La Poésie slave au XIXe siècle, son caractère et ses sources

LA POÉSIE SLAVE


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE


SON CARACTÈRE ET SES SOURCES.





Le retour à la poésie de race, aux sources populaires, tel est le fait le plus remarquable de l’histoire des littératures slaves au XIXe siècle. C’est par ce respect pour la tradition et les origines nationales que le mouvement actuel de ces littératures se distingue des périodes d’imitation et de tâtonnemens qui l’ont précédé. Du XVe au XVIIIe siècle, on peut dire en effet que la poésie slave n’a offert dans ses monumens écrits que la reproduction plus ou moins fidèle des littératures de l’Europe germanique ou latine. Au XIXe siècle au contraire, une vie nouvelle a pénétré dans cette poésie, et le gouslo[1], remis en honneur par quelques grands poètes, s’est substitué, comme source d’inspiration, aux influences étrangères. Dès lors, avec l’élément national, l’originalité et la vie se montrent dans la littérature écrite des Slaves comme dans leur poésie populaire. C’est tout ce réveil qui se poursuit encore sous nos yeux, c’est ce mouvement contemporain de renaissance que nous voudrions particulièrement étudier.

Comment s’est opéré ce mouvement ? comment a triomphé cette in- fluence du gouslo ? quels rapports pouvaient s’établir entre les poètes nouveaux et les chantres populaires ? C’est une première question à examiner et qui nous force à rappeler le lien qui unit la poésie des rapsodes ou gouslars, devenue la base de la poésie contemporaine des Slaves, à la vie de ces peuples et à leurs plus chères croyances. Une fois ce point éclairci, l’étude du mouvement poétique actuel des Slaves n’offrira plus pour nous d’obscurité. Nous saurons comment la poésie savante a su perfectionner les élémens fournis par la poésie chantée, et quelles œuvres sont sorties de cette alliance de l’inspiration naturelle avec le génie discipliné par l’étude, élargi par la science et les expériences modernes.


I.

Le secret de cet empire qu’a exercé de nos jours le gouslo est dans le caractère même de la race dont il reflète profondément tous les instincts. C’est ainsi que le genre de merveilleux ou d’idéal qui lui est propre se résume dans un culte général de la nature vivante, et ce culte est le trait distinctif des populations slaves. Les superstitions qu’il perpétue peuvent paraître bizarres, mais elles conservent la nationalité; elles relèvent par le charme du souvenir aux yeux de l’opprimé les tristes vulgarités de la vie présente. Laboureurs avant tout, les Slaves se rattachent de mille manières aux phénomènes du monde physique, sur lesquels leur genre de vie les force de tenir les yeux constamment ouverts. Leur poésie s’est donc pénétrée du caractère des saisons, de la couleur des lacs, des nuages, des forêts, et du sol même où elle a pris naissance. Les Slaves ont gardé comme un vague souvenir des antiques rêveries de la métempsycose, et dans leurs légendes ils animent la nature entière.

Le rôle attribué aux fées ou vilas répond à cette tendance du génie slave. Chaque fontaine, chaque colline a une fée ou vila pour gardienne. Ces nymphes sont tantôt propices, tantôt ennemies; elles chevauchent à travers les forêts sur des animaux enchantés, elles dansent la nuit ensemble au bord des ruisseaux; elles s’éprennent quelquefois d’amour pour les jeunes gens, mais ne se laissent jamais saisir. Les oiseaux sont, comme les vilas, l’objet d’une sorte de culte. Les femmes serbes racontent comment une jeune fille, ayant perdu son frère, ne put jamais se consoler, et à force de gémir, elle finit par être transformée en cet oiseau plaintif qu’on appelle aujourd’hui le coucou. Cet oiseau est le symbole des funérailles, et on le trouve souvent représenté sur les croix des cimetières. En Russie, en Pologne, partout, le cri du coucou fait naître des pressentimens lugubres et annonce des malheurs de famille. Quant au rossignol, chez tous les Slaves, il symbolise la tristesse, et sa voix entendue la nuit apporte aux amans un présage d’infidélité. Aussi lit-on dans une kracoviaka[2] : « Il a dit vrai, l’oiseau mélodieux qui, cette nuit, dans le bocage, m’a annoncé la trahison. — Non, elle ne sera point ma fiancée, celle qui fait à d’autres les yeux doux. » Les oiseaux apparaissent souvent encore comme messagers de Dieu. Les Bulgares connaissent sur leurs Balkans une espèce d’aigle qui est censé, aux approches de la vieillesse, partir pour le Jourdain. En se baignant dans le fleuve sacré, il reçoit un plumage blanc, et revient dans ses montagnes purifié et rajeuni. De là l’origine de l’aigle blanc.

Dans tous les chants guerriers des Slaves, le cheval joue plus ou moins vis-à-vis de son maître le rôle de conseiller, de compagnon intelligent. C’est ainsi que Marko, le fils des rois ou krals, consulte sa monture, le fameux Charats, dans les circonstances difficiles. C’est Charats qui annonce en pleurant à Marko qu’il va mourir. Qui ne connaît les continuelles apostrophes du guerrier polonais à son cheval ? Qui ne sait que les Cosaques du Don aiment leurs coursiers à peu près comme l’Arabe aime le sien ? La même inspiration qui idéalise ainsi les animaux multiplie les personnifications de la nature inanimée. Les montagnes, les rivières, prennent part aux joies et aux peines de l’homme : elles aident les héros de leurs conseils et combattent avec eux comme les dieux d’Homère combattaient avec les Grecs. Ainsi, dans le chant bohème de Zaboï, les fleuves que l’armée victorieuse rencontre successivement sur sa route engloutissent les Allemands et portent sains et saufs les Tchekhs à l’autre rive. Le Danube, souvent interrogé par les Serbes, répond presque toujours d’une manière morose et brusque assez en harmonie avec la turbulence de ses eaux, « O Danube, fleuve profond, pourquoi coules-tu si fougueux ? Est-ce le cerf avec ses cornes ou le voïevode Mirtcheta avec sa lance qui a troublé la limpidité de ton onde ? — Ce n’est ni le cerf avec ses cornes, ni le voïevode Mirtcheta avec sa lance, qui trouble le cristal de mon onde : ce sont ces maudites jeunes filles qui, chaque matin, viennent sur ma rive pour arracher les fleurs et laver leur blanc visage. » Le Danube nous est représenté comme aimant beaucoup la danse : il est censé le grand maître de musique de tous les joueurs de gouslè; c’est lui qui dirige les chœurs triomphans des guerriers. Cette manière d’envisager le fleuve des Illyro-Serbes est passée jusqu’en Russie. Un archéologue de Moscou, Makarof, dans son livre sur les Traditions russes, cite une chanson de moujik qui dit : «Danube, notre Danube» les jeunes gens t’invitent à venir présider la danse, à venir t’asseoir à nos festins. Le Danube, le jeune Danube est venu assistera nos fêtes religieuses, il s’est assis dans nos assemblées, il nous a joué des airs de danse. » Il faut cependant remarquer que le peuple russe place d’ordinaire sur les rives du Danube les scènes les plus lugubres de ses légendes, le meurtre de ses héros, la déroute des années ou le désespoir des jeunes filles abandonnées de leurs amans. Pour les Russes, le Danube est un fleuve ennemi; c’est le Volga qui est une rivière amie et bienfaisante. Il s’appelle dans toutes les chansons la mère Volga, comme le Rhin porte le nom de père chez les Allemands. le Don est aussi de la part des Russes l’objet d’un culte superstitieux. Un génie puissant préside à sa source, dans les profondeurs du lac de Saint-Jean, près de Toula, en Moscovie. Le Don, comme un enfant docile, obéit à l’impulsion paternelle ; il parcourt tranquillement la steppe, et se rend à la mer sous le nom de fleure doux (Tikhy-Dom).

Enfin, dans la poésie du gouslo, les étoiles, les vents, les maladies et la foudre parlent, ont des passions comme l’homme et se mêlent en acteurs à sa vie de chaque jour. Un chant serbe de Bosnie nous montre une jeune fille qui, en se levant, salue l’étoile du matin et l’interroge sur son fiancé :

« Étoile Danitsa, ma sœur, salut ! Toi qui passes d’orient en occident par-dessus l’Hertsegovine, vois-tu là mon voïevode Siefane ? Les portes de son blanc konak (palais) s’ouvrent-elles ? Fait-il seller son fougueux arabe ? S’arme-t-il pour venir chercher sa fiancée ? — Doucement l’étoile Danitsa répond : — Gentille petite sœur, je vais d’orient en occident, je passe chaque matin au-dessus de l’Hertsegovine, et maintenant je vois devant son konak le beau voïevode Stefane. Les blanches portes de son palais sont ouvertes ; son cheval aux caparaçons d’or l’attend tout bridé ; le héros s’arme pour aller prendre la fiancée qu’il s’est choisie. — Mais cette fiancée, ce n’est pas toi. »

Par ce rôle donné aux diverses forces de la nature, la poésie des gouslars répond, on le voit, à l’un des penchans les plus marqués du caractère slave ; elle le flatte aussi en célébrant cette foi antique aux présages et aux pressentimens qui exerce encore dans ces contrées un grand empire. Une jeune fille chantée par les piesnas (ballades) serbes cueille des œillets le long d’un ruisseau, s’en forme trois couronnes, en met une sur sa tête pour rehausser sa beauté, garde la seconde pour sa sœur, et jette la troisième dans le ruisseau en lui disant : « Vogue, ma couronne, jusque devant la porte de mon amant. Si tu arrives jusque-là sans te noyer, ne sera-ce pas une preuve que sa mère lui permet de m’épouser ? » Le beau drame intitulé Gorski Vienats, chef-d’œuvre du dernier vladika des Monténégrins[3], nous montre, à un grand repas commun de tout le peuple, les vieillards, comme les anciens augures étrusques, lisant les destinées de chaque tribu inscrites par la main de la nature en runes ou lignes mystérieuses sur les épaules des bœufs et des moutons fournis au banquet ou sacrifice national. « Le serdar (juge) Ianko prend une épaule de bélier ; avec son coutelas, il la dépouille de ses chairs, et, la regardant avec étonnement, s’écrie : De qui vient ce bélier ? » — On répond : « De Martin Baitsa. — Heureux père Baitsa, reprend le serdar, ton bélier porte une merveilleuse inscription sur l’avenir glorieux de il famille. J’ai dépouillé des milliers d’épaules, et je n’ai jamais lu sur aucune une aussi belle destinée ! — Et cette cuisse que je prends, de qui vient-elle ? Je vois la race de son maître qui s’éteint. Le coq cesse de chanter les heures dans sa maison, qui se transforme en une caverne funéraire, en un vaste sépulcre où pourrissent plus de vingt cadavres, tous sortis de la même souche. » Un Monténégrin incrédule se moque alors de ses compagnons. « Vous imitez, dit-il, nos vieilles grand’mères, qui disent aux enfans la bonne aventure en leur regardant dans le creux de la main ou en leur faisant tirer des fèves. Comment ces os cuits et morts peuvent-ils savoir ce qui adviendra des vivans ? » — Mais la logique a beau parler, elle ne détruira jamais les instincts.

En Pologne, le peuple tire également des présages des accidens les plus fortuits de la nature, de la direction du vent par exemple, comme le prouve cette chanson lithuanienne : « Sur la cime fleurie d’un filleul, un oiseau était perché. Du haut d’un coteau, une jeune fille regardait inquiète de quel côté soufflait le vent. De ce côté-là, pensait-elle, arriverait son bien-aimé ! — Ah ! le vent souffle des vallées de Kovno. Mon jeune fiancé arrive de la Samogitie : il se presse, son cheval noir blanchit d’écume le mors doré. »

La même tendance qui porte les Slaves à interpréter les phénomènes de la nature, à douer d’une vie mystérieuse les animaux comme les êtres inanimés, a marqué encore de son empreinte certains apologues dont les chansons de femme offrent plus d’un exemple, et qui ont toute l’apparence de fables, sans en avoir le sens moral. Ce sont des visites très polies entre animaux des forêts ou volatiles de basse-cour, des conversations entre des arbres fruitiers, ou bien c’est une noce d’oiseaux racontée dans le plus grand détail, ou le mariage d’une mouche veuve avec un jeune moucheron. Quelquefois aussi il y a un sens piquant et original au fond de ces caprices comme dans la piesna monténégrine intitulée : La plus belle Fleur de ce monde.


« Un oranger couvert de boutons au doux parfum se vantait au bord de la mer qu’il n’y avait à cette heure dans le monde rien de plus beau que lui. — Je suis plus belle que toi, s’écria la prairie émaillée de mille fleurs. — Vous ne m’êtes pas comparable, leur dit à tous les deux une vaste plaine toute rouverte de blanc ; froment. — Un cep de vigne chargé de grappes naissantes les entendit et dit : — Ne vous glorifiez pas ainsi, car je l’emporte sur vous tous. —Alors une jeune fille mon fiancée, qui avait me écouté ces divers propos, dit à son tour : — Votre passagère beauté ne vaut pas ma beauté. « Là-dessus, un jeune homme qui passait répondit en souriant : — Les jaunes oranges, quand elles seront mûres, je les mangerai. La prairie, quand elle aura achevé de fleurir, je la faucherai. Le blanc froment, je le moissonnerai. Du raisin vermeil, j’extrairai le suc généreux pour le boire en compagnie des braves. Quant à toi, jeune fille, lorsque tu seras en âge, je t’épouserai, tu seras mienne. — Il n’y a donc pas dans l’univers de plus belle fleur qu’un jeune homme non marié. »


Le paysan slave connaît toutes les familles de plantes et d’oiseaux de son pays; il a des noms pour un nombre étonnant d’étoiles; il s’en forme un cadran pour chaque saison, pour chaque mois de l’année. A quelque moment de la nuit que vous lui demandiez l’heure, il regarde au ciel et vous répond sans se tromper. Le Cosaque a dans son œil une boussole naturelle : envoyé dans une province lointaine où il n’est jamais allé, il ira droit comme une flèche, et arrivera à jour dit à sa destination. L’izvostchik moscovite[4], égaré dans la steppe au milieu d’un tourbillon de neige ou de sable fin, attend que l’orage passe; puis, lors même que toute trace de chemin a disparu sous les ravages du vent, il parvient à s’orienter et continue sa route à travers le désert. Cette union intime du Slave avec la nature lui donne une grande facilité à croire, sinon aux saints, du moins aux prodiges. Dans aucun pays, les pèlerinages aux madones miraculeuses ne se font sur une échelle aussi grandiose que parmi les Slaves. Les premiers polonais croyaient que la sainte Vierge (la Bogarodzica) marchait à leur tête dans les combats; de même les Russes modernes ont vu plus d’une fois leur apparaître, au milieu de la fumée du canon, le fantôme vénéré de saint Serge. Il n’en faut pas conclure que le monde surnaturel joue un grand rôle dans la poésie du gouslo. On a beau remonter par l’étude jusqu’aux origines mêmes de cette poésie de race, on ne saurait lui trouver, comme à la poésie des Hindous, des Scandinaves et des Grecs, un caractère sacerdotal. Étrangère à toute espèce de mysticisme, elle demeure constamment ou politique ou domestique. Toute nation slavone chante ses héros, sa gloire et ses malheurs terrestres; mais le monde invisible la préoccupe peu. La religion des premiers Slaves se bornait à des sacrifices sur les tertres ou kourgans funéraires des chefs morts pour la patrie; leur paradis ne s’élevait pas au-dessus des nuages des Karpathes; c’est là que les mânes des ancêtres planaient, en rapport constant avec leur postérité. C’est là encore aujourd’hui que sont errantes les ombres du kralievitj[5] Marko, de Skanderbeg, de l’ermite Sava, du pieux Lazare de Kossovo. En Russie, Vladimir et Olga sont devenus les génies de la steppe; saint Alexandre Nevski vit couché dans sa châsse de Pétersbourg, et Pierre le Grand veille toujours, au milieu des brouillards, sur sa création de la Neva.

Nous n’insisterons pas sur ces témoignages de l’instinct naturaliste des Slaves, tels que nous les offre le gouslo. Ce que nous voulions montrer par quelques exemples, c’est le lien étroit qui existe entre la poésie populaire des Slaves et leurs tendances nationales. Nous ne savons pas de meilleur moyen d’expliquer comment l’influence de cette poésie a passé du domaine de la vie de famille dans celui de la littérature savante. Il nous reste à indiquer une dernière cause du prestige qu’exerce le gouslo : c’est son intime union avec la musique.

Chez les anciens Grecs comme chez les Hébreux, les sons de la lyre et de la harpe étaient l’accompagnement obligé de la poésie populaire. Chez les Slaves, le gouslar ne peut dire ses vers sans s’accompagner d’un instrument. Toute rapsodie héroïque se chante d’après un récitatif musical, qui se laisse facilement noter, et qui a du rapport avec le plain-chant des psaumes. La musique du gouslo est sans doute quelque chose de très élémentaire, de très borné. Son matériel se réduit à trois ou quatre instrumens. Il y a la gouslé, la tambura, la duda et les différentes espèces de svira, flûte ou flageolet. La svira la plus commune est un long chalumeau très simple, à sept trous, qui se joue avec les deux mains, et dont le son, à la fois plaintif et perçant, provoque la rêverie. On voit pendre cette svira à la ceinture de tous les pâtres. Elle leur est aussi nécessaire que la houlette pour conduire leurs troupeaux, habitués à ne marcher qu’au son de la flûte. La duda est une espèce de cornemuse dans le genre de celle de nos montagnards de l’Auvergne et du Poitou. La duda préside souvent aux fêtes des villages, elle donne le signal des danses, parfois aussi elle conduit les bandes rustiques à la moba ou aux travaux champêtres exécutés en commun. Quant à la tambura, instrument plus perfectionné, et qui, inférieur cependant au violon, est du moins plus mélodieux que nos guitares, on ne la trouve guère qu’entre les mains des femmes.

En quelque lieu qu’on l’écoute, dans les forêts comme dans les villes, un charme singulier s’attache à cette musique primitive, et l’on se sent comme transporté par ses mélodies dans un monde antérieur, plein de paix et d’innocence. Chez les Slaves orientaux, un seul homme chante d’ordinaire pendant que les autres écoutent; chez les Slaves de l’ouest, la piesna se chante à deux. Celui qui imite la voix de femme commence d’un ton criard et très élevé; l’autre suit en faisant la basse, et traîne la finale de chaque vers en attendant que le ténor commence le vers suivant. Deux Illyriens des Alpes sont capables de rester ainsi immobiles, assis ensemble une demi-journée, buvant et chantant au bord de l’Adriatique. Puis, la nuit venue, on les voit se jeter tous deux dans leur chariot et retourner au grand galop à leur village, se tenant parfois debout, pour mieux exciter leurs chevaux.

Déjà en 1829 un Serbe de Syrmie, Emmanuel Kolarovitj, avait publié une centaine d’airs nationaux, des piesnas serbes les plus populaires dans les pays slaves et sur le Danube. D’autres artistes ont depuis complété ce recueil, en même temps que les Bohèmes, les Polonais et les Russes réunissaient de leur côté tous les débris de leurs anciennes mélodies locales. C’est surtout aux Tchekhs que revient le mérite d’avoir révélé à l’Europe le génie musical slave. Les restes d’antiques chants païens, les airs de danse des Karpathes, les cantiques de l’époque hussite, tous ces trésors d’harmonie déterrés des ruines d’un monde évanoui nous rendent comme par enchantement une partie de la féerie du moyen âge. Sans doute les mélodies tchèques ont déjà perdu leur parfum originel; celles des Russes du sud et les krahoviaks elles-mêmes, malgré leur exquise simplicité, sentent pourtant encore le travail, bien plus que les chants tout spontanés des Serbes; mais toutes les mélodies slaves se distinguent plus ou moins par une teinte antique, qui leur donne une ressemblance frappante avec les premiers fragmens connus de la musique des Hellènes. On chante même de temps immémorial chez les Serbes un certain nombre de mélodies qui sont, note pour note, identiques aux mélodies des Grecs du Pinde et de l’Attique. Les Russes aussi ont évidemment pris beaucoup de leurs airs aux Byzantins, quoique la plus grande partie d’entre eux expriment par leur allure une originalité complète, car en Slavie cette originalité est aussi inséparable de la musique populaire que de la poésie elle-même. Presque tous ces airs se chantent en ton mineur, dans le mode de la mélancolie et de la passivité; quelques airs de danse seulement et les marches guerrières sont dans le ton majeur, expression de la joie et de l’élan belliqueux. Chaque air vous jette dès le premier abord, et avec une clarté parfaite, son motif, qui semble venir à vous des profondeurs même de la nature; chacun de ces motifs, si simples en apparence, déroule devant votre imagination tout un poème et comme un long fleuve d’harmonie. Le prestige de ces airs nationaux s’étend d’ailleurs bien au-delà des pays où on les chante, et il ne serait peut-être pas téméraire d’affirmer que ce sont les Slaves qui, par l’entremise des compositeurs tchekhs, ravivent incessamment la musique allemande. La plupart des recueils de chants populaires slaves ont, à côté des textes mêmes, les notes à l’aide desquelles ces textes se transmettent de père en fils, et le nombre de ces collections est déjà si considérable, qu’elles pourraient former à elles seules une petite bibliothèque. La combinaison du chant avec la poésie est ce qui, chez les prophètes hébreux et les anciens poètes grecs, maintenait le repos harmonieux et la juste mesure au milieu des élans les plus sublimes de l’âme vers Dieu comme au milieu des plus ardentes passions. Cet élément d’équilibre s’est perdu en Occident, lorsque les poètes ont jeté de côté la lyre pour composer, sur de froides abstractions, des vers mathématiquement cadencés. La poésie slave n’est pas encore arrivée à cette dernière phase. Dans les régions où elle a déjà perdu la gouslé, elle a du moins ou conservé ou recouvré sa prosodie native, sa manière de procéder par longues et par brèves, ce qui constitue dans la poésie une véritable musique. La vraie poésie n’est-elle pas une intuition des harmonies secrètes qui rejoignent entre eux tous les êtres ? La poésie, n’est-ce pas le langage humain élevé à l’état de musique intérieure ?


II.

Nous venons d’indiquer rapidement toutes les causes qui ont dû appeler sur le gouslo l’attention des poètes slaves contemporains. On peut élever contre ce genre de poésie bien des chefs d’accusation, on peut lui reprocher ses tendances sensuelles, son culte outré du passé; mais, loin d’en conclure, comme tant d’autres, la nécessité de le détruire lui-même, je regarde au contraire cette poésie primitive comme un des élémens de restauration et de renaissance les plus vivaces qui restent au monde civilisé. Sensuel tant qu’on voudra, le gouslo est aujourd’hui le seul adversaire sérieux des doctrines qui tendent à diminuer partout les influences de la foi religieuse et de la nationalité.

Passant donc pour le moment sous silence les imperfections du gouslo, nous voudrions faire voir clairement, par des citations littéraires et des faits historiques, tous les avantages qu’on a déjà retirés et qu’on retirera de plus en plus d’une étude intelligente des gouslars.

Si l’on voulait remonter aux origines mêmes de l’influence exercée par le gouslo sur les quatre littératures slaves[6], il faudrait se reporter à l’époque déjà reculée où la langue latine cessa d’être, chez les Slaves occidentaux, Bohèmes, polonais et Croates, la langue exclusive des écrivains. Ainsi en Bohême, dès le moyen âge, le gouslo ressuscita pour refouler le germanisme; mais la théologie revint bien vite le bâillonner, après qu’il eut pendant quelque temps, aux XIVe et XVe siècles, essayé de transformer la poésie féodale germanique, implantée à Prague, en poésie populaire slave. La même évolution se produit, à peu de chose près, en Pologne; seulement là le gouslo, après quelques faibles tentatives de réveil, s’éteignit bien plus complètement encore que partout ailleurs. Seuls, les Slaves orientaux n’avaient jamais tout à fait oublié leur chère gouslé ; mais ils ne pouvaient s’en servir à la cour des rois, dans les châteaux, aux grandes réunions officielles, qu’à la condition de chanter en langue slavone ou ecclésiastique, et cette langue, trop sainte, trop austère, pour exprimer avec verve les passions de la vie terrestre, faisait souvent grimacer les gouslars, en leur imposant des formes conventionnelles, de froides imitations bibliques, qui glaçaient en eux la spontanéité de la nature. Le slavon avait donc fini par être pour les gouslars d’Orient ce que le latin était pour ceux d’Occident. Enfin, quand le slavon se vit à son tour exclu, comme le latin, des littératures profanes et nationales slaves, le gouslo ne tarda pas à retrouver sa place et à repousser de son vieux tronc des fleurs plus fraîches que jamais. Son révélateur fut une nation tout entière, celle des Serbes, nation où chaque homme, pour ainsi dire, naît gouslar et poète.

La lutte que le gouslo eut à subir pour reconquérir tout à fait le sceptre de la poésie parmi les Slaves du sud se résume historiquement dans quatre ou cinq grands noms. Il y a d’une part les prélats slavons Raitch et Muchitski, écrivains dont la pureté toute classique plaide avec une haute éloquence la cause du passé, c’est-à-dire de la langue slavone; il y a de l’autre côté, du côté de la langue vulgaire, Dosithée Obradovitj, vuk Karadchitj et Sima Milutinovitj.

Le moine philosophe Dosithée Obradovitj est le premier des Serbes qui ait osé écrire ses nombreux et hardis ouvrages, si admirablement pénétrés de l’esprit slave, en langue tout à fait vulgaire, et sans plus faire aucun emprunt à l’idiome ecclésiastique. Aussi fut-il abreuvé d’amertume par les champions des vieilles routines, et sa lutte contre les slavonisans dura jusqu’à sa mort.

Le triomphe définitif de la poésie nationale serbe ne pouvait cependant se faire attendre. L’évêque Muchitski, par ses odes sublimes, toutes écrites en langue slavone, ne put réussir qu’aie retarder quelque temps. Enfin un pâtre obscur, Milutinovitj, vient, armé de sa gouslé bosniaque, pour arracher le génie de son peuple aux serres de l’aigle slavon. Malheureusement ce jeune bouvier des Balkans serbes avait quitté ses troupeaux de bœufs pour aller se faire étudiant à Leipzig; l’Allemagne l’avait initié à tous les mystères de ses sciences et de sa civilisation, et elle conserva tant qu’il vécut beaucoup trop d’empire sur son esprit fasciné. Milutinovitj n’en est pas moins le premier poète véritablement converti par le gouslo; seulement la philosophie occidentale disputait au gouslo cette âme ardente, et lui infligeait un affreux martyre, qui a fini par le moissonner avant l’âge. La déplorable preuve des déchiremens intérieurs de cet étonnant génie, c’est son épopée de la Serbianka, œuvre vraiment puissante, mais où l’idéal populaire slave et l’idéal classique gréco-latin se heurtent visiblement, et où les expressions slavones se croisent encore de la manière la plus bizarre avec les expressions de la langue populaire. Ayant pour but l’histoire des hauts faits serbes sous Kara-George, l’apothéose des héros de la guerre de l’indépendance, cette épopée, conçue dans la forme des rapsodies populaires, fit sur tous les esprits cultivés de la Iugo-Slavie une impression profonde. Chacun admira la Serbianka, mais très peu de gens la lurent et moins encore la comprirent. On en devine bien à l’œil les proportions gigantesques; mais dans les détails l’obscurité du langage la rend insaisissable : elle est pour ainsi dire écrite en caractères hiéroglyphiques. Une traduction résumée et approximative de la Serbianka en langue vulgaire serait le meilleur enseignement à donner à ceux des poètes qui espèrent encore pouvoir concilier le rationalisme occidental et le slavisme, devenir des poètes nationaux sans cesser d’être des poètes cosmopolites. La Serbianka est une irrécusable preuve de l’incompatibilité qu’il y a entre la foi et le scepticisme, et entre les deux genres de poésie tout à fait contraires qui émanent de ces deux sources.

Milutinovitj est de la famille des génies exceptionnels qui savent créer des mondes et renouveler des sociétés. S’il était resté dans la foi et la vie traditionnelle, il serait devenu l’Homère de son siècle. « Il est advenu de lui, écrit un autre poète serbe, Subbotitj, avec une naïveté parfaite, ce qui arriva à ce villageois dont tous les médecins admiraient l’inimitable adresse à guérir les maladies d’yeux les plus incurables. Les docteurs, croyant cet homme destiné à réaliser de grands progrès dans la science oculistique, l’emmenèrent avec eux pour l’initier à tous les secrets de la médecine. Puis, quand il eut été agrégé à la savante faculté, et qu’il voulut recommencer ses merveilleuses opérations de la cataracte, cet homme n’était plus qu’un opérateur vulgaire, bien inférieur à ceux qui l’avaient autrefois admiré et proclamé inimitable. » On ne saurait, je crois, mieux formuler l’antagonisme inné entre la science empirique et la science traditionnelle, entre le génie occidental et le génie slave, entre la poésie cosmopolite et la poésie du gouslo.

C’est sans doute aux écoles de Berlin, de Paris, d’Angleterre, que le régénérateur de la littérature sorbe au commencement du siècle, Dosithée Obradovitj, est venu demander la clé de l’initiation européenne, mais cette œuvre d’initiation accomplie, l’antagonisme entre les littératures occidentales et la poésie slave devait reparaître. Aussitôt qu’il a été initié à la vie intellectuelle, le peuple serbe s’est trouvé malgré lui en contradiction flagrante avec ses initiateurs européens. Depuis trente ans que les Serbes ont des académies créées sur le modèle des nôtres, le goût académique en littérature n’a pu faire encore le moindre progrès. La poésie du gouslo demeure le seul type du beau idéal, le seul but vers lequel gravite la poésie savante.

Il est étrange qu’on n’ait pas encore remarqué l’influence énorme exercée par les gouslars sur les poètes savans de la Slavie contemporaine, non-seulement à Belgrade et à Agram, mais à Prague, à Pétersbourg, à Moscou. Si beaucoup d’entre eux ont quitté enfin l’ornière cosmopolite, s’ils ont retrouvé la couleur locale, le naturel, la naïveté, l’inspiration nationale, ils le doivent aa gouslo. Pour montrer comment les poètes illyriens et serbes se modèlent sur les gouslars, le meilleur moyen, nous l’avons dit, est de citer çà et là quelques chants populaires, et d’en montrer le reflet dans la poésie des salons. Nous nous en tiendrons dans cette voie à quelques indications essentielles. Parmi les Illyro-Serbes, trois poètes contemporains, Subbotitj, Stanko-Vraz et Ostrojinski ; — en Russie, en Pologne et en Bohême, Lermontof, Visnievski, Kolar, nous aideront à caractériser la renaissance de la poésie slave, sous l’influence du gouslo, dans ses aspects principaux. C’est chez les Illyro-Serbes que cette renaissance a commencé, c’est chez eux qu’il faut l’étudier d’abord.

Serbe pur sang, Subbotitj est devenu la gloire de la Voïevodie, pendant que Stanko-Vraz, né en Styrie, sur un sol presque entièrement germanisé, élevé dans des écoles allemandes, a trouvé en lui l’énergie de se raidir contre tous ses préjugés de naissance et d’éducation, et a su par sa propre force remonter aux sources les plus pures de l’inspiration slave. Quant à Ostrojinski, Croate des bords de la mer, son mérite est d’avoir ouvert le premier aux contemporains le chemin de la poésie nouvelle. Je ne citerai d’Ostrojinski qu’une pièce, son ode sur l’origine de la gouslé, intitulée Uzrotsi, mot intraduisible dans nos langues rationalistes, mais qui cache toute une philosophie nouvelle, car il signifie à la fois les causes et les prodiges, — deux faits identiques pour tout vrai Slave.


« Un brave iunak traverse à cheval la forêt montagneuse ; fatigué, il s’arrête près d’un vieux hêtre, attache sa mouture au tronc de l’arbre, et, se couchant sous le frais ombrage, il s’y endort d’un profond sommeil. Du creux du hêtre qui s’entr’ouvre, la vila lui apparaît en songe, et, avec un sourire divin, lui dit ; — Héros, fils des héros, songe que là-bas, dans la plaine, tes frères languissent esclaves de l’étranger : va-t’en les délivrer. — Ce rêve réveille le jeune homme. Il bondit, s’élance en armes vers ses frères opprimés, et réussit à briser leurs chaînes. L’hiver vient bientôt couvrir de son manteau de frimas la forêt montagneuse. Le jeune vainqueur repasse par les sentiers qui lui sont connus; il y cherche le vieux hêtre inspirateur sous lequel il avait eu sa vision, l’abat avec sa hache, en fabrique une gouslé, et la donne au rapsode aveugle de sa tribu, pour l’aider à chanter les braves qui ont rendu au peuple la liberté. Le gouslar commence son chant héroïque; mais il débute en invoquant la vila de la forêt, sans laquelle le héros n’eût pas songé à combattre pour l’affranchissement des siens. Il invoque la jeune et immortelle vila des aïeux qui a fait triompher la tribu, et qui seule a donné au héros l’idée de transformer le vieux hêtre en une gouslé sacrée qui perpétue sur la terre le culte des génies supérieurs. »


L’Illyrien des Alpes Stanko-Vraz a traité dans ses ballades plus d’un motif qui avait avant lui inspiré les gouslars. On peut comparer ces ballades avec les pièces plus ou moins analogues du recueil consacré par Vuk au gouslo. Parmi les petits poèmes de Stanko-Vraz, nous en choisissons un intitulé le Chasseur :


« Les chênes n’ont plus de feuilles; nos montagnes élèvent vers le ciel leurs tètes chauves comme des vieillards qui ont perdu leurs derniers cheveux. Le cor retentit dans les bois, et l’aboiement des chiens remplit les vallées et les champs. Tout entier au plaisir qui l’entraîne, un jeune chasseur passe à la course, poursuivant des chamois et des lièvres. — L’année suivante, au retour de l’automne, les montagnes dépouillées de feuillages invitent le jeune chasseur à se livrer encore aux mêmes plaisirs; mais ce n’est plus de la chasse qu’il est épris. Autour de lui tout est silence : son cor est suspendu poudreux à la muraille; ses chiens de chasse languissent à la chaîne. Il poursuit un meilleur gibier : il soupire pour l’amour d’une femme. »


Le chant populaire cité par Vuk, qui traite le même motif, regarde aussi la conquête d’un cœur de femme comme la meilleure chasse (naïdoliï lov) que l’homme puisse faire ici-bas.


« Je suis parti dès l’aurore pour aller chasser le cerf dans nos montagnes. Le soleil à son déclin commençait à jeter sur moi l’ombre des verts sapins. Voilà que j’ai trouvé, solitaire, couchée au pied d’un arbre, une belle jeune fille, la tête posée sur une gerbe de trèfle fraîchement coupée, avec deux blanches tourterelles dans son sein, et un petit cerf à ses pieds. Heureux de ma capture, j’ai passé là la nuit. A mon cheval j’ai donné pour souper la gerbe de trèfle, à mon faucon les deux tourterelles, à mes chiens le petit cerf, et j’ai gardé pour moi la jeune fille. »


Une autre piesna, recueillie par Vuk, nous montre, sous ce titre : l’Amour mutuel, une jeune fille lavant le linge de la famille dans le torrent rapide, où elle est à moitié plongée. Son amant qui passe, voyant se dessiner sur le sable du ruisseau ses pieds blancs comme la neige, soupire à cette vue, et lui demande si elle veut bien être à lui. « Oh ! répond-elle, quand je pourrai l’appartenir, ce jour-là je me laverai avec du lait pour être encore plus blanche, je me frotterai les joues avec de l’eau de rose pour les rendre encore plus vermeilles, et je me serrerai avec une ceinture de soie pour paraître plus svelte. » Une ballade de Stanko-Vraz nous montre également la jeune Bïelana qui, dès l’aurore, s’en va laver à la rivière. Le soleil levant réfléchit dans le miroir du fleuve ses formes ravissantes. On ne peut rien rêver de plus beau. « Ses deux yeux sont deux étoiles qui sortent scintillantes du sein d’un nuage, ses joues sont deux roses que le soleil vient d’entr’ouvrir, ses lèvres sont tendres comme une pomme qui commence à mûrir. Elle-même s’admire en se regardant dans le cristal des eaux, et se met à dire : — Il ne me manque plus qu’une couronne de mariée, et ma beauté serait complète. — Toute seule, elle croit n’être entendue de personne; mais du haut d’un rocher, un jeune homme qui l’admire et qui l’a entendue s’élance vers elle. Il lui présente la couronne de fiancée, et la couvre de baisers en disant : — Tu es à moi maintenant pour toujours! — Le saint carême de Pâques fini, le mariage se célèbre, et Bïelana passe heureuse de l’église chez son époux. »

Celui des trois poètes qui a transporté avec le plus de succès l’inspiration du gouslo dans la poésie écrite est Subbotitj. Il suffit pour s’en convaincre de comparer avec les chants du poète illyrien les motifs populaires recueillis par Vuk. Les Nuits d’Hiver du bien-aimé ont inspiré aux gouslars deux strophes d’un naturel parfait :


« L’ouragan nocturne souffle en bas sur la plaine, il siffle en haut contre la forteresse; mais dans la forteresse une jeune fiancée dit en souriant : Soufflez, soufflez, aquilons, durant les longues nuits d’hiver. — Quand je dormais chez mes parens, étendue sur neuf coussins bien mous, ayant sur moi neuf couvertures, alors les nuits les plus courtes m’étaient longues. Maintenant je dors auprès de mon voïno, sur un seul coussin, couverte d’une seule couverture. Les plus longues nuits me paraissent courtes. »


Subbotitj s’est évidemment souvenu de ces strophes dans son ode intitulée Momtche i Grmlïavina (l’Amant et la Tempête) :


« L’éclair déchire les nuages, la foudre laboure le ciel. Éclatez, tonnerres, brillez, éclairs flamboyans, pour éclairer le sentier qui me conduit chez ma bien-aimée ! Faites fuir les yeux mauvais pour qu’aucun médisant ne m’aperçoive, et que je puisse tranquillement la bercer dans mes bras jusqu’à l’aurore. — Le vent redouble, il arrache le chaume des cabanes, il démolit les toitures et en fait voltiger les débris dans les airs, il déracine les arbres autour de moi; mais, tranquille, je chante mon amour. Les ruisseaux s’enflent sur la route et menacent de me submerger au passage. Tout ce qui vit pousse vers le ciel un cri de détresse; mais au milieu de ce tombeau de la nature qui de toutes parts s’entr’ouvre sous mes pieds, l’astre de l’amour m’illumine et écarte loin de moi les terreurs de la mort. Je chante ce que j’aime, et la terre en ce moment m’engloutirait dans ses abîmes, je serais encore heureux, je mourrais en aimant. » Les lamentations funéraires sur les tombeaux des morts occupent une grande place dans les chants du gouslo.


« Une pierre s’est détachée de la montagne de Bude; en tombant dans la vallée elle a tué un beau jeune homme, André. À cette nouvelle, la pauvre fiancée d’André s’est dit : — Hélas ! si je pousse des cris, si je raconte dans une funèbre complainte toutes les vertus de mon bien-aimé, ma complainte, répétée de bouche en bouche, finira par passer sur les lèvres moqueuses des gens qui n’ont jamais aimé. Si pour éterniser son nom je lui élève un mausolée dans un long-poème imprimé, le livre ira de mains en mains jusque dans celles des méchans. J’aime mieux me taire, ô toi qui devais être mon époux ! et, loin du monde, t’élever dans mon triste cœur un tombeau que rien ne puisse flétrir. »


Il serait, ce me semble, difficile de trouver quelque chose de plus attendrissant et de plus slave à la fois que la plainte suivante d’une mère bosniaque :


« Unique bonheur de sa mère, le jeune Konda est mort. Ne pouvant pas se séparer du corps de son enfant, la pauvre mère l’enterre près de sa demeure, dans un vert bosquet. Sous un oranger aux fruits d’or s’élève le tombeau de Konda. Chaque matin, la mère désolée va se coucher sur la tombe et cause avec l’âme de son fils. — Mon pauvre enfant, dis-moi, la terre t’est-elle pesante ? ta poitrine est-elle oppressée par les planches d’érable du cercueil ? Un bruit plaintif sort doucement du fond de la terre : — Ce n’est point, ô mère chérie, la terre qui me pèse, ni les planches d’érable de mon cercueil; ce qui me tourmente, c’est la douleur de ma fiancée. Chaque fois qu’elle pleure, mon âme en gémit dans les cieux, et quand elle se désespère, mes os se brisent et s’entrechoquent dans le tombeau. »


Je trouve dans Subbotitj un chant funéraire qui a, sous tous les, rapports, sa place marquée ici à côté de cette plainte touchante; il est intitulé la Rosée, c’est de la rosée du cœur qu’il s’agit :


« Quelle est la figure qu’on voit, soir et matin, assise sur l’herbe au pied de cette croix verdoyante ? Serait-ce une jeune fille qui aurait perdu ici un anneau à pierres précieuses, ou quelque riche parure ? ou bien est-ce un amant qui donne ici rendez-vous à l’ange de ses pensées ? Ce n’est ni une jeune fille cherchant ce qu’elle a perdu, ni un amant cherchant celle qui possède sa foi; c’est une pauvre mère éplorée au tombeau de son fils unique. Chaque jour, elle vient ici foudre en larmes. De ses larmes, les unes, versées quand le soleil se; lève, sont pour regretter l’enfant qui n’est plus; les autres, répandues quand le soleil se couche, sont pour conjurer Dieu de l’enlever elle aussi. Les pleurs qu’elle répand pour demander au ciel d’être réunie à son fils brillent comme des perles pures à la clarté de la lune, et les pleurs qu’elle verse sur la mort de son fils montent, brûlante rosée, dans les rayons de l’aurore, qui les porte vers Dieu. »


Enfin, pour montrer avec quelle grâce parfaite Subbotitj a su s’approprier dans la poésie chevaleresque l’esprit des piesnas, nous ne pouvons faire mieux que de résumer ici, en lui conservant sa couleur, la longue ballade de trente pages qu’il intitule Berdnitchka Koula, ou le Voïevode Mirko et sa Fille.


« Le vieux Mirko, voïevode de Syrmie, écrit de sa forteresse de Berdnik une lettre à son frère d’armes, vieillard comme lui, au héros Iug Bogdan : Écoute, ami. Tu connais ma fille Ikonia, qui surpasse en hauteur et en beauté toutes les filles de notre nation; je voudrais trouver pour elle un époux, et pour moi un gendre, qui prit de mes épaules affaissées par l’âge la lourde armure que je ne peux plus porter. Je n’ai personne en qui je puisse me voir revivre. Il y a sept ans que mon fils Radovan est parti avec notre armée : l’armée est depuis longtemps revenue, mais de Radovan aucune nouvelle. Ikonia s’était habituée à aller à la chasse dans les montagnes avec son frère, à lancer la massue, et à frapper de ses flèches l’aigle sous les nuages. Ayant perdu son frère, elle désire un époux qui lui ressemble en toute chose, et qui me rappelle à moi le fils que j’ai perdu. C’est pourquoi, mon vieil ami, je t’invite à venir me rendre visite le jour de la Saint-Jean. Ce jour-là, on lancera dans la plaine un jeune cerf, et ma fille le saisira à la course; elle lancera sa massue à mille mètres de distance; enfin on laissera monter un faucon à la hauteur de mille brasses dans les airs, et, arrivé là, il sera atteint d’une flèche par ma fille. Celui d’entre nos héros qui atteindra le cerf aussi vite qu’elle, ou qui lancera aussi loin qu’elle la massue, ou qui frappera le faucon à une égale hauteur, celui-là, ma fille l’acceptera pour époux, et dès le lendemain les noces seront célébrées. Amène donc avec toi tes neuf fils et tous les jeunes seigneurs de ta voïevodie, pour qu’ils prennent part à la fête. »


Le vieillard écrit une seconde lettre en tout pareille à la première, et l’adresse à Miloch Obilitj, sur la montagne de Potserie; il en envoie une troisième à Brankovitj, dans la blanche Travnik, puis une quatrième aux Iakchitj de Belgrad.

Le jour de la Saint-Jean, toutes les dames de haut parage, tous les seigneurs des vastes contrées serbes se trouvent réunis dans la grande plaine que domine le château de Berdnik. Chacun est impatient de voir le curieux dénoûment de cette lutte d’une jeune fille avec les plus forts héros slaves, lutte dont le prix sera sa propre main, qui vaut une riche voïevodie. Aussi loin qu’il peut s’étendre, l’œil n’aperçoit que des équipages et des seigneurs aux vêtemens ruisselans d’or. Figurez-vous les teintes de l’aurore sur les prairies, lorsqu’elle y fait étinceler la rosée des mille couleurs de l’iris; ainsi brille la plaine de Berdnik sous les millions de pierres précieuses qui brillent aux kalpaks des guerriers, comme les claires étoiles de la nuit au front du firmament. Voici les trois frères adoptifs, Marko le kralievitj. Relia de Novi-Bazar et ililoch Obilitj, trois héros comme il n’y en eut jamais de semblables dans les sept royaumes latins, et dont chacun vaut une armée. Voilà le vieux Iug Bogdan avec ses neuf fils, tous frais comme neuf gouttes de rosée, et tous pareils de taille, de visage, de bravoure. Près d’eux, voici le foudroyant Liutitsa Bogdan, dont le regard a déjà transpercé son ennemi avant qu’il ait tiré son sabre du fourreau, et le malade Doitchin, qui, semblable à un mort ambulant, n’a plus que la peau sur les os; mais ses os sont comme du fer.

Le voïevode Mirko descend de sa citadelle, suivi de la ravissante Ikonia en costume de jeune guerrier, le manteau vert flottant sur ses épaules, et attaché sous sa gorge avec un diamant qui à lui seul vaut trois villes impériales. Jamais vila ne fut plus belle, jamais pinceau vénitien ne pourra créer des contours plus parfaits, ni un ensemble de lignes plus harmonieuses. Tous les héros la regardent fascinés; mais derrière elle bondit le jeune cerf captif : ses cornes sont dorées; il ronge un mors orné de perles; ses pieds rapides atteindraient une vila ou une étoile filante à travers le ciel bleu. Le voïevode Mirko lâche la bride du prisonnier, et d’un coup de fouet le lance au milieu de l’arène. L’animal, se sentant libre, prend son élan; mais en trois bonds Ikonia l’a rejoint, et, posant une main sur sa tête, elle saute sur son dos, et le ramène comme un coursier docile à son père. Tous les spectateurs demeurent silencieux et stupéfaits; pas un ne bouge. Les vieux regardent les jeunes, et les jeunes, de dépit, regardent Krilatitj[7], le guerrier ailé de Novi-Bazar; mais Krilatitj baisse la tête couché sur le gazon.

Tout à coup à l’horizon un chant joyeux se fait entendre. La voix approche : c’est celle d’un guerrier inconnu, monté sans étriers et sans selle sur un cheval sauvage, qui bondit comme un tigre et dont la noire crinière traîne sur le gazon. Ce héros, d’une physionomie étrange, porte le long manteau bulgare. Une barbe blanche lui tombe jusqu’à la ceinture, ses yeux se dérobent sous ses épais sourcils, et ses moustaches flottantes sont rattachées derrière ses oreilles. Arrivé au milieu des brillans seigneurs, il leur jette un regard de dédain, et se tournant vers Relïa Krilatitj : « pourquoi t’appelles-tu le guerrier ailé, puisque tu n’as pas l’énergie de rivaliser de vitesse avec une jeune fille ? — Guerrier inconnu, répond Krilatitj, cesse d’injustes reproches. J’ai lutté de vitesse avec l’hirondelle, et j’ai dépassé des colombes, sans en attendre d’autre récompense que mon propre amusement. Comment, si je le pouvais, ne rivaliserais-je pas ici avec cette jeune fille, quand elle-même doit être le prix de la lutte, elle qui n’a pas son égale dans les sept royaumes latins ? Mais je suis couvert de dix-sept blessures non encore cicatrisées, et si je courais un peu, elles se rouvriraient à l’instant. » L’inconnu, s’adressant alors à la foule des jeunes héros, leur lance d’amers sarcasmes. Comment n’ont-ils pas assez de cœur pour épuiser leurs forces et risquer au besoin la vie afin de mériter une beauté pareille ? « Sans doute ils voudraient qu’elle s’éprît spontanément d’amour pour eux, et qu’elle vînt timidement, dans l’ombre de leurs harems, se livrer à leurs caresses. C’est une honte, belle Ikonia, que tu restes ainsi abandonnée : un vieux mari vaut mieux que pas de mari.» Il dit, lâche le jeune cerf, et, d’un seul coup de fouet qui lui déchire la peau et en fait jaillir le sang, il le lance dans l’arène. Excité par l’aiguillon de la douleur, l’animal fuit ventre à terre, comme pour échapper à la mort; mais le guerrier inconnu le poursuit. Bientôt il l’a dépassé, et le prenant par la bride, il le ramène au voïevode Mirko, puis disparaît au milieu de la foule.

La rougeur de la honte commence à monter au front d’Ikonia. Espérant encore échapper à ce vieillard, elle prend sa buzdovane[8] à manche d’argent et à pomme d’or qui pèse cent okas, elle la balance au-dessus de sa tête et l’envoie de toutes ses forces vers les nuages. La massue file comme un éclair et s’en va en sifflant tomber bien loin de là. Marko, fils des krals, ne peut retenir un cri d’admiration, mais il reste immobile. L’inconnu se remet donc à narguer pour leur couardise les nobles spectateurs et surtout le kralievitj Marko. — « Prince de Prilip, notre peuple chante incessamment dans ses rapsodies ta puissante buzdovane; mais, au lieu de la massue, tu ferais mieux, Marko, de prendre une fine plume de corbeau, et tu te mettrais alors à décrire ta langoureuse passion pour les appas de la belle jeune fille, afin de la décider à venir, dans ton château de Prilip, servir à toi d’épouse et à ta vieille mère de servante. » Marko s’excuse en disant qu’il a fait vœu à Dieu de ne jamais lancer sa buzdovane que pour briser la poitrine d’un ennemi. Alors l’inconnu, se tournant vers Ikonia, lui répète en riant : « Beauté sans pareille, un mari vieux vaut mieux que pas de mari, » et il lance à son tour la buzdovane dans les airs. Elle va si vite, qu’on ne l’entend pas même siffler, et, après avoir dépassé de beaucoup le but marqué par Ikonia, elle s’enfonce dans la terre en tombant jusqu’à la poignée. Le vieux Iug Bogdan félicite l’inconnu de sa prodigieuse force et lui demande pourquoi il ne s’est pas marié plus tôt. — « C’est, dit le vieillard, la faute de mes marraines, de mes belles-sœurs, de mes cousines et de mes tantes, qui n’ont pas eu le soin de me marier, et moi, pauvre garçon, je n’ai pas su me trouver une femme. Or, précisément aujourd’hui, à l’instant juste où j’atteins ma centième année, voilà que je vais conquérir la belle Ikonia : celle qui n’a pas de rivale sous le soleil, ce sera moi, vieillard centenaire, qui l’obtiendrai, à la honte de tous les héros serbes. » Il dit, et va se perdre au milieu de la foule.

Restait la dernière épreuve, celle de l’arc et de la justesse du coup d’œil. La belle Ikonia, toute pâle et laissant couler des larmes sur ses joues, prend son arc d’acier doré, qui a été épuré à un feu ardent pendant neuf années, et qui pendant neuf autres années est resté trempé dans la glace. On lâche vers le ciel le faucon attaché à un fil de soie de mille brasses de long. L’oiseau n’est déjà plus sous les nuages que comme un léger point noir ; les uns le voient encore, les autres ne le voient déjà plus ; mais la jeune Ikonia le suit d’un regard sûr et décoche vers lui une de ses flèches dorées. Elle s’est envolée seule, la flèche meurtrière ; bientôt elle redescend en compagnie du faucon tout sanglant, dont elle a traversé le cœur. À cette vue, Miloch Obilitj, dans le ravissement, ne peut s’empêcher de dire à la jeune fille : « Ce n’est pas un simple héros, c’est un tsar, Ikonia, qu’il te faut pour époux ! » Il dit, mais il ne bouge pas de place, et voilà que de nouveau le vieillard inconnu s’avance et insulte amèrement Miloch Obilitj de ce qu’il n’a pas le courage d’entrer en lutte pour obtenir la jeune fille. Le beau Miloch répond qu’il vient de se fiancer, son âme est trop pure pour pouvoir courtiser deux belles à la fois. « Ce n’est pas ma faute, s’écrie le vieillard, s’il faut que tu sois à moi. Puisque tout le monde renonce à te conquérir, il faut bien que je te prenne. » Doitchin le malade, espérant décourager l’inconnu, se met à le railler : « Écoute, vieux centenaire, je vais te donner un conseil : tant qu’il vit, l’homme apprend. Eh bien ! après nous avoir montré que tu conserves encore toute la vigueur de tes membres, garde-toi de nous faire voir à ta honte que ta vue baisse. Prends plutôt tes lunettes, cela en vaut la peine, car il faut viser à mille brasses de distance. » Tout le monde éclate de rire, et le vieillard, riant lui-même, répond à Doitchin : — « Merci pour ton conseil, ami ! Mais je ne suis pas encore comme ces béliers qui perdent leur poil. » Il fait monter le faucon dans les airs, et, quand il a atteint la hauteur convenue, le vieillard siffle : aussitôt son cheval sauvage accourt, le héros centenaire saute sur sa monture, qui part au galop, pendant que lui-même décoche en courant sa flèche. Le trait inévitable va transpercer la tête du faucon, et le rapporte sans vie au milieu de l’assemblée.

L’inconnu triomphant s’avance vers le voïevode Mirko, et lui dit : « Cher beau-père, crois-moi, ce ne sont ni les années, ni la barbe blanche qui font le vieillard ; espère en Dieu, qui sait toujours en définitive tirer du mal le bien. Et toi, mon héroïque beauté, réfléchis à fond sur ce que je vais te dire : autant tu me regardes en ce moment de travers, autant demain matin tu m’embrasseras avec joie. À demain donc, et prépare-toi à ce qui doit durer toujours. » Il se retire et disparaît dans la foule consternée. Chacun gémit sur le sort de la belle Ikonia. Quant à elle, retirée dans sa chambre, elle fond en larmes. « pourquoi ne suis-je pas restée près de mon métier à broder, dans les modestes occupations de mon sexe ? J’ai voulu faire l’amazone, et, à l’exemple de nos héroïnes d’autrefois, gagner un époux par une lutte virile, et voilà comment j’en suis punie ! Mais ce vieil insensé qui, déjà un pied dans la tombe, prétend épouser une jeune fille, ne doit-il pas être puni à son tour ? Eh bien! je me charge du châtiment que nous méritons tous les deux. Je l’empoisonnerai en même temps que moi-même. Puisque c’est sa folie qui me chasse de ce monde, qu’il le quitte aussi lui, c’est justice! » Pleine de cette sombre pensée, elle part comme un éclair, s’en va sur la verte montagne, y cherche sous les pierres grises des serpens vénéneux, en extrait le poison et le rapporte chez elle, où elle le mêle au meilleur vin hongrois; puis elle attend son fiancé.


« Les préparatifs de la noce sont splendides. Enfin arrive le prétendu. Il s’est paré comme un paon, il a rogné sa longue barbe blanche, il a pommadé ses rudes moustaches, et il sourit, le centenaire, comme un jeune iuhak (cavalier) aux convives. La pauvre Ikonia arrive, elle aussi. Toute la salle resplendit de sa beauté. Sa robe de soie, tissue de fils d’argent, brille sous son voile de pourpre, comme la neige des Karpathes sous les feux roses de l’aurore. Tous les convives s’asseoient suivant leur rang, et en face d’Ikonia s’asseoit son vieux fiancé, qui, rayonnant de joie, lui répète encore : « Souviens-toi bien, ma beauté sans pareille, qu’autant tu me regardes aujourd’hui de travers, autant tu seras demain heureuse de m’embrasser, ayant reconnu dans mon âme l’âme qui sur la terre ressemble le plus à la tienne. » Mais, tout entière à sa douleur, la belle Ikonia ne peut plus rien comprendre. Elle présente sur un plat d’or à son fiancé les deux coupes qu’elle a préparées, et lui dit : « Prends l’une d’elles, et bois-la en mon honneur, pendant que je boirai l’autre à ta santé. — Je saurais, répond le vieillard, que c’est du vin empoisonné, je le boirais encore, puisque ta main me l’offre ! » Et il vide la coupe sans en laisser une goutte. Ikonia le regarde en versant d’amères larmes, et prenant lentement la seconde coupe, elle la vide à son tour. Cependant le centenaire, qui voit de brûlantes larmes couler sur les joues de sa fiancée, s’attendrit. Il ne veut pas pousser son jeu plus loin, et jetant sa perruque, sa fausse barbe, son vieux masque ridé et son manteau bulgare, il se montre ce qu’il est réellement, un jeune homme de trente ans, le plus beau des héros de l’empire serbe et le propre frère d’Ikonia, Radovan. À cette vue, l’infortunée jeune fille reste froide comme un marbre. En vain son frère la serre dans ses bras, en vain elle fixe sur lui un regard pétrifié qui semble redemander la vie. Le poison subtil la glace : elle tombe morte sous les mille baisers de son frère, qui se sent bientôt chanceler lui-même. « Je te rejoins sans regret, ma sœur chérie, dans un tombeau commun. Dieu ne veut plus que nous soyons séparés! » Et il rend le dernier soupir dans le sein de son vieux père, qui sent, lui aussi, ses yeux se fermer peu à peu. Le lendemain, les nombreux seigneurs invités pour la noce rendirent à la terre trois cadavres illustres, et se dispersèrent en silence. Depuis lors jusqu’à présent, le château de Berdnik est resté abandonné. Il domine toujours de ses sombres ruines les riantes plaines de Syrmie et le blanc monastère de Ravanitsa; mais les vilas des nuages y viennent souvent la nuit cueillir les nouvelles fleurs sorties des graines autrefois semées par Ikonia, et que le vent des ruines ressème chaque automne aux lieux où elle revit son frère. Puis, entrelaçant ces fleurs dans leurs cheveux d’azur, ces muses de notre patrie dansent leur kolo aérien sous les rayons de la lune amie des morts. »


Il y a plus d’un enseignement à tirer de cette ballade. D’abord il est clair que Subbotitj a voulu donner ici à ses belles compatriotes une leçon de morale spiritualiste. Ensuite l’œuvre entière se présente comme un perpétuel hommage à la pureté des mœurs de famille. Rien de plus conforme que tout ceci à la philosophie du gouslo. Aussi la longue ballade de Subbotitj ne se distingue-t-elle des vraies rapsodies populaires que par l’élégance des formes et la pureté classique du style. Voilà, suivant nous, comment la gouslé doit fournir aux poètes slaves les mieux inspirés le motif, le granit brut, d’où ils sauront tirer par l’abstraction idéale des monumens immortels.

Avec ces rapsodies purement épiques contrastent chez les poètes serbes les fragmens tragiques, les sombres rêves d’un patriotisme opprimé, les cris brefs des passions violemment refoulées, les dithyrambes ardens et les élégies, comme celle que Stanko-Vraz appelle la Tombe du Traître (Grob Izdaïice), où se reflète avec énergie l’horreur des Croates pour ceux d’entre leurs frères qui, en se vendant au germanisme, vendent, suivant eux, leur âme au démon.


« Quelle est cette tombe maudite, que garde un noir corbeau aux croassemens perpétuels ? Oiseau de mauvais augure, pourquoi ne quittes-tu pas cette tombe solitaire ? — J’y reste pour troubler le repos d’un renégat. Hé! capitaine, les planches de ton cercueil sont-elles lourdes ? Regrettes-tu ta maîtresse, ton sabre, ou ton beau cheval de combat ? — Du fond de la terre, une voix gémissante répond au lugubre corbeau : Hélas! je ne regrette ni ma jeune maîtresse, ni ma bonne épée, ni mon cheval de guerre. Ce qui m’accable, c’est la malédiction dont les miens me poursuivent, c’est la discorde que ma trahison a semée parmi eux, et qui arme maintenant frères contre frères. Mon supplice, c’est de penser que pour un peu de gloire j’ai vendu ma patrie aux maîtres étrangers. Ce qui me ronge, c’est que j’ai préféré à l’amour des miens quelques vaines décorations attachées sur ma poitrine par les généraux oppresseurs de ma race. Ces croix maudites sont maintenant ce qui m’écrase. Cette auréole d’un jour est le feu infernal qui me consume, et qui force mon âme, chassée de partout, à revenir chaque nuit ici, pour t;âcher de rentrer dans mes os et d’y trouver un peu de repos... Oh! ne se trouve-ra-t-il pas une main compatissante qui déterre mon cadavre, qui le livre aux oiseaux de proie, et qui efface tout vestige de ma tombe, pour qu’il n’y ait plus trace de moi sur la terre! — Ainsi se lamente l’âme du traître, mais nulle oreille ne l’entend ; seuls, les corbeaux croassans le comprennent et l’insultent... que Dieu ait pitié d’elle et mette fin à ses tourmens! » Chez les Illyro-Serbes, on le voit, le gouslo s’est combiné sans peine avec la poésie écrite. Il a trouvé dans Subbotitj, dans Stanko-Vraz et dans Ostrojinski des interprètes fidèles qui ont su opérer cette délicate alliance sans trop altérer les motifs populaires. Les trois autres peuples slaves ont-ils été aussi heureux ? C’est ce qu’il faut examiner.


III.

En feuilletant les poètes russes Derjavin, Pouchkine et Lermontof, en leur demandant quels horizons nouveaux, quelles sources ignorées leur a ouverts le gouslo, nous trouverons que chez eux le sentiment de la poésie populaire et d’un idéal national ne commence qu’à poindre ; mais du moins on le voit éclore, et s’il s’épanouit en Russie avec une désespérante lenteur, c’est par suite de bien des causes. D’abord le gouslo russe, au milieu de l’oppression abrutissante des moujiks, est tombé dans un état voisin de la sauvagerie. Les piesnas recueillies par le Cosaque Iakubovitch, plus connu sous le pseudonyme de Kircha Danilov, abondent en traits qui font frémir. Elles sentent le tatare et le mongol. Les chansons de femme témoignent d’un déplorable abaissement moral. Les chants héroïques seuls conservent encore toute l’énergie, sinon toute la pureté primitive. On conçoit que les poètes académiques de Saint-Pétersbourg affectent pour la gouslé un superbe dédain. Jukovski et Batïuchkov, malgré tout leur génie, ne savent que traduire en russe des idées étrangères. Derjavin a sans doute quelque chose de bien plus local; mais il s’inspire surtout des vieux monumens de la littérature sacrée.

Le cosmopolite Pouchkine paraît avoir le premier deviné le gouslo en Russie, mais ce fut pour le refouler, car il sentait que ce génie-là était pour lui un dangereux rival. Il se moque donc beaucoup des ennuyeux rapsodes qu’il assimile aux conteurs asiatiques des Mille et Une Nuits. Pouchkine a composé un assez grand nombre de contes, mais pas une seule véritable piesna. Cependant il prend quelquefois le ton des gouslars, comme dans ses quelques vers intitulés l’Or et le Sabre. « L’or se vantait un jour en disant : Le monde entier est à moi; mais le sabre lui répondit : Tu te trompes, c’est à moi seul que le monde appartient. — Je puis tout acheter ! s’écria l’or. — Et moi, reprit le sabre, je peux tout conquérir par la force. » Ne dirait-on pas une sentence des recueils de Vuk ? Mais, en s’emparant de l’allégorie populaire, Pouchkine y mêle son fiel et cet amer sarcasme byronien qui l’empêchait de comprendre la beauté primitive dans sa grandiose simplicité. Ainsi nous apparaît son allégorie des Deux Corbeaux : « Un corbeau dans son vol crie en passant à un autre corbeau : — Où dînerons-nous aujourd’hui ? — Là-bas, j’ai vu gisant le corps d’un héros assassiné. — Par qui, et pourquoi a-t-il péri ? — Trois êtres seuls le savent : son faucon, qui s’est envolé dans les bois; sa jument noire, sur laquelle son ennemi est monté, et sa jeune femme, qui paraît attendre celui qu’elle aime, non l’assassiné, mais le vivant. » Rien de moins digne d’un gouslar assurément que le rire cruel qui termine cette boutade poétique.

Pouchkine se doutait d’ailleurs si peu des trésors d’idéal enfouis dans la poésie populaire russe, qu’il intitule Chant serbe une de ses rêveries qui semble le résumé littéral de la piesna : Na litovskom rubéjïe (à la Frontière lithuanienne), du recueil de Kircha. C’est un coursier qui, sentant sa mort et celle de son maître approcher, baisse la tête à la veille d’une bataille, et laisse tomber sur l’herbe ses longs crins, sans pouvoir ni boire ni manger. Questionné par son cavalier sur la cause de ses chagrins, il répond exactement comme le cheval du jeune boïar moscovite dans Kircha, et c’est là ce que Pouchkine appelle un chant serbe.

Pour les héritiers de ce Goethe moscovite, la scène change d’aspect. Lermontof est encore un byronien, c’est un admirateur de Satan et de ses triomphes; il célèbre les héros de l’époque, et divinise l’enfer avec autant de passion qu’aucun autre romancier actuel; mais on sent qu’en lui la verve du satanisme expire. Il est dompté à son insu par une force mystérieuse dont il n’a pas lui-même le secret. Malgré son orgueilleux dédain pour la poésie primitive, il est forcé de l’admirer, et d’un ton moitié goguenard, moitié impie, il tâche de s’en inspirer, comme on le voit dans sa longue piesna sur le tsar Ivan Vasilïevitch son jeune garde du corps et l’audacieux gost Kalachnikov.


« A toi, terrible tsar Ivan Vasilïevitch, à ton bien-aimé garde du corps et au hardi marchand Kalachnikov, je dédie cette chanson! Nous l’avons composée sur un mode étrange, nous l’avons chantée à l’unisson de la gouslé. En l’écoutant, le peuple orthodoxe s’est réjoui; le boïar Matthieu nous a présenté une coupe pleine de med mousseux; sa noble et blanche épouse nous a fait asseoir à sa table, et a mis devant nous, sur un plat d’argent, une serviette ourlée de soie, et l’on nous a régalée trois jours et trois nuits, et l’on ne se lassait pas d’écouter notre chanson.

« Le soleil se cache dans les cieux, et les nuages d’azur ne peuvent plus l’adorer, car sur la terre est assis dans son palais du Kremle[9], couronné d’un diadème éblouissant, le redoutable Ivan Vasilïevitch; ses écuyers tranchans sont debout derrière lui; à ses côtés sont ses gardes du corps, et devant lui se tiennent les boïars et les kniazes. Le banquet est animé : le tsar boit à la gloire de Dieu, à sa propre gloire et à la satisfaction de son bon plaisir; puis, prenant son puisoir doré rempli du meilleur vin d’outre-mer, il le fait porter à ses gardes, qui, tous à la file, boivent à la gloire du tsar. Un seul d’entre eux, un jeune et hardi héros, ne boit pas; mais, silencieux, il penche son front fier et triste sur sa large poitrine où bat un cœur puissant. Dès qu’il aperçoit l’attitude du jeune homme, le tsar fixe sur lui des regards courroucés, comme le vautour qui du haut d’un nuage épie une pauvre colombe; puis, frappant violemment de son bâton sur la table, il crie d’une voix terrible : Kiribïeevitch, mon valet, que rêves-tu avec ton air sombre ? Es-tu las de me servir ou envies-tu ma gloire ? Quand la lune se lève au ciel, les étoiles se réjouissent à sa vue, et les nuages les plus obscurs deviennent clairs à son approche; il n’en est pas ainsi pour toi, Kiribïeevitch. La gaieté de ton tsar t’assombrit. Le jeune homme se prosterne devant le tsar terrible : Maître, si ton indigne esclave a irrité ton âme, fais-lui aussitôt couper la tête; elle s’offre d’elle-même au bourreau ! — Que te manque-t-il donc ? reprend le tsar. Ton caftan de drap d’or est-il usé ? as-tu chiffonné ton kalpak de zibeline ? ton cheval boite-t-il ? ou toi-même, fils de gost, t’es-tu fait une entorse dans un assaut à coups de poing sur les bords de la Moskva ? »


Tout cela est de la parfaite poésie nationale russe; mais au bout de quatre pages, Lermontof en est las. Bien qu’il essaie encore de faire vibrer la gouslé, il n’en tire plus que des sons mensongers. Le jeune Kiribïeevitch répond au tsar que son cheval sauvage bondit joyeux sous lui, que son kaftan n’est pas usé, que son kalpak brille toujours, mais que son cœur est mortellement blessé par un amour malheureux. Il fait croire au tsar que celle qu’il aime est une jeune fille, et que, ne pouvant attendrir la cruelle, tout lui devient amer dans la vie. Il conjure donc le tsar de le laisser s’en aller chez les Cosaques libres du Volga, où il trouvera sous quelque lance musulmane un trépas désiré en combattant les Tatars, ennemis de la croix et de la patrie. Voilà bien certes un commencement d’amour spiritualiste à la façon populaire slave; mais ce n’est qu’un leurre du poète pour tromper les âmes simples, et les imprégner ensuite plus à son aise de son scepticisme glacé. Le tsar, touché, se décide à doter lui-même richement son garde du corps, et à le marier avec celle qu’il aime. Ici l’auteur termine la première partie de son poème en s’excitant lui-même : «Hé! gouslar, chante juste. Avale en l’honneur de tes hôtes une coupe de vin mousseux, et remets d’accord ta gouslé. »

Le soir approche, le soleil se couche dans les sanctuaires du Kremle. Assis devant sa boutique, après avoir toute la journée invité d’une voix doucereuse les passans à lui acheter quelque riche étoffe de soie, le jeune gost Stefane Kalachnikov ferme son magasin avec une serrure allemande. Il y laisse comme gardien un chien aux dents meurtrières, et s’en va rejoindre sa jeune épouse, Alena Dmitrevna; mais il ne la trouve pas à la maison, et ses petits enfans ne sont pas encore couchés, et ils pleurent et se tourmentent sans savoir pourquoi, comme s’ils allaient mourir. Cette absence de sa jeune femme à une heure si attardée trouble l’âme de Kalachnikov. Il regarde inquiet par la fenêtre dans la rue que couvre une nuit sombre, et où les flocons de neige effacent toute trace de pieds humains. Enfin il entend des pas précipités, la porte de sa demeure s’ouvre. Puissance de la croix! devant lui apparaît sa jeune femme, cheveux épars, couverte d’une neige glacée, regardant avec des yeux de folle et murmurant des paroles incompréhensibles. Enfin elle tombe aux genoux de son mari courroucé : « Mon maître, soleil de mon cœur, tue-moi si tu veux; je ne crains pas la mort ni les risées des hommes : je ne crains au monde que la perte de ton amour ! » Elle lui raconte enfin comment elle a été assaillie dans la rue, sous la neige, par le jeune garde tsarien Kiribïeevitch, aux éclats de rire de tous les voisins qui regardaient par les fenêtres, et ce n’est qu’en lui laissant une partie de ses vêtemens qu’elle a pu échapper à ses caresses. L’époux outragé se décide à aller provoquer le jeune garde à un duel à coups de poing. Il demande à ses frères cadets de lui servir de témoins, et de le venger s’il succombe. Dévoués à leur aîné, ses jeunes frères répondent : «Quand, s’apprêtant pour un carnage qu’il voit approcher, l’aigle allonge ses serres dans les cieux, aussitôt les aiglons accourent à son appel. Tu es notre second père : nous te suivrons partout, et s’il le faut dans le tombeau. »

Cependant l’aurore se lève; du haut des cieux, elle sourit à la terre, et se mire comme une Vénus dans les coupoles vernies et dorées du Kremle. Le tsar avec sa drujina ou sa cour sort de son palais et se rend, suivi de ses gardes, sur la grande place de Moscou, toute blanche de neige. Là il ordonne de former un grand cercle à l’aide d’une chaîne d’argent passée d’un poteau à l’autre sur une longueur de vingt-cinq toises. Quand le cercle est formé et qu’une foule compacte s’est amassée, le tsar crie à ses gardes : « Maintenant quel est l’athlète prêt à commencer la lutte avec un rival ? Qu’il entre dans ce cercle. Amusez votre batïuchka[10], enfans ! Celui qui tuera quelqu’un, je l’en récompenserai, et celui qui sera tué ainsi pour le plaisir du tsar, Dieu lui-même le récompensera. » Personne ne se présente. Enfin le jeune Kiribïeevitch, pour complaire à son maître, s’élance dans l’arène, et provoque les plus hardis d’entre les citoyens. Tout à coup la foule des curieux s’ouvre, le gost Kalachnikov s’avance, se prosterne devant le terrible tsar, lui demande la permission de lutter contre son garde, et, l’ayant obtenue, il entre dans le cercle fatal. L’époux outragé fixe sur son ennemi un regard où se peint toute sa fureur. Le jeune garde impassible lui dit : « Vaillant athlète, voudrais-tu me décliner ton nom et celui de ta famille, afin que je sache après le combat pour qui j’aurai à faire dire l’office des morts ? — Je suis, répond l’adversaire, Stefan Kalachnikov, de bonne et honnête famille. J’ai vécu suivant la loi du Seigneur. Je n’ai point courtisé la femme d’autrui. Je ne me suis point glissé, comme toi, sur ses pas pour la déshonorer dans les ténèbres, loin de la clarté du jour. Aussi as-tu dit vrai, demain, rien de plus sûr, on chantera pour l’un de nous deux la messe des morts! »

Interdit par ces reproches, l’insulteur pâlit, ses yeux s’obscurcissent, un frisson glacé pénètre ses os; mais, revenant vite à lui-même, il s’élance sur son rival, et d’un coup de poing dans la poitrine lui fait cracher le sang. Le gost lui répond par un autre coup sur la tempe gauche. Le jeune garde pousse un léger soupir et roule déjà mort dans la neige. — Qu’as-tu fait ? crie à cette vue le terrible tsar. Est-ce à dessein ou sans le vouloir que tu as tué mon meilleur athlète ? — Tsar orthodoxe, répond le gost Kalachnikov, c’est avec ma pleine volonté que j’ai tué ton garde Kiribïeevitch. Maintenant torture-moi, fais-moi mourir comme tu voudras; mais n’abandonne pas mes deux pauvres orphelins et ma jeune veuve. — Bien! puisque tu parles avec tant de franchise, je ferai élever à mes frais tes deux fils, et je pensionnerai ta veuve. Quant à toi, mon enfant, monte ici sur l’échafaud, pour y offrir ta tête en sacrifice à la hache impériale... — La cloche funèbre du sobor (cathédrale) sonne le glas de l’agonie. Le jeune gost fait à Dieu sa dernière prière, il couvre de baisers un reliquaire de Kiœv qu’il portait suspendu à son cou, il recommande à ses frères sa pauvre veuve et ses enfans, puis monte vers le bourreau qui l’attend pour faire tomber sa tête.

Voilà donc la force brutale la plus inique décapitant au nom d’une prétendue justice impériale un noble défenseur de la morale, un martyr du devoir domestique! Et le poète n’a pas un soupir pour cette victime. Sa pièce terminée, il s’écrie : « Eh ! mes hôtes chéris, arrosez maintenant la gorge du gonslar. Nous avons bien commencé, finissons également bien. A chacun honneur et justice ! Au seigneur hospitalier slava! à sa belle épouse slava ! et à tout le peuple orthodoxe slava ! »

Ce poème est à notre connaissance le seul où Lermontof montre l’intention manifeste de s’inspirer du gouslo; mais Lermontof se rit évidemment de cette poésie primitive. Pour ce cosmopolite enivré de ses expériences, blasé sur toute chose parce qu’il avait abusé de tout, revenir à la rustique, à l’enfantine simplicité des chants du gouslo, c’eût été par trop humiliant. Il a préféré s’en moquer : c’était plus facile.

Si nous passons de la Slavie orientale parmi les Slaves occidentaux, nous y trouvons le slavisme encore bien plus mutilé et le gouslo plus dégradé. En Bohême et en Pologne, c’est à peine si le gouslo est connu de nom. On peut hardiment affirmer que plus un pays slave se rapproche de la civilisation germanique actuelle, plus il devient insensible à la poésie populaire et au beau idéal des gouslars. Ainsi, de toutes les peuplades slaves occidentales, celle qui a gardé le plus vif souvenir de la gouslé, ce sont les Slovaks de Hongrie, qui, par leur situation géographique et leurs relations commerciales, sont forcément rejetés vers le Danube et l’Orient. Les romances et idylles populaires slovaques sont encore délicieuses, et rivalisent même souvent avec celles des Serbes. Kolar en a donné la collection en deux gros volumes. Je ne citerai qu’un exemple de ces romances slovaques : les Amans pauvres ; je l’emprunte aux Mélodies slaves (Slavische Melodien), traduites par Siegfrid Kapper.

« Je ne possède rien sous le soleil. Je n’ai point de prairies pour m’y asseoir, point de maison pour me mettre à l’abri. Et toi aussi, tu es un pauvre orphelin, abandonné, sans parens, sans famille ; mais je te tiens dans mes bras, mon œil brille dans ton œil, mes lèvres pressent tes lèvres, mon cœur bat sur ton cœur ; il l’interroge, et en reçoit une réponse d’amour. Mes bras t’enlacent. Oh ! mon œil, mes lèvres, mon cœur te disent : Réjouis-toi, car il y a encore en Hongrie de plus pauvres que nous. »

Le chant bohème n’a déjà plus l’exquise fraîcheur des idylles slovaques. Cependant ce n’est certes pas l’intention de raviver leur verve au souffle du gouslo qui manque chez les poètes bohèmes contemporains. La plus grande partie d’entre eux s’inspirent du gouslo national, mais d’un gouslo postérieur et déjà altéré. Il s’ensuit que toutes les poésies tchèques actuelles, populaires ou académiques, manquent de virilité et d’héroïsme. Elles n’ont plus aucune relation avec les rapsodies historiques et nationales d’autrefois. Essentiellement lyrique, même dans ses épopées, comme la Slavy Dcera, aussitôt qu’elle veut revenir au ton sérieux des rapsodies slaves, la poésie tchèque devient ampoulée, saccadée, pleine de transitions brusques, passant continuellement d’un sujet à l’autre, fatigante à lire. Nulle part peut-être en Europe on ne voit régner autant qu’à Prague l’esprit de négoce et d’industrie, les spéculations de bourse, de chemins de fer, les calculs d’argent. Aussi la poésie d’inspiration naturelle n’est-elle nulle part aussi déchue qu’en Bohême. Adorateur par système de sa nationalité, le Tchekh ne sent plus en lui les élans du génie de race. Le gouslo est pour lui un monument du passé ; il se contente de l’entourer de respect, et s’il en tire encore parfois des sons mélodieux et tendres, comme les prêtres antiques savaient tirer des sons de leurs idoles de pierre, c’est toujours à la condition de résumer en quelques strophes, de saisir en quelque sorte au vol l’inspiration fugitive.

Il est peut-être bien hasardé de prétendre que les populations polonaises vivent dans une atmosphère poétique plus pure que celle où se développent les Bohèmes. Le noble polonais est un Latin, un Français de la Vistule ; mais le paysan est resté Slave. C’est pourquoi il chante beaucoup plus que le Bohème. La Pologne connaît deux espèces de chansons populaires : les krahoviaks et les kolomyiki. La krakotiaka se compose d’au plus deux ou trois strophes quand elle est très longue, d’ordinaire elle ne contient que trois ou quatre vers. C’est un simple caprice, une boutade que le paysan de Mazovie jette en passant à l’écho des forêts pour épancher sa joie, ou pour s’égayer lui-même dans un accès de tristesse. En voici des exemples d’après le savant Visznievski :


« Le pré s’ennuie sans le rossignol, et moi je m’ennuie loin de mes parens. L’arbre sans feuilles se dessèche, le poisson hors de l’eau meurt, et mon cœur à moi se fane au milieu des étrangers.

« Pourquoi ne labourez-vous pas, ô mes bœufs, blancs de poussière ? ma jeunesse, pourquoi marches-tu triste ? Mes bœufs gris, vous avez assez labouré, et toi, ma jeunesse, tu as assez perdu ton temps.

« Le long du chemin, des champignons ont poussé tout à la file. Les fillettes passent par le chemin : elles se moquent de Ianek. Ianek ne sait point labourer; Ianek ne sait pas herser ni plaisanter avec les fillettes. »

« La pauvre orpheline, en moissonnant du chanvre pour autrui, raconte au vert bocage sa triste destinée : Je n’ai plus de famille; mais toi, ô Dieu du ciel ! tu es encore pour moi un père, et tu me reprendras là-haut dans ta maison, et toi, ô terre noire, tu es encore ma mère, et tu me rouvriras ton sein. — La terre dure s’attendrit et répond : Prends courage, petite fille, tâche que le monde te console, car mes entrailles à moi sont bien froides, et tes charmes y seraient bien vite flétris. »


Les paysans ruthéniens de la Galicie composent, sous le nom de kolomyika, des chansons empreintes d’un autre caractère, plus longues, plus libres, plus symboliques, et où respire une imagination plus fleurie, plus orientale. Aussi ressemblent-elles bien davantage aux piesnas cosaques et serbes. On y voit percer avec plus de force la vie de commune, la vie de famille :


« Près d’une blanche cabane sont trois jardins verdoyans : dans l’un, le rossignol chante de doux airs; dans l’autre, un coucou se plaint et gronde; dans le troisième, une mère tendre dit tout bas à son fils nouvellement marié : Mon enfant, qu’y a-t-il de plus doux à ton cœur ici-bas ? Est-ce ta jeune épouse, ta belle-mère ou ta mère propre ? — Mon épouse m’est douce à l’âme, quand nous sommes bien d’accord. Ma belle-mère m’est chère, quand elle ne nous importune pas; mais toi, ô mère qui m’as porté dans ton sein et qui m’as enfanté au milieu des tortures pour m’allaiter ensuite de ton fait nuit et jour, toi seule, ô mère chérie ! tu m’es toujours douce en tout temps. »


Quelque élémentaires, quelque bornées qu’elles soient, ces deux espèces de chants populaires constituent le seul débris encore existant de l’ancien génie national polonais en poésie. Tout ce qui n’est pas krakoviaka ou kolomyika reste plus ou moins en dehors des chaumières, et ne relève pas spontanément du génie de la Pologne. Toute poésie exclusivement propre aux châteaux ne saurait dans aucun pays être considérée comme populaire; elle peut être très belle, elle n’en reste pas moins sans action décisive sur les masses. C’est le fruit d’efforts individuels, de génies isolés; c’est de la poésie cosmopolite. Quelque sublimes qu’ils soient, et par suite de leur sublimité même, Krasinski, Mickievicz, Slovacki, ne peuvent être suivis dans leur vol que par des esprits d’élite en très petit nombre. Quant au peuple, il ne les comprend pas, car aucune corde sur leurs lyres ne rappelle les sons de la gouslé. Trop souvent insaisissables au vulgaire, ils planent dans l’abstraction, dans l’absolu. Ils sont dans le rêve occidental.

Ce n’est point à dire que l’esprit de la Pologne n’ait pas ses instincts merveilleusement slaves et conformes aux croyances du gouslo. Le latinisme n’a pu dénationaliser que les hautes classes. Le bas peuple est resté lui-même, et il comprendrait infailliblement mieux que ses propres magnats les rapsodies serbes, si on les lui traduisait; mais le même tourbillon d’innovations et de cosmopolitisme qui a saisi la Russie entraîne aussi la Pologne. Voilà pourquoi elle n’a jusqu’à présent produit que deux hommes qui aient su retrouver au fond des antiques forêts lekhites la gouslé des aïeux, et qui en aient tiré une poésie nouvelle, admirable reflet de la vie slave. Ces deux hommes sont Kasimir Brodzinski et Bohdan Zaleski. Le premier, enfant des provinces exclusivement latines de la Pologne, n’a guère pu, il est vrai, idéaliser que la krakoviaque. Du moins l’a-t-il portée à une perfection de forme, à une grâce de style, à une candeur de pensée que n’a su atteindre aucun des nuageux romantiques qui lui ont succédé, sans excepter même Mickievicz. Quant à Bohdan Zaleski, né dans des conditions de développement poétique bien plus favorables, se mouvant, comme l’enfant libre de la nature, au milieu des steppes illimitées de sa chère Ukraine, il a pu y retrouver toute la fraîcheur d’inspiration et toute l’indépendance slave. Il réunit la transparence, la limpidité de forme des anciens lyriques grecs à l’originalité de sa race. Il rivalise dignement avec Subbotitj, avec Stanko-Vraz et les plus purs classiques serbes. Malheureusement un exil trop prolongé, une séquestration trop complète du milieu et des mœurs slaves d’où il tirait sa vie, ont fini par jeter Zaleski dans la poésie occidentale, qu’il allie aux rêveries messianiques; mais ses dumkas ukrainiennes et ses chants galiciens n’en demeurent pas moins un trésor acquis pour la Pologne à venir. Vainement l’essaim des imitateurs vient dénaturer le modèle, le défigurer, le frapper de ridicule; les œuvres du maître subsistent, et, comme un germe fécond caché sous la neige, elles attendent, pour porter leurs fruits, des jours plus chauds et meilleurs que les nôtres.

En résumé, l’influence qu’a exercée jusqu’à présent le gouslo sur chacune des quatre littératures slaves est très diverse. Les Polonais s’efforcent bien de le ranimer, mais leurs plus grands poètes n’ont pas encore su le comprendre. Ils ravivent sans doute avec un rare amour filial le culte des traditions de leur mère-patrie, mais ils s’arrêtent dans des traditions déjà corrompues : ils ne peuvent se résoudre à remonter jusqu’aux origines slaves, jusqu’aux véritables dziady de la Pologne, et dès lors ils ne font que tourner perpétuellement dans un cercle vicieux. Quant aux Bohèmes, sentant bien toute leur impuissance à ressusciter le gouslo, ils l’embaument pieusement comme une momie. Plus heureux, le peuple moscovite écoute encore avec passion sa gouslé, bien que les muses aristocratiques de Pétersbourg s’obstinent à la dédaigner. Elle n’est entre leurs mains moqueuses qu’une poupée dont elles se servent pour amuser les enfans et capter les gens du peuple. Seuls dans toute la Slavie, les poètes illyro-serbes ont pris le gouslo au sérieux. Tandis que les autres littératures slaves ont commencé par la fin, par le cosmopolitisme, pour revenir plus tard, d’un pied boiteux et déjà fatigué, à leurs origines et à la jeunesse de la poésie, la littérature illyro-serbe a eu seule le bon esprit de commencer par le commencement, de partir de l’esprit de race, et d’imiter les anciens Grecs, qui, tout en se développant, ne perdirent jamais de voie ce qui était leur gouslo à eux, — la poésie homérique.

De ce réveil de la poésie de race chez les Slaves, dont nous croyons avoir indiqué de suffisans témoignages, nous ne voulons tirer aujourd’hui qu’une seule conclusion : c’est qu’une littérature classique et vivante émanée des gouslars, qui se constituerait chez un peuple puissant aux limites de l’Europe et de l’Asie, et qui se développerait largement, investie de respect au dedans, forte par la propagande au dehors, deviendrait le véhicule à la fois le plus doux et le plus puissant d’un progrès pacifique chez les peuples enfans de tout l’Orient. Il suffit en effet du rapprochement le plus superficiel pour montrer quelle singulière ressemblance ont les piesnas des gouslars avec les poésies persiques, indiennes, tatares, et même avec les poèmes des mandarins de la Chine; seulement les piesnas slaves ont un souffle d’héroïsme et d’abnégation chrétienne qui manque aux poésies asiatiques; sous ce rapport donc, elles sont le point de passage entre les vieilles littératures panthéistes de l’Orient et les littératures chrétiennes modernes. Le gouslo ne saurait exercer qu’une influence très secondaire sur les sociétés occidentales; mais il peut servir, nous le répétons, d’auxiliaire parmi les populations de l’Orient à l’esprit de sage réforme, qui seul assurera leur émancipation. Telle est la tâche que doivent se proposer aujourd’hui les littératures slaves en s’inspirant du gouslo, et si elles savent la remplir, elles auront bien mérité de l’Europe comme de l’Orient.


CYPRIEN ROBERT.

  1. On le sait, sous ce nom, on comprend la poésie non écrite dont les rapsodes slaves, joueurs de gouslé ou gousla, sont les dépositaires. Voyez sur le gouslo la livraison du 15 Juin 1853.
  2. Chanson de danse.
  3. Pierre II, qui s’est placé par de nombreux ouvrages au premier rang des poètes illyro-serbes.
  4. Izvostchik, espèce de postillon.
  5. Fils de krals.
  6. Voyez sur ces quatre littératures, — l’illyro-scerbe, la bohème, la russe et la polonaise, — la livraison du 15 décembre 1852.
  7. Krilatitj en serbe, qui porte des ailes, nom que l’on donne aux guerriers qui réussissent à franchir d’un seul bond sept chevaux de combat placés de front.
  8. Massue de chêne armée de clous.
  9. Le Kremlin.
  10. Batïuchka, petit papa, nom familier qu’on donne au tsar.