La Poésie populaire en Hongrie pendant la guerre de 1848-1849

La poésie populaire en Hongrie pendant la guerre de 1848
Edouard Sayous


LA
POESIE POPULAIRE EN HONGRIE
PENDANT LA GUERRE DE1848

C’est une bonne fortune appréciée des historiens et des critiques que de trouver un recueil de vraies poésies populaires, surtout lorsque ces poésies célèbrent des événemens décisifs dans la vie d’une nation. Les progrès de la science historique, loin de diminuer ce plaisir, l’ont rendu plus sensible : toutes les inscriptions, toutes les chartes léguées par une génération éloignée de nous, et, s’il s’agit d’une époque récente, toutes les pièces officielles, tous les journaux ne sauraient tenir lieu de ce vivant témoin : un peuple qui chante sa gloire ou ses désastres. Malheureusement ce genre de documens est d’un emploi dangereux ; il est plus d’une fois arrivé que des chants lyriques, respirant un enthousiasme naïf qui semblait une preuve incontestable de leur caractère spontané, étaient l’œuvre d’un pieux faussaire qui les avait fabriqués dans les loisirs du cabinet, croyant travailler à la gloire de sa patrie. Nous ne sommes pas exposés à cette désagréable illusion lorsque nous lisons les chants populaires des Magyars, au moins le cycle qui correspond à la guerre d’indépendance, lutte héroïque et insensée. L’exaltation des sentimens, jointe à l’énergie de la volonté, s’exprime, dans ces petits poèmes lyriques, avec une sincérité qui ne saurait être jouée. D’ailleurs les plus remarquables de ces bandes et de ces odes ont été composées par des jeunes gens fort connus dans leur pays, et dont quelques-uns vivent encore, Garay, Gyulai, Petœfi, Toth, Arany, et pourtant la perfection de ces compositions ne leur enlève rien de leur caractère populaire, parce qu’aussitôt composées elles étaient chantées dans les rues, dans les camps, dans les batailles. Les autres pièces, plus courtes, plus négligées, mais imprégnées d’une saveur originale, ont été improvisées par des auteurs restés anonymes, peut-être par plusieurs auteurs à la fois, dans le désœuvrement et les insomnies du bivouac. Une société littéraire, la société Kisfaludy, vient d’augmenter cette collection d’un grand nombre de fragmens recueillis dans tous les comitats et jusque dans les villages les plus ignorés. De tous ces poètes, le seul Petœfi Sandor est connu des lecteurs français : M. Saint-René Taillandier en 1860 lui a consacré un travail dans la Revue ; M. Chassin a su encadrer ses plus belles poésies dans un récit des événemens politiques ; MM. de Ujfalvy et Desbordes-Valmore viennent d’en offrir à notre public une traduction nouvelle. Petœfi restera donc en dehors de notre étude. Nous recueillerons les autres traits. épars de la vie poétique des Magyars dans cette terrible année de leur existence nationale, et nous essaierons d’en faire sortir un vivant tableau de leurs passions.


I

« Une âme nouvelle est chez le Magyar, un monde nouveau est dans sa tête. » Rien n’est plus vrai que ces deux vers : on ne saurait donner une plus juste idée de l’effervescence qui s’empara des âmes hongroises en 1848. Le long travail des érudits et des poètes, consacré depuis un demi-siècle à restituer le glorieux passé de la patrie, inspirait une confiance absolue dans l’avenir et un orgueil sans limites. Les progrès continuels de la tribune parlementaire, la plus remarquable de l’Europe après la tribune française, étaient couronnés par la gloire chaque jour plus éclatante de Kossuth, et cette éloquence passionnée faisait paraître froides les harangues si patriotiques pourtant des conservateurs libéraux fidèles à la vieille tradition. La vie politique devenait brusquement révolutionnaire, en ce sens qu’au lieu de réclamer avec patience et au nom du droit écrit l’usage des libertés anciennes on réclamait au nom du droit naturel la liberté absolue. Comme la patrie, la liberté devenait une divinité à la fois terrible et adorable, que l’on invoquait avec le langage du plus fervent amour, et à qui l’on ne pouvait promettre assez de sacrifices.


« Salut, liberté sainte, notre belle fiancée ! A toi le battement de nos cœurs. Pour toi, s’il le faut, nous donnerons notre sang et notre vie.

« Tu étais sous le joug, foulée aux pieds, nous avons brisé tes chaînes. Blanche comme la neige, reprends ton vol. Que tes ailes frémissent comme frémit le drapeau victorieux.

« Longtemps tu fus gisante dans le tombeau ; reprends aujourd’hui ton essor. Ton cercueil, nous l’enfonçons si profondément dans la terre qu’il ne te ressaisira jamais, il a perdu toute puissance.

« Et si la terre est purifiée de l’injustice, si notre autel doit rester debout, alors demeure parmi nous, sainte liberté, demeure dans nos cœurs fidèles, que ton nom fait palpiter.

« Sur tes chaînes brisées, nous adressons à Dieu ce serment : fidèles à toi comme à nous-mêmes, nous te vouons éternellement notre amour et nos cœurs.

« Toujours unis, nous crions : Parmi nous point de partis, point de jalousies. Les maux de nos aïeux sont venus de là. Que l’esprit de division soit à jamais enseveli !

« Comme ont lutté Arpad et Hunyad, nous combattons pour ton autel ; comme Zrinyi et Losonczy sont morts, nous versons le sang de nos cœurs, un sang chaud, patriote.

« Salut, liberté sainte ! O Dieu, regarde vers nous ; bénis ce peuple qui te supplie. Avec toi sera grande et glorieuse la libre patrie magyare. »


Ainsi pensaient les patriotes dès la première moitié de 1848, lorsque la victoire sans combat paraissait complète, et que cependant l’œil le moins clairvoyant pouvait apercevoir les signes d’un prochain orage. A la nouvelle de la révolution parisienne, Kossuth avait demandé que son pays fût soustrait à toute pression de la cour de Vienne par la création d’un ministère indépendant, responsable devant la diète : le gouvernement autrichien avait constitué ce ministère sous la présidence du comte Batthiany. Tous les restes du régime féodal, dîmes, services, redevances, avaient disparu devant un élan d’enthousiasme comparable à la nuit du 4 août. Enfin une loi libérale venait de présider aux élections, et dès le mois de juillet siégeait la nouvelle diète toute-puissante avec ses jeunes orateurs et ses hommes d’état éprouvés par de longs services.

Malgré toutes ces apparences favorables, chacun sentait trembler sous ses pas le sol de la patrie. On craignait les querelles, les jalousies ; le poète vient de nous révéler ces appréhensions, que la réalité n’a que trop justifiées, et d’ailleurs pouvait-on espérer un accord durable entre un grand seigneur comme Széchenyi, un avocat journaliste tel que Kossuth, un officier tel que Gœrgey ? Ajoutons que la cour de Vienne n’avait probablement fait des concessions aux Magyars que pour se donner le temps de combattre les insurgés d’Italie, et avec l’idée bien arrêtée de tout retirer lorsqu’elle serait assez forte. Enfin cette même cour disposait d’une arme formidable, la jalousie des Slaves, Croates ou Tchèques, même des Allemands, contre les trop heureux et trop libres Magyars. Le soldat inspiré affrontait résolument cette coalition :


« Ils grognent tous ensemble, le Croate, le Tchèque, l’Allemand. Ils veulent détruire ce peuple que Dieu protège depuis dix siècles. Pour nous tous, une seule vie, une seule mort ! nous tenons tête au péril.

« ils disent : Elle n’est plus, la patrie magyare. — Oh ! oh ! pas encore ; il n’y aura plus de Magyar, c’est possible, mais nous aurons le temps de vous enterrer. Pour nous, une seule vie, une seule mort : le sabre au vent pour notre belle patrie ! »


Cependant les mécontentemens accumulés contre les Magyars éclataient au mois d’août par un manifeste de Jellachich, patriote slave et ban de Croatie, en septembre par une invasion du. sol hongrois évidemment autorisée, sinon suggérée par l’Autriche. S’il fallait faire ici à chacun sa part, nous dirions que la Hongrie a travaillé à sa propre ruine : si l’on grognait chez les Slaves sujets de la couronne de Saint-Étienne, c’est que l’on craignait de ne pouvoir bientôt plus parler que le magyar, c’est que le gouvernement libéral de Pesth menaçait d’être plus tyrannique à certains égards que le vieux cabinet de Metternich ; mais nous ne faisons que l’histoire des idées et des passions : — à ce point de vue, il est permis d’admirer le chant de Czuczor, vieux poète de quarante ans au milieu de ces enfans poètes.


« Il vit encore, le dieu des Magyars. Malheur à celui qui voudra le combattre ! Ce dieu est avec nous, et il nous aide. Nous étions un peuple libre, nous le serons encore…

« Plus de brigands chez nous ! Magyars, en bataille ! La tempête mortelle est sur la tête de ceux qui grincent des dents contre nous, qui nous préparent les chaînes et le joug…

« Sous nos pieds est la terre, et sur nos têtes le ciel. On apprendra qu’il vit encore, le peuple héroïque d’Arpad. Chaque goutte de sang patriote qui sera répandue criera vengeance au ciel contre l’usurpation ! »


Le « dieu magyar » n’est pas une pure fantaisie poétique, c’est une idée très sérieuse que nous retrouvons dans le langage de la tribune et des réunions publiques pendant toute la guerre de l’indépendance. Ainsi Kossuth, ayant appris une mauvaise nouvelle répandue aussitôt dans toute la ville de Pesth, parut au balcon de l’hôtel de ville et s’écria : « Le dieu magyar ne le permettra pas ! » L’isolement de cette tribu asiatique au milieu des races européennes et sa destinée vraiment extraordinaire avaient bien pu la faire croire à un génie tutélaire, à un bon démon familier ; comment s’expliquer autrement qu’un peuple si éprouvé eût la vie aussi dure, aussi tenace ? Cette croyance, non pas religieuse, mais politique, a été pour beaucoup dans la confiance des Hongrois au début d’une lutte aussi inégale. Ils étaient nombreux, ceux qui étaient convaincus de leur supériorité nationale et qui regardaient comme un excès de patience, comme un engourdissement véritable, l’attitude modeste et prudente. de la vieille Hongrie parlementaire. « Le peuple magyar est un lion depuis longtemps endormi, et dont le sang est dévoré par les reptiles ; mais voici qu’il s’éveille ! » Il s’éveillait en effet avec un mépris superbe du danger et de ce que la prudence vulgaire appelle l’impossible. Dès le milieu de septembre, le ministère Batthiany répondait à l’invasion croate en ordonnant une levée en masse, aussitôt exécutée par la nation avec un sombre enthousiasme. Dans l’appel adressé par le poète à tous les défenseurs de la patrie et particulièrement aux populations toutes militaires des Cumans, des Hayduques, des Szeklers de Transylvanie, est-ce l’espérance qui domine, est-ce un beau désespoir, ou plutôt ce mélange d’ivresse et de crainte qui précède les grandes aventures ?


« Debout, Magyar ! sur pied, Hayduque, Szekler ! Voyez comme brille le feu de la bataille ; notre âme bout au milieu des éclairs. Embrasser la mort sera pour nous un beau songe.

« Voyez la terre tressaillir de joie : le Szekler patriote accourt de bien loin. Terre, tressaille, ô notre bonne mère ! L’espoir de la victoire revient en nous.

« Où allons-nous ? Dans la tempête, dans le feu. S’il vient un jour où notre nom soit effacé, la moitié du monde descendra au tombeau avec nous ! »


Si vous demandez au conscrit quel est le bien suprême pour lequel on versera joyeusement son propre sang et celui des autres, il vous répondra : La liberté ! et cette liberté, il en donnera une. définition originale et sinistre : « c’est une rose couleur de sang qui fleurit sur les champs de bataille. » Mieux vaut cette autre définition donnée par le même soldat poète : « la liberté est une fleur du ciel qui appartient aux nations. » Il est vrai qu’il ajoute : « Les rois, Les empereurs, qu’ont-ils de commun avec elle ? » Cette note politique est très rare chez les Magyars, race royaliste, qui depuis des siècles ne croyait pas pouvoir oublier dans ses chants de victoire le nom de son roi, même lorsque ce roi était le moins héroïque des empereurs, et qui, lorsqu’arrivaient les mauvais jours, lorsque les désastres persistaient, comme dans les guerres de la révolution et de l’empire, ne cessait pas de manifester son dévoûment pour le souverain vaincu. Au contraire, dans tous ces chants de la guerre d’indépendance, on ne trouve le mot de royauté, quand on le trouve, que précédé ou suivi d’une malédiction, — le plus souvent silence absolu. En cela, comme presque en toutes choses, l’ode magyare est restée fidèle à la réalité. Le 24 novembre 1848, trois semaines après l’irrémédiable défaite des révolutionnaires viennois, qui permettait au gouvernement de réunir toutes ses forces contre la Hongrie, Kossuth prenait la direction d’un gouvernement à peu près révolutionnaire. Le 2 décembre, l’empereur Ferdinand V ayant abdiqué, la diète refusait de reconnaître François-Joseph tant qu’il ne se ferait pas couronner roi de Hongrie, et pendant plusieurs mois les paysans de la levée en masse crurent se battre pour le roi contre l’empereur : dernière illusion monarchique qui cachait mal la révolution et la haine de la royauté. Chose singulière, cette passion si vive n’était pas durable, elle n’a pas dépassé une génération : le républicanisme héroïquement vaincu des Magyars n’a pas pénétré plus profondément dans l’âme de cette nation que le républicanisme de Cromwell, cruellement victorieux, n’a pénétré dans le tempérament politique de l’Angleterre.

Le conscrit enthousiaste, ouvrier ou étudiant de la veille, ne voyait pas si loin dans l’avenir : il chantait l’éclosion de la liberté et ses nobles amours, que le devoir austère pouvait condamner à la patience, non à l’oubli :


« Le bouton de la rose s’ouvre enfin, l’étendard de ma douce patrie se déploie : il reçoit les sermens d’une nombreuse et belle jeunesse ; elle le veut, la patrie magyare !

« Moi aussi, je deviens soldat ; mais pourquoi pleureraient-elles, les jaunes filles ? Elles apprendront que je suis un héros célèbre, elles m’appelleront « mon capitaine. »

« Je puis me fabriquer une lame d’acier, je puis découper pour ma patrie de belles armoiries ; la hampe du drapeau sera faite de bois de rosier, et j’y graverai le nom de celle que j’aime.

« Le rouge, le blanc, le vert, forment un ornement digne de la patrie magyare ; voilà le vêtement qui convient à ceux qui aiment la patrie d’un cœur pur.

« La soie aux trois couleurs flamboie dans l’air, mais autour de nous gémissent les jeunes filles. Ne pleurez pas, fidèles jeunes filles, votre patrie doit vous être plus chère que votre amoureux.

« Ne t’attriste pas, vierge magyare, parce que le laurier brille au front de ton ami. Le vert laurier convient seul au jeune héros ; le soldat n’a pas de plus précieuse récompense.

« Au lieu de pleurer, conservez votre gaîté de jeune fille, lorsque retentit le cliquetis des épées avec le chant des héros. Bientôt nous viendrons vous retrouver. Que d’ici là Dieu vous accompagne ! »


Cette confiance juvénile, cette généreuse ignorance du danger, n’étaient pas éprouvées par tous ces jeunes gens qui se rendaient à l’appel avec l’empressement de véritables volontaires. Nous savons que dans une armée de cette nature il y a, sans parler des élémens indignes, qui ne font défaut nulle part, deux caractères très différens : ceux qui voient tout en beau, ceux qui voient tout en noir. Il n’est donc pas surprenant qu’un autre conscrit, aussi patriote et aussi amoureux que le premier, aperçoive dans l’avenir moins la gloire que le sacrifice, moins l’espérance du retour que le désir de ne pas voir ce qu’il aime réduit en esclavage :


« Si Dieu pouvait me donner de réussir à délivrer ma patrie ! Je vais me battre pour sauver la patrie et toi, mon trésor, mon amour, toi qui es tout pour moi.

« Je vais risquer ma vie en marchant au feu ; de mes deux mains je vais combattre pour ma patrie, ma rose et ma colombe. Quant à moi, je me sacrifie.

« La mort sera un bienfait pour moi, si c’est l’ennemi qui l’emporte. Si tu dois être captive, puissent mes yeux être fermés… »

Pourtant il ne veut pas finir par ces mornes prophéties :

« Si la patrie est victorieuse, je reviens à la maison avec ma branche verte, j’embrasse ma rose sur sa petite bouche. »


Que pensaient de ces tristes départs les fiancées, les jeunes filles ? Un chant anonyme nous l’apprend naïvement. « Je suis noyée dans un fleuve de larmes parce que mon ami m’a quittée. Il est parti pour défendre la patrie, et jamais il ne reviendra, non jamais. » Cette part faite au chagrin, ne croyons pas que la jeune Hongroise décourage l’héroïsme du honvéd. Cela serait contraire à la tradition d’un pays où les femmes ont toujours égalé les hommes en vaillance, soit, comme les femmes d’Erlau et comme Elisabeth Rakoczy, en défendant des places fortes, soit en maintenant par un effort continu et pacifique le dépôt sacré de la langue et des coutumes nationales, — à la tradition d’un pays qui, dans son ancienne constitution, accordait aux dames nobles en certains cas de véritables droits politiques. La jeune paysanne, qui n’espère rien pour ceux qui partent, flétrit les autres d’un refus méprisant : « qui reste chez lui ne mérite pas une épouse, et qui s’en va n’en aura pas. »

La pauvre mère, dont la douleur profonde et modeste préoccupe si peu les grands politiques, n’a pas été négligée par les bardes magyars. « Elle peut pleurer, la mère chérie dont le fils est devenu soldat, car ils meurent tous ; jour et nuit, elle peut pleurer, elle peut pleurer. » L’adieu du conscrit à sa mère n’est pas moins triste. « Chère mère, chère mère, prépare mon habit blanc. Je me mets bientôt en marche, et là où je vais, tu ne m’en verras pas revenir. « Il est vrai que, la guerre une fois commencée, le conscrit est réconcilié avec son sort. « Ma mère pleurait quand je suis devenu soldat. Ne pleure pas, ma mère, ton fils se trouve bien dans le camp, parmi les héros. »


II

La guerre était en effet commencée, et les Magyars n’avaient pas été heureux dans les premiers combats. En décembre 1848 et pendant presque tout l’hiver suivant, ils plièrent une première fois sous la triple attaque des Autrichiens, des Croates, bientôt des Russes, qui pénétrèrent par les principautés danubiennes en Transylvanie. Lorsque le prince de Windischgraetz remontait victorieusement les rives du Danube jusqu’à la forteresse de Bude, la capitale du royaume, lorsque les défilés des Karpathes, au nord et au sud, et les villes de Kaschau et de Kronstadt, tombaient au pouvoir de l’ennemi, l’Europe crut la révolution de Hongrie aussi complètement écrasée que l’était vers la même époque la révolution italienne. Cette prévision, juste au fond, était prématurée. Pendant leur première période de défaites, les patriotes parlèrent peu, agirent beaucoup. Nous trouvons fort peu de vers qui se rapportent avec quelque vraisemblance à ce moment critique ; mais les défenseurs de la cause nationale, refoulés dans le centre du pays, dans cette vraie Hongrie de la plaine, cette puszta, cet alfold si souvent chanté par Petœfi Sandor, y puisaient de nouvelles forces. Il sembla que ce sol fertile eût le don de produire des hommes, des héros armés de toutes pièces, et que l’on vît s’accomplir le miracle orgueilleusement annoncé par Pompée : la terre frappée du pied enfantant des légions.

Ils arrivaient, le vieillard, l’enfant (un enfant de huit ans par exemple), le riche propriétaire, le pauvre journalier oublié par les réquisitions précédentes ou déjà libéré du service, ils arrivaient au » camp et se faisaient inscrire. Les hussards n’avaient pas de peine à se recruter dans ce pays de cavaliers. La plupart d’entre eux n’avaient pas grand’chose à perdre : ils chantaient joyeusement leur libre insouciance, non sans un trait moqueur à l’adresse de leurs camarades plus riches. « Qui je suis, qui je suis ? Je suis un hussard magyar ; je vais à pied chez moi, à cheval dans la bataille. — Je ne possède que mon bras et mon épée. Cavalier citadin, ne me demande pas si j’ai de l’argent dans ma poche, si j’ai un thaler d’argent. »

Les cavaliers magyars ont toujours été fiers à bon droit de leur rapidité, de leur choc furieux et irrésistible. Un de leurs généraux, Perczél, excitait leur admiration sous ce rapport ; c’est ce que disent ces vers, dont la traduction ne peut rendre l’harmonie à la fois légère et sauvage : « Un vent souffle sur la forêt, souffle sur la plaine : qui donc fait mugir les airs ? Sans doute Maurice Perczél fait galoper son cheval. »

Les Hongrois avaient encore des auxiliaires étrangers, comme autrefois les Grecs dans leur insurrection contre les Turcs. L’Europe de 1848 n’avait pas renoncé aux passions généreuses éveillées dans les âmes par le principe des nationalités, alors que ce principe était une force désintéressée au lieu d’être, comme on l’a vu récemment, l’instrument des ambitieux sans scrupule. Plusieurs Français venaient de se consacrer au service de la cause magyare. Sans parler de nombreux publicistes qui soutenaient cette cause dans les journaux français peut-être avec plus de bonne volonté que de compétence réelle, Auguste de Gérando, devenu presque Hongrois par son mariage, avait entrepris de faire connaître à ses compatriotes de naissance son pays d’adoption ; une mort prématurée l’a empêché d’accomplir son œuvre. Parmi les généraux que célébrait le plus volontiers la poésie populaire, il ne faut pas oublier le brave Guyon, également d’origine française ; mais le plus grand nombre d’auxiliaires était naturellement fourni à la Hongrie par la « nation sœur, » la Pologne. Depuis 1815, toute trace des anciennes rivalités avait disparu ; il ne restait entre les deux pays que le souvenir des vieilles alliances et la haine des trois cours du nord. Les Polonais, dans leur insurrection de 1831, avaient eu à se louer des Magyars. Malgré la politique ambiguë de Metternich et de François II, qui auraient vu sans déplaisir l’affaiblissement de la Russie, mais qui ne voulaient pas laisser des sujets autrichiens combattre sous un drapeau révolutionnaire, plusieurs libéraux étaient allés se joindre à l’armée polonaise, et après la prise de Varsovie la Hongrie avait rivalisé avec la France d’enthousiasme pour la cause vaincue et d’hospitalité envers les proscrits. C’est alors que François Deak avait fondé sa réputation d’orateur par une protestation indignée contre l’abus de la force et contre le lâche respect des faits accomplis. Les Polonais payaient avec usure leur dette de reconnaissance. Un excellent officier d’artillerie, le général Bem, digne adversaire de Paskiévitch, retrouvait en Transylvanie ses vieux ennemis les Russes, et remportait sur eux des victoires, aussitôt célébrées dans les camps et sous les chaumières. D’ailleurs le printemps de 1849 récompensait les longs efforts des patriotes : Gœrgey refoulait sur le Danube l’armée de Windischgraetz, et le 11 avril s’emparait de Waitzen (en hongrois Vacz), après un combat où les Polonais avaient été mêlés aux honvéds, et où leur valeur éprouvée, un peu trop sûre d’elle-même, fut dépassée, s’il faut en croire un récit magyar, par l’ardeur novice de leurs compagnons.


« C’étaient tous de braves enfans : leur sang avait déjà rougi la Vistule ; ils portaient dans leur cœur le massacre d’Ostrolenka, et ils ne faisaient grâce à personne.

« Les chefs les estimaient, car on les trouvait toujours là où naît la gloire, au plus fort bouillonnement de la bataille, là où coule le sang, là où se décide la victoire.

« Ils répondaient virilement à leur nom. Ils étaient fiers d’être Polonais, et ils s’écriaient souvent dans leur orgueil : Honvéds, soyez des héros tels que nous !

« Les Magyars attaquent Vacz avec fureur ; il s’agit d’enlever la forte tête de pont. L’audacieux Fœldvary saisit leur drapeau : en avant, Polonais ! à la tête de pont !

« Le chef s’élance, il s’approche des rangs serrés de l’ennemi ; mais le bataillon polonais reste immobile, murmurant : Nous y périrons tous, et pour rien.

« Le chef s’élance, mais ceux qu’il voit derrière lui ne sont pas ceux qu’il croyait, ce sont des patriotes qui ont quitté leur cheval pour combattre de plus près.

« Fœldvary, plein de rage, revient, saisit le drapeau et le jette par terre : il me faut de meilleurs soldats, dit-il ; honvéds, avec moi à la tête de pont !

« Ils marchent, — sous le noir drapeau du 3e bataillon, ils vont comme la tempête. Bien des honvéds périrent, mais à la fin ils furent vainqueurs.

« Depuis ce jour, la troupe polonaise fut brave encore ; ils étaient fiers d’être Polonais, mais on ne les entendait plus dire : Honvéds, soyez des héros tels que nous ! » Une telle émulation, bien différente de la vulgaire jalousie, ne pouvait interrompre le cours des succès de l’armée : le jeune et brillant général en chef s’emparait de Pesth et de Bude. Heureux le hussard qui pouvait chanter : « Gœrgey me connaît bien, il a écrit mon nom après la bataille de Hatvan ! » Et le 71e bataillon célébrait déjà la victoire définitive :


« L’Autrichien fuit, laissant derrière lui une traînée sanglante ; Dieu l’a frappé de sa foudre la plus terrible, le bras des Magyars.

« Fuis de cette terre ; tu marches sur ta tombe. Chez nous, le soleil ne luit que pour les hommes libres. Le sol magyar n’est pas la patrie des esclaves, il est leur tombeau, leur tombeau trempé de sang. »


Voilà jusqu’où allait l’ivresse des récentes victoires. En avril, au commencement de mai, on ne voulait pas s’avouer que l’on traversait une éclaircie entre deux orages ; on se refusait à voir les progrès de Radetzky en Italie, les nouveaux préparatifs du tsar Nicolas : on était vainqueur, on devait l’être jusqu’au bout. Ce fut le moment le plus brillant de la carrière de Louis Kossuth, le moment non pas de sa plus touchante, mais de sa plus éclatante popularité. Son image était dès lors aussi répandue en Hongrie que l’a été en France celle du premier consul ou de l’empereur Napoléon. L’idée qu’on se fait généralement en France de Louis Kossuth à travers quelques récits superficiels rendrait inexplicable la grande destinée de cet homme : s’il eût été un vulgaire agitateur, un pamphlétaire devenu dictateur par les hasards d’une révolution, comment le peuple magyar, qui ne manque pas de bon sens, aurait-il éprouvé pour lui un aussi durable enthousiasme ? La vérité est qu’en 1848 il était depuis quinze ans aussi connu de ses compatriotes qu’ignoré de l’étranger ; il avait pour ainsi dire créé la presse magyare, il avait subi de longs mois de prison, il était la représentation vivante de sa nation dans la lutte contre Metternich ; il avait cette éloquence vibrante qui pénètre dans les couches profondes de la société. Chose étonnante, cet avocat journaliste était l’espoir de la chaumière, habituellement si fermée aux hommes des villes, si défiante à l’égard des talens révolutionnaires. Avant la guerre, on disait déjà : « J’aimerais parler à Kossuth, mais j’aimerais mieux me promener dans sa chambre, et je dirais à Kossuth combien de florins d’impôt paie le Magyar. »

Une fois la guerre commencée, il n’était pas un conscrit qui n’eût pour lui un véritable amour filial. « Louis Kossuth est mon père chéri, sa femme est ma mère chérie ; je suis son vrai fils, étant soldat magyar. » C’était plus qu’un génie, c’était une lumière céleste. « Le secrétaire de Kossuth n’a pas besoin de chandelle, car il écrit auprès d’un astre lumineux. » Lorsqu’il demandait de nouvelles troupes, loin de se plaindre, on disait : « Il fait bien, Dieu le bénisse ! » — « Louis Kossuth a dit que le régiment n’était pas complet ; s’il manque deux hommes, on en trouvera trois, on en trouvera treize. Louis Kossuth a dit que le régiment ne suffit pas ; s’il le dit encore une fois, nous marcherons tous. » Et il ne faut pas voir dans ces élans le culte du succès : vaincu, proscrit, Kossuth est devenu plus populaire que jamais. Les idées subversives, aigries par un long exil, surtout depuis que cet exil est devenu volontaire, ont beaucoup perdu de leur autorité, et les élections récentes de juin et juillet 1872 prouvent que la Hongrie s’est guérie de bien des chimères ; mais le prestige personnel de Kossuth défie toutes les attaques, et, si jamais il consent à rentrer dans sa patrie, un vrai triomphe lui est assuré.

Les succès de Gœrgey venaient de décider Kossuth à faire proclamer la déchéance des Habsbourg, et à prendre en main le gouvernement qu’il devait conserver depuis le 14 avril presque jusqu’à la fin de la guerre. Cependant les illusions des chefs n’étaient pas toujours partagées par les soldats. Le 11e bataillon était joyeux de ses victoires, mais il savait bien ce qu’elles lui avaient coûté. « Belles filles de ma belle patrie, allez cueillir les fleurs des champs, des fleurs blanches, des fleurs rouges ; les rouges conviennent au front du vainqueur, les blanches au tombeau des victimes, et de ces fleurs rouges et blanches tressez une couronne pour le 11e bataillon. » Les chansons à boire elles-mêmes prouvaient aussi bien les inquiétudes du soldat que sa gaîté devant le péril, et que son mépris pour les lâches conseils. « Allons, choquons joyeusement nos verres. Qui sait quel sera demain notre sort ? Peut-être la mort rôde-t-elle autour de nous ? Trinquons pour la patrie ! Qu’il boive, celui qui pense comme nous. — Ce n’est pas un honvéd, celui qui regarde en arrière. C’est un soldat femme de chambre, celui qui boude dans la bataille. »

Les exigences de la discipline dans une guerre où la moindre faiblesse pouvait être fatale pesaient cruellement sur les jeunes gens brusquement initiés à cette dure existence. C’est ce que rappelle une complainte chantée par les paysans du comitat de Nyitra sur la façon dont on traitait les conscrits trop pressés de manger. En voici une traduction abrégée, quoique ce récit nous paraisse appartenir à une autre époque, et devoir être mis sur le compte de la discipline autrichienne plutôt que de la discipline hongroise. « On nous mène à l’exercice. Pas permis de bouger ; il faut se serrer l’un contre l’autre et obéir au commandement ; — mais voilà trois jours que les gamelles sont vides et que l’estomac grogne. Je me plains au lieutenant, qui répond : — Caporal, mettez-moi cet homme-là aux arrêts. — Le capitaine me demande : — Combien de fois y as-tu été, aux arrêts ? — Le major n’attend pas la réponse : — Tu y es toujours, aux arrêts ; allons, qu’on le mette aux fers, et qu’on l’arrange bien. — Voilà qu’on me fait passer entre deux rangées de camarades, et qu’on me caresse le dos avec des baguettes, et l’officier qui crie : — Frappez-moi bien ce drôle, qu’il apprenne, puisqu’il ne le sait pas, ce que c’est que la discipline ! »

Citons encore un petit drame bien lugubre, l’exécution d’un capitaine du 9e bataillon, jeune héros qui avait commis quelque faute irrémissible, et que tous ses services, sa gloire même, ne purent sauver : terrible exemple pour ses compagnons, et pour nous terrible explication, de l’ordre qui a. régné dans cette armée jusqu’au dernier jour :


« Le meilleur soldat de l’armée a péché contre la loi. Personne qui ne dise du bien de lui. Pourquoi fallait-il que celui-là péchât contre la loi ? Cette faute va lui coûter la vie.

« Dans douze batailles, il a combattu avec gloire ; toujours en avant, rien ne l’effrayait. Jamais il n’a quitté vaincu le champ de bataille ; pourquoi n’y a-t-il pas trouvé la mort, au lieu du supplice qui l’attend ?

« Le juge pleurait lorsqu’il a condamné son meilleur ami. Tous ceux qui l’ont vu pleuraient, même le général, qui a écrit son nom avec une amère douleur. Faut-il qu’un pareil héros meure ainsi ?

« Le juge a demandé sa grâce, les camarades, tout le bataillon l’a demandée ; mais le général refuse d’un signe de tête : il faut que le héros meure ainsi !

« On bande les yeux du soldat modèle : il s’agenouille. On regarde encore si la grâce n’arrive pas ; mais il n’y a pas de grâce. Les fusils partent, le héros tombe. Que n’est-il mort sur le champ de bataille ! »


Ne croyons pas pourtant qu’il fût nécessaire de contenir par la terreur du supplice cette vaillante armée ; une règle sévère acceptée de tous, appliquée pour ainsi dire par tous, prévenait ces défaillances, dont nul n’est sûr d’être toujours exempt.

III

Dès la fin de mai 1849, il fut évident que la cause magyare ne pouvait plus espérer qu’une défaite glorieuse, et le mois de juin rouvrit une série de malheurs désormais ininterrompus. Avec les illusions dissipées, loin de faiblir, l’âme de la nation grandit. La poésie n’exprima plus que l’ardeur au sacrifice inutile, si l’on peut appeler de ce nom les souffrances volontaires pour l’honneur de la patrie. Le tsar envoyait coup sur coup deux grandes armées, et, pour montrer sa ferme résolution d’écraser dans les états autrichiens les derniers défenseurs de la révolution, partout ailleurs vaincue, Nicolas s’établit à Cracovie, tout près de la frontière hongroise. Que faire contre une pareille invasion, contre une pareille marée humaine ? Lever des troupes dans un pays déjà épuisé ? On le faisait sans doute, mais avec une seule espérance, celle de l’intervention d’en haut. « Toujours on emmène des recrues… La douce mère de Dieu n’abandonne jamais le Magyar. Ils disent que le Russe arrive : ces amis-là sont bien méchans ; mais, s’il y a un Dieu au ciel, il ne nous abandonnera pas dans l’épreuve. » Deux sentimens nous frappent dans ces vers chantés par les paysans de Szeged : c’est d’abord l’expression résignée de la confiance en Dieu, dans le vrai Dieu des chrétiens, des hommes et des peuples souffrans, au lieu de l’invocation un peu féroce et païenne au dieu magyar ; c’est ensuite une passion politique naissante, tellement durable que vingt-quatre années de paix avec la Russie n’ont pu l’affaiblir : la haine du Magyar contre le Moscovite.

Une autre haine grandissait, pour le malheur de la Hongrie et même de l’Europe orientale, celle du Magyar contre le Slave du sud, contre le Croate. Si les énormes masses russes et le général Luders venaient porter aux patriotes le coup mortel, on ne pouvait oublier que les Croates avaient donné le signal de la lutte, et maintenant encore Jellachich, par ses attaques acharnées du côté de Neusatz, menaçait de compléter l’investissement. Aussi l’enfant magyar mourant sur le champ de bataille trouvait-il encore la force de repousser les soins de son frère en lui montrant l’ennemi à combattre. « Tel le rayon mourant de la fin du jour, tel le visage sanglant d’un pâle honvéd. Il gît immobile sur la plaine funèbre, baigné dans son sang. Le frère unique du héros mourant regarde couler le sang de son jeune frère. Il veut le secourir, mais bientôt le cœur, dans une douleur suprême, va cesser de battre. Le mourant lève les yeux et reconnaît son frère ; alors d’une voix entrecoupée il prononce ces dernières paroles : « Que regardes-tu ainsi, pourquoi cet air de deuil ? Ne vois-tu pas que le Croate est encore dans les retranchemens ? »

Tous les efforts étaient inutiles : Neusatz et le Bas-Danube tombaient au pouvoir de Jellachich. Au nord, les Russes s’emparaient de Debreczin et forçaient le gouvernement de Kossuth à choisir, le 2 juillet, la résidence bien précaire de Szegedin. Enfin les Autrichiens, malgré la patiente résistance des Hongrois dans l’île de Schütt, arrivaient jusqu’à Bude, qu’ils prenaient de nouveau le 11 juillet. On ne sera donc pas surpris de trouver dans les chants populaires la preuve d’une haine croissante contre l’Allemand. Le hussard mourant par le des Allemands comme parlait des Espagnols ce cacique décidé à refuser le paradis, s’il devait les y trouver.


« Un hussard blessé est étendu sur l’herbe ; son sang coule pareil à un lent ruisseau. La lune répand une lueur pâle sur la nuit tranquille.

« Le sabre pend au côté du cheval, qui gémit comme s’il éprouvait du chagrin. Le hussard le regarde : une larme chaude se mêle sur son visage à une goutte de sang.

« Bon cheval, fidèle cheval, il faut donc nous séparer ! Quel sort attend ta pauvre tête ! Voilà le sol étranger, nous sommes aux portes de Vienne : l’eau y est salée, le foin y est amer.

« Si tu te sépares de moi, comment pourrai-je dormir en paix dans le tombeau ? Tu courais sous un rapide hussard, maintenant tu serais la monture d’un va-nu-pieds d’Allemand. »

« Il embrasse son cheval, le caresse longtemps, et se rappelle le temps passé ; alors, comme un arc-en-ciel sur les nuages humides, au souvenir des vieilles joies un sourire passe sur ses traits.

« Bon cheval, fidèle cheval, il vaut mieux que tu ne me quittes pas, que tu montes au ciel avec moi, et, si là-haut nous trouvons encore des Allemands, nous les chasserons dans l’enfer.

« Mais si le ciel est propre, et que nous n’ayons pas à le nettoyer, nous irons avec l’éclair, avec l’aurore, avec le vent ; le hussard est la tempête, l’aurore, l’éclair, et même dans le ciel il ne peut se passer de son cheval. »

« Il se tait, et enfonce le sabre dans le poitrail de son cheval ; leur sang ne forme plus qu’un seul ruisseau. La lune répand une pâle lueur sur la nuit tranquille. »


Sans parler de la haine qui se déploie naïvement dans cette pièce, on chercherait vainement dans le vaste domaine de la littérature magyare un morceau plus empreint du caractère national : poésie de race, oserions-nous dire. Il y règne un soufflé qui n’a rien d’européen ; seuls, l’Arabe ou le Magyar, le Sémite ou le Mongol, l’homme du désert ou de la steppe, expriment dans leurs vers cette passion pour la course rapide dans le libre espace, et cette tendre affection pour leur fidèle compagnon de voyage ou de guerre. Plutôt le tuer que d’être séparé de lui, que de le laisser tomber en des mains indignes ! Plutôt la mort de ce qu’on aime que son esclavage ou son déshonneur ! Encore une idée d’Afrique ou d’Asie que l’on retrouve et dans l’histoire et dans la légende hongroises. Kisfaludy Sandor a magnifiquement chanté ce Dobozi qui, fuyant avec sa jeune femme en croupe devant l’invasion de Soliman, se vit sur le point d’être atteint par les spahis, et qui, après avoir embrassé une dernière fois sa compagne, la tua d’un coup de poignard : il est impossible de voyager en Hongrie sans rencontrer plusieurs gravures qui célèbrent ce Rhadamiste de la puszta.

L’agonie de l’armée magyare commençait. Du milieu de juillet au milieu d’août, ni le gouvernement de Kossuth ni la direction militaire de Gœrgey ne purent empêcher les forces autrichiennes et russes de cerner toujours plus étroitement cette poignée de héros. La contrée où s’accomplissaient ces grands mouvemens était on ne peut moins favorable à une guerre défensive ; dans cette vaste plaine, comment empêcher le plus grand nombre d’envelopper le plus petit ? Gœrgey essaya bien de reporter la guerre plus au nord, mais nul ne se faisait plus d’illusions, et les chansons à boire du bivouac n’exprimaient plus qu’une mélancolie mourante :


« Eh bien ! nous, les anciens, qui faisons la guerre depuis un an, pourquoi dormirions-nous cette nuit, si l’aurore ne doit pas briller pour nous ? Aujourd’hui buvons encore, voici du bon vin pour une santé à la patrie magyare ! Et que demain le monde dise : ils ont passé, tous étaient des héros.

« Nous voici près de la jolie vivandière. Vienne un baiser après le vin. Deux heures encore, et nos lèvres baiseront le sol de la patrie. Puissent d’autres la défendre quand nous ne serons plus ! »


Ils baisaient en effet de leurs lèvres mourantes le sol de la patrie, mais de nouveaux défenseurs ne succédaient plus aux martyrs. L’armée cernée, poussée d’un côté ou de l’autre, n’avait plus le temps ni de se recruter, ni de se reposer. De là une fatigue extrême, rendue avec vérité dans une chanson attribuée à l’épouse d’un honvéd. Quelques femmes magyares dévouées jusqu’au bout avaient suivi leurs maris dans cette rude campagne pour aider leurs derniers efforts.


« Le ciel est moins sombre, une ligne pâle se dessine à l’orient. Les feux du camp s’éteignent l’un après l’autre ; lentement, lentement, arrive la matinée. A peine deux heures de repos, et voilà qu’il faut aller plus loin. Réveille-toi, mon époux, réveille-toi de ton sommeil ; le tambour bat, la trompette retentit.

« Ta pauvre tête, je sais qu’elle est bien fatiguée ; hier on s’est battu jusqu’au soir. Je sais qu’une nouvelle bataille nous attend ; le camp ennemi se rapproche. Et toujours battre en retraite, toujours être vaincu ! Quelle fatigue de perdre tant de batailles !

« Avec toi j’ai marché dans les jours de victoire, avec toi je marcherai dans la nuit du désastre. Ne crains pas, mon époux, que je t’abandonne. Si tu es blessé, qui te soignerait, qui veillerait sur tes nuits ?

« L’armée ennemie s’approche comme un sombre fantôme. Qui pourrait arrêter cette mer ? Ils sont nombreux comme des grains de poussière. Leur canon résonne, le nôtre répond : elle commence peut-être, la dernière bataille ! »


Il n’y eut pas de dernière bataille, il n’y eut qu’une reddition, devenue sans doute inévitable. Kossuth, depuis longtemps en querelle avec Gœrgey, lui remit ses pouvoirs, et quelques jours plus tard le nouveau dictateur concluait la capitulation de Vilagos. Alors commençaient les vengeances, les exécutions. Citons ici le fier dialogue du honvéd captif avec son vainqueur, qui le tente par les promesses et les menaces. « Pauvre honvéd, tu es bien pâle, te voilà captif. On va te fusiller, peut-être te pendre ; mais tu seras libre, si tu viens à nous. Voici ma main : sois mon soldat. — Quand ta liberté serait d’or, quand elle résonnerait comme l’argent et les diamans, et quand tu y ajouterais cent couronnes, je ne serai jamais un soldat allemand. »

On était généralement d’accord pour faire peser sur Gœrgey la responsabilité du désastre, bien plus, pour l’accuser de trahison, pour accoler à son nom une épithète plus cruelle, si possible, que celle de traître, celle de vendeur, aruló, les poètes lui ont jeté plusieurs fois cette terrible injure. Nous ne la croyons pas méritée : un homme qui vendrait sa patrie se la ferait bien payer, et irait jouir dans un autre pays de sa fortune infâme. Gœrgey a subi dans sa patrie une misère profonde et volontaire, il a vécu de pain trempé dans du lait : ce n’est pas un régime de traître. Depuis quelques années seulement, une compagnie hongroise lui a fait accepter une place lucrative ; il ne tenait du gouvernement ni emploi, ni pension, ni revenu d’aucune sorte. On ne peut nier que les généraux placés sous les ordres du dictateur n’aient été pendus ou fusillés, et que l’auteur de la capitulation n’ait survécu. C’est un grief sérieux et dont lui-même sent bien l’importance. Dans un entretien que nous eûmes avec Gœrgey à Vienne en 1869, il exprima son étonnement d’avoir été épargné après Vilagos. « J’avais pensé être le premier pendu, disait-il, et j’aurais dû l’être. » Témoin dans sa propre cause, il pourrait être suspect ; mais plusieurs hommes distingués, d’un patriotisme et d’une sévérité incontestables, lèvent les épaules lorsqu’ils entendent dire que Gœrgey est un traître. Il a pourtant mérité un grave reproche ; il a écouté ses passions lorsqu’il ne fallait écouter que la voix désespérée de la patrie. Plus que l’ennemi, Kossuth était l’objet de son aversion ; non-seulement la popularité du grand orateur lui faisait ombrage, mais il y avait entre ces deux hommes l’antipathie, que nous connaissons trop maintenant, de l’officier régulier contre l’improvisateur militaire. La cause magyare a beaucoup souffert de ces discordes ; il n’en faut pas moins regretter que la poésie, comme la rumeur populaire, ait dans son excusable rancune dépassé de beaucoup la vérité.

Cependant un régime de réaction à outrance pesait sur la Hongrie, et les chansons patriotiques devenaient rares. Au lieu de choisir quelques pièces entre mille, nous aurons peine maintenant à en trouver un petit nombre qui soient consacrées au deuil de la nation vaincue. Il en est une bien significative pour qui a pu apprécier la passion musicale des Magyars, — leur goût pour les tsiganes, ces musiciens ambulans qui sont en Hongrie les compagnons nécessaires des joies publiques et des joies de la famille. Demander au tsigane de se taire, au moins de ne pas jouer la marche de Rakoczy, le grand air national, c’est le signe d’une profonde tristesse, a Ne joue pas, tsigane, cet air célèbre de Rakoczy. Mon cœur souffre, comme s’il allait se rompre, lorsque je l’entends. Fais-moi entendre plutôt ton violon plaintif, écho de nos tristes âmes. Quand la fiancée est morte, il faut enterrer profondément sa couronne de mariée. — A quoi bon un chant lorsque l’épée magyare est brisée ? Celui qui dort dans le tombeau, que lui fait la musique d’un tsigane ? »

Les douleurs privées s’exprimaient quelquefois comme les douleurs publiques. La pauvre fille, la pauvre mère, dont nous avons entendu tantôt les fermes accens, tantôt les paroles entrecoupées de larmes, n’avaient pas toujours ce dernier bonheur de visiter le tombeau du honvéd. « Au bout du village est le cimetière avec de modestes croix de bois. Plusieurs jeunes filles sortent du village et s’approchent du tombeau chéri. Seule, une jeune fille triste, aux vêtemens sombres, ne trouve rien. Elle est pâle comme un lis brisé ou comme un monument funèbre élevé par la douleur. — Pauvre jeune fleur abattue, je vois quel est ton chagrin : tu cherches le tombeau de ton bien-aimé. — Je le voudrais, mais cela n’est pas possible, la destinée ne lui a point donné de tombeau. Le honvéd que j’aimais est resté sur le champ de bataille. »

Eh bien ! cette note lugubre ne paraît pas avoir dominé dans les âmes hongroises. Loin de là, il semble que l’on ait eu plus que jamais confiance en une patrie durable et vivace. Dans le comitat de Pesth, près de la capitale, on murmurait ce chant de défi : « L’Autrichien dit : Il n’y a plus de Hongrie. Il en a menti, l’Autrichien, la Hongrie sera toujours. » On attribuait à Kossuth ces adieux pleins d’espérance : « O Dieu adorable, écoute ce que ma nation implore de toi. Le dernier mot du Magyar est : que la patrie soit bénie ! Le ciel est bien obscur, mais après la pluie l’arc-en-ciel ! »


Kossuth, Bem et Perczél avaient pu s’enfuir en Turquie, et la Sublime-Porte refusa de les livrer. Depuis lors, le grand agitateur a fait retentir l’Angleterre, et en dernier lieu l’Italie, de sa douleur patriotique. Ceux qui restaient répétaient du fond de leur âme un chant religieux dont le refrain était : « je crois en Dieu, je crois en un Dieu juste et vengeur. » Une nation peut toujours vivre quand elle a confiance en elle-même, — telle est la morale qui se dégage de cette étude. La Hongrie, qui semblait hors d’état de se relever après une pareille lutte, n’a jamais perdu la foi en l’avenir, et cette foi profonde a été finalement récompensée. Les Magyars ont obtenu, parmi leurs nombreuses exigences, tout ce qui était vraiment raisonnable. Et pourtant rien ne manquait au malheur de ce pays en 1849, ni l’occupation étrangère sur le sol tout entier, ni la chute du drapeau national, ni les impôts énormes, ni l’oppression, ni la discorde. Pourquoi donc une nation qui subit une partie seulement de ces misères et qui a sauvé son unité politique s’abandonnerait-elle au découragement ? Pourquoi ces défaillances systématiques, cette volonté de tout prendre en mauvaise part ? Pourquoi toujours sourire ou lever les épaules ? Qu’une nation conserve le ressort moral et qu’elle soit digne de l’espérance, elle vivra.


EDOUARD SAYOUS.