV, donné la paix à nos peuples par la force de nos armes, nous avons considéré les ouvrages publics et tout ce qui pouvoit procurer les commodités à notre royaume comme un objet digne de notre application, et nous l’avons employée particulièrement pour notre bonne ville de Paris, afin que la capitale de nos états en pût mieux faire connoître la grandeur aux étrangers par le nombre et la beauté de ces ouvrages, et marquer à la postérité le bonheur de notre règne. » Colbert reconnaissait dès 1671 que la capitale donnait le mouvement au royaume, et que toutes les difficultés suscitées au gouvernement avaient leur point de départ dans les grandes compagnies dont elle était le siège. Il est incontestable que les travaux exécutés sous son ministère et la sécurité dont on était redevable à La Reynie durent augmenter l’importance politique et la population de Paris.

Quel était alors le chiffre de cette population parisienne? Un document officiel, remontant à 1670, constate qu’il y avait eu dans l’année 16,810 baptêmes, 3,930 mariages et 21,461 morts[13]. Frappée de cet excédant considérable des morts sur les naissances, l’administration l’expliquait par la grande quantité d’étrangers qui faisaient de Paris leur séjour habituel. Les calculs les plus vrai- semblables permettent de croire que la population ne dépassait guère, vers la fin du XVIIe siècle, le chiffre de 500,000 habitans. Il est plus malaisé de déterminer, même approximativement, le nombre de gens assistés par la charité publique, soit dans les temps ordinaires, soit aux époques de disette. En 1693, à la suite de quelques mauvaises récoltes, les mendians de la campagne affluèrent dans la capitale. On aurait bien voulu les refouler dans leurs villages; mais, comme il s’agissait pour eux de ne pas mourir de faim, ils résistaient à toutes les injonctions. « Peut-être, écrivait le chancelier Pontchartrain à M. de Harlay, jugerez-vous à propos de donner un arrêt qui oblige les mendians invalides du dehors à se retirer. Peut-être croirez-vous encore qu’il faut apporter quelques autres précautions pour l’exécution sûre d’un si bon dessein. » Quelques mois après, il fallut recourir à un arrêt pour « purger Paris des pauvres du dehors; » mais on ne put l’exécuter. De Harlay ayant cru devoir recourir à la ressource extrême des ateliers publics, Pontchartrain, dont le rôle se bornait à tout approuver, lui écrivit (22 janvier 1694) : « Les ateliers publics sont sans doute un des plus efficaces moyens pour ôter la fainéantise et la mendicité. Tout ce que vous ferez là-dessus ne vous sera qu’honorable et utile au public. » Cependant les pauvres de la campagne s’obstinaient à rester dans Paris malgré le gouvernement. Les rigueurs de l’hiver, jointes à la cherté du blé, en avaient encore accru le nombre. Le 30 mars, La Reynie transmit à M. de Harlay (car Pontchartrain, découragé, s’effaçait de plus en plus) un état par quartiers du nombre de ces malheureux : le chiffre total s’élevait à 3,376, y compris les femmes et les enfans. Les détails fournis par le lieutenant-général de police montrent avec quel soin se faisaient déjà les recherches statistiques. La Reynie assurait que les visites pour connaître le nombre des pauvres du dehors répandus dans les rues et dans les églises de Paris avaient été opérées aussi exactement qu’une chose de cette nature le pouvait être, qu’il avait pris à cet égard beaucoup de précautions, et qu’une instruction ample et détaillée avait été donnée par écrit à ses agens plusieurs jours avant l’exécution. Il ajoutait que, s’il ne s’était pas trouvé plus de pauvres de la campagne, c’est qu’il en était mort une partie, que les hôpitaux en renfermaient un certain nombre, et que d’autres n’avaient pas attendu les perquisitions. Enfin, après deux années d’angoisses, les craintes de disette s’étant apaisées, les mendians forains reprirent la route des villages d’où la faim les avait chassés, et Paris n’eut plus à nourrir que les siens. C’était bien assez pour les ressources dont la charité publique pouvait disposer.


III.

La question des subsistances joue un grand et triste rôle dans l’histoire de l’ancienne monarchie. Aux époques les plus florissantes et pendant les règnes les plus illustres, la famine apparaît avec son cortège hideux de populations hâves, désolées, frappées à mort. Le règne de Louis XIV n’échappa point à ces misères, causées par les troubles civils ou la guerre, aggravées par la difficulté des communications, et surtout, en ce qui concernait l’exportation et le commerce des céréales, par une législation de la plus déplorable mobilité et les préjugés les plus funestes. Dans les premiers temps du ministère de Colbert, de graves embarras, suscités par la cherté des grains, avaient exigé des mesures extraordinaires; ils se reproduisirent avec un caractère plus alarmant vers la fin de l’administration de La Reynie. La disette avait pourtant été plus grande en 1661 et en 1662; mais on était au début du règne, et nonobstant les inquiétudes généralement répandues la population de Paris se borna, avec une résignation passive, à se porter en foule aux distributions de pain. De pressans appels faits à la charité des contemporains constatent la déplorable situation des provinces. Même en faisant la part d’une pieuse exagération, les misères durent être affreuses, et dans le Blaisois, en Touraine, en Anjou, elles dépassèrent tout ce que l’imagination peut rêver de plus douloureux. « Les pauvres, disait une relation de l’année 1662, sont sans lits, sans habits, sans linge, sans meubles, enfin dénués de tout. Plusieurs femmes et enfans ont été trouvés morts sur les chemins et dans les blés, la bouche pleine d’herbes... Depuis cinq cents ans, il ne s’est pas vu une misère pareille à celle de ce pays... »

Les quinze premières années de l’administration de La Reynie s’étaient écoulées sans que l’approvisionnement de Paris lui eût créé de sérieux sujets d’inquiétude. Pour dissiper quelques craintes conçues sans motif en 168, il avait suffi d’un achat de grains fait par le gouvernement à l’étranger. Vendu d’abord à 28 livres le setier (1 hectolitre 56 cent.), le blé du roi, comme on l’appelait, avait amené promptement la baisse du blé des marchands, qui était tombé bientôt à 16 livres. Cette concurrence faite au commerce de bonne foi n’était cependant ni juste ni prudente, car elle devait le décourager. Bonne contre un mal chimérique ou insignifiant, elle ne pouvait qu’accroître les illusions et détourner du vrai remède. Aussi, quand en 1692 on voulut y revenir, La Reynie se trouva aux prises avec les difficultés les plus sérieuses qu’il eût encore rencontrées. Ses lettres, celles du chancelier Pontchartrain, du président de Harlay, et les précieux documens recueillis par le commissaire Delamare contiennent les éclaircissemens les plus complets sur la crise des subsistances que le gouvernement allait traverser[14].

Les premières inquiétudes se manifestèrent vers la fin du printemps : le bruit courait alors que les blés avaient été niellés. Le public s’alarma; les marchands de Paris s’empressèrent d’acheter les restes de la récolte précédente et, ce qui était contraire aux ordonnances, d’arrher les blés en herbe. Par suite, le prix du froment ne tarda pas à s’élever, et il se vendait, après la moisson, 24 livres le setier, les autres grains en proportion. Le gouvernement recourut alors aux moyens accoutumés. Le 13 septembre 1692, il interdit l’exportation; mais, comme d’ordinaire, la mesure ne produisit pas grand effet. Le pain continua d’enchérir, et bientôt les désordres de la rue commencèrent. Le 12 novembre, la place Maubert (c’était déjà, avec le faubourg Saint-Antoine, le quartier le plus difficile à gouverner) fut le théâtre d’une sédition d’autant plus grave que les meneurs étaient des soldats aux gardes. Suivis d’une quantité considérable de menu peuple, ils ne s’étaient pas bornés à piller le pain des boulangers, ils leur avaient encore extorqué de l’argent.

Les craintes du gouvernement n’étaient, on le voit, que trop fondées. Il avait sollicité en pareille circonstance, lors de la disette de 1662, les avis d’une assemblée mixte, qui, si elle ne supprimait pas les difficultés, donnait du moins une grande force morale aux décisions prises sous son patronage. Une assemblée analogue fut convoquée et se réunit dans la chambre de Saint-Louis au Palais, Composée des présidens du parlement, de la cour des comptes et de la cour des aides, du prévôt des marchands, des échevins, de messieurs de la ville, des commissaires da Châtelet, de députés des chapitres de Notre-Dame, de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Victor, de Sainte-Geneviève, elle statua qu’il y avait lieu de pourvoir à la subsistance des pauvres, — de rétablir l’abondance sur les marchés de Paris en forçant les laboureurs et les marchands d’y amener leurs grains, avec défense expresse d’en vendre ailleurs, — de veiller à la sûreté publique et surtout à celle des boulangers. Quelques bonnes mesures furent prises pour venir en aide aux plus nécessiteux. Quant à rétablir par la force et la terreur l’abondance sur les marchés en y traînant les propriétaires de grains, si résolu qu’il fût à tout oser, le gouvernement reculait devant une pareille entreprise. Seule, la répression des vols de grains et de pain était possible, et elle ne se fit pas attendre. Le 28 novembre, La Reynie condamnait à mort trois soldats pris en flagrant délit. L’arrêt, soumis au parlement, fut confirmé en ce qui concernait l’un des coupables; les deux autres furent envoyés aux galères après avoir assisté à l’exécution. Quelques gardes furent mis au carcan ou battus de verges. On pouvait croire que ces actes de sévérité allaient prévenir de nouveaux excès; il n’en fut rien. Quatre jours après, huit soldats attaquaient, l’épée à la main, la femme d’un boulanger de Vaugirard, qui conduisait au marché une charrette de pain. Tels étaient, à la fin de 1692, les exploits des soldats français au cœur même de Paris ! Louvois, à la vérité, n’était plus ; mais toute discipline avait-elle donc disparu avec lui ? On se demande enfin ce qui devait se passer dans les provinces, puisque l’insubordination était poussée à ce point sous les yeux mêmes du gouvernement.

L’année 1693 fut plus agitée et plus difficile encore que celle qui venait de finir. Vainement la police escortait les boulangers sur les routes et les protégeait pendant la durée des marchés ; la détresse était telle que la crainte des châtimens et de la mort même n’était plus un frein suffisant. Vers la fin de mars, les soldats des gardes (toujours des soldats !) se livrèrent à de graves désordres dans divers marchés. « Ils s’attroupèrent au Marché-Neuf, dit La Reynie, et après s’être répartis par pelotons ils enlevèrent de force du pain et du poisson, et quelques-uns de ces soldats se jetèrent sur l’argent que l’on comptoit à une vendeuse de marée. » La Reynie ajoute que le blé avait été rare aux halles, et que les prix, stationnaires depuis quelques mois, s’étaient élevés de vingt sols par setier, ce que quelques personnes attribuaient au mauvais temps. « On a appris cependant, disait-il à M. de Harlay, qu’il a passé des gens inconnus aux habitans des lieux d’où il vient des blés à Paris, qui ont affecté de les enchérir, et qui ont promis d’enlever tout au même prix. Il pourroit être avantageux au public qu’il vous plût de vous en faire rendre compte. » Le fantôme des accapareurs se dressait de nouveau, et troublait toutes les têtes. Depuis le commencement de l’année, de nombreux arrêts avaient été rendus contre les marchands de blés, moyen infaillible pour empêcher que le commerce vînt en aide aux populations. D’autre part, la répression ne faiblissait pas. Le 14 mai, un ouvrier avait forcé, à la tête d’un attroupement, la boutique d’un boulanger de la rue de Lourcine, et pillé le pain et les meubles. Il fut condamné par La Reynie à être pendu au carrefour de la porte Saint-Marcel, et l’arrêt, confirmé par la cour du parlement, fut exécuté le lendemain même. Quelques jours après, le 29 mai, on ouvrait des ateliers publics aux pauvres valides, à la condition qu’ils ne sortiraient pas aux heures de repos pour aller mendier. Par malheur, la nouvelle récolte fut encore plus mauvaise que la précédente, et la situation ne fit qu’empirer. Pendant plusieurs mois, les lettres de La Reynie et de Harlay sont pleines de détails navrans et montrent que le gouvernement ne savait jamais la veille s’il y aurait du pain à la halle le lendemain. Sollicité de proposer un remède au mal, le lieutenant de police proposa d’enjoindre : — à tous les laboureurs et fermiers, à huit lieues à la ronde, d’amener sans délai leurs grains aux halles et autres marchés les plus rapprochés de leurs domiciles, sous peine d’amende et de confiscation, — aux marchands de blés de déclarer dans trois jours la quantité qu’ils en avaient, avec obligation d’envoyer incessamment à Paris les grains nécessaires. Sur ces divers points, La Reynie ne fut que trop écouté. Un arrêt du parlement du 27 juillet donna force de loi aux dispositions qu’il avait suggérées, et décida que les blés seraient vendus d’autorité, au prix moyen des marchés, du 25 juin au 8 juillet. Veut-on savoir le résultat de ces fatales mesures ? Le 20 juillet, le prix du setier était de vingt-quatre livres ; un mois après, il s’élevait à quarante-deux livres.

Les faits économiques obéissent en effet à des lois naturelles qu’on ne fausse pas impunément, et sur ce terrain la force brutale se brise impuissante. Comme toujours en pareil cas, les résultats obtenus furent donc bien différens de ceux qu’on avait espérés. À bout d’expédiens, le gouvernement chargea (5 septembre 1693) les conseillers d’état Pussort, d’Aguesseau, de Harlay fils et Phélypeaux d’aviser aux moyens « d’obliger sans délai ceux qui avoient des magasins de blé à le vendre, et d’en faciliter la circulation dans les provinces. » Un second arrêt ordonnait de nommer dans toutes les villes et communes du royaume des personnes de probité pour visiter les fermes, abbayes et maisons, dresser procès-verbal de la quantité de grains qui s’y trouveraient et les faire porter aux marchés. S’il eût été possible d’ajouter au mal, de telles mesures l’eussent fait ; elles restèrent à peu près partout lettre morte. La défense aux brasseurs, ceux des Flandres exceptés, d’employer du blé ou de l’orge à la fabrication des bières, la suppression de tous droits d’entrée et autres levées tant au profit du roi que des villes, communautés ou seigneurs particuliers, firent sans doute quelque bien ; mais les violences continuaient. Le 16 septembre, à la nuit, deux cents femmes attaquèrent à coup de pierres la maison d’un boulanger de la rue des Gravilliers. Le lendemain, nouveaux troubles, nouveaux pillages de boulangeries par des femmes. Les journées suivantes ne furent pas moins agitées. Le 24, La Reynie, envoyant à M. de Harlay un pain de seigle et d’orge qui ne revenait qu’à deux sous, lui mandait : « La chaleur paroît grande du côté du faubourg Saint-Marcel. Ce sont des femmes et des veuves de soldats qui souffrent véritablement et qui sont d’une vivacité extraordinaire. Il en est venu ce matin devant ma porte, auxquelles il a fallu nécessairement que j’aie parlé, après avoir entendu la plus hardie, qui portoit la parole pour toutes les autres, lesquelles n’avoient point osé la suivre, de crainte qu’on ne le trouvât mauvais, quoique, à ce qu’elle m’a dit, ces femmes, qui avoient vu périr une partie de leurs enfans, fussent peu en peine de leur propre vie, à cause de la misère extrême qu’elles souffroient… »

Si ces faits étaient purement accidentels, il n’y aurait qu’à les laisser dans la poussière des in-folio; mais ils se représentaient à chaque disette, et Dieu sait si les disettes étaient nombreuses, grâce à l’épouvantail des accaparemens. Ils nous permettent d’ailleurs d’étudier de près, dans la partie la plus difficile de son œuvre, un administrateur justement célèbre. La situation s’aggravant toujours, la surexcitation des populations devint telle qu’il fallut, chose inouïe depuis la mort de Mazarin, composer avec les révoltés. Sur l’avis de La Reynie, deux perturbateurs, que le chancelier voulait punir exemplairement, furent graciés, parce que le moment eût été mal choisi. En 1662, Louis XIV avait fait fabriquer du pain qui devait être distribué à prix réduit : on recourut de nouveau à ce moyen extrême. On bâtit encore une fois des fours dans la cour du Louvre, et on y fit cuire cent mille livres de pain par jour, qui furent vendues 2 sols la livre, moitié du prix d’achat, avec défense d’en acheter pour le revendre. Malgré les précautions, de graves désordres eurent lieu. Ainsi, le 28 octobre, une femme, que la curiosité avait attirée près du Louvre, périt étouffée. Son mari et son fils furent blessés. Un arrêt destiné à empêcher ces violences porte que beaucoup de personnes aisées profitaient du bas prix de ce pain pour en acheter le plus possible, et que les véritables pauvres perdaient ainsi leurs journées. Pour empêcher ce trafic, on fit distribuer le pain par les curés des paroisses avec le concours de personnes charitables du quartier. Quinze jours après (14 novembre 1693), nouvel arrêt substituant les distributions d’argent à celles de pain. Au lieu de cent mille livres de pain par jour, les pauvres de Paris eurent 120,000 livres d’argent deux fois par semaine. Quelques mois s’écoulèrent, et l’on reconnut alors que, loin de parer aux difficultés, ces distributions n’avaient fait que les compliquer. La police, à bout d’expédiens, s’en prenait aux accapareurs, et on ne saurait trop déplorer les récriminations constantes contre les gens soupçonnés d’avoir du blé chez eux. Non-seulement elles faisaient le vide sur les marchés, mais que de fois elles appelèrent d’injustes rigueurs sur d’honnêtes citoyens! Au mois de mars 1694, un protestant fut signalé comme accapareur, et La Reynie reçut l’ordre de s’expliquer sur la convenance de le faire arrêter à cause de sa mauvaise conduite sur le fait des blés. Il le connaissait sans doute pour un homme de bien, car, saisi d’indignation à cette pensée, il répond qu’il regarde la mesure proposée comme odieuse, plus dangereuse même que le mal auquel on voulait porter remède. Il eût été honorable pour La Reynie de protester jusqu’à la fin contre cette violence; mais, la cour ayant insisté, il faiblit, et, l’esprit séduit par l’illusion commune, il finit par écrire que « la détention de cet homme, dont on avoit saisi tous les papiers, ne laissoit pas de faire quelque exemple. » Singulier exemple en vérité, puisque, vers la même époque (juin 1694), le setier de blé se vendit 57 livres! C’est aussi à cette époque que le prévôt de Paris et le lieutenant-général furent invités à poursuivre ceux qui, « par de faux bruits et des discours séditieux, avoient, la veille d’une récolte abondante, fait renchérir considérablement le blé à Paris et dans les marchés voisins. » Quelques jours après, six commissaires au Châtelet se transportaient dans les provinces pour faire venir des blés à Paris et informer contre ceux qui en causaient la cherté. Suivant Delamare, qui visita la Bourgogne et la Champagne, ils trouvèrent partout, dans les fermes comme dans les villes, des blés vieux de plusieurs récoltes, qu’ils firent porter aux marchés les plus proches, où ils rétablirent ainsi l’abondance. Disait-il la vérité? Ne pliait-il pas les faits dans le sens de ses préjugés? Une lettre de La Reynie (23 juillet 1694) prouve que cette abondance, tant vantée dans les relations faites après coup, n’était rien moins que réelle. On peut voir par vingt passages de sa correspondance quelle passion instinctive, irréfléchie, l’animait contre les marchands de blé. Un de ces marchands, le sieur Legendre, de Rouen, consentit à envoyer du blé à Paris; mais il réclama sans doute des garanties, et il eut bien raison. C’est alors que, dompté enfin par l’évidence et par la force des choses, La Reynie écrivit à M. de Harlay cette lettre que les lieutenans-généraux de police auraient dû faire imprimer en lettres d’or, mais qu’aucun d’eux ne connut probablement :


« J’exécuterai l’ordre que vous me faites l’honneur de me donner à l’égard du blé du sieur Legendre autant qu’il peut dépendre de moi... C’est là le cas où un bon marchand, qui n’est d’aucun complot ni d’aucune cabale, amenant sa marchandise à Paris, doit y avoir, ainsi que tous les autres en général, une entière et pleine liberté de la vendre et débiter à tel prix qu’il le peut et le plus avantageux pour lui, en observant les règles établies dans le lieu où il fait son commerce. La moindre contrainte au-delà sera toujours vicieuse et d’un grand préjudice au public, car elle empêcheroit le bon effet qui lui doit revenir de la liberté de chaque marchand et de la liberté réciproque des acheteurs. Il est encore de l’intérêt public, ainsi que vous le jugez, aussi bien que de l’intérêt du marchand, qu’il vende promptement, afin qu’il revienne bientôt rapporter d’autre marchandise. »


Sages et judicieuses réflexions pour les subalternes; mais étaient-ils assez éclairés pour en profiter? Pour sa part, le commissaire Delamare continua de voir partout des monopoleurs. « Toutes leurs ruses étant découvertes, dit-il, ils furent obligés de rentrer dans l’ordre et la discipline d’un légitime commerce. » Se figurant que les mesures auxquelles il se glorifie d’avoir pris part avaient ramené l’abondance et les bas prix, Delamare ajoute naïvement : « Par toutes ces diligences, le prix du blé tomba à Paris, dix jours après le départ des commissaires, de 54 livres le setier à 36, deux jours après à 32, dans la même semaine à 28, et au bout d’un mois à 20 livres. Cette diminution continua toujours jusqu’à la Saint-Martin, que le plus beau blé ne se vendoit plus que 15 et 16 livres, et ce fut ainsi que finit cette disette apparente et cette véritable cherté qui avoit duré près de deux ans. » Ce fut ainsi, ajouterai-je, et telle est la leçon à tirer de ce triste épisode, ce fut grâce à ces appréciations erronées et à cette malheureuse disposition à nier le mal et à persécuter ceux dont il aurait fallu au contraire stimuler les efforts, que de nouvelles disettes, plus cruelles que les précédentes, vinrent en 1698, en 1699 et surtout en 1709, mettre à une rude épreuve le successeur de La Reynie, et, ce qui était bien plus fâcheux encore, faire peser sur les populations affamées des misères que d’autres principes et d’autres erremens leur auraient épargnées, du moins en partie.


IV.

Si, aux prises avec la plus grave difficulté économique, La Reynie s’était montré, comme tant d’autres, inférieur à cette lourde tâche, il retrouvait sa vigueur morale dans les affaires qui ne réclamaient que le zèle et la vigilance du juge, dans celle des poisons par exemple, qui a déjà été pour nous l’objet d’une étude spéciale[15]. D’autres procès, des procès politiques, ou, comme on disait alors, pour crime de lèse-majesté, troublèrent par intervalles la longue quiétude du règne de Louis XIV. Dans quelques-uns, comme celui du chevalier de Rohan, La Reynie joua un rôle important, que sa correspondance éclaire d’un jour curieux et tout nouveau. Quelques détails sur les conspirations des premiers temps du règne nous aideront à faire mieux apprécier le caractère du tragique événement où l’intervention de La Reynie fut prépondérante.

Entourées, l’on s’en doute bien, d’un mystère impénétrable, la plupart des conspirations contre la personne ou l’autorité du roi s’éteignaient d’ordinaire dans les sombres profondeurs des prisons d’état. Quelquefois pourtant elles faisaient explosion et venaient finir en place de Grève. La première remonte à 1659. Se rappelant une promesse solennelle faite pendant la fronde à un moment où l’on avait besoin de son appui, la noblesse de Normandie, d’Anjou, du Poitou, rêvait la convocation des états-généraux; mais le péril était loin, et Mazarin avait complètement oublié les engagemens de 1651. Pour ôter toute illusion à la noblesse, un arrêt du conseil du 23 juin 1658 avait interdit « à tous gentilshommes et autres de faire aucune assemblée, sous peine de vie, sans permission du roi. » On apprit cependant, l’année suivante, que des nobles de la Normandie et de plusieurs provinces se réunissaient secrètement. Pendant plusieurs mois, la correspondance de Colbert et de Mazarin roula sur « cette révolte des gentilshommes. » L’un des plus compromis était un marquis de Bonnesson, zélé huguenot, dont Colbert faisait activement épier les démarches. « J’ai travaillé jusqu’à minuit à donner des ordres et à prendre les mesures justes pour arrêter Bonnesson, écrivait-il au cardinal le 1er septembre 1659. En signant cette dépêche à cinq heures du matin, l’on me donne avis qu’il vient d’être arrêté avec Laubarderie et Lézanville... Je ressens beaucoup de joie d’avoir réussi en cela par la satisfaction que votre éminence en aura. » Le marquis de Bonnesson avait dit, quand on se saisit de lui, que son emprisonnement « étoit l’affaire de la noblesse et qu’on en entendroit parler. » Quelques grands personnages, les comtes d’Harcourt, de Matignon et de Saint-Aignan, furent soupçonnés; mais, pour ne pas donner à l’affaire trop de gravité, on résolut de ne pas les impliquer dans les poursuites. Cependant beaucoup d’accusés étaient parvenus à sortir du royaume. Traduits exceptionnellement devant le grand-conseil, composé de maîtres des requêtes de l’hôtel, espèce de commission dévouée au ministre, ils furent condamnés à mort et exécutés en effigie à la Croix-du-Trahoir. En même tems, et c’était là le point essentiel pour la cour, on fit raser sans délai leurs châteaux et leurs bois, bien qu’aux termes des lois en vigueur, il eût fallu attendre cinq ans à partir du jour de leur condamnation; mais l’occasion était bonne pour écraser la queue de la fronde, et Colbert, en l’absence de Mazarin, ne la laissa pas échapper.

Restaient le marquis de Bonnesson et quelques autres. Après avoir fait traîner l’affaire en longueur et porté ses prétentions, disent les correspondances officielles, jusqu’à demander un avocat, Bonnesson fut condamné à mort et exécuté le 13 décembre 1659. « Il a été assez fier en mourant, écrivit à Le Tellier le président de la commission, et n’a jamais voulu se convertir. C’est une affaire faite, qui auroit pu déjà finir il y a quelques jours; mais messieurs du grand-conseil ont gardé toutes les formalités imaginables, lesquelles enfin ne doivent point être condamnées, puisque l’événement fait si bien paroître l’intention droite des juges. » Notons que ceux-ci avaient été menacés, s’ils ne voulaient pas en finir, d’être obligés de suivre la cour à Fontainebleau[16]. De son côté. Gui Patin écrivit : « Le marquis de Bonnesson a eu la tête tranchée à la Croix-du-Trahoir; il est mort huguenot, et n’a jamais voulu entendre le docteur de Sorbonne qui a voulu le convertir, afin qu’il mourût à la romaine. Il n’a point voulu être bandé. Je pense qu’il a été vu de tout Paris, car on l’a mené de la Bastille, dans une charrette fort élevée, jusqu’au lieu du supplice. Il avoit un livre entre ses mains, dans lequel il lisoit... » Avec lui s’éteignit le dernier souffle de ce qu’il pouvait y avoir eu d’aspirations honnêtes et libérales dans les premiers temps de la fronde. Grâce aux folles ambitions du cardinal de Retz et des princes, le pouvoir absolu était désormais si bien établi, qu’une révolution impitoyable, qui couvrit la France de ruines fécondes, était seule capable de le briser.

Une nouvelle exécution pour crime de lèse-majesté eut lieu à Paris dix ans après. En 1668, l’ambassadeur de France à Londres avait signalé l’arrivée en Angleterre « d’un des sujets les plus malintentionnés du monde. » Il s’agissait encore d’un protestant. Roux de Marcilly, né à Nîmes, qui, alléguant l’injustice des procédés du gouvernement à l’égard de ses coreligionnaires, n’avait imaginé rien de mieux, pour y mettre fin, que de tuer le roi. L’ambassadeur ajoutait que, caché dans un cabinet chez un de ses amis où se trouvait Roux de Marcilly, il avait obtenu, à l’aide d’une série de questions concertées, les renseignemens les plus complets sur les projets du conspirateur. Celui-ci, étant rentré en France pour les mettre à exécution, fut arrêté, jugé et condamné à mort. Le procureur du roi au Châtelet, qui avait soutenu l’accusation, écrivit à Colbert que, « de l’avis de tous messieurs les conseillers, il n’y avoit point de supplice assez grand pour expier le crime dudit Roux de Marcilly, lequel étoit si foible que l’on n’avoit pu lui donner la question. » Ce crime était, d’après les termes mêmes du jugement, « d’avoir pris part à des négociations secrètes contre le service du roi et de l’état, et d’avoir tenu des discours pernicieux qui marquoient ses desseins abominables contre la sacrée personne de sa majesté. » Roux de Marcilly fut exécuté le 21 juin 1669. « Il avoua, dit le procès-verbal de son exécution, qu’il avoit tout fait pour susciter des ennemis au roi, qu’il mouroit dans la volonté de le persécuter jusqu’à l’extrémité, puisqu’il poussoit à outrance ceux de sa religion, et que, s’il étoit encore en état, il n’y auroit rien qu’il épargnât et qu’il ne fît contre cela. »

Cinq ans plus tard, un aventurier du nom de Sardan s’engageait, avec le prince d’Orange et avec le roi d’Espagne, à faire soulever la Guienne, le Languedoc, le Dauphiné et la Provence. Protestant comme Bonnesson et Roux de Marcilly, originaire du Languedoc ainsi que ce dernier, il débuta chez un de ses oncles, greffier de la cour des aides de Montpellier; nommé ensuite receveur des tailles au Puy, il avait été chargé d’accompagner des fonds que les états de Languedoc envoyaient à Paris. Une fois dans la capitale, il dissipa cet argent, passa prudemment en Flandre, et fut condamné par contumace à la peine de mort[17]. Trois mois après, le 20 avril 1674, cet intrigant concluait avec le prince d’Orange un traité où il lui promettait de faire soulever quatre grandes provinces. Un autre traité, signé à Madrid le 23 juillet suivant, portait que ces provinces étaient écrasées d’impôts, que le gouvernement français avait supprimé les états de Guienne et du Dauphiné, énervé ceux de Provence et de Languedoc, réduit tous les parlemens au silence, et que les habitans, représentés par diverses personnes avaient résolu de demander la convocation des états-généraux dans une ville libre. Le roi d’Espagne accordait en retour au comte de Sardan une pension annuelle de cent mille livres pour frais de premier soulèvement, un million pour chacune des années suivantes, et cent mille livres à un habitant de Bordeaux qui aiderait à s’emparer d’une place forte dans la province. Si les confédérés parvenaient à former un état particulier ou une république, le roi d’Espagne devait leur continuer sa protection, comme les rois de France avaient fait, disait le traité, à l’égard des états de Hollande, sous des prétextes moins justes. Enfin le prétendu comte de Sardan s’obligeait, en qualité de syndic général des confédérés du Languedoc et député de la confédération, à susciter sans délai, dans les montagnes des Cévennes et du Vivarais, un soulèvement de douze mille hommes pour surprendre les postes de la rivière du Rhône et des autres places de la province et des provinces voisines.

Par un hasard étrange, cette chimérique conspiration coïncida, et c’est sans doute ce qui donna tant de confiance au gouvernement espagnol, avec celle du chevalier de Rohan. D’une des plus illustres familles du royaume, admis dans sa jeunesse aux jeux de Louis XIV, objet des faveurs des plus belles et des plus grandes dames, parmi lesquelles on nommait la duchesse de Mazarin, qu’il avait le premier enlevée à son mari, l’électrice de Bavière, et, s’il faut s’en rapporter aux bruits du temps. Mme de Thianges et jusqu’à Mme de Montespan, Louis de Rohan s’était fait comme à plaisir, par sa hauteur et ses dédains, des ennemis nombreux, implacables, en tête desquels figurait le roi. Ses folles prodigalités l’avaient réduit aux derniers expédiens quand il tomba entre les mains d’un gentilhomme normand, George du Hamel, sieur de La Tréaumont, militaire réformé, perdu de dettes comme lui, ne rêvant qu’à refaire sa fortune. L’idée leur vint de faciliter à la Hollande et à l’Espagne une descente en Normandie moyennant un million. Une dame de Villars, un chevalier de Préaux, son amant, étaient du complot et promettaient leur influence auprès de la noblesse normande, très douteuse depuis la fronde et fort mécontente en ce moment à cause de quelques nouveaux impôts. Les correspondances par la poste étant dangereuses, il fallait un émissaire. Un vieux professeur hollandais, Affinius van den Enden, retiré à Paris, où il avait fondé une institution, fut envoyé à Bruxelles pour s’entendre avec le général Monterey sur la descente des Hollandais. Le 10 septembre 1674, van den Enden reprit le chemin de Paris, la tête pleine d’illusions ; mais, à peine arrivé à la barrière, il fut arrêté. Le chevalier de Rohan avait été fait prisonnier la veille en sortant de la chapelle de Versailles, et le lendemain La Tréaumont, alors à Rouen, fut surpris au lit. Blessé dans la lutte, il mourut dix-huit heures après, sans avoir fait le moindre aveu, mais laissant les papiers les plus compromettans.

Si ridicule que fût cette conspiration, Louis XIV, depuis longtemps outré contre le chevalier de Rohan, voulut qu’elle fût jugée avec éclat. Une commission extraordinaire fut immédiatement formée, et deux maîtres des requêtes les plus habiles, de Bezons et de Pomereu, eurent ordre d’instruire. Le roi, qui appréciait chaque jour davantage le lieutenant de police, lui confia l’emploi de procureur-général de la commission. Le premier soin de La Reynie fut de circonscrire l’affaire dans la crainte de l’éterniser et de manquer le but principal. Persuadée que la noblesse normande était de connivence avec les agitateurs, la cour n’avait rien épargné pour provoquer des révélations. Plus de soixante personnes avaient été arrêtées, et l’affaire, surchargée de tant d’interrogatoires, avançait à peine. Effrayé du développement qu’elle avait pris malgré lui, La Reynie démontra par d’excellentes raisons les inconvéniens de la marche suivie jusque-là. « Je ne sais, écrivait-il à Colbert le 16 octobre 1674, s’il est bien à propos de faire le procès à tant de gens à la fois, de remplir ainsi les prisons, et si, au lieu de la justice que tout le monde attend de ceux qui se trouveront coupables et de la terreur qu’elle doit imprimer, on ne trouvera point quelque chose d’affreux dans cette multitude d’accusés et de criminels, et s’ils ne deviendront pas moins criminels au public par le nombre. »

Malheureusement pour le chevalier de Rohan, sa culpabilité n’était pas même douteuse. Deux de ses complices, van den Enden et de Préaux, le chargèrent à outrance. Le premier raconta les détails du voyage à Bruxelles, où il n’était allé, disait-il, que parce que le chevalier de Rohan l’avait menacé de mort. Il précisa le chiffre des pensions promises par le comte de Monterey : trente mille écus pour le chevalier, vingt mille pour La Tréaumont. Les révélations du chevalier de Préaux furent d’une autre nature. Se voyant perdu sans retour, il avoua que Rohan et La Tréaumont s’étaient souvent entretenus en sa présence de la possibilité d’enlever la reine et le dauphin pendant que le roi était à la tête de ses armées, qu’ils avaient composé ensemble les placards affichés en Normandie, où ils disaient aux nobles que, s’ils continuaient à tout endurer, le roi les traiterait comme en Turquie. Suivant lui, et ses déclarations étaient d’ailleurs confirmées par des projets de proclamations trouvés dans les papiers de La Tréaumont, le plan des conspirateurs était, après avoir renversé le gouvernement, de convoquer une chambre de la liberté, où tous les différends des gentilshommes seraient réglés sous la présidence du chevalier de Rohan, qu’ils comptaient bien faire investir par le peuple d’une autorité à peu près illimitée. « Quand la noblesse sera à cheval, avait dit La Tréaumont, il faudra venir faire révolter Paris et demander les états-généraux. » Enfin le chevalier de Rohan aurait dit en se frottant les mains : « Je mourrois content, si je pouvois une fois tirer l’épée contre le roi dans une bonne révolte. »

Pressé de tous côtés, espérant fléchir Louis XIV par un aveu, Rohan se décida à parler. Après les plus grandes protestations d’attachement pour le roi, il dit que s’il avait proféré quelques plaintes contre lui, c’était u en quelque sorte par un emportement de tendresse et pour ainsi dire de jalousie, comme un amant en auroit pour sa maîtresse, » qu’il avait eu néanmoins le malheur de lui déplaire, et que, chaque fois qu’il lui avait demandé une grâce, il s’était vu refuser. Désespéré, l’idée lui était venue d’exploiter le mécontentement de la Normandie et d’envoyer van den Enden en Flandre, mais, ajoutait-il, « sans prendre d’engagement, et seulement pour voir ce que les Espagnols diroient. » Ces aveux ne lui ayant, à sa grande surprise, servi de rien, il essaya plus tard d’en atténuer la portée. Vains efforts! la conspiration était flagrante, et sa culpabilité, de même que celle du chevalier de Préaux, de Mme de Villars et de van den Enden, étaient avérées. Le droit de défense eùt-il existé, les avocats les plus habiles ne les auraient pas fait absoudre. La clémence royale pouvait leur faire grâce, la justice devait sévir.

Une lettre de La Reynie à Colbert du 26 novembre 1674 lui apprit qu’ils seraient condamnés, les trois premiers à avoir la tête tranchée, le dernier à être pendu devant la Bastille, de Préaux et van den Enden devant être préalablement soumis à la question. La Reynie aurait voulu qu’il en fût de même pour le chevalier de Rohan: mais la chambre de l’Arsenal lui en épargna l’humiliation et les douleurs. La Reynie prévenait en outre Colbert que l’arrêt était ajourné au lendemain, afin que l’exécution pût avoir lieu le même jour. « Je vous supplie, ajoutait-il, de me faire savoir s’il y a quelque choix particulier à faire d’un confesseur pour M. de Rohan; le père Bourdaloue n’en était pas encore satisfait à midi. » A partir de cet instant jusqu’à la dernière heure, les lettres de La Reynie se succèdent. Le 27 novembre, à sept heures du matin, il écrit à un de ses agens : « Faites-moi savoir par le sieur Desgrez tout ce qui se passera à la prononciation de l’arrêt, particulièrement à l’égard de M. de Rohan, et, s’il y a quelque chose d’important, écrivez-moi sur un morceau de papier, et mettez-le entre les mains du sieur Desgrez, que je ferai tenir à la Bastille pour cela. Il y a ici un courrier de Saint-Germain qui attend ce que je vous demande, et que je ferai partir sur-le-champ... » Un contemporain a prétendu que Louis XIV aurait fait grâce au chevalier de Rohan, s’il n’eût craint de paraître céder à l’influence de Colbert, qu’on supposait s’y intéresser à cause de son gendre, le duc de Chevreuse, dont le chevalier de Rohan était parent. Pour ôter tout prétexte aux commentaires, Colbert quitta la cour pendant quelques jours, et c’est à Seignelay que La Reynie adressa ses dernières lettres. Noble privilège du génie ! on essaya d’une représentation de Cinna, mais Louis XIV demeura inflexible, alléguant, dit-on, qu’il s’agissait de la France, non de lui, et qu’il n’était pas libre de pardonner à des hommes qui avaient comploté avec l’étranger. Les ordres suprêmes furent donc donnés. Le 27 novembre, à dix heures du matin, La Reynie prévint Seignelay que toutes les dispositions étaient prises, les troupes commandées, les chaînes des principales avenues aboutissant à la rue Saint-Antoine tendues. Il l’informait en même temps que le chevalier de Rohan, humble et courageux tout à la fois, avait communié avec de grands sentimens de piété, et que le père Bourdaloue était invité à ne rien négliger pour provoquer, au dernier moment, ses aveux concernant le crime d’état. Une autre lettre annonçait à Seignelay que van den Enden, mis à la question, avait encore chargé le chevalier de Rohan, à qui il aurait ouï dire à plusieurs reprises : Si nous pouvions avoir le roi! Enfin à sept heures La Reynie rendit compte de l’exécution. Rohan était mort en chrétien, avec une fermeté modeste, mais sans avoir pu prendre sur lui de regarder de sang-froid son dénonciateur. Pour éviter quelque récrimination violente, on mit, d’après La Reynie, « ce misérable étranger dans un lieu séparé, » et ce fut le seul, quoi qu’on en ait dit, qui mourut lâchement. Bien que le concours de la population eût été immense, l’exécution s’était faite au milieu d’un calme inusité. Revenant le lendemain sur les accusés qui restaient à juger, La Reynie conclut pour leur mise en liberté en faisant observer que, si l’arrêt n’en avait pas même parlé, c’était à raison de leur innocence présumée.

Ce sage conseil, qui honore le magistrat, prévalut sans doute, car aucun document ne mentionne des condamnations nouvelles se rattachant à l’affaire du chevalier de Rohan. D’autres complots marquèrent-ils cette période du grand règne? On peut l’affirmer hardiment, et d’ailleurs la certitude existe que des passions mauvaises continuèrent à fermenter. Ainsi le 20 février 1682 cet auditeur à la chambre des comptes dont il a été question dans le procès des poisons, Jean Maillard, fut condamné à mort pour n’avoir pas révélé des projets criminels contre le roi. Sept années plus tard, le 4 octobre 1689, le marquis de Seignelay écrivait à La Reynie pour l’informer d’une conspiration contre Louis XIV et contre l’état. « Il y a sept personnes, ajoutait-il, qui doivent être arrêtées et conduites à Vincennes, et comme il est important qu’elles n’aient aucune communication, le roi veut que vous y alliez vous-même pour faire préparer les logemens...[18] » Heureusement aucun de ces projets n’aboutit, et sauf quelques cas exceptionnels, comme dans les affaires de Bonnesson, de Roux de Marcilly et du chevalier de Rohan, ils restèrent le secret de la police. Ce règne, l’un des plus longs de nos annales, et qui eut aussi ses agitations, aujourd’hui trop oubliées, ne fut souillé par aucune tentative sérieuse d’assassinat. Ces fureurs criminelles, qui ont, hélas ! réveillé tant de fois en sursaut la France du XIXe siècle, s’arrêtèrent devant Louis XIV. Leur dernière explosion avait, il est vrai, été terrible, car en frappant dans la force de l’âge, le 14 mai 1610, le prince chez qui tant de fermeté et de courage, de bon sens et de grandes vues s’unissait aux plus vives qualités de l’esprit, le monstre du fanatisme avait fait à la France, au triple point de vue de son influence extérieure, de sa prospérité et du développement régulier des libertés publiques, une blessure que nulle autre n’égala jamais.

C’est encore pendant l’administration de La Reynie que survint un des plus graves incidens qui aient troublé notre pays. Tant que vécut Turenne, la question religieuse, traitée avec les ménagemens que commandait la raison politique, ne causa au gouvernement de Louis XIV que des difficultés d’un ordre secondaire. A la mort de Turenne (1675), les mauvaises dispositions du chancelier Le Tellier et de Louvois contre les protestans devinrent plus marquées; mais Colbert, dont la tolérance s’étendait jusqu’aux juifs en faveur de l’industrie, continua de résister au nom de cet intérêt considérable. « M. Colbert, écrivait un jour Mme de Maintenon, ne pense qu’à ses finances, et presque jamais à la religion. » Peu ta peu les exigences des catholiques exclusifs, que le chancelier soutenait ouvertement, s’accrurent. Au mois de septembre 1680, une protestante qui demeurait au faubourg Saint-Germain étant tombée malade, des prêtres de Saint-Sulpice pénétrèrent chez elle sans y être appelés. Il s’ensuivit quelques désordres au sujet desquels Colbert demanda des explications à La Reynie. Quoique très réservée, sa lettre renfermait un blâme réel contre les prêtres qui forçaient ainsi la porte des malades. Une famille industrielle restée célèbre, celle de van Robais, dont le chef avait initié la France à la fabrication des beaux draps de Hollande, était protestante. Tout en désirant sa conversion, Colbert la protégea jusqu’au bout contre les capucins d’Abbeville, qui, suivant ses expressions, la pressoient trop. Le moment vint pourtant où il céda au torrent, et l’on a, de ses dernières années, beaucoup de lettres par lesquelles il ordonne d’expulser des finances et des fermes tous les religionnaires. De son côté, le marquis de Seignelay, qui dirigeait la marine sous ses ordres, écrivit le 4 juillet 1680 à l’intendant de Brest : « Sa majesté attendra encore un mois ou deux que les officiers de la religion prétendue réformée se mettent en état de profiter de la grâce qu’elle a bien voulu leur accorder, et elle chassera ceux qui auront persévéré dans leur opiniâtreté. » Une seule exception était faite à l’égard de Du Quesne à cause du besoin qu’on avait de ses services, et combien de fois elle lui fut, sinon reprochée, du moins rappelée! Mais quand la mort de Colbert, véritable calamité nationale, eut laissé le champ libre à l’influence du vieux Le Tellier et de l’impétueux Louvois, les édits contre les protestans se multiplièrent. Même avant la révocation de l’édit de Nantes, la persécution avait atteint un degré de violence dont la seule excuse, s’il pouvait y en avoir une, serait dans la complicité de la population, depuis les classes les plus éclairées jusqu’aux plus ignorantes. Un fait digne de remarque, c’est que, d’après le dernier article de l’édit de révocation, les protestans pouvaient, « en attendant qu’il plût à Dieu de les éclairer comme les autres, demeurer dans le royaume, y continuer leur commerce et jouir de leurs biens, sans pouvoir être troublés ni empêchés, à condition de ne point s’assembler sous prétexte de prière ou de culte. » Or cet article était en contradiction formelle avec le plein pouvoir donné précédemment aux intendans d’expulser du royaume tous ceux qui résisteraient à la grâce. Quelques intendans ayant demandé des instructions plus précises, Louvois dissipa tous les scrupules en leur écrivant qu’il ne doutait pas que quelques logemens un peu forts ne détrompassent les religionnaires de leur erreur sur l’édit que M. de Châteauneuf (c’était le secrétaire d’état ayant les affaires de religion dans ses attributions) leur avait dressé. « Sa majesté, ajoutait Louvois, désire que vous vous expliquiez fort durement contre ceux qui voudront être les derniers à professer une religion qui lui déplaît et dont elle a défendu l’exercice par tout son royaume. » Recommandations bien dignes du ministre impitoyable qui, dans le temps même où il était livré aux grands tourbillons de la vie et des passions humaines, écrivait à un commandant de province : « Sa majesté veut qu’on fasse sentir les dernières rigueurs à ceux qui ne voudront pas suivre sa religion, et ceux qui auront la sotte gloire de vouloir rester les derniers doivent être poussés jusqu’à la dernière extrémité. » Était-on assez loin des temps heureux où le jeune roi, suivant de confiance les inspirations de Colbert, invoquait, pour dissuader Charles II d’épouser les rancunes religieuses de son parlement, « la douceur et la considération avec lesquelles les princes catholiques traitoient dans leurs états ceux de leurs sujets qui professoient une autre croyance[19]! »

La Reynie, on s’en doute bien, fut activement mêlé aux affaires de religion dans Paris. Une intrigue ministérielle les lui avait un moment soustraites, une autre intrigue les lui rendit. Le spectacle intime des rivalités et des jalousies qui troublent la sphère des hommes appelés à gouverner sera toujours un curieux sujet d’étude. Quel intérêt ne doit-il pas s’y attacher quand ces rivalités se produisent à l’occasion d’un fait tel que la révocation de l’édit de Nantes, qui fut accueilli avec une si aveugle faveur par les multitudes, avec de si justes imprécations par ceux qui en étaient victimes, et qui est resté l’un des événemens les plus considérables d’un règne à jamais célèbre? Un contemporain, le marquis de Sourches, grand-prévôt de la cour et en position de bien voir, raconte que, les affaires de religion étant, vers 1685, les seules de quelque importance, chacune des factions du ministère, toujours partagé entre les influences jalouses des familles Colbert et Le Tellier, essayait d’en attirer à soi la direction et le détail. Par sa charge de secrétaire d’état ayant l’Ile-de-France dans ses attributions, le marquis de Seignelay devait connaître de toutes les questions intéressant les protestans de Paris. S’il faut en croire le grand-prévôt, La Reynie, dont Colbert avait fait la fortune, s’était mis depuis dans les intérêts de Louvois, et celui-ci l’aurait récompensé en lui faisant donner l’affaire des poisons, qui, de son propre aveu, lui causa les plus grands ennuis. Outré de cette ingratitude, Seignelay résolut de lui ôter les affaires des protestans pour les confier au lieutenant civil Le Camus, son adversaire déclaré, et Louis XIV approuva la substitution. Écoutons maintenant le marquis de Sourches.


« M. de Harlay, dit-il, procureur-général du parlement de Paris[20], ennemi mortel de M. Le Camus, ne put souffrir cette préférence. Il vint trouver M. de Louvois, avec lequel il avoit de grandes liaisons, lui représenta le tort que l’on faisoit à M. de La Reynie parce qu’il étoit attaché à ses intérêts, et que M. de Seignelay triomphoit et mettoit M. Le Camus sur le pinacle. M. de Louvois convint avec lui de faire son possible pour détrôner M. Le Camus, et en même temps M. le procureur-général alla trouver le roi, et lui insinua adroitement, entre beaucoup d’autres choses, que c’étoit faire un tort signalé à M. de La Reynie que de lui ôter la commission des huguenots, qui étoit un véritable fait de police, et qu’assurément il s’en acquitteroit pour le moins aussi bien que M. Le Camus. Comme ils en raisonnoient encore. M, de Louvois, qui avoit donné rendez-vous chez le roi à M. le procureur-général, entra dans le cabinet, et, se mêlant dans la conversation, appuya le sentiment de M. le procureur-général si fortement que le roi, sur-le-champ, lui fit expédier un ordre par lequel il attribuoit la connoissance des affaires des huguenots à M. de La Reynie, avec défense à M. Le Camus de s’en mêler à l’avenir. »


Le tour était joué. C’est ainsi que, par amour-propre et pour ne pas se laisser amoindrir, La Reynie se trouva chargé des conversions et abjurations dans Paris. Un volumineux recueil[21] contenant, avec de nombreux rapports de police, des lettres de Harlay, de Pellisson et de Besmaux, gouverneur de la Bastille, une prodigieuse quantité d’actes de foi et bien d’autres pièces, prouve la part beaucoup trop grande que La Reynie prit à ces malheureuses affaires. Il prouve en outre que, si la passion contre les religionnaires était ardente chez les agens du gouvernement, elle l’était plus encore dans les masses. Le fanatisme qui avait armé leurs bras cent ans auparavant subsistait encore, quoique affaibli, et le pouvoir, si violent qu’il fut, était plus modéré que la multitude; il est vrai qu’il n’avait pas les mêmes excuses. Un rapport de police du 28 septembre 1682 jette sur ces dispositions de la population parisienne une triste lumière. Le garçon d’un marchand de vin du faubourg Saint-Marcel, professant comme son patron la religion réformée, avait reçu un coup d’épée mortel dans une rixe. Un vicaire de Saint-Médard l’alla voir et ne put le décider à se confesser. « Le menu peuple, dit le rapport, en ayant eu connoissance, s’assembla en un moment au nombre de sept à huit cents, un peu plus ou moins, et étant devant la maison du blessé, ils firent toutes les violences qu’on se peut imaginer, frappèrent à coups de pierres, bâtons et règles, contre les portes, qu’ils rompirent à quelques endroits, cassèrent toutes les vitres, et s’efforcèrent d’entrer dans la maison, s’écriant : « Ce sont des huguenots et parpaillots qu’il faut assommer, même mettre le feu aux portes, s’ils ne nous rendent le blessé. » L’arrivée d’un commissaire mit la populace en fuite. Quant au malade, il persista dans son refus et mourut le lendemain. Les scènes de ce genre se renouvelaient souvent. Le 24 juin 1690, le fils d’un nouveau converti en apparence voyait passer une procession, le chapeau sous le bras, mais debout. Sur le refus de se mettre à genoux, il fut insulté et rentra chez lui. La maison allait être forcée et brûlée quand l’arrivée d’un commissaire, appuyé d’agens déterminés, dissipa l’attroupement. Une autre lettre de La Reynie à M. de Harlay portait que le peuple continuait d’insulter les nouveaux catholiques et que beaucoup de gens avaient la tête troublée par l’excès du vin et de l’eau-de-vie. «Les fourbisseurs, ajoutait-il, ont marché par les rues avec des enseignes et l’épée nue. Le menu peuple du quartier Montmartre et du quartier Saint-Denis est sans raison, et ce sera un très grand bonheur si le reste du jour se passe sans désordre. J’ai fait avertir les brigades qui sont établies pour la sûreté des grands chemins de se trouver chacune en un lieu marqué hors des faubourgs où l’on pourroit les trouver en cas de besoin. Les cavaliers du guet sont pareillement avertis, et j’ai chargé les commissaires de demeurer dans leurs quartiers et d’avertir de tout ce qui méritera la moindre attention, et j’aurai aussitôt l’honneur de vous en rendre compte. » Ne dirait-on pas une scène de la Saint-Barthélémy ?

Les derniers édits n’admettant pas qu’il pût y avoir encore dans le royaume des personnes pratiquant une religion qui, comme le disait le pieux Louvois, déplaisoit au roi l’administration appelait nouveaux catholiques non-seulement ceux qu’on supposait n’avoir fait semblant de se convertir que pour échapper à la rigueur des ordonnances, mais encore ceux qui n’avaient fait aucun acte de conversion. Il suffit de lire ces ordonnances pour être édifié sur les procédés que les agens du gouvernement étaient autorisés à mettre en œuvre. Il fallait avant tout ne rien négliger pour que Louvois conservât a prépondérance dans le conseil. Naturellement les lettres de cachet, les ordres d’exil étaient la monnaie courante des convertisseurs, et l’on en trouve un grand nombre dans les papiers de La Reynie. Le 20 novembre 1685, une conférence avait eu lieu chez le procureur-général de Harlay pour étudier les moyens de hâter les conversions. D’après La Reynie, quelques-unes des personnes présentes prétendirent qu’on ne parviendrait à rien, « si l’on ne faisoit entrer des troupes dans Paris. » C’était, on le voit, le germe des dragonnades. Moins absolu sur ce point, La Reynie dit qu’il lui paraissait suffisant de prévenir les protestans qu’on ferait élever leurs enfans par des catholiques, qu’une punition exemplaire frapperait ceux qui essaieraient de passer à l’étranger, que la maîtrise serait retirée aux artisans protestans déjà reçus maîtres, et qu’elle serait conférée sans frais aux nouveaux convertis. Il proposait encore de réunir chez lui les convertis, par cinquante ou soixante, avec un pareil nombre de protestans déjà ébranlés, dans l’espoir de les entraîner par l’exemple. Il croyait en outre nécessaire de faire distribuer quelques aumônes au nom du roi à ceux qui étaient dans le besoin. Suivant lui (et son opinion était relativement très modérée), cet ensemble de mesures rendrait inutile la coopération des soldats.

Ces conseils furent entendus, du moins en ce qui concernait Paris, et le spectacle des conversions par logemens paraît avoir été, sauf pourtant quelques exceptions, épargné à la capitale. Par contre, celles à prix d’argent, dont le gouvernement se contentait pour le moment, espérant que le temps ferait le reste, abondèrent, et il en existe bien des preuves authentiques. Un ancien protestant, jadis très compromis à la cour pour son dévouement à Fouquet, mais depuis rentré en grâce et très bien auprès de Louis XIV, dont il était devenu le rédacteur intime, Pellisson, avait été chargé de la distribution des aumônes royales à ceux qui feraient acte de foi catholique. On doit à La Reynie la conservation de beaucoup de ces actes de foi. Les uns sont très développés, et c’étaient ceux qu’on exigeait sans doute des protestans relaps; les autres, non moins catégoriques et positifs, mais très concis, imprimés d’ailleurs comme les premiers, de telle sorte que les nouveaux convertis n’avaient qu’à signer, sont ainsi conçus : « Je crois de ferme foi tout ce que l’église catholique, apostolique et romaine professe. Je rejette sincèrement toutes les hérésies et opinions erronées que la même église a condamnées et rejetées. Ainsi Dieu soit à mon aide et ses saints Évangiles, sur lesquels je jure de vivre et de mourir dans la profession de cette même foi! » Les rôles indiquant par quartier le nom des personnes qui se convertissaient et des sommes qui leur étaient allouées ont également été conservés. Quand au contraire un protestant refusait de se convertir, une lettre de cachet l’envoyait à la Bastille ou au For-l’Evêque. Les plus heureux, ceux qu’un protecteur puissant prenait sous son patronage, en étaient quittes pour un ordre d’exil.

En même temps qu’on soumettait à de misérables séductions les protestans besoigneux, rien n’était épargné pour ramener au catholicisme ceux qu’on avait cru devoir, à raison de leur obstination ou de quelque motif particulier, faire enfermer à la Bastille. La correspondance de M. de Besmaux est là-dessus très explicite. Le 4 mars 1686, il prévenait La Reynie qu’un des prêtres admis à la Bastille pour la conversion des prisonniers pressait fort M. Masclary, M. de Bessé et sa femme, et en espérait beaucoup. « Je m’y appliquerai de mon mieux, ajoutait-il, et vous avertirai de la suite. » De la part d’un commandant de citadelle, cette application était au moins singulière. Sur ces entrefaites, un exempt de robe courte avait reçu je ne sais quel ordre concernant Mme de Bessé. « Je vous supplie, écrit alors Besmaux à La Reynie, que M. Auzillon n’exécute pas l’ordre qu’il a pour Mme de Bessé. M. l’abbé de Lamon l’a mise à la raison, aussi bien que son mari. Tous deux méritent de la louange d’avoir très fort combattu et d’avoir pris cette résolution. Mme de Bourneau, aussi éclairée que Mme de Bessé, est de la partie, et si M. (l’abbé) Gervais a le loisir, vous saurez bientôt l’exécution. Je lui écris. » Veut-on avoir une idée des complications et des contradictions où cette malheureuse affaire avait jeté le gouvernement? A la même époque, Louvois conjurait M. de Barillon, ambassadeur en Angleterre, de décider les ouvriers français qui s’y étaient réfugiés pour cause de religion à rentrer en France, et M. de Barillon lui répondait (9 janvier 1687) qu’il s’y employait de son mieux, mais que les Anglais ne négligeaient rien de leur côté pour les retenir. Le 7 août suivant, l’ambassadeur annonçait à Louvois, comme une victoire, qu’il avait déterminé trois ouvriers papetiers à rentrer en France. Fallait-il donc commettre tant d’iniquités pour faire ensuite, parce qu’on avait besoin d’eux, de telles avances à des artisans que la crainte de la confiscation et de la mort n’avait pas empêchés d’aller chercher du travail hors de leur pays?

Quelle était la pensée intime de La Reynie sur les violences dont il fut le trop docile instrument? Sa correspondance avec Louvois nous l’aurait peut-être appris; on ne sait ce qu’elle est devenue. La conférence où il combattit l’appel des troupes à Paris pour provoquer des conversions, sa mauvaise humeur contre les indiscrets zélés qui compromettaient tout, les soins qu’il prenait pour empêcher les brutalités de la populace parisienne envers les protestans fidèles à leur croyance, indiquent assez qu’il était opposé aux rigueurs. Catholique convaincu (son testament en fournit la preuve), conciliant, mais ferme, il avait sans doute, comme le roi et la plupart de ses contemporains, embrassé avec joie l’idée de voir la France entière professer la même religion. Par malheur, le système adopté n’était pas fait pour amener un tel résultat. Vers 1690, quand la persécution eut aigri, exaspéré les esprits, le gouvernement, alors en guerre avec les puissances protestantes, crut que les protestans de l’intérieur faisaient des vœux pour elles contre lui: ils furent même accusés, car il faut tout dire, de se cotiser pour venir en aide aux ennemis. «On a donné au roi, écrivait Pontchartrain le 31 août 1692, un mémoire touchant les assemblées de nouveaux catholiques qui se font à Paris et les sommes qu’on prétend qu’ils amassent pour les envoyer en Angleterre... » Cinq ans après, l’année même où La Reynie fut remplacé, Pontchartrain écrivait encore à son successeur : « Le roi ayant été informé qu’il se faisoit des collectes d’argent entre les nouveaux catholiques pour les ennemis, sa majesté a envoyé ordre à M. Phélypeaux de faire arrêter Lefranc et le notaire Briet. Le roi veut que vous alliez les interroger pour connoître leur commerce[22]. » L’accusation était-elle fondée? Ce qui est certain, c’est que le soupçon seul d’un acte pareil était fait pour rendre odieux les religionnaires. Quant à La Reynie, s’il remplit souvent à leur égard le rôle de modérateur, on doit convenir qu’il ne leur épargna pas toujours les tracasseries ni les persécutions. Il eût mieux fait à coup sûr, si les passions religieuses lui paraissaient excessives, de se retirer; mais ces passions, il les partageait dans une certaine mesure. Un homme seul, c’était, à vrai dire, le plus généreux de tous, Vauban, conseillait ouvertement à Louvois la tolérance ; mais Louvois, principal auteur des mesures dont il reconnut trop tard le mauvais effet, n’osait pas dire la vérité au roi, et le mal allait sans cesse en s’aggravant.

On pense bien que les conséquences économiques de ces persécutions ne se firent pas attendre. Non-seulement les manufacturiers protestans étaient les plus riches, leurs coreligionnaires étaient aussi les ouvriers les plus industrieux. L’expatriation des uns et des autres priva donc gratuitement le royaume des capitaux et des bras les plus intelligens. Alors, et en pleine paix, commença cette décadence matérielle de la France que les coalitions étrangères et les disettes portèrent vers la fin du siècle à un excès qui fut la grande tristesse de La Bruyère, de Fénelon, de Racine, et qui provoqua les mâles protestations de Vauban et de Boisguilbert. Nous n’avons pas les réflexions sur l’état de la France remises par Racine à Mme de Maintenon et par elle-même au roi, qui les reçut si mal; tous deux s’honorèrent par cette tentative avortée, dont le contre-coup abrégea, dit-on, les jours du noble et tendre poète. Une pièce non signée et restée jusqu’à ce jour inconnue y suppléerait, si rien pouvait remplacer un écrit de Racine. On trouve parmi les papiers de Louvois, à la date de janvier 1686, un mémoire sans signature, respectueux dans la forme, exagéré sans doute dans l’exposé des faits, mais projetant sur cette époque, où les malheurs du règne se dessinaient à peine, de tristes lueurs qui font pressentir ceux des années suivantes, quand la guerre, cette guerre funeste qui devait durer plus de vingt ans, commença à sévir.


« La France (disait l’auteur du mémoire), qui étoit naguère le magasin des richesses et l’habitation des plus heureux peuples de la terre, semble dégénérer sous le règne du plus grand des rois par une fatalité dont on ressent les effets sans en pénétrer la cause. En effet, on ne voit partout que des fermes abandonnées, des nobles ruinés, des marchands en faillite, des créanciers désespérés, des pauvres moribonds, des paysans désolés, des maisons en ruine... Un François zélé pour la gloire de son souverain s’est transporté à diverses reprises dans toutes les provinces de France et dans tous les états qui l’avoisinent à dessein de découvrir cette cause, et il est en état de démontrer d’où vient qu’en France l’or et l’argent deviennent si rares, que les grands seigneurs sont dans une espèce d’indigence, et que les artisans, faute de travail, vont établir chez les étrangers tant de riches manufactures, pourquoi les plus grands marchands ont fait banqueroute depuis vingt ans, par quelle raison les terres qui valoient dix mille livres de rente bien payées n’en valent pas six mal payées... »


L’auteur du mémoire insistait ensuite sur la dépopulation des villes, l’engorgement des hôpitaux, l’émigration des catholiques eux-mêmes, et il s’offrait enfin pour conjurer tant de maux. Je sais le cas qu’il faut faire des donneurs d’avis, et combien ils tiennent de près aux utopistes; mais, les couleurs du tableau fussent-elles chargées, la situation bien connue des années qui suivirent ne permet pas de tout nier. Il n’est que trop certain que la révocation de l’édit de Nantes avait porté un coup fatal à l’industrie et au commerce, restaurés, au prix de tant de sacrifices, par le patriotisme énergique et patient de Colbert; il est certain encore que deux ans après, quand la guerre de 1688 éclata, le contrôleur-général Le Peletier, qui n’avait pu traverser sans d’extrêmes difficultés une période de paix, déclina le fardeau malgré les instances réitérées de Louis XIV. Pourquoi donc (car on ne saurait trop le redire, et ces retours vers le passé peuvent être utiles dans les situations les plus différentes), pourquoi les sages avis de Turenne, de Colbert, de Vauban, n’avaient-ils pas été suivis et leur avait-on préféré ceux de Le Tellier et de Louvois? L’habileté suprême n’est-elle pas de conquérir les cœurs par la persuasion, par les voies de douceur, avec l’aide du temps, en réservant la rigueur pour les cas extrêmes où la violence provoque la lutte? Or on n’en était pas là en 1685, et les protestans, c’est une justice à leur rendre, n’avaient jamais été plus soumis et moins à craindre. Pour revenir à La Reynie et à la mission qu’il eut à remplir dans ces conflits, modéré, si on le compare à ceux qui l’entouraient, il empêcha sans doute bien des excès; mais il en laissa aussi commettre beaucoup trop et eut la faiblesse de s’y associer.


V.

Cependant les difficultés augmentaient pour le lieutenant-général de police avec la continuation de la guerre et la durée du règne; mais, semblable à tous les hommes en place, il ne paraissait pas disposé à prendre sa retraite, comme si l’expérience, sauf quelques exceptions éclatantes, pouvait remplacer la vigueur de l’esprit et du corps. Longtemps les ministres l’avaient habitué aux complimens les plus flatteurs, à l’approbation la plus complète. Quand en 1689 Pontchartrain devint contrôleur-général, les choses changèrent d’aspect. Aimable, spirituel, plein de grâce et de feu dans le monde, mais tranchant et cassant dans les affaires, Pontchartrain ne ménagea pas La Reynie, et semble n’avoir rien négligé pour l’éconduire. A l’occasion des troubles suscités en 1692 par la cherté du pain, il écrivait au premier président de Harlay : « Il ne faut pas que M. de La Reynie se plaigne que le service de la police ne se fait point, sous prétexte qu’on en a dispensé quelques officiers. Pareilles querelles d’Allemand ne me vont point; on en a substitué un bien plus grand nombre que celui qu’on en a dispensé. C’est à lui à se faire servir par les voies d’amende et d’autorité qui lui sont confiées, et il ne doit pas compter que ses faux prétextes lui servent d’excuses là-dessus. » La Reynie lui-même ne semblait pas très rassuré non plus sur les dispositions de M. de Harlay, à qui il écrivait assez humblement (20 juin 1692) au sujet de mesures contre les vagabonds de Paris : « Par malheur pour le public et pour vous-même, vous ne sauriez nous rendre tels que vous voudriez que nous fussions, et tels que nous devrions être. »

Conseiller d’état ordinaire depuis 1686, La Reynie était alors âgé de soixante-sept ans, et il y en avait vingt-cinq qu’il occupait l’emploi de lieutenant-général de police. Au mois de décembre 1690, Jérôme Bignon en avait eu la survivance, à la demande du titulaire, qui, d’après Dangeau, a avoit prié le roi de le soulager dans les fonctions de cette charge, qui étoit fort pénible, » d’où l’on peut conclure qu’il songeait parfois à s’en démettre, mais que le charme irrésistible du pouvoir le retenait. Quoi qu’il en soit de ces indécisions, le moment de la retraite arriva. Jérôme Bignon ayant préféré et obtenu une intendance, La Reynie vendit sa charge à d’Argenson moyennant 50,000 écus (janvier 1697). Il restait d’ailleurs conseiller d’état en service ordinaire, et ces fonctions devaient lui faire une vieillesse encore suffisamment occupée. Dans l’année qui suivit, il fut chargé d’interroger à la Bastille la célèbre Mme Guyon. Un an après, le chancelier Boucherat étant mort, La Reynie fut cité avec plusieurs autres personnages pour le remplacer; mais Pontchartrain, fatigué des finances, aspirait aux honneurs de la chancellerie, et fut préféré par le roi, qui avait besoin de sa place pour Chamillart. Douze années s’étaient écoulées depuis que La Reynie avait résigné ses fonctions actives, et, son énergie morale persévérant, il refusait de se plier aux conséquences de l’âge et des infirmités. Plus ses forces le trahissaient, plus il se rattachait aux affaires. Il fallut que Pontchartrain l’en arrachât par un coup d’autorité. « J’espérois vous voir au conseil à Paris jeudi dernier, lui écrivit-il le 2 décembre 1708, et je m’en faisois le plaisir que vous savez que j’ai toujours quand je vous vois. J’appris avec douleur que votre santé, qui malheureusement s’altère tous les jours, vous avoit empêché d’y venir, et cela me confirme avec grand regret dans l’exécution d’une pensée que je vous aurois simplement communiquée, si je vous avois vu. Cette pensée est de vous soulager malgré vous-même dans votre travail, et de le diminuer, quelque utile qu’il soit au public. Vous tenez trois bureaux, celui des vacations, un des parties, un des finances. Souffrez que je vous soulage du premier; c’est celui qui vous fatigue le plus. Il exige même plus que tous les autres, pour le bien de la justice et pour l’honneur des cours dont on attaque les arrêts, que celui de messieurs les conseillers d’état qui a l’honneur de présider à ce bureau soit régulièrement et exactement présent au conseil et à toutes les cassations qui s’y rapportent. Vous savez cependant, et nous ne l’éprouvons qu’avec trop de douleur, que vous ne venez plus au conseil depuis très longtemps... »

L’avertissement était formel, et force fut à La Reynie de s’exécuter. Dépossédé pour n’avoir pas su se retirer à temps des fonctions qu’il avait prétendu conserver au-delà des limites naturelles, il dut, tout en se plaignant et récriminant, se replier sur lui-même et attendre l’heure finale. Il avait fait le 1er septembre 1696 un testament dont quelques dispositions ont été remarquées. En premier lieu, son corps devait être enterré dans le cimetière de sa paroisse et non dans l’église, « ne voulant pas, disait-il, que son cadavre fût mis dans les lieux où les fidèles s’assembloient, et que la pourriture de son corps y augmentât la corruption de l’air et par conséquent le danger pour les ministres de l’église et pour le peuple. » On reconnaît dans ces recommandations dernières la sollicitude du magistrat qui avait tant fait pour la salubrité de Paris. Ne pouvant réformer un abus enraciné dans la vanité, La Reynie protestait du moins par son exemple. Après avoir expliqué les libéralités qu’il entendait faire aux pauvres et à divers établissemens charitables, il défendait que l’église fût tendue en noir pour lui, se bornant à demander, le jour de son inhumation, autant de messes qu’il pourroit en être dit. Veuf en 1658 de sa première femme, il avait épousé, dix ans après, Gabrielle de Garibal, fille d’un maître des requêtes, dont il eut un fils et une fille. Il laissa à son fils, outre sa part de succession, ses livres imprimés et reliés et ses livres d’estampes, évalués à 20,000 francs environ, « quoiqu’il n’eût pas, disait-il avec douleur dans son testament, déféré jusque-là à ses avis. » On sait en effet par Saint-Simon que ce fils. «qui ne voulut jamais rien faire, pas même venir recueillir la succession de son père, étoit allé, longtemps avant la mort de celui-ci, s’enterrer dans les curiosités de Rome, où il avoit passé sa vie, non-seulement dans le mépris du bien, mais dans l’obscurité et sans s’être marié. »

Le véritable créateur de la police parisienne, celui qui avait pour ainsi dire organisé la sécurité dans la capitale, et dont une multitude de règlemens encore en vigueur, notamment sur les jeux, les théâtres, la mendicité, etc., attestent la sagesse et l’activité, mourut à Paris le 14 juin 1709, âgé de quatre-vingt-quatre ans. On a pu voir, par ces règlemens mêmes et par sa correspondance, qu’il était de la race des administrateurs dont le nom mérite de survivre. D’une honnêteté qu’aucun soupçon n’effleura, vigilant et conciliant tout à la fois, instrument habile et énergique, quoique d’une fidélité douteuse dans ses amitiés, car il passa dans le camp de Louvois après avoir épuisé les grâces de Colbert vieillissant, les trente années où il dirigea la police furent, on peut le dire, celles où les crimes et les violences diminuèrent dans la plus forte proportion, où l’ordre fit le plus de progrès, où le développement de la vie sociale fut le plus sensible. On l’a vu dans une circonstance solennelle, l’affaire des poisons, en butte aux reproches acerbes des ennemis de Louvois, et l’on n’a pas oublié ce que disait Mme de Sévigné de sa réputation abominable ; mais on a pu voir aussi (ce qu’ignoraient ses contemporains) que ses sévérités avaient pour mobile les recommandations réitérées de Louis XIV, et il a constaté, avec une bonne foi touchante, ses indécisions et ses doutes. Quand en 1697 d’Argenson fut nommé lieutenant-général de police, Saint-Simon fit, au sujet de son prédécesseur, ces réflexions qui ont ici leur place marquée : « La Reynie, conseiller d’état, si connu pour avoir tiré le premier la charge de lieutenant de police de son bas état naturel pour en faire une sorte de ministère, et fort important par la confiance du roi, ses relations continuelles avec la cour, et le nombre de choses dont il se mêle, où il peut servir ou nuire infiniment aux gens les plus considérables, obtint enfin, à quatre-vingts ans[23], la permission de quitter un si pénible emploi, qu’il avoit le premier ennobli par l’équité, la modestie et le désintéressement avec lequel il l’avoit rempli, sans se relâcher de la plus grande exactitude ni faire de mal que le moins et le plus rarement qu’il lui étoit possible. Aussi étoit-ce un homme d’une grande vertu et d’une grande capacité, qui, dans une place qu’il avoit pour ainsi dire créée, devoit s’attirer la haine publique, et s’acquit pourtant l’estime universelle. » Ailleurs cependant Saint-Simon reproche à La Reynie de s’être noyé dans les détails d’une inquisition qui, comme celle de saint Dominique, « dégénéra en plaie mortifère et en fléau d’état. » Le marquis de Sourches, en louant « son manège, son esprit, sa gravité, » fait remarquer qu’il parlait peu. Il a par contre beaucoup travaillé, beaucoup écrit, et laissé assez de matériaux pour reconstituer en quelque sorte son administration. Ce qui en ressort avec évidence, c’est que, tout en inclinant par caractère aux voies de la douceur, il seconda, avec l’activité minutieuse qu’il portait partout, les vues de Le Tellier et de Louvois dans la révocation de l’édit de Nantes, cette grande faute du règne. On l’eût à la vérité brisé sans pitié, s’il avait osé contrarier l’esprit d’intolérance qui emportait la nation entière; mais il ne l’a pas essayé, se contentant de faire le peu de bien qu’il pouvait, et, comme dit Saint-Simon, le moins de mal possible. Sous ces réserves, on ne saurait, trop louer son intelligence des besoins de la société nouvelle, son dévouement à la chose publique, son zèle, que les glaces de l’âge ne purent refroidir. Le moyen enfin de refuser ses sympathies « à ce magistrat des anciens temps, comme dit encore Saint-Simon, si redoutable aux vrais criminels par ses lumières et sa capacité? » Les magistrats des anciens temps avaient, n’en déplaise à Saint-Simon, moins de vertus et de lumières que ceux du XVIIe siècle; mais l’intention du grand chroniqueur n’en mérite pas moins d’être notée, et l’éloge, avec la signification qu’il lui donne, a une valeur que je ne veux pas lui ôter. Honnête et désintéressé, novateur pratique, ne croyant pas au bien absolu et infatigable à la recherche du mieux, La Reynie est en définitive, sauf, bien entendu, les préjugés économiques et les passions religieuses de son temps, un administrateur digne d’être pris pour modèle, et qu’il y aura toujours gloire à imiter.


PIERRE CLEMENT.

  1. Le président de Lamoignon et le duc de Saint-Simon ont fait chacun de Pussort un portrait dont l’identité prouve que Saint-Simon ne forçait pas toujours les couleurs.
  2. L’original de ce portrait, parfaitement conservé, appartient à M. Octave de Rochebrune, à Fontenay (Vendée), par héritage de la succession du fils de La Reynie.
  3. Il existe un pamphlet intitulé : Scarron apparu à madame de Maintenon, et les reproches qu’il lui fait sur ses amours; Cologne, Jean Le Blanc, 1694, in-12 de trente-six pages, y compris la gravure. — C’est peut-être de celui-là qu’il s’agissait.
  4. Cet exemplaire était devenu, après bien des pérégrinations, la propriété d’un bibliophile distingué, M. Armand Bertin ; il appartient aujourd’hui à M. le comte de Montalivet.
  5. « Le hoca, dit le Dictionnaire de Trévoux, est composé de trente points marqués de suite sur une table, et il se joue avec trente petites boules dans chacune desquelles ou enferme un billet de parchemin où il y a un chiffre. »
  6. La pistole valait 10 livres, ou de 40 à 50 francs de nos jours. Il y a près de trente ans, un savant correspondant de l’Institut, M. Leber, évaluait la valeur ou pouvoir des monnaies vers la fin du XVIIe siècle à près de quatre fois cette valeur en 1835. Tout le monde peut reconnaître aujourd’hui que, par suite de causes variées et complexes, le pouvoir des monnaies a encore baissé depuis une vingtaine d’années.
  7. Bibliothèque impériale, Mss. F.F. 10,265; Lettres historiques et anecdotiques sur le règne de Louis XIV.
  8. Depping, Correspondance administrative sous Louis XIV, t. II, p. 563, 571, 573.
  9. Nom donné aux jours où le roi invitait à quelque divertissement dans son grand appartement de Versailles.
  10. Le nombre des becs de gaz était, à la fin de 1863, de 24,800 pour une population de 1,700,000 habitans.
  11. L’affaire de la Voisin, jugée en 1682.
  12. François Ier avait institué des imprimeurs royaux, mais ce n’était pas encore l’imprimerie royale.
  13. État général des baptêmes, mariages et mortuaires des paroisses et faubourgs de Paris en 1670. (Bibliothèque imp., Mss. Mélanges Clairambault, vol. 159.)
  14. Dans la première partie d’une étude sur le Pain à Paris (Revue du 15 août 1863), M. André Cochut a signalé avec raison, à propos de cette crise, les fautes de l’administration et les dangers des innombrables règlemens soi-disant tutélaires qui entravaient l’industrie des marchands de blés et des boulangers sous l’ancien régime.
  15. Voyez la Revue du 15 janvier.
  16. J’ai publié de nombreuses lettres sur cette affaire, peu connue jusqu’à ce jour, dans le premier volume des Lettres de Colbert, texte et appendice, année 1659; introduction, LXXXI.
  17. Dans une supplique au parlement de Marie Vosser, veuve du sieur de Saint-Laurent, ancien receveur-général du clergé, il est question d’un nommé Paul Sardan, ancien receveur des tailles en Languedoc, qui, de 1667 à 1670, aurait été lié avec Godin de Sainte-Croix, amant de la marquise de Brinvilliers, et Reich de Penautier, receveur-général du clergé, compromis dans l’affaire de la Brinvilliers. Ce Sardan ne serait-il pas l’intrigant dont le prince d’Orange et le roi d’Espagne furent les dupes?
  18. Archives de l’empire, Registres des secrétaires d’état, 1689.
  19. Bibliothèque impériale, Mss. FF., 10,2G(). Recueil de Lettres de Louis XIV; lettre du 24 mars 1603.
  20. Il ne fut nommé premier président qu’en 1689.
  21. Bibliothèque impériale, lîlss. S. F., 7,659). Révocation de l’édit de Nantes, 6 volumes in-folio. Ces manuscrits, également désignés sous le nom de « Papiers de La Reynie, » sont exclusivement relatifs aux affaires de religion.
  22. Arch. de l’empire. Registres des secrétaires d’état. Lettre du 15 septembre 1697.
  23. Né en 1625, La Reynie n’avait alors que soixante-douze ans.