La Poésie populaire des Magyars

La Poésie populaire des Magyars
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 88 (p. 642-685).
LA
POESIE POPULAIRE
DES MAGYARS

I. Chansons et traditions nationales, par Erdelyyi János, Pesth, 3 vol. 1842-1848, — IL Dr G. Stier, Ungarische sagen und märchen, 1850 ; — III. Recueil universel de chansons nationales, par Gabriel Mátray, Bude 1852, Pesth 1858. — IV. Trésor littéraire, par Irodalmi Kincstar, Pesth 1860. — V. Mythes, traditions et contes populaires magyars, par Majláth János, Pesth 1863. — VI. Chansons populaires magyares-russes, pan Lehóczky Tivadar, 1864. — VII. Chansons et mélodies du peuple magyar, par Szini Károly, Pesth 1865. — VIII. Le Luth populaire, par Greguss Agost, Pesth 1868. — IX. Chroniques du Notaire, de Turóci, de Chartuitius, de Kézai, etc.


I

L’imagination du peuple magyar n’a pas attendu les temps modernes pour se créer une poésie populaire. Malheureusement cette poésie a péri dans sa forme primitive, et il faut se livrer à une étude attentive des vieilles chroniques pour en retrouver les traces. Elle formait une sorte d’épopée nationale divisée en plusieurs cycles. Le point de départ était le cycle d’Attila et de ses Huns, considérés comme les ancêtres du peuple magyar. L’arrivée d’Almos en Transylvanie et la conquête de la Hongrie par son fils Arpád étaient présentées comme une légitime revanche des « fils d’Attila » sur ceux qui avaient anéanti le puissant empire hunnique. La légende de saint Etienne, le premier roi chrétien, le « roi apostolique, » formait le couronnement d’une épopée qui ne manquait pas de grandeur. Il n’est pas difficile d’y reconnaître le tableau idéalisé au point de vue magyar d’une des plus remarquables transformations que l’Europe orientale ait subies. La plus ancienne histoire de la Perse nous montre dans l’Asie occidentale la lutte de deux élémens acharnés à se détruire, l’Iran et le Touran. En effet, notre race aryenne, née dans la vallée de l’Oxus, s’est trouvée dès les premiers jours en contact avec les nomades de la race finno-mongole. La lutte se transporta en Europe lorsque le « fléau de Dieu » rassembla sous l’étendard du turul les pasteurs asiatiques qui voulaient rendre à l’Europe sa beauté primitive. Vaincue à Châlons par l’union des Latins et des Francs, l’invasion, voyant l’impossibilité de conquérir les pays de l’Occident, concentra ses forces sur l’Europe orientale. En parlant des Bulgares[1], j’ai montré une branche finnoise s’implantant au sud du Danube, où elle a perdu en partie son type originel. Un autre rameau de l’arbre finno-mongol, les Turcs ottomans, a pris racine à Constantinople. Au-delà de l’antique Ister, la race âryenne a dû également céder à ses vieux adversaires plus d’un vaste territoire, tout en les obligeant, comme dans la péninsule orientale, à subir profondément son influence.

Quand elle fut devenue un pays magyar, la Pannonie vit se développer sur son sol une poésie populaire originale. Cette poésie se partage en poésie ancienne, en poésie du moyen âge et en poésie moderne. On serait d’abord tenté de croire, quand on sait avec quelle ardeur les religions victorieuses font la guerre aux souvenirs du passé, que la première a complètement disparu, et de fait on en était convaincu à une époque où peu de gens comprenaient l’importance historique et l’intérêt philosophique autant que littéraire de ce genre de questions ; mais depuis qu’on s’en occupe partout, les savans du royaume de saint Etienne n’ont pas eu-de peine à prouver que, si la poésie de l’époque païenne avait péri dans sa forme primitive, les chroniqueurs en avaient conservé la substance. Il suffit de citer les travaux de l’historien de la poésie magyare, M. François Toldy.

Le premier cycle de la poésie ancienne peut être nommé cycle bunnique, et Turoci l’a exposé complètement dans la première partie de sa Chronique des Hongrois. Etele (Attila) en est naturellement le centre ; mais l’imagination populaire a créé au conquérant de la Pannonie des ancêtres, des parens et aussi des héritiers. Le cycle hunnique rattache les anciens dominateurs de la Pannonie à ses derniers maîtres. Grâce à ses fécondes inventions, les Galates, premiers habitans du sol, fondateurs de Sicambria, future capitale d’Etele, les Huns et les Magyars sont des peuples frères, dont l’Éternel se sert pour poursuivre une seule et même œuvre. Les Magyars, refusant d’accepter les idées qu’on se fait ordinairement d’Attila, n’hésitent pas à lui accorder le rôle providentiel que Salvien attribuait aux barbares en général, à savoir de châtier et de purifier le monde romain. L’âme d’Etele survit à ses conquêtes gigantesques. Un fils qu’on lui donne, Chaba, et 15,000 compagnons de ses grandes guerres vont rejoindre en Asie Bendekus, père du « fléau de Dieu[2], » et la lignée de Chaba, successeur de Bendekus, continue la famille d’Etele jusqu’à Almos, père d’Arpád, le premier « grand-prince » des Magyars.

Avec Almos commence le cycle des Hétumoger (les sept Magyars). La brillante individualité d’Almos semble créée par l’imagination du peuple pour rattacher Etele à Arpád par une incarnation de l’esprit du roi des Huns dans le conquérant de l’Erdeleu (Transylvanie). En effet, Turóci et Kézai prétendent que l’autour couronné (turul) était le symbole national des nomades qui ont envahi la Pannonie depuis Etele jusqu’à Gyéza, le premier souverain qui se soit prononcé en faveur du christianisme. Aussi le notaire anonyme ne s’effraie nullement de voir le turul rendre mère Emesö dans un songe surnaturel. La fin d’Almos est presque aussi singulière que sa conception miraculeuse. Il disparaît de la scène comme Moïse vivant est enlevé au peuple délivré par son zèle, comme Romulus quitte le monde, sans laisser de traces. Après avoir fait passer les Karpathes aux Magyars, il offre un sacrifice, remet le pouvoir à son fils Arpád, et depuis il n’en est plus question. Qu’il ait été un personnage purement fantastique comme Pharamond ou semi-mythique comme Mérovée, il est certain qu’il personnifie l’exode, comme Arpád, le Josué des Magyars, personnifie la conquête de la terre promise.

Le Saint-Esprit, qui dans la doctrine évangélique est envoyé pour compléter l’œuvre du Verbe, combattant lui-même avec Almos, rien ne put l’empêcher de reconquérir le « domaine d’Etele ; » mais « l’enfant du rêve » ne devait conduire les Magyars qu’au sommet des Karpathes. Comme Moïse contemplant du haut du Nébo la Palestine, où « coulent le fait et le miel, » il put voir de loin les opulentes plaines de la Pannonie, réservées par les destins à sa postérité. Son fils Arpád, qui a donné son nom à la première dynastie magyare, devait les enlever aux Slaves moraves, qui, après tant de peuples, avaient fini par dominer dans le pays sans avoir pu encore y jeter de profondes racines. Leur chef, d’abord séduit par les ruses des Magyars, finit par devenir leur victime, et la cité de Sicambria, fondée par Franco, rendue aux fils d’Etele, vit flotter de nouveau sur ses murs l’étendard de l’autour couronné.

Si le temps n’avait pas réduit les monumens de la période païenne à des souvenirs malheureusement trop confus, il nous serait beaucoup plus facile de nous faire des idées exactes de l’exode des nations qui, sorties des steppes de l’Asie, sont venues se fixer dans l’Europe orientale. Le plus ancien chant qui se rapporte à l’épopée magyare nous montre Arpád, le conquérant considéré comme l’héritier d’Etele, prenant possession de la Pannonie. Ce chant, qui jouit d’une certaine célébrité, a été découvert par l’historien George Pray, qui supposa qu’il appartenait à la fin du XIVe siècle ou au commencement du XVe. Pray croyait qu’il était une forme nouvelle d’un chant plus ancien. Le comte Jean Mailáth le fait remonter au XIIe siècle, tandis que pour Étienne Horvát il doit être regardé comme l’œuvre de Démétrius Csáti (XVIe siècle). M. Toldy, dont l’opinion fait autorité, adopte l’hypothèse de Pray, sans penser que ce chant est une œuvre originale des troubadours. L’auteur de l’Histoire de la Littérature nationale des Magyars serait plutôt disposé à le considérer comme la transformation d’un chapitre du chroniqueur anonyme de Charles-Robert, écrivain qui du reste a su plus d’une fois tirer parti des anciens chants. Le poète, sans se préoccuper de problèmes inconnus à son époque, commence par dire que les Magyars « partirent de la Scythie — pour venir dans ce pays, — accompagnés par Dieu ; ils s’arrêtèrent en Transylvanie. » Là, ils établirent un commencement d’organisation sociale en se partageant en sept corps, qui choisirent pour chefs « sept braves, » et ils donnèrent à chacun un « château. » Cette division de leurs forces n’affaiblit pas la concorde. « Toujours pleinement d’accord dans leurs entreprises, — puissans dans les batailles, — sans aucune crainte dans le pays, — ils vivent en sûreté, protégés par leur courage. » Aussi sont-ils comparés à Samson et au lion. Le « meilleur du peuple » et aussi le plus riche, Arpád, fut choisi « comme chef suprême » ou duc.

C’est alors qu’ils entendirent vanter l’eau du Danube ; on leur dit aussi que la terre était excellente, et que nulle part on n’en pouvait trouver de plus fertile. On chargea un Magyar d’aller visiter le pays pour savoir à quoi s’en tenir. L’envoyé confirma les rapports faits à ses compatriotes. Malheureusement le pays avait des maîtres ; il obéissait à un « duc de Pologne » résidant à Vesprém[3]. Quant aux habitans, « ils étaient entièrement Teutons. » Le messager se hâta d’aller à Vesprém, et, dès qu’il fut en présence du duc, il le salua respectueusement ; puis, quand il eut reçu l’ordre de parler, il s’exprima ainsi : « On m’a envoyé pour te voir, — pour parcourir tout l’on pays, — pour m’informer de ta résidence — et apprendre les lois de l’on peuple. » Le duc, voyant les Magyars « si bien disposais » accueillit fort bien l’ambassadeur, qui, n’excitant aucun soupçon » se procura une bouteille qu’il remplit dans le Danube. Il prit aussi un peu de terre et d’herbe.

Arrivé en Transylvanie, il présenta le tout à Arpád, qui réunit autour de lui les chefs, et soumit à leur examen l’eau, la terre et l’herbe. On prit dans ce conseil la résolution d’envoyer au duc de Pologne des ambassadeurs chargés de lui présenter « un blanc destrier » avec une selle dorée et une riche bride. Conformément à leurs instructions, ils lui parlèrent ainsi : — « Avec ce beau cheval t’honorent ceux-là — qui ont émigré de la Scythie, — qui demandent de la terre à ton altesse, — pour pouvoir s’établir dans ton pays. » Le duc, séduit par l’envie d’avoir « le beau destrier » et ne soupçonnant pas la fraude, répondit dans sa joie naïve qu’il voulait donner « librement aux Magyars autant de terrain qu’ils en voudraient. » Remplis de satisfaction d’avoir obtenu une pareille réponse, les ambassadeurs se hâtèrent de retourner en Transylvanie, où les chefs décidèrent qu’à peine arrivés dans le pays du duc, ils lui livreraient bataille.


« Ils y adorent le Dieu, — ils invoquent trois fois le Deus… — Il nous en est resté l’usage, — lorsque nous concluons un contrat, — de crier : Deus ! Deus/ — pour certifier que nous avons vendu. — Tout fut promptement préparé, — on choisit trois messagers — qu’on envoya vers le duc ― pour lui parler ainsi : — Songe bien, duc, en toi-même, — qu’il faut que tu abandonnes vite ce pays ; — puisque tu l’as vendu aux Magyars ― tu dois maintenant le leur laisser. — Les ambassadeurs viennent vers le duc, — ils le saluent respectueusement, — et avec les mots d’Arpád lui-même — ils s’expriment sans peur de la manière suivante : — Tu as donné ton sol pour un blanc destrier, — et ton herbe pour une bride dorée, — et l’eau du Danube pour une selle d’or… — Le duc écoute et sourit d’abord, — ne faisant pas attention à cela ; — il parle ensuite à l’envoyé sur ce sujet, — il dit, oppressé par la colère : — S’ils m’ont envoyé le cheval pour ce motif, — qu’ils l’assomment avec un maillet, ― qu’ils jettent la selle dans le Danube, — et qu’ils cachent la bride dans l’herbe. — Les ambassadeurs dirent au duc : — Ton altesse ne doit pas agir ainsi, — on ne peut pas non plus nuire aux Magyars de cette façon, — plutôt ils y gagneraient, — parce que les chiens s’engraisseraient tous avec le cheval, — aux pêcheurs reviendrait la selle, ― les moissonneurs se partageraient la bride, — et ceux-ci diraient de toi beaucoup de bien. — Les ambassadeurs prennent congé, — le duc fut saisi de peur, — les armées se rassemblèrent, s’avancèrent le long du Danube, — Diem était avec les Magyars. — Le duc fut battu et sauta dans le Danube — pour pouvoir se sauver enfin ici, — ou plutôt s’y cacher. » On reconnaît dans ce chant une nation de juristes autant qu’un peuple de soldats. Comme les Romains, les Magyars veulent avoir pour eux le texte (sinon l’esprit) du droit. Si cette pièce est à ce point de vue très caractéristique, si l’ancienneté, qui en est exceptionnelle, lui donne aussi une importance extrême, on ne doit pas s’en exagérer la valeur comme document historique. Il existe en effet plusieurs versions, échos des traditions populaires, qui sont bien loin d’être d’accord. Celle qui vient d’être analysée, et qui a servi de base au récit du chroniqueur Turóci, ne semble pas la plus ancienne. La première version a été conservée par le notaire du roi Béla, et le point central est la fuite de Zalán, qui figure ici à la place du Svatopluk.[4] de la tradition adoptée par le chroniqueur anonyme de Charles-Robert et reproduite par ceux qui l’ont suivi. Cette tradition est considérée généralement comme une simple variante de la légende de Zalán ; mais M. Toldy oppose à cette manière de voir de graves objections. L’historien de la poésie magyare montre que les deux légendes diffèrent autant par la manière d’agir des personnages que par les détails et le théâtre des événemens. Cependant, entre la version qui met en scène Zalán, le petit chef bulgare, et Svatopluk, le puissant prince morave, existe un accord positif sur l’histoire du cheval (douze chevaux selon le notaire), du paquet d’herbe et de l’eau dm Danube. Cet accord n’empêche pas Pray, l’historien magyar, de ne voir qu’un pur conte dans ce récit. Constantin Porphyrogénète montre en effet que ni Zalán ni Svatopluk le Grand n’ont eu Arpád pour adversaire, mais que celui-ci a combattu contre les fils du prince morave.

La seconde division du cycle des Hétumoger a paru avec raison au célèbre Vörömarsty un sujet éminemment épique, et il a pris la fuite de Zalán pour thème de son épopée nationale. André Horvath avait déjà intitulé Zalán Arpád Zalán son poème épique. Sans doute Arpád n’est pas un personnage aussi mystérieux que le grand prince Almos. De même que Josué est considéré comme l’épée de Jéhovah centre ceux qui s’obstinent à retenir l’héritage qu’il a concédé à son peuple, Arpád a reçu d’un berger le glaive tout-puissant d’Etele, donné au conquérant hun par le dieu même de la guerre, ou, dans l’idée chrétienne, par Jéhovah, qui, selon l’ermite des Gaules, voulut armer Attila du « glaive de sa sévérité. » L’âme d’Attila est dans Almos, fils du Turul ; mais l’irrésistible énergie de sa puissance est dans la main d’Arpád, qui, au milieu des Hétumoger, ressemble à l’Arthus des légendes celtiques au milieu des douze chevaliers de la Table-Ronde ; seulement, au lieu d’être le type héroïque d’une nationalité expirante, il est la personnification d’un peuple qui apparaît triomphant sur la scène de l’histoire.

On rattache au cycle d’Arpád trois légendes du Xe siècle où les capitaines magyars continuent contre le monde chrétien une lutte qui devait aboutir à leur laborieuse conversion, la légende de Leel et de Bölcsü, des « Magyars honteux » et celle du nain Botond. Cette dernière, que Turóci et Kézai prennent fort au sérieux, prouve que les autocrates ne produisaient pas plus d’effet sur l’imagination de ces terribles païens que les chefs du « saint empire. » Ceux-ci finirent par recourir au moyen de conversion usité au moyen âge. Le mérovingien Dagobert avait propagé le catholicisme avec l’épée dans l’Allemagne méridionale. Les Carlovingiens employèrent parmi les Germains du nord le système qui avait si bien réussi en Bavière, et l’on sait comment Charlemagne amenait les Saxons dans le giron de l’église. Après le désastre d’Augsbourg (désastre dont la légende de Leel et de Bölcsü est un souvenir), Othon Ier, empereur d’Allemagne, n’accorda la paix à la nation magyare que lorsqu’elle eut promis d’embrasser le christianisme ou du moins de tolérer les missionnaires ; mais ces prédicateurs n’eurent aucun succès sous le « grand-prince » Taksony, second successeur d’Arpád, et n’auraient probablement pas mieux réussi sous Gyéza, si une nouvelle Clotilde, Sarolt, n’avait pas assuré le triomphe du catholicisme dans ce pays. Elle fut récompensée de son zèle par des prodiges dans lesquels il n’est pas difficile de reconnaître le travail de l’imagination populaire, fortement frappée par la naissance du « royaume apostolique » dans un des plus ardens foyers de la barbarie païenne.

Almos, on ne l’a pas oublié, était « l’enfant du rêve, » le fils en qui revivait Etele, dont l’âme ne pouvait abandonner son peuple. Le « fléau de Dieu, » en épargnant la sainte cité pour obéir à la voix de l’ange, avait mérité sans doute que sa postérité, perpétuée par un événement surnaturel, vît naître un fils dont la conception serait cette fois pure de toute intervention des vieilles divinités de la nature, condamnées à céder leur place à la religion du Christ. L’ange avait dit « qu’un jour viendrait où un descendant du roi des Huns obtiendrait dans ces mêmes murs de Rome, et de la main du successeur des apôtres, une couronne dont la durée n’aurait point de fin. » Aussi le fils de la première nation qui adopta le christianisme, repoussé par les Juifs, le proto-martyr de la foi en Jésus, le diacre dont le nom même (Stéphanos) annonçait prophétiquement la destinée auguste de l’héritier d’Arpád, fut envoyé à Sarolt, tandis que, après avoir gémi sur sa stérilité, elle avait cédé au sommeil. Le saint, resplendissant de beauté comme l’ange qui apparut à Marie, lui annonça qu’elle concevrait un fils, et qu’une couronne « d’une durée infinie » était réservée à celui qui devait porter le nom d’Etienne. L’œuvre accomplie par saint Etienne a été présentée par l’esprit légendaire comme la continuation de la mission d’un personnage célèbre, Martin, né dans le voisinage du Mont-Pannonien (316), et qu’on fait revenir en Hongrie pour y propager l’évangile. Charlemagne lui consacra une église sur la montagne même, Gyéza Ier forma le projet de bâtir un couvent dans ce beau lieu, idée qui fut plus tard réalisée par saint Etienne. Le souvenir du premier roi chrétien se confond donc, dans ce sanctuaire national, avec celui du saint qu’on aime à regarder comme le premier apôtre, ainsi qu’à Reims le nom de Clovis est inséparable du nom de Rémi. L’ordre fameux des bénédictins, dont l’influence se été différente de celle qu’ont exercée les ordres nés sous l’inspiration du catholicisme espagnol (dominicains et jésuites), fit du Mont-Pannonien le centre de son action parmi les Magyars. Anastase Astricus, leur chef, qui joue un rôle dans l’histoire de la sainte couronne, fut un des principaux instrumens qui servirent à saint Etienne à transformer les mœurs de son peuple. Cette transformation ne s’arrêta pas aux coutumes ! Les vieilles traditions, soigneusement conservées par la poésie populaire, ne purent échapper à la puissance de la foi. nouvelle, et aux XIe, XIIe et XIIIe siècles s’accomplit dans les écoles ecclésiastiques le mouvement qui devait christianiser ces anciennes traditions, dont M. François Toldy a montré l’identité avec la poésie populaire des premiers âges. L’école de saint Martin a dû être le type des autres. Saint Etienne, qui avait fait construire auprès du couvent une église et un palais, objets de ses fréquentes visites, encouragea sans doute les travaux des moines qui « fatiguaient » pour lui le ciel de leurs prières. Le siège de saint Etienne, plus authentique peut-être que le siège en marbre d’Attila qu’on montre à Torcello, une des îles de la lagune vénitienne, a, si l’on en croit les successeurs d’Astricus, le don de guérir les maux de reins. Les paysans qui prennent place sur cette pierre sculptée sont sans doute plus crédules encore, et, comme le « miracle, dit Gœthe, est enfant de la foi, » parmi la foule qui a recours à ce moyen il n’est pas impossible que quelques-uns aient quitté la chapelle de saint Etienne guéris ou consolés.

Le sentiment sur lequel repose cette vénération est au fond aussi patriotique que religieux. La dynastie que le fils de Sarolt a su associer aux destinées de l’Europe, qui a, dans ce monde prodigieusement mobile des états danubiens, duré quatre cents ans et donné à la Hongrie vingt-trois souverains, compte certainement parmi les plus glorieuses. Les intrépides Arpádiens ont transformé en boulevard de la société européenne une nation qui en a été longtemps la terreur, et qui semblait, comme tant d’autres appartenant à la même origine, devoir végéter dans une éternelle enfance ou passer pareille à un torrent dévastateur. Loin d’avoir accablé les nations qui dans leurs états avaient échappé à tant de guerres atroces, les Arpádiens ont résisté, afin d’opposer un contre-poids à la turbulence des Magyars, aux entraînemens du système centralisateur dont on a tant abusé ailleurs, et laissé subsister les populations aryennes (Roumains, Slovaks, Ruthènes, etc.), dont on trouve encore de nos jours les représentans dans le royaume de saint Etienne. Rome a été plus rigoureuse avec les héroïques Daces qu’elle se vantait d’avoir « exterminés. »

Quels que soient les services que leur ait rendus la dynastie arpádienne, les Magyars avouent qu’ils n’ont atteint leur apogée que sous les souverains français (maison d’Anjou, fondée par un petit-neveu de Louis IX) et roumains (Matthias Corvin, fils du régent Hounyadi). La cour de Visegrád eut sous Charles-Robert, Louis Ier le Grand et Marie Ire un éclat dont le souvenir est bien loin d’être effacé. La forteresse, située dans un splendide paysage, au sommet d’une chaîne de monts qui resserrent le lit de l’immense Danube, devint sous Charles-Robert un des plus splendide palais du monde européen. Louis Ier, s’il ne tint pas assez compte de l’esprit naturellement indépendant des Magyars, eut le bon goût de respecter les traditions dont ils étaient fiers. Les chants nationaux, qui avaient inspiré au prince français la même passion qu’aux Arpádiens, passion partagée par sa mère Elisabeth, retentissaient dans ces fêtes de Visegrád, où les chevaliers venaient jouir d’une hospitalité qui savait concilier les goûts de l’Orient et de l’Occident. Rayonnante comme sa mère de grâce et de beauté, Marie Ire avait tout ce qu’il fallait pour présider dignement à ces solennités ; mais déjà Bajazet, surnommé Illderim, avait para à l’horizon, et le jour était arrivé où les femmes elles-mêmes allaient, à l’exemple de l’héroïne Cécile Rosgonyi, qui incendia la flotte ottomane à Calambos, lutter pour défendre contre l’islamisme la civilisation chrétienne et ajouter de nouveaux noms à la liste de la muse populaire. Parmi ces noms glorieux, celui du-« sauveur de l’humanité et de la patrie, » du grand Jean de Hounyadi (Huniad), que revendiquent à la fois les Magyars et les Roumains, brille d’un éclat sans égal.

Jean Hounyadi, régent du royaume sous LadislasV, à qui la légende citée par Gaspard Heltai donne pour père le roi Sigismond, et son fils Matthias Ier, les deux derniers héros de la chevalerie, avaient le goût le plus vif pour des chants dans lesquels ils retrouvaient leurs inspirations héroïques. Matthias, qui transforma Visegrád en château de plaisance, déployait dans son palais de Bude un luxe digne de l’époque des princes angevins ; mais Matthias Corvin attachait encore plus d’importance au développement de la vie intellectuelle qu’à l’éclat de sa cour. La renaissance italienne, qui avait pris la place un moment occupée par la renaissance française, avait inspiré à tous ses disciples la plus vive admiration pour les chefs-d’œuvre de la Grèce et de Rome. Matthias, en relations intimes avec les lettrés italiens, comme la dynastie française l’était avec l’université de Paris, partageait le noble enthousiasme de ses contemporains. Passionné pour la littérature antique, le fondateur de l’université de Presbourg et de la célèbre bibliothèque de Bude ne tomba jamais dans le travers commun chez les érudits de la renaissance, et il rendait pleine justice aux inspirations de la muse populaire. Un de ses historiens rapporte qu’il ne se mettait jamais à table sans avoir dans la salle du festin des jongleurs aimés de la guitare magyare (kobza), dont les sons ravissaient les Arpádiens[5]. Turóci, chroniqueur du temps, dit que sous le règne de Matthias on composa de nouveaux chants, tant ce genre de littérature conservait sa vogue.

L’élection de Matthias est célébrée par la poésie comme la plus heureuse et la plus chrétienne des inspirations : « Maintenant Matthias a été placé — par tout ce royaume sur son trône, — parce que celui-là, Dieu nous l’a donné — du ciel pour notre défense. — C’est pourquoi nous l’avons aussi élu, — afin que par là nous puissions honorer Dieu — et ajouter éternellement : Amen ! » Cet instinct populaire fut tellement justifié que la poésie du peuplé pleure le roi juste comme elle pleure saint Etienne et saint Ladislas.

L’avènement des Jagellons de Bohême vient apporter un triste contraste aux succès dont nous avons esquissé le tableau. La Serbie avait déjà eu son Kossovo, chanté si souvent par les poètes serbes, et le jour du grand désastre allait aussi sonner pour les Magyars et amener la ruine du royaume de saint Etienne. Mohács « teint au sang des héros » n’est pas pour les chrétiens du Danube un nom moins funeste que celui de Kossovo, parce que cette fatale journée abattit devant les Ottomans le dernier boulevard de la société européenne, en creusant les « tombeaux qui renferment les grandeurs » du pays :


« Mondes ! Mohács ! vieille plaine couverte de sang ! — champ de tristesse de la Hongrie, — terre cruelle ! le sang de ton peuple précieux, — tu l’as bu, et absorbé sa grande gloire ! — quand je pense à toi, — je pleure des larmes de fureur, une douleur paralyse mon cœur — d’une façon que je ne peux exprimer.

« Noble patrie, Pannonie fleurie ! — jadis rempart de l’Europe, — dix royaumes s’inclinaient devant tes armoiries, — et la moitié du monde avait peur de ta force ; — devant toi tremblait le païen, — le chrétien espérait en toi ; — à peine brillait ton glaive, — déjà la victoire était remportée.

« Mais, hélas ! malheur ! — Un seul jour de combat a été suffisant pour terminer la bataille de Mohàcs, — et la terre vacillante cessa de porter sur son dos mobile — le grand nom que tu avais. — Ta félicité devint du fiel, — ta splendeur s’obscurcit, — le sort était contre ton bonheur, — la gloire des Magyars s’ensevelit dans l’obscurité !

« Lajos, Lajos ! où es-tu, charmant jeune roi[6] ? — étoile des Magyars, rameau de fleurs orné, — avec ta figure si douce et si royale, — toi, dont la vie trop aimée était si délicate, où es-tu ? — Lajos, comme je retiens mes larmes, — toutes mes lamentations ! — Notre chère patrie tomba, — notre couronne a dépéri avec elle.

« Seigneurs du royaume, grands barons, héros, guerriers, — maîtres, serviteurs, chefs et plèbe, — exprimez, maintenant réunis, votre amère douleur ; — toutes vos joies ont été enfermées dans une tombe !

— Cesse, musique retentissante, — prends du repos, résonnante guitare ; — joyeuses vallées, forêts vertes, — champs fertiles, affligez-vous.

« Conseillers, barons du royaume, chefs de mille guerriers, — généraux, administrateurs du royaume, — vingt-cinq mille braves d’élite, — cavaliers, gens de pied, tous nobles hommes, — vous vous êtes levés en ce jour de deuil, — vous êtes allés à la mort, — les collines de Mohács vous accablent, elles couvrent vos os !

« Florissantes filles et femmes des Magyars, — faites entendre d’unanimes lamentations de douleur. — Avec une couronne de roses flétries, — pleurez tristement vos morts en robes de deuil. — La fleur de notre peuple, — la force magyare est perdue, — les dix colonnes de notre sainte église, — les-forts chevaliers de notre royaume !

« Païen, Turc, image maudite de Dieu, — cruel sauvage nourri du fait des tigresses, — n’avoir pas épargné une si belle et si noble troupe, — avoir même précipité à terre de pareils hommes ; — crois-tu que ce soit de la gloire ? — C’est plutôt une fureur bestiale ! — Ne t’imagine pas que tu aies triomphé, — le jour du malheur arrivera pour toi aussi.

« Dieu voit ce (spectacle), et il le regarde avec compassion ; — le brillant soleil est certainement un deuil, — et la puissante dame des Magyars (la Vierge) sur le rayon du soleil, — nous la verrons, elle foule sous ses pieds la lune[7] : — grâce à elle, la lune — se plie devant la croix double[8] — Il arrivera, le temps où elle l’abattra, — notre âme nous le prophétise. » Déjà les poètes qui avaient tracé les lignes de la vieille épopée manquaient à la Hongrie, et Mohács n’a pas, comme le Kossovo des Serbes, exalté l’imagination populaire des Magyars. La verve poétique se glace à l’époque où les « jongleurs » sont moins appréciés que les moines rédacteurs de sèches chroniques. Au temps où florissaient les hegedös, ils étaient aussi indispensables dans les manoirs des seigneurs qu’à la cour des souverains. Ce sont eux qui ont construit la tradition des rois qui commençait avec saint Etienne et qui finissait avec Béla II. La jeunesse de ce temps puisait ses connaissances historiques dans leurs chroniques rimées. Cependant, outre que les hegedös n’étaient pas pressés de faire connaître par l’écriture une poésie qu’ils regardaient comme le patrimoine de leur corporation, les luttes acharnées dont la Hongrie fut le théâtre, les malheurs du pays, étaient bien de nature à en compromettre l’existence. Enfin le goût des écrivains qui ont connu ces œuvres de la muse populaire ne leur permettait guère de les conserver dans leur forme primitive. Ainsi Pierre Ilosvai, qui a connu une des plus célèbres chansons romantiques, la chanson de Toldi (Histoire de Nicolas Toldi, 1574) dans la forme du XIVe siècle, l’a déplorablement gâtée, et Tinodi a cédé au même travers dans ses ouvrages.

Au-dessus de la grande porte d’Albe-Royale, on montre les traces des boulets de canon que Toldi, l’Hercule des Magyars, a lancés à travers le Danube. Au commencement du siècle, on voyait encore à la porte de Vienne de la forteresse de Bude les reliques dont fait mention le poème d’Ilosvai (1746). « Si, cher lecteur, ce qua j’ai écrit ici — te semblait incroyable, s’il te restait le moindre doute, — si mon récit te paraissait un songe, — comme si les faits relatifs à la vie de Toldi ne pouvaient être si sérieux, — regarde à la forteresse de Bude la porte de Vienne, — la lourde hache d’armes, tu la verras encore maintenant, — à côté pendent jusqu’à présent le bouclier, — les pierres de 20 livres qu’il jeta dans la bataille, — la lance du guerrier conquérant, l’instrument aigu[9], — et son éperon qu’un jour il portait à sa botte. » Comme le fils de Zeus, Toldi a été insensiblement transformé en personnage plus ou moins historique. Pour Ilosvai, il a contribué à la gloire de la mémorable époque qui coïncide avec la fondation de la dynastie française (Charles-Robert et Louis le Grand). Pour Paul Ráday, Nógrád est le berceau du héros, et il a figuré dans les rangs des braves qui, sous la conduite des princes roumains, firent reculer l’islamisme ; mais les détails minutieux, pas plus que les reliques, n’ont malheureusement de prise sur la critique contemporaine. Malgré le nom chrétien de Nicolas qu’on a fini par lui donner, Toldi remonte vraisemblablement à l’époque païenne. Ce mythe représente l’idée que les nomades se faisaient d’une vie humaine accomplie, la force Ajax urne à l’adresse d’Ulysse.

Au temps des Jagellons, ces songes brillans étaient, hélas ! bien évanouis. Si l’on avait conservé la poésie satirique de l’époque de la décadence, on pourrait mieux en apprécier les causes. Toutefois le Chant de la punition de maître François Apáti nous fait comprendre le triomphe de l’islam sur le catholicisme. Il se plaint vivement dans ce chant de quarante strophes, publié par Nicolas Révai en 1787, de la frivolité et du sensualisme égoïste du clergé, ainsi que de la tiédeur des nobles dans la guerre contre les Turcs. La nation, n’ayant plus la vieille énergie personnifiée par Toldi, dut se jeter dans les bras des Allemands, et confier son sort à la maison de Habsbourg, rempart du monde chrétien contre l’invasion ottomane, et qui lui avait déjà donné plusieurs souverains (Albert, Elisabeth, Ladislas V).

Si déjà les historiens magyars ont le droit de reprocher à la dynastie française d’avoir travaillé à imposer à leur pays un système de centralisation politique et religieuse plus conforme aux tendances latines qu’à celles des nations orientales, s’ils accusent Hunyad et Matthias d’avoir eux-mêmes trop cédé aux instincts intolérans du monde latin, leurs plaintes deviennent bien autrement sévères quand il s’agit du gouvernement de la maison de Habsbourg. Lorsque la Hongrie eut été forcée par ses désastres de se jeter dans les bras de cette puissante famille, elle dut commencer contre de permanentes tentatives de germanisation et de centralisation la lutte acharnée qui a duré jusqu’à nos jours avec quelques trêves, comme sous le règne de l’habile Marie II (Marie-Thérèse), et qui a donné tant d’éclat aux noms des Botskai, des Bethlen, des Tókoli, des Rákóczi. Dans cette lutter elle fut soutenue par l’esprit de la réforme, détestée de la maison d’Autriche, par les Bourbons, redoutables ennemis de cette maison, et plus d’une fois par la Turquie elle-même, que les protestans à l’exemple de Luther, semblaient craindre moins que l’absolutisme fanatique et centralisateur du catholicisme espagnol. La poésie populaire, qui dès le principe avait avec tant de peine accepté un culte étranger, recommença volontiers son ancienne guerre contre l’empire et contre l’église, également hostiles aux libertés séculaires du pays. La réformation, qui consacrait le principe oriental de l’autonomie religieuse des nations, devait aux yeux des patriotes la « religion magyare » par excellence. La haine qui poussait contre l’empire Leel et ses fougueux compagnons, haine dont la légende nous a conservé la rude expression, semble renaître d’ans toute sa vigueur, et le Magyar, disciple de Calvin et même quelquefois de Socin, paraît aussi disposé à farder aux pieds les images et à démolir les sanctuaires des saints que ces autres fils de la race finno-mongole qui règnent à Constantinople.

Le peu de sympathie que la littérature nationale en général et la poésie populaire en particulier inspiraient aux agens de la germanisation était de nature à en faire comprendre toute l’importance aux patriotes. La création d’une littérature complète, — phénomène si frappant pour ceux qui connaissent les états danubiens, — est la meilleure preuve du persévérant patriotisme des Magyars. Tandis que d’autres peuples n’ont guère pour organes de leurs aspirations que les poètes du peuple le royaume de saint Étienne est justement fier de pouvoir aujourd’hui citer des noms éminens dans toutes les branches de la littérature, ainsi que l’atteste la Bibliothèque nationale (Nemzetis Konyvtár-1842-54), publiée par M. F. Toldy avec le concours des écrivains et des patriotes les plus distingués. Dans la poésie, il suffit de nommer les Vörösmartry, les Kölcsey, les Kisfaludi, les Petöfi, les Arany.

Mais au temps où la Hongrie élut Ferdinand Ier, il était difficile de prévoir qu’elle obtiendrait de pareils résultats. La réformation, luttant à la fois contre les Habsbourg, contre Rome et contre le latin, langue du catholicisme, donna une vive impulsion à la littérature magyare. Employée dans les disputes religieuses, dans les chants de guerre, dans toute poésie qui voulait agir sur le peuple, la langue atteignit le degré de perfection qu’elle n’a dépassé qu’à la veille de la révolution française (1780). À aucune époque, on ne composa autant de chants populaires destinés à rappeler la mémoire des héros magyars, à raconter les vieilles histoires et les antiques légendes. Dans ce genre de littérature se distinguèrent Tinódi, Valkai, Cserényi, Balassa, Ilosvai, Gosárvári, Veres, Enyedi, Szollösi (1540-1580). Ce grand XVIe siècle, si fécond en Occident, fut en Hongrie une ère de merveilleuse activité intellectuelle. La restauration catholique, en assurant le triomphe de l’intolérance et du latin, devait ajourner jusqu’à la fin d’une autre ère de résurrection, le XVIIIe siècle, le développement de la littérature nationale.

La popularité des idées françaises était si grande en Europe jusqu’à la réaction provoquée par les entreprises de Napoléon, qu’il y eut quelque hésitation sur la ligne à suivre dans la première phase de la période contemporaine (de 1772 à 1807). Cependant quelques poètes distingués commencèrent à montrer la voie. Tel était Dugonics malgré sa prédilection pour les sujets empruntés aux mythes classiques. André Horváth a composé plusieurs chants populaires. Le comte Gvadányi a choisi pour thème de ses poésies descriptives des scènes de la vie du peuple, et son langage était en harmonie avec ces scènes. Csokonai avait une pleine conscience des élémens qui constituent la poésie du peuple. Avec Kazinczy et son école se produit une seconde phase (1807-1830) caractérisée par l’étude des littératures étrangères, — étude naturelle après cette époque impériale qui avait rapproché violemment toutes les nations. La révolution française de 1830 ayant réveillé partout le sentiment national, qui voulut se substituer à des tendances trop cosmopolites ; la poésie populaire l’emporta durant la troisième phase (1831-1849). Après 1840, l’auteur de l’Himfi, le Pétrarque des Magyars, Alexandre Kisfaludi, a donné son nom à la Société qui a si bien mérité du pays et de la littérature. La Société kisfaludienne commença la publication des chants populaires, achevée par M. Jean ErdéJyi (Pesth, 1845-1849). Dissoute par la réaction absolutiste qui suivit l’insurrection, cette société a puissamment contribué à ramener la poésie magyare au naturel et. A l’originalité, sans cesse compromise dans l’Europe orientale par l’imitation maladroite des littératures de l’Occident.

Après tant de vicissitudes, la poésie populaire est restée parmi les Magyars une puissance dont il faut tenir grand compte. Dans les contrées de l’Occident, où un individu illettré est un phénomène (toutes malheureusement n’en sont pas là), il est difficile de se rendre compte de l’importance extraordinaire que la poésie a parmi les nations de l’Europe orientale. Sans doute la littérature magyare occupe maintenant une place dans les annales de l’esprit humain ; mais le peuple n’est pas plus lettré que dans les pays voisins, et une jeune fille raconte avec beaucoup de charme ce qu’elle ferait, si elle pouvait tracer le nom de « celui que son cœur aime. » — « Si, dit-elle, je savais écrire une lettre, — je la scellerais avec un cachet d’or, — et dedans je mettrais mon cœur — pour l’envoyer à mon amant. » Le genre d’instruction qu’on puise ailleurs dans des livres élémentaires est fourni à ces intelligences incultes par les poètes du peuple. Aussi voit-on l’inspiration populaire, prenant le rôle de la presse, se produire dans des circonstances où ailleurs son intervention semblerait singulière. Cette muse, éminemment active, toujours pressée d’intervenir, n’est-elle pas le meilleur guide qu’on puisse prendre pour étudier la vie du peuple magyar ?


II

L’influence du milieu agit si fortement sur les peuples, qu’elle finit par changer complètement leurs habitudes et même leurs types. Si les Magyars s’étaient établis dans l’Europe occidentale, ils n’auraient rien gardé des mœurs des Finno-Mongols, leurs nomades ancêtres ; mais la contrée dans laquelle ils se sont fixés leur permettait d’en conserver une partie[10]. En effet, quoique la Magyarország (Magyarie) ait des montagnes qui s’élèvent jusqu’à la région des neiges éternelles, et que les monts forment au nord, à l’est et à l’ouest une enceinte faite pour protéger une nation jalouse de son indépendance, les vastes plaines qui occupent le centre du pays conviennent à un peuple « créé pour monter le cheval, » dit un proverbe. La Grande-Plaine ou plaine de la Basse-Hongrie, située à l’orient, entre le Danube et la Tisza (Theiss), comprend un espace de 1,100 myriamètres carrés, dont 700 appartiennent à la Hongrie. On peut donc dire que cette plaine est une des plus étendues de notre continent, et qu’elle rappelle ces déserts que parcouraient les anciens peuples touraniens. N’étant que de 133 mètres au-dessus du niveau de la mer et de 33 mètres au-dessus du Danube, elle se trouve recouverte, dans de grands espaces situés sur les rives du Danube et de la Tisza, d’énormes marécages remplis de roseaux et d’aunes.

Moins grande, quoiqu’elle soit vaste encore, est la Petite-Plaine ou plaine de la Haute-Hongrie, qui s’étend sur les deux rives du Danube, entre Posonie (Presbourg) et Comarom (Komorn). Entourée de tous côtés de montagnes, elle s’élève en pente douce jusqu’au pied des monts. Cette plaine, riche et parfaitement cultivée, porte le nom expressif de « Jardin d’or, » comme les environs de Palerme ont été appelés la Conca d’oro.

Le Magyar n’a pas en général le goût du Finnois pour l’agriculture ; il a plutôt, comme les Mongols, un penchant décidé pour la vie pastorale, penchant qu’un pays tel que la « Grande-Plaine » était, il faut bien le dire, fait pour développer. L’Occidental comprend difficilement les impressions que les steppes produisent sur ceux qui ont été habitués à les considérer dès l’enfance comme les seules contrées où l’homme puisse conserver la pleine liberté de ses mouvemens. La manière dont les poètes arabes parlent du désert (à propos de la plaine, la puszta, Petöfi rappelle lui-même le libre Bédouin) prouve assez que les villes ! es plus civilisées, les champs les plus riches, sont bien loin d’être l’idéal des hommes qui ont gardé les instincts d’indépendance du monde primitif. La montagne aux aspects variés, qui charme M. Michelet, semblait à la lettre insupportable à Petöfi, qui aurait dit volontiers comme un csikós[11] : « Dieu me préserve d’aller là, j’étoufferais. » Il admire, si l’on veut, « la romantique contrée des grands Karpathes que couronnent les pins ; » mais il déclare nettement qu’il ne veut ni l’aimer, ni errer dans ses vallons. « La terre arrondie en montagnes est un gros livre aux feuillets trop nombreux. » La « mer des plaines infinies » est au contraire son véritable pays, son univers. Dès qu’il aperçoit un horizon sans bornes, son « cœur d’aigle » s’échappe joyeux de sa « prison, » la steppe étant pour lui la liberté même, « le seul dieu de son âme. » Le mot prison appliqué à tout ce qui n’est pas la solitude ne semblera peut-être pas trop exagéré au voyageur du monde romano-germanique qui, après avoir joui de la liberté qu’on ne trouve plus que dans les solitudes parcourues par les pasteurs, ne subit pas sans quelque peine les mille entraves qui pèsent sur la vie civilisée. Lorsque l’intrépide voyageuse viennoise Ida Pfeiffer, qui avait vécu parmi les Mongols de l’Asie, parvint à la frontière russe, et qu’elle entendit parler de nouveau de police, de passeports, que le poète magyar Petofi nommait « papier d’esclave[12], » elle sentit se réveiller en elle la répugnance que les lois compliquées des césars inspiraient aux vieux Germains, pourtant bien moins hostiles que les nomades aux habitudes qui dominent en Europe.

On comprend sans peine l’enthousiasme que la « grandiose puszta » inspire aux écrivains magyars. Poètes, historiens et romanciers, Petofi, Boldényi, Nicolas Jósika, Louis Kuthy, etc., en parlent avec la même admiration que les chanteurs, qui ne sont que l’écho des instincts plus ou moins confus de la multitude. Est-il étonnant que, dans un pays qui ressemble tant aux solitudes orientales, les instincts soient profondément orientaux ? On peut dire que l’Orient, dont on cherche si souvent la limite, commence avec la steppe, comme l’Afrique commence au-delà des Pyrénées dans les mornes plaines parcourues par les bergers du grand plateau de la Vieille-Castille et du royaume de Léon. Aussi, sur le sol de l’Asie, le Magyar, comme le courageux pèlerin qui a visité l’Asie centrale[13], semble-t-il se trouver chez lui, tandis que les fils de l’Occident qui, depuis le moine flamand Rubruk jusqu’à M. et Mme de Bourboulon (un Français et une Écossaise), pénètrent dans le monde des pasteurs semblent à la lettre changer de planète. C’est que l’Occidental est pareil à l’homme dont parle la Bible : son œil n’est jamais lassé de voir, ni son oreille ennuyée d’entendre. Très peu méditatif de sa nature, il lui faut vivre dans ces ruches agitées où fermente bruyamment la civilisation moderne. Le Magyar n’a point de tels besoins ; son esprit calme et assez rêveur trouve dans la steppe une variété de spectacles qui échappe aisément aux intelligences plus avides de mouvement et de bruit, Il Lorsque les bords frangés de l’horizon sont enveloppés des brumes de l’aurore, » son regard erre avec délices dans l’espace ; infini. Il contemple avec bonheur les jeux de la lumière, ici sur le sable brûlant, là sur les vastes champs, tantôt sur les eaux, tantôt sur les hautes herbes, que le vent courbe en ondes. Le jour, le mirage (délibab), les « fiers taureaux qui agitent leur sonnette, » les « longs bras étendus des puits profonds, » le zéphyr qui se joue dans « les blonds épis, » l’émeraude, « couronne de la contrée, » qui s’épanouit au sein des pâturages, remplissent son esprit de mille visions. Le soir, les feux qui brûlent autour des parcs derrière lesquels les troupeaux passent la nuit donnent à la puszta jusqu’à l’horizon le plus lointain un aspect fantastique qui charme les regards. Habituellement la cigogne solitaire, le cavalier qui passe rapide comme l’éclair, le son d’une cloche, la trompette du pâtre qui retentit, produisent dans son âme assez de sensations pour qu’il ait ce sentiment paisible de l’existence qui suffit à ceux qui vivent en contact perpétuel avec la nature, source inaltérable de calme et de sérénité. Si son intelligence n’est pas agitée dès mille rumeurs dont s’occupent les cités, elle trouve une source de patriotiques satisfaction dans la légende nationale conservée par les chants[14], et propagée par les récits qu’à la fin de la journée le berger en chef fait à ses garçons réunis autour des feux et toujours disposés à écouter les exploits des aïeux et les beaux traits dont est remplie la vie de Matthias le Juste. Le nom d’Etele retentit plus doucement à son oreille que le nom du héros d’Iéna à celle du paysan français, parce que le vainqueur des césars n’a jamais été obligé de rendre ses immenses conquêtes à l’ennemi. Etele, transfiguré par l’imagination populaire, comme le Romulus du patriciat romain, comme le « divin Trajan » des Roumains, n’est plus qu’un père héroïque et un bienfaiteur de la patrie. Sur ce sol qu’il a donné à ses fils, et qui a été reconquis par les Almos et les Arpád, dignes héritiers du fléau des lâches, le Magyar sait que sa : vie est celle de ses aïeux, mais une vie purifiée par le sentiment chrétien et ennoblie par la possession de libres institutions. La mémoire de tant de héros qui ont fait trembler Rome et Byzance dégénérées, qui ont suivi en Asie l’étendard de la croix, dont la poitrine a si longtemps servi de rempart à l’Europe quand ils écrivaient leur nom « sur le grand livre de gloire avec le sang des Osmanlis, » qui ont sans crainte et sans forfanterie défendu contre les héritiers des césars, contre la redoutable maison de Habsbourg, l’indépendance et les droits de la nation, cette mémoire est aussi vivante, grâce à la poésie populaire, sous le plus humble toit de la puszta que dans les palais des magnats. «… Souviens-toi — des aïeux conquérans du monde ! — Mille ans nous contemplent, nous jugent, — d’Etele jusqu’à Rákóczy[15]. »

L’instinct de sociabilité, qui ne s’éteint pas, même chez les hommes qui ont contracté l’habitude d’une existence ordinairement solitaire, se satisfait à la métairie des steppes (csárda), qui joue un si grand rôle dans la poésie magyare. Un chant décrit fort exactement l’attrait qu’elle exerce sur tant d’hommes longtemps condamnés à l’isolement par la vie pastorale, Il Quand je vois la csárda Becsali, — ce n’est pas ma faute, — je dois entrer ; — parce que des traits volent — tout droit dans mon cœur. » Le poète, avant d’exprimer si franchement son enthousiasme, en fait comprendre les raisons. Là vont les belles filles, là on danse joyeusement aux sons d’une musique charmante ; là on trouve le bon vin hongrois, et de jolies servantes pour l’offrir aux buveurs. Le vin qu’elles offrent est vanté avec un lyrisme évidemment sincère, surtout quand on le compare à la bière des Allemands. « Meilleure que l’eau est la bière, — mais le vin est meilleur que la bière. — La bière est uniquement pour le Teuton, — et le vin pour le Magyar. » Dédaigner l’eau, n’est-ce pas la preuve de la supériorité de notre espèce ? L’Éternel, en faisant de l’homme un être à part dans la création, lui a préparé une boisson en rapport avec sa haute situation dans le monde. « Dès le commencement, le seigneur Dieu a créé le vin, — il l’a donné au genre humain pour un besoin de la vie, — afin qu’il y prît plaisir, qu’il eût avec lui de la ressemblance, — et vécût autrement que les animaux. » Il faut convenir que l’eau de la puszta, qui contient du salpêtre et de la soude, est fort loin d’être saine.

La danse est une des occupations favorites de la nation, et, depuis les opulens magnats que j’ai vus figurer triomphalement à la Burg de Vienne jusqu’aux plus humbles pasteurs, tous les Magyars se vantent, — et ce n’est pas sans motif, — d’exceller dans cet exercice. Le peuple le considère comme un remède égal au vin contre la mélancolie. « Et quand le violon se fait entendre, — le chagrin même ne sera pas pénible. » Les artistes sont des czigány (bohémiens) qu’on juge supérieurs à tous les musiciens du monde. « Là on danse jusque dans la nuit bien avancée. — Combien de fois j’ai crié : Czigány[16], joue un air ! » Le vieil historien magyar Pray, au lieu d’avoir recours aux vaines hypothèses prodiguées par les modernes sur l’origine de ces czigány, a raison de dire qu’ils sont venus de l’Asie à l’époque où Timour-lenk (Tamerlan) bouleversa ce vaste continent. Il est probable que ce sont des descendans des castes impures de l’Inde qui voulaient échapper aux Mongols. Quoi qu’il en soit, ils se sont si facilement acclimatés en Hongrie, que sans eux il n’est pas de bonne fête populaire. Dans la semaine, le czigány ne quitte guère son camp, voisin de la puszta, de quelque bois ou d’un cours d’eau, et son costume, comme celui de sa famille, n’est pas indigne des parias ses aïeux ; mais le dimanche il endosse le costume magyar, qu’il surcharge encore d’ornemens et de fourrures, et il prend possession de quelque tonneau renversé avec une dignité de nabab hindou. Un mauvais violon, une flûte, une basse, des cymbales,. constituent un orchestre satisfaisant pour tout le monde. Le czigány est d’autant plus pénétré de son importance qu’il sait que personne ne peut rendre comme lui les airs nationaux, qui empruntent au lieu où on les joue perpétuellement le nom de csárdas. Tous ceux qui ont connu M. Liszt, l’artiste magyar, savent l’importance qu’il attache à ces airs ; il a d’ailleurs consigné son opinion dans un ouvrage sur ce sujet[17]. Les Magyars croient, à tort ou à raison, que cette musique remonte aux origines de la nation, circonstance qui ajoute à l’enthousiasme qu’elle leur inspire.

Les airs sont bien en harmonie avec les danses. On commence par des pas lents, sur un rhythme à la fois grave et martial, et le cavalier ainsi que la danseuse font claquer leurs bottes l’une contre l’autre, puis le cavalier s’empare de la danseuse et la fait tourbillonner avec une ardeur qui va toujours en croissant ; il la soulève, la quitte, la reprend, la laisse pour la saisir encore, en décrivant avec une profusion de sauts et d’entrechats toute sorte de figures difficiles, en poussant des cris rauques, en se frappant la nuque de la main droite, en se battant les jambes (un chant le recommande spécialement) de façon à faire résonner bruyamment ses énormes éperons à doubles molettes. Au milieu de ces étourdissantes évolutions, le visage et le buste gardent une raideur militaire. Les danseuses se bornent à suivre les mouvemens de leurs cavaliers en tournant doucement et en s’agitant fort peu. Aussi sont-elles comparées par la poésie à une « nacelle » emportée par le fleuve tournoyant, ou à une rose entraînée par le souffle de la « tempête. »

On conçoit l’importance que les filles attachent à leur costume quand elles doivent figurer dans une occasion aussi significative, d’autant plus que les jeunes Magyares savent parfaitement que l’art est un puissant auxiliaire de la beauté. En été, elles laissent d’ordinaire la veste, et se contentent du corsage et de la chemise de toile à courtes manches brodées, qui laissent voir leurs bras ronds. Un grand fichu carré de couleur voyante, noué par derrière, couvre la gorge. La jupe, de nuance foncée, supporte un large tablier noir gommé. La coiffure est en harmonie avec l’âge et la condition. Quant aux bottes les chants en parlent de façon à montrer qu’il s’agit ici d’un détail véritablement essentiel. Une jeune Magyare interrogée répond fièrement : « Je suis (fille) de juge, — je porte des bottes jaunes. » Une autre, dont la constance et l’amour pour André, un jeune homme pauvre, sont exaltés avec justice, après avoir repoussé les dons d’un colonel, refusé même un « anneau resplendissant, » pousse le désintéressement jusqu’à déclarer qu’elle n’a aucun besoin de bottes rouges. Lorsqu’une personne a dédaigné de tels « présens d’Artaxerxès, » il va sans dire que les bœufs, la maison, etc., la laissent complètement insensible.

L’attention accordée aux danseuses ne fait jamais oublier l’hôtesse de la csárda. Un enthousiaste s’écrie « qu’elle tue avec ses regards, » tout en ajoutant d’un ton mélancolique « qu’elle ment avec le sourcil. » Un autre, moins défiant, lui dit : « Madame l’hôtesse brunette, — apporte un peu de vin, mon ange ! — J’ai lu dans ton œil, — tu m’aimes avec l’on cœur pur. » Quelle tristesse fait naître dans l’âme d’un poète contemporain la csárda délaissée ! » — « O ruine abandonnée, vaste, ô csárda à la lisière du bois, — comme est changé l’on nom fameux !… — Où est la petite femme, où est la fille joyeuse, — celle pour l’amour de laquelle je faisais souvent des débauches ? — À cause de ses regards sourians, — le voyageur allait d’Orány vers cet endroit… — La petite fille tournait comme tourne le fuseau, — pleine de bon vin venait sa cruche ornée ; — de baisers je couvrais ses lèvres rouges, — je baisais son cou de lis. »

Le visage basané des-gens qui se pressent à la csárda rappelle, comme leur langue, la race dont ils sont sortis ; mais leurs traits, quoique accentués, sont assez réguliers pour qu’au premier coup d’œil on soit frappé des modifications que cette race a subies sous la double influence du milieu et des alliances. Leurs yeux étincelans, leur moustache fournie et toujours retroussée, leurs cheveux longs et noirs comme l’aile du corbeau, leur donnent un air martial qui n’est nullement trompeur. Les cheveux sont parfois tressés, et les corps de : hussards transportés en France par les proscrits magyars sous le règne de Louis XIV y avaient conservé l’usage de natter leurs cheveux, ainsi que le prouvent les vieilles gravures. Les anciens Magyars ornaient ces nattes de bandelettes. — L’habitude turque de se faire raser la tête a disparu avec la domination autrichienne. Il n’en est pas de même de la prédilection pour la toile, que les Huns avaient déjà au Ve siècle. L’habitant de la puszta porte le large caleçon de toile, frangé à l’extrémité et flottant sur la botte montante qui, à une certaine distance, rappelle la foustanelle des Albanais. La jaquette courte, en peau de mouton, protège la poitrine contre l’hiver, assez rigoureux dans ces plaines ouvertes. Une large ceinture de cuir, garnie d’anneaux et de compartimens, sert de magasin portatif, et fait ressortir la poitrine bombée. Le surtout de laine blanche (szür) est orné de coutures et de morceaux de drap rouge représentant des fleura, parmi lesquelles la fleur nationale, la tulipe éclatante des grandes steppes de l’Orient, si fière sur sa tige raide, occupe le premier rang. Aussi est-il appelé dans un chant « un szür fleuri. » Un manteau ou une bunda, pelisse garnie à l’intérieur d’une peau de mouton et à l’extérieur de cuir orné de broderies, peut remplacer le szür. « Hejel heja ! ma nouvelle bunda, dit un poète, est certainement magnifique, — je ne la donnerais pas pour six bœufs. » La bunda pour un Magyar des classes inférieures est l’objet nécessaire, la parure essentielle, et qui ne possède pas cette pelisse, sur laquelle une amante dit qu’elle reposait « sa tête endolorie, » est dédaigné même des filles les plus laides. Le kalpag est bien connu, tout le monde l’a vu sur la tête des hussards. Le chapeau à larges bords est couronné quelquefois dans les grandes circonstances de rubans et de fleurs artificielles. Les ornemens de ce chapeau figurent souvent dans les chants. « Mon petit chapeau est noir, — dit l’un, un plumet de csárdás y est fixé ; — une partie s’abaisse — parce que ma Rose m’a quitté. » Un autre enfonce sur les yeux son chapeau, « sur lequel se flétrît une fleur. » Le mal est bien plus grand lorsque la fleur reste verte, et que le cœur est mort. « Il y a bien sur mon kalpag une petite fleur avec ses vertes feuilles, — mais dans mon cœur croit une fleur funèbre, » S’il est difficile de se mettre à l’abri des traits de l’amour, il est heureusement plus aisé de se défendre contre l’ennemi. L’arme nationale est la petite hache (csákány) ; fixée à un manche plus ou moins long, elle sert contre les bêtes fauves, qui ne manquent pas dans cette nature indomptée. Un pâtre, en ramenant sur sa poitrine son épais manteau, peut braver la pique des houlans, grâce à la merveilleuse adresse avec laquelle il lance sa hachette aiguë ; mais, comme le coltello italien, sans lequel le popolano ne marche pas, elle est employée trop souvent à des usages moins innocens. Chez un peuple guerrier qui est loin de dédaigner le bon vin, dans un pays où des nationalités souvent hostiles se trouvent en contact, on est assez porté à faire appel à « la dernière raison des rois. »

Les bêtes à cornes, qui sont de petite taille (les contrées arrosées par la Tisza nourrissent une race excellente), sont confiées au gutyás ou bouvier ; mais qu’on ne se figure pas qu’il donne à ses troupeaux les soins que leur accorde un fermier anglais ou normand. Dans ces plaines sans limites, l’élève du bétail est presque ce qu’elle était au temps d’Etele. Il ne s’agit ici ni d’étables, ni de sélection pour transformer les races. Bêtes et gens jouissent de la même liberté, et s’en arrangent tant bien que mal. Quoique le bœuf choisisse les herbes avec plus de soin que le cheval, il est obligé, lorsque l’année est sèche, de se contenter d’une assez chétive nourriture. Les gulyás doivent être, comme les csikós, insensibles à l’abondante rosée du matin, aux vents brûlans des steppes, aux tempêtes qui descendent des Karpathes, aux pluies qui tombent soudainement du ciel comme un torrent. Ils vivent dans d’étroites cabanes coniques, faites avec les grands roseaux des marécages, où ils se réfugient la nuit et quand l’hiver est rude, quand « l’hiver glacé — est venu de Pologne[18], » quand « souffle un vent glacial — qui gèle jusqu’à l’âme » (12 degrés de froid dans les marécages sont un fait commun). Comme les gauchos des pampas, ils aiment la viande de bœuf ; mais ce bœuf, au lieu d’être conservé en lanières séchées, est coupé en petits morceaux et assaisonné avec les oignons et le paprika (piment rouge), remède souverain contre la maladie appelée csömör (manque d’appétit), qu’un théologien allemand du moyen âge attribuait au diable. Quoique le gulyás-hus soit un mets national, que tout magnat patriote se garde bien de dédaigner, on ne saurait conseiller à un Occidental d’essayer d’un plat qui lui mettrait le palais en feu. L’hiver, on se rapproché des bois, des villages, de quelque csárda, et les troupeaux se contentent d’un enclos découvert ; mais, n’ayant à l’approche de la mauvaise saison aucun abri contre l’humidité, le froid et les tempêtes, ils sont exposés parfois à de graves accidens qui en une seule nuit peuvent en faire périr un grand nombre. Quand février arrive, les vaches vêlent sous le ciel inclément, et les veaux s’élancent joyeux sur un blanc tapis de neige. Dans cette existence aussi rude pour l’homme que pour l’animal, il s’établit entre eux une sorte d’intimité telle que l’accord qui existe entre l’Arabe errant au désert et son noble coursier. Les troupeaux connaissent le bouvier, et lui témoignent la confiance que mérite réellement le brave gardien dont la hache les protège contre les loups ; qu’un étranger paraisse, ils montrent assez qu’ils sont naturellement défians et farouches. Or cette défiance peut se trahir aisément en actes d’hostilité redoutables chez des animaux armés de cornes longues de trois à quatre pieds, et qui sont habitués à s’en servir dans leurs rixes fréquentes avec une telle violence qu’on craint parfois, en entendant craquer leurs crânes épais, de les voir voler en éclats. On a remarqué que le gulyás prend quelque chose de leur rudesse, et un savant français, Beudant, qui visita la Hongrie en 1818, trouvait les bouviers hongrois o aussi sauvages que les animaux avec lesquels ils habitent. » Il ajoutait que leurs cheveux en désordre, leur accoutrement rustique, la hache qu’ils portent constamment à la main, « en font des êtres très peu agréables à voir, et dont on ne peut se défendre d’avoir une certaine crainte ; » mais un observateur contemporain, M. Erasmus Schwab, a raison de ne pas s’arrêter aux apparences, et de constater que le gulyás, comme les autres pasteurs de la puszta, est doué d’un esprit naturel que l’instruction pourrait développer, qu’il a ce « cœur magyar » vanté par un chant, c’est-à-dire qu’il est hospitalier, franc, énergique, qu’il déploie un courage réel dans l’exercice de sa profession, et qu’il conserve dans toutes les circonstances une mâle sérénité. Le chant suivant exprime ces sentimens avec beaucoup de vérité :


« Je ne regrette pas d’être né paysan, surtout parce que je pouvais devenir gulyás. — (Un) chien (seul) changerait sa (cabane) contre le palais couvert de tuiles, — ou sa vie avec le seigneur goutteux.

« Ici mon pâturage est un petit royaume, — mon bâton noueux est la loi gouvernante. — Mon royaume est tout le pacage, — le gulyás de Révbél est un grand potentat.

« Je suis le souverain de dix bojtárs (garçons) ; — ils m’honorent (en m’appelant) « chef » (et) « seigneur[19]. » — Ma claie me met le troupeau à la raison, — six chiens-loups veillent pour moi la nuit.

« L’âme en moi se trouve aussi à sa véritable place, — je ne redoute pas les brigands ni les bêtes féroces ; — si je suis pauvre, je n’appartiens qu’à moi ; — pour assurer ma liberté, j’ai pris du service.

« Quand le corvéable moissonne, fauche le foin, je dis : — Je n’ai pas le goût du travail pour le seigneur. — Quant à la paie de six mois et à la portion du faucheur, — je n’y pense pas ; il est plus facile de vivre du tout.

« J’ai le courage de demeurer sous le ciel, — ma liberté est plus grande que (celle) de l’habitant des villes. — Je n’offense personne, et personne ne m’offense. — Eh ! combien est heureux un gulyás de Révbél !

« Je ne m’attache point un manteau de drap — contre la pluie, si la giboulée menace ; — je tourne ma bunda à l’envers, avec la fourrure en dehors, — ou j’attends sous le szür avec le collet.

« On dit que je n’ai (à moi) ni tables ni chaises. — Pourtant le baron n’en a pas autant que moi. — Chaque monticule m’appartient avec son dos élevé, — je mange, je bois, quand ma fantaisie m’y porte.

« Quand je jette la tarisznya (sac) sur mon dos, — je porte (alors) avec moi ma salle à manger ; — marmite, seau, couteau, fourchettes, cuillers de fer, — j’ai tout, que me faut-il de plus ? « Quoique je mène ainsi une vie uniforme, — je ne l’échangerais pas pour celle du prêtre le plus beau, le plus fort. — Le seigneur, qui ne le croirait pas, je le fais saluer ; — lui plaît-il de lutter sur le gazon avec moi corps à corps ?

« Et si d’autres entrent au service pour des gages plus grands, — dans Bábolna ou à Mezöhegyes, — nous pouvons vivre sur la puszta de Révbél, au service d’Erdôs János.

« Parce que Dieu seulement, à celui qu’il aime, donne — un aussi bon maître, un aussi bon pain. — Dans ma maison, on entend comme dernier mot : — Eh ! comme un pâtre de Révbél est heureux !

« Mon cheval a la réputation de valoir cent thalers ; — si je le monte, il lance les mottes de terre avec son sabot ; — il est comme moi de véritable sang magyar, — sur son dos je puis dépasser même un lièvre.

« La fille de l’hôtesse est ma fiancée, — elle est plus précieuse qu’une montagne d’or et d’argent ; — quand au vent ma gatya vole avec ma chemise, — elle me berce dans le cœur de sa douce poitrine.

« Elle m’embrasse plus volontiers qu’un cavalier de Pesth, — il lui montre inutilement beaucoup de blancs thalers. — Voilà pourquoi je conserve une pensée fidèle à ma Fanny, — et bientôt j’en ferai une très célèbre femme de gulyás. »


Le gardien des moutons, juhász, a des mœurs plus pacifiques.

L’élève des moutons, en partie de race perfectionnée, possède en Hongrie une importance toute particulière, puisqu’on y trouve des troupeaux de quinze à vingt mille têtes. Les hommes qui les surveillent joignent aux habitudes qu’ont partout les gens de leur profession des goûts qui caractérisent leur pays. « La profession de berger, disait le comte Français de Nantes, est la plus ancienne et la plus honorable qui soit au monde. » J’ignore si les bergers magyars en ont une aussi grande idée, mais il est certain qu’ils ont conservé une partie des coutumes des premiers pasteurs. Sans graver sur un rocher « de leurs mains pastorales » les brillantes « archives des cieux, » ainsi que le disait un poète du premier empire français, Chênedollé, ils s’occupent d’astronomie pratique et un peu de météorologie. Ils ont en effet plus de moyens de se livrer à la réflexion que les autres pasteurs, leur existence étant relativement paisible. Les pacifiques animaux qu’ils gouvernent ne ressemblent pas aux turbulens coursiers et aux taureaux impétueux des steppes ! Ils suivent dans un ordre plus ou moins régulier les moutons qui portent les clochettes ou plus souvent des ânes paisibles dressés à leur servir de guides. Des clabauds de petite taille, au poil frisé, gris ou noir, obéissant promptement au berger qui siffle, entourent le troupeau et l’amènent en un clin d’œil à l’endroit désigné. Quant aux redoutables chiens-loups qui marchent derrière le berger, ils protègent les moutons contre le loup et aussi contre le voleur. Ces grands chiens des steppes font penser à leurs frères orientaux, dont la dent est justement redoutée de l’étranger. Sans parler de la docilité de ses sujets et de ses ministres, le juhász peut jouir d’un plus long sommeil, l’abondante rosée du matin pouvant être nuisible à ses moutons. On ne fabrique point partout du fromage, et. l’on n’élève guère les moutons que pour la laine. Le berger magyar ressemble donc un peu à ce pasteur virgilien à qui « un dieu a fait des loisirs. » Si donc le csikós personnifie la turbulence, il représente lui-même le calme méditatif de la vie orientale. Il passe de longues heures en repos, la pipe à la bouche, appuyé sur un bâton recourbé par le haut comme la « crosse de bois » des vieux « évêques d’or, » bâton qui lui sert à attirer près de lui les brebis quand il veut le soir avoir du lait.

A ses pieds, son chien aux crins longs et blancs, aux yeux noirs et défians, tantôt bâille et tantôt sommeille. L’habitude que le juhász a de fumer avec plus d’ardeur que ses compatriotes, — ce qui n’est pas peu dire, — ajoute à son air méditatif. Naturellement, comme chez tous les peuples primitifs, la sensation joue ici un plus grand rôle que l’idée. Mille faits qui échappent à l’homme préoccupé de ses pensées sollicitent sans cesse l’attention du berger. L’aigle et le faucon se bercent dans l’atmosphère bleue comme la corolle des pervenches, l’outarde dirige son vol pesant vers les champs de froment, les grues au plumage grisâtre vont d’une mare à l’autre, les gais vanneaux effleurent légèrement la terre, les hérons solitaires guettent mélancoliquement leur proie aux bords des eaux, d’innombrables étourneaux babillent, les corbeaux se croisent dans les airs, une foule d’insectes, parmi lesquels manquent l’abeille et la sauterelle, remplissent l’espace de leurs bourdonnemens confus. A l’hymne universel de la nature, comment le juhász ne tenterait-il pas de joindra le son d’un instrument ? Seul parmi les pâtres, il est en état de faire une certaine concurrence aux bohémiens, car il joue de la flûte et de la cornemuse avec quelque habileté. Le sentiment poétique, assez développé chez ces bergers, n’est pas fait pour affaiblir cette disposition. Ils sont passionnés pour les chants populaires, surtout pour ceux qui se rapportent à leur genre de vie, pour les récits plus ou moins historiques, — assez différens de ceux qu’on trouve dans les Mailath, les Szalay, les Teleki, les Jázay[20], — pour les légendes qui les entretiennent des héros chers à la pallie et des « pauvres garçons » (klephtes magyars).

Cette existence, fort monotone pour la pétulance occidentale, ne semble nullement triste aux poètes de la Hongrie. « Si quelqu’un vit joyeux, — c’est le berger. — Dans le bois, sur la verdure des prés, il siffle, il joue un air, il se promène, — il va pas à pas, il s’avance, il s’arrête, — quelquefois aussi il est rêveur. » Avec son bâton pastoral, sa longue bunda, qui peut servir à la fois de lit et de tente, dont l’impénétrable toison le préserve du froid en hiver et des rayons dévorants du soleil en été (la chaleur peut aller jusqu’à 40 degrés Réaumur), le juhász, surtout quand il porte les cheveux tressés comme ses pères, semble, par son costume comme par son zèle pour les antiques traditions, une image complète des vieux pasteurs orientaux, maîtres naturels des steppes sans limites. Aussi un d’eux qui vit dans l’abondance sur la « propriété du comte Széchényi » dit-il, dans un citant sur sa condition, que lorsqu’il s’avance sur la « libre terre, » il se promène derrière son troupeau « comme un empereur. »

Les occupations des csikós (gardiens des chevaux) sont trop périlleuses pour qu’elles ne développent pas chez eux un caractère moins pacifique que celui des bergers. En effet, le cheval est resté longtemps dans l’état où il est dans sa patrie. On sait que depuis le Volga jusqu’à la mer de Tartarie, les tarpans galopent librement en bandes innombrables sur les solitudes des plateaux. Dans beaucoup de contrées, cet animal s’est sensiblement modifié depuis qu’il est devenu domestique. En Hongrie, où on le laisse encore souvent vivre dans un état à moitié sauvage, on s’en occupe pourtant plus que de l’espèce bovine, et, sans compter les haras militaires, il y a un très grand nombre de haras appartenant à des particuliers. Ce n’est pas que la race indigène soit grande et remarquable par l’élégance de ses formes ; mais elle est pleine de feu et infatigable : aussi les csikós ont-ils besoin, pour dompter un cheval dont on ne s’est jamais servi, d’autant d’intrépidité que d’adresse. Du reste cette adresse est telle qu’on peut dire que s’il peut le toucher seulement de la main, le résultat cesse d’être douteux. Ils s’approchent avec une apparente insouciance de la bête dont ils ont besoin, ils sautent sur son dos, et, sans même essayer de lui mettre une bride, ils se lancent dans la puszta et galopent avec fureur jusqu’au moment où l’animal épuisé est obligé de reconnaître son. maître. Dans les haras de remonte, où l’accumulation de ces quadrupèdes violens et vindicatifs rend le danger plus grand encore, ils n’hésitent pas à terrasser celui qui leur est désigné. Non-seulement le csikós est inaccessible à la peur, mais il tient à constater dans toutes les occasions son mépris du danger. Comme il fume presque constamment, il n’interrompt point cette occupation éminemment nationale, même lorsqu’il va dans la puszta saisir le cheval le plus rétif, — opération en comparaison de laquelle la chasse au sanglier, dont on a fait tant de tableaux plus ou moins dramatiques, est un véritable jeu d’enfans ; — ses traits, son attitude, montrent assez qu’il commande constamment à ses impressions, que la solidité de ses nerfs est inébranlable. « L’hydre à sept têtes n’eût pas pu le jeter par terre » (Petöfi). De tels hommes, mieux que toutes les murailles, sont la forteresse de la nationalité magyare. Si le pays était envahi, une nuée de cavaliers sortirait de terre pour le défendre, et l’extrême inégalité du nombre n’effraierait point des gens qui n’ont pas besoin, lorsque l’heure de la lutte a sonné, d’apprendre les vertus essentielles du soldat.

Ils en ont les goûts et aussi les défauts. On a reproché aux généraux des pays latins la passion des panaches, des broderies, des plaques et des rubans. Le csikós, qui est aussi peu latin qu’il est possible de l’être, attache à la parure une importance extraordinaire. Quoique son costume ne diffère pas essentiellement de celui du gulyás, il sait lui donner une véritable élégance. Sa chemise de toile aux manches flottantes est soigneusement festonnée, son chapeau à larges bords est paré de rubans ou de fleurs artificielles, son dolman brodé est orné de boutons de métal, sa gatya est longue et large ; ses bottes, assez vastes pour y mettre la pipe et la bourse, sont armées d’éperons à molettes énormes. Il ne quitte pas, même à cheval, la redoutable csákány, et à son fouet, dont le manche est fort court, flotte une très longue lanière. Ce fouet fameux, orné de nœuds, de boutons de plomb, et terminé par une boule de même métal, devrait être, dit un écrivain, conservé dans le musée impérial de Vienne à côté de l’épée de Scander-Beg, terreur des Ottomans. Si le csikós s’en sert avec une dextérité inouïe comme d’un lacet pour s’emparer d’un cheval, il l’emploie avec un égal succès contre ses adversaires, comme les gauchos des pampas emploient le lasso et la bola.

Le mépris du bourgeois, si prononcé chez les soldats de Napoléon Ier, a son équivalent dans le caractère des csikós. Comme ils passent l’année presque entière loin des villages, qu’ils acquièrent dans leur rude existence une vigueur qui n’exclut pas la régularité des formes, ils sont assez disposés, — sans avoir a ni toit ni cheminée à eux, » mais seulement « un chien et un bon cheval, » — à faire peu de cas des gens qu’ils rencontrent à la csárda ou dans les grands marchés. Ils ont l’air de répéter le refrain de Petöfi : « je suis csikós sur la puszta magyare ! » Leur attitude, surtout lorsqu’ils sont à cheval, rappelle assez l’air dont un pallicare regarde la foule. Un csikós qui attend son amante dans la puszta et qui ne la « voit pas encore » se fâche si promptement qu’il fait penser à ce souverain qui avait failli attendre. Dans sa fureur, il prie Dieu de la frapper, si elle manque à son serment, puis il ajoute fièrement : « Bientôt je pars pour Fejérvár (Albe-Royale). — Là se trouvant des soldats, et moi j’entre dans leurs rangs, — Svelte hussard je deviendrai, ô Rose, — et alors je n’aurai plus souci de toi ! » Chez le Hongrois comme chez le pallicare, cette hauteur n’exclut nullement la rase. Sur la célèbre plaine de Rakós, théâtre des vieilles diètes nationales, ou à la foire de Pesth, le fier csikós devient au besoin le plus habile des maquignons. Il sait, surtout lorsqu’il s’agit de se de faire d’un cheval volé, changer totalement la couleur de la robe de l’animal.

On voit qu’aux autres défauts des gens de guerre le csibós unit un dédain excessif pour la propriété. Plus d’un s’est sans doute exposé à quelques contre-temps, comme cet amoureux qui voudrait voir sa belle, mais dont te cheval est « prisonnier » du juge à cause d’un goût imprudent pour les « pâturages étrangers. » Un autre est trop porté à « mettre la main sur une jument » et à prendre la route du marché, où il dérobera un poulain, leste « comme le grain de sable sur les ailes du vent » (Petöfi), en criant philosophiquement au propriétaire qu’il « lui reste bien encore assez de chevaux. » Le même sentiment a inspiré ce chant : « Hôtesse, apporte ici du vin, — je t’en reste débiteur. — J’irai à Csátra, — là je volerai des chevaux, — je les conduirai à Gyöngyös, — je les vendrai, — et, si Dieu me laisse revenir heureusement, — je te paierai le vin. » Un csihós qui a volé un cheval à la foire de Debreczin, et qui se hâte de courir chez Rose pour mettre son butin à l’abri, se compare lui-même, non pas au lis des champs, — qui pourrait être regardé comme le symbole de la candeur aussi bien que celui de l’insouciance, — mais à l’oiseau, qui ne sème ni ne fauche, et qui pourtant jouit joyeusement de la liberté de ses mouvemens. — Quoiqu’il ne soit pas plus laborieux que l’habitant des airs, comme lui, il vit sans souci. L’expression sans souci ne veut nullement dire sans péril, car un « pauvre garçon » qui a cherché un refuge chez sa « petite colombe » est brusquement secoué dans le lit avant le jour, et on lui met les fers devant la maison du juge, tandis que la fille assiste en pleurant à ce spectacle, qui lui déchire le cœur. Un autre szegèny legény, à la veille de mourir, maudit l’heure où il a volé le premier cheval et commencé contre la loi la lutte qui devait le mener à la potence. En général, ce mépris pour les droits du propriétaire, mépris trop commun en Orient, a de profondes racines chez les descendans des nomades finno-mongols, Un écrivain français, auteur d’un roman dans lequel figurent les Magyars, le comte de La Tour, dit que le temps, n’est pas fort éloigné en Hongrie où les faibles devaient renoncer à prendre possession d’hall héritage. Un romancier anglais a insisté bien plus fortement sur le peu d’empire exercé par la loi chez les Magyars. Le rapport du comte Gédéon Raday, nommé en 1868 « commissaire royal extraordinaire, » sur les bandes de brigands, publié récemment par la Presse de Vienne, n’est que trop conforme à ces appréciations. Le comte a, pendant ss mission, fait emprisonner 435 criminels, coupables de 554 crimes, dont 234 emportant la peine capitale. Quoique depuis le commencement du siècle les classes supérieures aient acquis des notions plus justes sur la légalité, ces notions pénètrent d’autant plus difficilement dans les masses que la plupart du temps la nature du pays, ne permet pas, comme dans les contrées occidentales, de diviser le sol par des haies, des murs ou des bornes. Dans l’immense puszta, comme dans la « terre des herbes, » où errent les hordes mongoles, le respect de la propriété, qui assure le progrès de la race aryenne, est bien plus faible que ne pourrait le croire un Occidental. « Je vais prendre des veaux gras et les vendre à bons deniers comptans, — c’est ainsi que le hussard se procure de l’argent. » La steppe est la terre classique du communisme, et cette vieille erreur y est tellement accréditée, que l’on peut voir un jour renaître dans l’Europe orientale l’antique lutte asiatique de l’idée aryenne et de l’idée touranienne. Le csikós ne porte pas si loin ses regards dans l’avenir. Il a vraiment bien d’autres affaires : la danse le dimanche à la csárda, le reste de la semaine les occupations de sa rude existence ! La poésie populaire présente la vie du csikós sous un jour idéal en l’entretenant de son animal favori ; elle ne lui parle pas moins volontiers du vin destiné à « étancher la soif du jeune brave, » mais qui malheureusement a des résultats beaucoup moins utiles. Avec leurs qualités et leurs défauts, les csikós sont d’admirables recrues pour la cavalerie margyare ; même quand ils servent comme irréguliers, ainsi que dans la dernière insurrection, ces cavaliers, aussi rapides que le vent, harassent l’ennemi sans jamais se fatiguer eux-mêmes.


III

Sans avoir l’étendue des steppes, les bois sont cependant fort castes en Hongrie. On trouve des forêts entières de châtaigniers dans l’ouest et de premiers dans le midi. Les fruits des bois comme les fruits, des vergers doivent être regardés comme une nourriture savoureuse, car un chant les met sur la même ligne que les beautés du pays : « Maintenant j’aspire après la blonde, — comme après les grains du raisin, — mais, plutôt après la brune — qu’après la pomme couleur de vin. » Les prunes servent à fabriquer diverses espèces de liqueurs spiritueuses. Dans, les forêts de chênes, les kanász (porchers), engraissent une quantité de cochons. Nous ne sommes point ici sous le beau, ciel de la Grèce, ni au temps de ces gardiens de « porcs à la dent éclatante » qui figurent dans les sereines peintures de l’Odyssée. La besogne des kanász semble développer en eux des instincts inférieurs à ceux des autres pasteurs du pays. Si l’homme, qui, selon Aristote, ne diffère des autres animaux que parce qu’il est imitateur à un plus haut degré, agit sur l’animal domestique, celui-ci n’est pas sans action sur son maître. On se ferait une fausse idée des porcs à demi sauvages de ce pays en les croyant semblables à l’animal assez inoffensif des fermes occidentales. Dans plusieurs endroits, on les considère comme redoutables, parce que leur gardien, pour les habituer à se défendre contre les loups, leur jette de temps en temps quelque chien étranger à déchirer. Aussi le loup ose-t-il rarement s’exposer à leur impétuosité farouche. En automne, le kanász lui-même doit se défier de leur humeur irritable et de leur esprit de solidarité, car, si un porc se met à pousser des cris, les autres accourent en renversant ce qu’ils rencontrent sur leur passage. L’homme qui est chargé de les garder est une sorte de nomade aussi rude que son troupeau, qu’il est obligé de suivre en hiver dans la montagne, en automne dans les contrées basses couvertes de marécages. Séparé de la société des hommes, les porchers sont en général d’un caractère plus sauvage que les autres pasteurs. — « Très facilement on reconnaît, dit un chant, le kanász à l’allure. » Le poète ajoute que « long et gros est son bâton, » qu’il joue avec ce bâton d’une façon évidemment peu rassurante, et qu’il sait en frapper le « sanglier qu’il a pris pour point de mire. » Cette adresse et ce caractère peuvent devenir aisément dangereux chez des gens qui manient la hachette avec une rare dextérité. Ils s’exercent à lancer comme un javelot cette petite hache, et ils le font avec tant d’habileté qu’ils atteignent un but à cinquante ou à soixante pas. Ils peuvent tuer d’un seul coup de leur hache, tranchante et brillante, en le frappant derrière l’oreille, un porc désigné par leur maître, dextérité d’autant plus utile que ces dangereux animaux ne laisseraient pas enlever aisément un des leurs du farouche troupeau. Comme leur active imagination, est sans cesse occupée des exploits de quelque szegény légény (pauvre garçon), ils ont un penchant si décidé pour la vie klephtique que dans quelques forêts, par exemple dans la forêt de Bakony, longtemps théâtre de leurs exploits, ils ont trop souvent montré avec quelle facilité un kanász peut se transformer en bandit.

Martin Zöld ou Martin le Vert (peut-être portait-il l’habit vert des haïdouks serbes) était sorti de la classe des porchers, et a conquis sa renommée dans cette forêt de Bondy des Magyars. Cette renommée ne semble pas l’avoir empêché d’être tendrement aimé, car deux chants peignent avec uns vive allure les sentimens de celle qu’il laisse dans l’anxiété lorsqu’il part pour ses périlleuses expéditions. « Le vent, dit-elle, souffle froid à minuit, — et par ce vent mon âme est comme gelée. » La bise glacée remplit son cœur de pressentimens sinistres. Qui sait si Martin n’a pas été « vendu, » et si le souvenir qu’il lui laissera ne sera pas la funèbre mémoire d’un assassin qu’elle devra maudire éternellement ? Néanmoins, quand elle songe que pour elle ce pâtre redouté n’est pas un « méchant homme, » elle attend avec impatience qu’il vienne frapper à sa fenêtre « à l’heure où chante le coq, à l’aurore. » Un autre chant nous fait pénétrer plus avant dans le cœur de la jeune fille. Martin est aimé, parce qu’il sait aimer passionnément ; ces âmes violentes n’ont pas plus de mesure dans leurs tendresses que dans leurs haines. Aussi avec quelle angoisse elle suit au ciel la marche de la nuée qui porte la tempête ! comme elle tremble en voyant briller l’éclair ! « J’avais prié Martin, pour l’amour du ciel, — de ne pas aller au milieu des armes ; — mais il n’a pas fait attention à ma prière, — et il m’a laissée la douleur dans l’âme. » Après avoir décrit de la manière la plus touchante cette pénible séparation, elle ajoute : « Si Martin Zöld devait périr, — (alors), ô mort, enlève-moi également d’ici ! — Fais que je meure, parce que la vie — sans lui n’est qu’un fardeau pour moi. » Nous assistons dans un troisième chant au dénoûment trop facile à prévoir de ce petit drame : Martin attend dans un profond cachot le lever du jour qui sera peut-être pour lui « la dernière aurore. » Il compare tristement sa destinée avec celle du reste de la création. Le renard peut dormir profondément dans sa tanière, la brebis sauter librement dans les vallées, le poulain bondir joyeusement dans la paszta. Pour beaucoup, la verdure fleurit, pour beaucoup resplendit « l’azur du ciel élevé. » Le soleil paraîtra encore couronné de « rayons d’or, » et la lune fera briller de nouveau « son visage d’argent ; » mais lui, il sera enseveli dans « l’éternelle nuit obscure, » et sur la potence, en compagnie de ses amis, il oubliera « l’image trompeuse et pourtant si belle » du monde. Les poètes incultes sont frappés autant que les artistes les plus consommés de l’ironique contraste qui existe entre l’inaltérable sérénité de la nature et les cruelles agitations du cœur de l’homme.

Sóbri, qui est aussi sorti de la forêt de Bakony en 1836, est encore plus connu que Martin Zöld. Aussi joue-t-il un rôle exceptionnel dans la poésie du peuple ; il a même paru avec succès sur le théâtre de Pesth, et les chants populaires que renferme le drame de Két pistoly, de M. Szigligeti (pseudonyme de Joseph Szatmary), l’un des plus féconds auteurs dramatiques de la Hongrie, sont dans toutes les bouches. Pour comprendre la vie de ce personnage singulier, il ne faut pas perdre de vue que les kanász ont sur la propriété des idées encore plus larges que les csikós. En Occident même, les habitans des bois qui luttaient contre le prince ou le seigneur ont toujours pu compter sur les sympathies de la foule, disposée à considérer comme une prétention tyrannique les droits du propriétaire sur les arbres des forêts et sur le gibier. Sóbri, qui en sa qualité de kanász partageait cette manière de voir, était un beau garçon qui aimait les costumes propres à le faire briller à la csárda aux yeux des jeunes filles. Il vola quelques porcs, et fut enfermé pour deux ans dans les prisons du comitat. La prison est une mauvaise école, et les scrupules du kanász y disparurent si complètement qu’il tua un porcher assez hardi pour lui disputer le cœur de la femme du geôlier de la prison de Szombatkely. Cette femme le fit évader pour le soustraire au dernier supplice, et il devint dans la forêt de Bakony le chef d’une bande redoutable, composée de kanász et de déserteurs. Sans avoir jamais lu les Brigands, Sóbri semble avoir deviné les idées inspirées à Schiller par les théories misanthropiques de l’auteur du Contrat social et du Discours sur l’inégalité. Il se mit à prendre aux riches ce qu’il considérait comme leur superflu, et il le donnait aux pauvres. Les propriétaires des environs, pour n’être pas trop rançonnés, le laissaient paraître à leurs fêtes, où il payait son écot en prodiguant les joyeusetés et en répétant les chants les plus populaires du pays. Petöfi semble faire allusion à ces scènes caractéristiques quand il peint le « pauvre brigand, » le « fils des steppes, » le « souverain de la puszta, » qui arrête une riche voiture, et d’un ton fort poli demande un baiser à la « noble dame. » Si les seigneurs se montraient indulgens, le peuple se prononçait avec enthousiasme en faveur de l’homme qui était devenu la terreur des pandours. Sóbri disparut un beau jour. Les uns ont dit qu’il a succombé dans un rude combat livré aux gendarmes, les autres qu’il avait franchi l’océan pour jouir paisiblement de ses richesses aux États-Unis et pour défendre les nègres contre les persécuteurs de « l’oncle Tom ; » mais, comme on croit généralement qu’il était resté pauvre, cette supposition n’est guère vraisemblable.

Alexandre Rosza ressemble plus que Sóbri aux klephtes célèbres de la Grèce moderne, parce qu’il vint un moment où, en tournant son épée contre l’ennemi, il put dire, comme le Corsaire rouge de Fenimore Cooper, qu’il en voulait moins à la loi qu’à ceux qui ne lui semblaient pas dignes de la personnifier. Rosza était avant 1848 le véritable « roi de la puszta. » Il avait si bien tenu tête aux troupes envoyées pour le réduire, que le gouvernement sorti de la révolution crut devoir lui accorder une amnistie, ainsi qu’à ses « pauvres garçons, » à la condition qu’il ferait oublier ses méfaits en se battant bravement. Le chef tint parole jusqu’à la fin de cette lutte inégale ; mais il ne parvint jamais à discipliner ses sauvages compagnons, qu’on fut obligé de licencier. Après la capitulation de Világos, capitulation si souvent déplorée dans les chants populaires, il ne voulut pas déposer les armes, et pendant huit ans il se fit tellement craindre des autorités qu’on offrit à Vienne 10,000 florins à qui livrerait sa tête à la police impériale et royale. Enfin il fut pris en 1857 et pendu ; mais ce genre de mort ne lui enleva pas son prestige dans le peuple. Le dernier paysan ne savait-il pas que les vainqueurs, dans cette fatale ivresse qui semble inséparable des restaurations et qui les compromet presque toujours, avaient, à Pesth et à Arad, fait mourir tant de patriotes sur le gibet ? L’imagination populaire ne se résigna pas plus à sa mort qu’à celle de Sóbri ; elle se plut à supposer qu’au dernier moment un de ses compagnons s’était sacrifié pour conserver au pays un chef redoutable, dont « le pareil ne se trouvait pas dans le monde entier. »

Sans doute le paysan a des goûts plus paisibles que les turbulens pasteurs dont j’ai essayé de faire comprendre les habitudes ; mais il est encore fort loin de ressembler à un cultivateur des Flandres ou de la Lombardie. Le coup d’œil le moins exercé reconnaît en lui un fils des peuples nomades. Dès qu’un bambin peut se tenir à la crinière d’un cheval, son père le place sur sa monture et lui dit gravement : « Tu es un homme. » Aussi voit-on toute la partie masculine de la famille porter des bottes et des éperons dès l’enfance, comme pour prouver à tous qu’ils appartiennent à une nation de cavaliers. Le village ressemble à un camp ; les maisons, qui n’ont qu’un rez-de-chaussée, bâties en briques, couvertes d’argile blanchie à la chaux, figurent une double rangée de tentes. Elles sont séparées par une voie, large comme un boulevard, qui n’est ni pavée ni macadamisée, où les chevaux galopent de front sans gêne, où parfois on plante deux rangs d’acacias. L’église, avec les édifices importans de l’endroit, le temple protestant, la municipalité, occupe au centre la place de la tente du chef. Presque toutes les habitations ont sur la rue un pignon sans porte, percé de quelques fenêtres, terminé en pointe et couvert d’un toit qui fait saillie. Ce toit élevé est en paille ou en bois taillé en forme de tuiles. Une cloison basse de planches et de roseaux, percée de portes et laissant voir la façade de la maison, ferme la cour qui sépare une habitation de l’autre. Les maisons dont la façade donne sur la rue et qui sont bâties au fond d’une cour plantée d’arbustes sont des exceptions : elles appartiennent à des officiers en retraite ou à d’autres personnes que leur genre de vie ou la direction de leurs idées a déjà disposées à prendre en partie des habitudes étrangères. L’influence de l’Occident s’est plutôt fait sentir dans les lois que dans les mœurs. Si les charges féodales, la dîme par exemple, ont longtemps favorisé l’inertie parmi les paysans, un grand nombre d’entre eux ont pris place aujourd’hui dans la classe des petits propriétaires, et la noblesse, qui elle-même est essentiellement agricole, voit ses immenses domaines diminués de jour en jour par cette égalité des partages que l’aristocratie anglaise n’a jamais consenti à subir.

Le mot village n’a pas ici le même sens qu’ailleurs. Les villages magyars sont vastes et peuplés. Les invasions turques empêchant les paysans de se répandre dans la campagne, la population rurale a dû s’accumuler dans des bourgades considérables. Au-delà de la Tisza, ces bourgades ont souvent de 10,000 à 15,000 habitans ; mais elles ont pu grandir en conservant leur physionomie primitive. Debreczin même, la cité magyare par excellence, qui ne possède pas moins de 60,000 habitans, a conservé dans sa plaine aride l’aspect d’un camp, que rappellent ses rues, poudreuses ou boueuses suivant la saison, se prolongeant indéfiniment entre deux rangées de maisons généralement petites et blanchies à la chaux sur tous les côtés. Les dates fameuses de 1567 et de 1849 attestent que de ce camp sont toujours prêts à sortir d’ardens adversaires du pouvoir absolu, — qu’il soit religieux ou politique, — et que les cités qui ont gardé fidèlement l’esprit des ancêtres abritent une population qui a toujours la virile énergie du laboureur et du pâtre.

La rude existence que mènent tant de gens dans la puszta et dans la forêt les prépare à devenir d’excellens soldats, surtout d’admirables cavaliers. Aussi les gens du peuple croient-ils volontiers que Napoléon aurait obtenu les succès d’Alexandre et de César, s’il avait pu joindre dans ses camps à son inébranlable infanterie l’impétueuse cavalerie qu’auraient pu lui fournir 5 millions de Magyars. La poésie populaire, qui partage au plus haut degré les inclinations militaires de la nation, décrit avec complaisance la transformation du fils des steppes en soldat, en hussard, car le hussard semble l’homme de guerre accompli. Le huszár remonte jusqu’au règne glorieux de Matthias Corvin. il était, parmi les troupes que le magnat amenait à l’armée, aussi considéré que le chevalier parmi les archers de l’Occident. Les comtes Eszterházi et Bercsényi, compagnons d’armes du célèbre Rákóczi, introduisirent les hussards en France au XVIIr siècle, et les mots français qui désignent les différentes parties de leur uniforme, qui n’est autre que le costume national hongrois, sont des mots magyars plus ou moins altérés. Les prodiges que cette cavalerie à réalisés dans la dernière lutte contre le gouvernement de Vienne n’ont fait qu’augmenter sa popularité, et pour la poésie le hussard est resté « le chef-d’œuvre de la nature. » Le chant qui emploie cette expression vante aussi la « danse des Magyars » en faisant probablement allusion à la danse des hussards, qui plaît tant à ses compatriotes. Les fils de la belliqueuse Albanie ont une danse militaire admirablement décrite par Byron, et qui semble être la pyrrhique des anciens Illyriens (Proto-Albanais). La danse des hussards ne m’a pas semblé avoir moins de caractère, et les recruteurs, n’en ignorant pas l’effet sur l’imagination populaire, ont toujours cru que ce spectacle était le meilleur moyen de combler les vides des régimens, de triompher de la lutte que l’amour de l’indépendance livre à l’instinct guerrier. Cependant plus d’un jeune Magyar reste insensible à ces puissantes séductions. « Les enrôleurs dansent, chantent, se concertent.. — Je ne me fais point soldat ! — Celui auquel sur la terre une amante sourit — serait fou de se faire soldat. — Ils me trompent avec la splendeur de l’épée, ― que le diable emporte le tout ! — Plein de vie resplendit l’œil de ma bien-aimée. — A côté, l’éclat du glaive est la nuit. » Plus souvent l’instinct guerrier l’emporte. « Ils enrôlent déjà chez nous,… ― je me fais soldat, — parce que je ne crains point la mort. » Les mères ne se montrent pas plus épouvantées des terribles perspectives de la guerre. « Toute mère donne son fils, afin qu’il défende son roi et sa patrie. » Si elles hésitent, le jeune soldat leur rappelle avec une mâle énergie que « Dieu s’est complu dans l’œuvre de son fils, quand il a racheté le monde par son sang. » Aux yeux de ce peuple patriote, celui qui meurt pour la liberté du pays s’associe au sacrifice du libérateur suprême, — grande idée noblement exprimée. Ces théologiens des steppes en valent bien d’autres, et l’on comprend que plus d’une fois dans ce pays le prêtre ait lutté à côté de l’homme de guerre pour l’indépendance de la patrie.


IV

Nous arrivons à un sujet qui occupe une grande place dans la poésie magyare, le caractère des femmes et l’inconstance que les poètes du sexe masculin sont partout disposés à leur reprocher. Quand la poésie magyare parle des femmes, il n’est pas toujours aisé de faire la part de la réalité et de l’idéal. Toutes les fois qu’elle compare le peuple hongrois avec les autres peuples, elle professe franchement un complet optimisme. « La nation magyare, dit un petit poème, est superbe : elle l’emporte sur beaucoup d’autres. — C’est ce qui a toujours été vrai, et le sera toujours. — Si tu cherches une belle nation, celle-là l’est assez ! » On prévoit que le poète ne sera pas moins bienveillant pour le beau sexe que pour le sien, et qu’il trouvera les Magyares les plus charmantes personnes du monde, quand elles sont fidèles au costume national. « Qu’elles sont belles, surtout depuis qu’elles ne méprisent plus leurs bonnets, — depuis qu’elles ne chargent plus leur tête de ces citadelles de gaze ! » Le Magyar n’est pas seul à croire que toute comparaison est impossible entre sa nation et les autres. La plupart des peuples se mettent sans gêne au premier rang. Aussi faut-il leur demander quel est celui qu’ils placent au second pour avoir leur opinion réelle sur cette question brûlante du primato, que les philosophes et les politiques traitent (il suffit de citer l’exemple de Gioberti) avec autant de passion que la poésie populaire.

Un chroniqueur allemand, Regirio, le savant abbé de Prum, peu disposé, comme tous ses compatriotes, à flatter les Magyars, disait déjà au IXe siècle, en parlant de l’horreur que leur inspire la domination étrangère : « Le courage de leurs femmes les a rendus aussi célèbres que celui de leurs guerriers. » Aussi ont-elles obtenu l’honneur de porter le glorieux sceptre du « roi apostolique, » et le peuple le plus vaillant des rives du Danube n’a pas cru devoir se ranger parmi les nations qui interdisent aux femmes l’accès du trône. Les règnes de Marie Ire (maison d’Anjou), d’Elisabeth Ire (maison de Habsbourg), de Marie II (Marie-Thérèse), attestent que, si les Arpádiens, restés fidèles à certains préjugés de l’Asie, avaient une sorte de loi salique, les dynasties qui leur ont succédé ont subi d’autant plus facilement d’autres idées que parmi les Magyars le culte enthousiaste de la Vierge, de la « patronne de la Hongrie, » devait nécessairement, sans parler d’autres causes, exercer une puissante influence sur le sentiment public. Dès le règne de Béla IV, on lisait sur les monnaies l’inscription sancta Maria, et de nos jours, lorsqu’un a pauvre garçon » aperçoit une croix avec quelque grossière peinture représentant la patrona Hungariœ, son patriotisme aussi bien que sa dévotion l’empêche de faire un mauvais coup en présence de celle dont l’image ornait autrefois les palais comme les chaumières.

Le patriotisme autant sans doute que l’intrépidité des Hongroises leur a conquis l’admiration des poètes ; même dans la patrie des Jeanne d’Arc, des Jeanne Hachette et des Roland, un historien, Claude de Sacy, reconnaissait que nulle contrée de la terre n’avait mieux su inspirer à ses filles l’amour du pays natal. « On a vu, disait-il, dans ce royaume, l’amante guider son amant dans le chemin de la gloire, l’épouse marcher d’un pas égal avec son époux, la mère envoyer son fils à la mort, et mourir comme lui après l’avoir vengé[21]. » Elles ont ainsi puissamment contribué à maintenir l’honneur d’une nation que Voltaire nomme « fière et généreuse, l’appui de ses souverains et le fléau de ses tyrans, » Égales dans l’ordre moral, les femmes peuvent-elles en Hongrie soutenir la comparaison avec les hommes au point de vue esthétique ? La question a été posée par un écrivain magyar. « Les femmes, dit M. Boldényi, sont peut-être moins remarquables que les hommes par la beauté de leurs traits. » L’épithète de « jolies » leur conviendrait mieux qu’une autre ; encore a-t-il soin d’ajouter qu’il entend plutôt par là les « formes agréables, » principal charme de la jeunesse, que cette élégance innée qui peut survivre au printemps de la vie. Chez les jeunes filles, il ne loue guère que la fraîcheur, un vif incarnat, des yeux « grands, bruns, pétillans, » et cette observation est conforme aux innombrables portraits qui se trouvent dans les chants populaires. La comparaison de la « pomme ronde et purpurine » correspond aussi exactement que le permet le langage poétique aux « formes agréables » de la jeunesse dont parle M. Boldényi. Cette comparaison prend un tour militaire original quand un chant ajoute que la pomme est « ronde comme une balle. » L’idylle rustique tourne brusquement en refrain de guerre, et l’on comprend que ces amoureux chanteraient aussi volontiers quelque « marche rákóczienne » que des poésies en l’honneur de « leur rose, » de « leur étoile » et de « leur perle. » Ces épithètes donnent une idée de l’imagination essentiellement orientale des Magyars. Passionnés pour les brillans costumes, aimant eux-mêmes le luxe et la pompe, il est naturel que, lorsqu’ils veulent louer la beauté féminine, ils pensent à « l’or, » à « l’argent, » à « l’image d’or, » surtout à l’éclat de la perle, ou à la splendeur de l’astre qui rayonne dans l’immensité des cieux d’azur. Cette image de l’étoile prend un caractère précis lorsqu’on songe à la vie intense qui anime dans ce pays le regard des jeunes filles. Les blondes elles-mêmes n’ont pas ce caractère de mollesse maladive qu’on trouve sur les rives de la Mer du Nord ou de la Baltique. L’éclair jaillit de l’œil bleu comme de l’œil noir, et les poètes ont cherché à rendre ce détail essentiel quand ils disent que de tels éclairs ressemblent « à la flamme azurée qui flotte au-dessus d’un trésor ; . » mais le type qu’ils célèbrent d’ordinaire est le type national, qu’un chant met sans hésitation au-dessus des autres en affirmant que « toutes les belles filles doivent avoir des cheveux foncés. » Ils parlent aussi souvent de la « fille brune, » de la « brune hôtesse » que du svelte « garçon brun. » Ces vierges « au teint bruni » doivent avoir les « yeux de feu, » les yeux « qui tuent. » Comme la Sulamite, la jeune fille magyare reçoit aussi le nom de « colombe ; » cependant ces expressions, « colombe, brune tourterelle, » ne plaisent pas à toutes les héroïnes des poètes. L’une d’elles s’écrie : « Si j’étais une rose, — vite je me flétrirais ; — personne ne me verrait, — personne ne m’aimerait.

« Ne m’appelle donc pas ta rose, — ni ton œillet, — l’œillet se flétrit au soleil d’été.

« Si j’étais une colombe, — vite je m’envolerais, — et nul ne me verrait, — ni ne m’aimerait.

« Ne m’appelle donc pas ta colombe, — ni ton petit oiseau, — parce que l’oiseau promptement s’envole sur un autre rameau.

« Appelle-moi seulement — ta fidèle et ton amour, — parce que je te suis fidèle, — et veux l’être jusqu’à la mort. »


Les sceptiques (on en trouve parmi les poètes comme parmi les penseurs) répondraient sans doute qu’ils aiment mieux louer l’éclat de la beauté, dont ils ne sauraient douter, qu’une constance qui leur semble fort hypothétique et même peu compatible avec la nature de la donna mobile. Un amant trahi conjure le ciel de ne pas lui sourire « avec un sourire d’azur, » qui lui semble une dérision amère. Il pleure Flora. « La fidélité, dit-il, reposait dans les fossettes de ses joues, — et le mensonge dans son cœur. » Faut-il attendre autre chose de ces êtres brillans et changeans, dont l’insensibilité égale le charme séducteur ? « Ses joues sont des feuilles de rose, — Ses cheveux des fils de soie ; — seulement une chose m’attriste : ― elle n’a pas de cœur dans la neige de son sein. » Les chants magyars, après avoir insisté sur la mobilité de la femme, font pourtant la part du sexe fort. « Je suis bon, » dit un amant à sa maîtresse, « mais un peu menteur. — J’en ai déjà trompé mille, — et toi, je te tromperai aussi. » Un autre dit :


« Deux endroits herbus se trouvent dans le jardin, — lequel dois-je faucher ? — Trois amantes m’attendent, — chez laquelle dois-je aller aujourd’hui ? »

« Libre, dit un troisième chant, est l’oiseau de voler sur trois rameaux, ― libre est le garçon de tromper trois filles. — Chez l’une il va, chez l’autre il dort la nuit, — et à la troisième il dit qu’il ne va chez aucune autre. »


Les poètes du peuple ne parlent pas seuls de cette façon. Un patriote ardent, dont j’ai dans ma jeunesse admiré le zèle infatigable pour les intérêts de sa terre natale, le comte Etienne Széchényi[22], après avoir accusé le Magyar de « n’être guère en état de supporter un jugement vrai de lui-même et de son pays, » ajoutait avec une franchise digne de la libre Angleterre : « Nos concitoyens les plus accomplis ont gardé le silence sur les côtés faibles de notre race ; — immense au contraire a été le nombre de ses flatteurs. » Pour ne pas tomber dans ce défaut, il reproche bravement à ses frères d’être, non une nation chevaleresque, mais un peuple aux inclinations asiatiques, d’un naturel « jaloux, vindicatif, querelleur, — inconstant. » L’inconstance est, hélas ! « le couronnement de l’édifice ! » Quelle que soit l’opinion qu’on ait sur la portée de ces assertions, on voit combien il est aisé de retourner contre un sexe les accusations trop aisément prodiguées à l’autre. Les véritables penseurs ne s’arrêteront pas à gémir sur la mobilité des « filles d’Ève, » ils diront avec le clairvoyant Montaigne : « L’homme est semi-sautier, ondoyant et divers. »

Il ne manque pas non plus parmi les poètes magyars de gens peu disposés à s’attrister longtemps de la fragilité des affections humaines. Cette résignation s’explique moins par la philosophie que par les ressources particulières dont elle dispose. « As-tu quelque peine ? — Bois du vin pour remède. » — « Apportez-moi de l’eau-de-vie pour trente florins ! » s’écrie un amant trahi par Rose. Le vin magyar (le vin généreux de Tokai, disent les chants, a la couleur et le prix de l’or) a été chanté avec trop de conviction par les poètes populaires, dont l’enthousiasme est partagé par Petöfi, pour qu’on puisse douter de l’efficacité de pareilles consolations, consolations dont, il faut l’avouer, les Magyars n’ont nullement le monopole, et que les Anglo-Saxons des deux mondes comme les Slaves apprécient également. Plus francs que bien d’autres, ou, si l’on veut, moins politiques, les Magyars mettent en évidence leurs défauts comme leurs qualités.

Il faut rendre cette justice aux poètes magyars, que, s’ils ont leurs épicuriens, il en est parmi eux qui ne sont pas convaincus que l’insouciance, le plaisir, le vin, sont capables de guérir toutes les blessures qui atteignent l’homme dans la « rude bataille de la vie. » La manière dont un chant décrit le départ du terrible Martin Zöld atteste assez que ces cœurs vraiment virils se résignent difficilement parfois à d’indispensables sacrifices : « O pure marque d’amour ! — comme il m’a embrassée ardemment ! — O ange titulaire de mon cœur, — ton baiser a été un véritable miel vierge. — Son coursier s’est retourné trois fois, — tantôt il se cabrait ici, tantôt là, — qui sait s’il n’a pas compris notre amour, — l’amertume de notre séparation ? » Ces cœurs d’acier ne semblent pas craindre d’être tendres ni de montrer les profondes blessures que leur font les affections brisées par la mort ou par l’abandon. On interroge un brave jeune homme sur les causes de son profond chagrin ; on lui demande pourquoi ses yeux semblent éteints par les larmes, et pourquoi son visage est pareil à celui d’un mort. Pour exprimer l’incurable douleur que lui cause la patrie ensevelie (chant de 1851), il compare son chagrin à celui d’un amant qui pleure une jeune Magyare sur laquelle la tombe s’est refermée. L’abandon est peint en traits presque aussi sombres que la mort dans un chant qui exprime les sentimens d’un amant trahi. La cloche du matin sonne dans le village avec un bruit solennel qui semble rappeler à l’homme la nécessité de porter ses pensées vers ce « qui est éternel, » la colombe sauvage chante tristement dans les bois ; « mais moi, je connais un chant encore plus triste, — je le chante, tant mon âme est pleine de chagrin. » La pensée du repos dans la mort finit par se présenter comme une sorte de consolation. « Le printemps doré de la vie » n’est-il pas fini ? Comment attendre « en hiver » les fleurs de l’été ! Il faut donc penser à la fleur funèbre qui s’épanouit dans les hautes herbes du cimetière ; mais, comme quelque espérance vit toujours au cœur des amans, ainsi que dans la Chute des feuilles, l’amoureux, qui semble ne songer qu’à sa fin prochaine, s’occupe surtout des témoignages qu’on pourra rendre à sa mémoire. « Peut-être un jour, à la faveur des ténèbres, — viendras-tu sur mon tombeau ; — mais il sera trop tard, — je ne pourrai plus te tendre la main, — parce que la terre pesante et glacée me couvrira. » L’inconstance, comme la mort, transforme plus d’une fois le désespoir en colère dans ces âmes violentes. C’est ainsi que s’explique l’épithète de « scélérate » appliquée à une belle infidèle. C’est ainsi que le champ du repos devient pour une imagination exaltée un monstre dévorant dans lequel il est question d’enfoncer une « verge de fer. » Dieu, « l’antique tueur » des chants serbes, n’est nullement mis en cause ; mais la terre « avide de sang » de l’ancienne Grèce, personnifiée hardiment dans le cimetière, est présentée comme « éternellement envieuse de toute beauté et de toute vertu. » L’idée des « dieux jaloux » a beaucoup de peine à disparaître de la conscience humaine. L’énigme du monde n’offrant guère de solution à la poésie populaire, — la philosophie et la théologie se vantent d’être plus heureuses, — elle est perpétuellement entraînée à recourir à quelque hypothèse fataliste. Du reste, le fatalisme répugne si peu aux poètes magyars qu’ils le professent avec une rare franchise.

Si la poésie fait une large place aux passions de la jeunesse, elle ne montre parmi les Magyars aucun dédain pour la vie de famille. Un chant exhorte les jeunes gens au mariage avec une verve qui ne manque pas d’originalité. « Qui n’embrasse pas joyeusement l’état marital — vit inutile au monde, — son cœur se gèle dans sa poitrine, — au lieu de sang, sa tête ne contient que du petit-lait. » Il ne lui reste qu’à se faire capucin et porteur de sandales. En effet, un garçon qui reste à « couver des œufs, » parce qu’il a « peur du mariage, » mérite d’être enfermé dans un cloître et de se cacher sous le froc. L’auteur l’engage à grogner nuit et jour dans les champs « comme un ours. » Aucune miss anglaise, — même parmi celles qui manifestent un zèle parfois si amusant contre les célibataires obstinés, — ne trouverait assurément que ce langage manque d’énergie. Malgré la vivacité de ces exhortations, le Magyar ne se marie pas de bonne heure. Les longues fiançailles, cette coutume favorite des prudens Germains, sont en vigueur en Hongrie. « Chez toi, je viens déjà depuis longtemps, — presque depuis neuf années. » L’affaire semble assez grave pour exiger de sérieuses délibérations.

Il faut croire charitablement que ces longues réflexions aboutissent aux sages résolutions exprimées dans ces chants :


« Seulement pour for, l’argent et de vains habits, — n’épouse jamais une fille en folle ivresse. — Aime-la plutôt pour son fidèle attachement et pour sa modestie devant tes yeux. »

« Je n’ai pas encore de femme, mais j’en aurai une. — Cet hiver, je l’amènerai à la maison quand la neige est sur la terre. — Je l’embrasserai mille fois, si elle m’est fidèle. — Je lui pardonnerai, si elle m’afflige. — Je lui achèterai des escarpins rouges qu’elle portera toujours. ― Je veux lui attacher aux talons des fers élevés. — Luisant est ton fer, il brille de loin. — Mais toi-même, tu es une étoile. »


On n’est pas seulement dirigé par le désir fort naturel de se bien connaître avant de contracter une union éternelle, on s’occupe d’acquérir les objets indispensables à l’établissement d’un ménage. Le mari doit posséder la fameuse bunda, et Dieu sait combien elle doit avoir de broderies pour être digne d’un fils d’Etele, vainqueur de l’univers. La fille doit avoir une veste (ködmön ou rékli) doublée en hiver de peau de mouton, ornée en été de velours et de boutons d’argent, et les objets qui composent un lit. Quand tout est prêt, le garçon donne des pouvoirs au kérö, homme considéré par sa probité, qui agit et parle pour lui. Lorsqu’il va demander la fille à ses parens, l’ambassadeur débite d’un ton majestueux une harangue poétique dans laquelle la jeune Magyare est désignée assez rudement sous le nom de « fille à vendre, » allusion aux mœurs du bon vieux temps, si dures pour le sexe féminin.

La poésie ne manque pas plus aux noces que les plats substantiels, comme les canards sauvages au temps de Noël. En apportant la soupière immense, la choucroute au lard, les volailles, les légumes, le mil, le kérö dit au milieu d’un silence absolu quelques vers qui célèbrent « l’heureux et le bon jour, » et la beauté de la jeune fille, joyeuse de déposer la párta, bande de velours noir formant couronne et ornée de perles fausses, de laquelle tombe une masse de rubans de soie aux couleurs variées. L’appétit satisfait, les plus facétieux improvisent des chants ou des récits en l’honneur du jeune ménage. Lorsque les époux ont un enfant, la poésie prend part à leur joie, comme elle avait célébré leur union. Le festin somptueux qui suit le baptême ne serait pas complet, si les improvisateurs n’y exerçaient pas leur verve poétique. La famille perd-elle un de ses membres, la muse populaire vient veiller auprès de son lit funèbre, comme elle a près de son berceau chanté son arrivée dans la vie, et au milieu du solennel silence de la nuit, on entonne des chants lugubres autour du mort.

C’est la poésie populaire qui traduit la vie politique et sociale d’une nation. Si elle en est le reflet, elle lui doit aussi ses conseils et ses inspirations en les variant selon la fortune et les circonstances. La nationalité hongroise a pris depuis Sadowa une importance exceptionnelle dans l’Europe orientale ; l’Autriche lui a fait les concessions qu’elle réclamait en vain depuis la capitulation de Világos. Dans « l’empire austro-magyar, » — l’expression est maintenant officielle, — la Hongrie n’a pas tardé à jouer un rôle considérable, et elle ne manque pas d’hommes d’état qui la croient réservée, grâce à la solidité de ses institutions libres, à des destins encore plus éclatans. Il s’en faut pourtant qu’elle ait triomphé des immenses difficultés qui lui ont été léguées par le passé, et qu’elle puisse voir sans souci celles que le présent a créées. La théorie des « grandes agglomérations » menace les Magyars comme tous les petits peuples. En outre la Hongrie trouve chez elle un genre de difficultés que les nations qui occupent le premier rang sont ordinairement seules à connaître. Les chants contiennent bien des allusions aux luttes qui existent entre les élémens si variés dont se compose le royaume apostolique. Petöfi se posait lui-même un redoutable problème : « pourquoi Croates et Valaques, — Saxons, Serbes, attaquez-vous — celui qui contre les Turcs et les Tartares — vous défendit le sabre en main ? » Il n’est pas difficile de comprendre l’origine de ces graves complications. Les Magyars, en réveillant contre l’Autriche l’esprit de race, ont sans doute contribué à lui donner chez eux une ardeur que les tendances du temps n’ont cessé d’entretenir, et qui les préoccupe avec raison. Aussi ont-ils songé à satisfaire la Croatie, qui ne semble plus leur donner autant d’inquiétude. En Transylvanie, les affaires sont moins avancées, et les Roumains, qu’on avait fort ménagés à Vienne depuis 1848 en raison du peu de sympathie qu’ils montraient pour la cause magyare, ne paraissent pas avoir renoncé à leurs ressentimens. L’exemple de la puissante Angleterre, joint aux rudes leçons de l’expérience, ne sera pas, il faut l’espérer, perdu pour les hommes politiques qui dirigent le gouvernement de la Hongrie. A Londres, un ministère éminemment libéral s’attache à réparer les rigueurs comme les injustices de la conquête, à désarmer l’hostilité séculaire de la race celtique par des concessions qu’on jugeait impossibles au commencement du siècle. Partout l’idée d’une centralisation oppressive, — si longtemps funeste aux peuples en Orient comme en Occident, — perd le terrain que gagnent les principes d’équité, de bon sens et de liberté. On s’aperçoit de plus en plus que les populations contenues uniquement par la force sont pour les états une cause de faiblesse plutôt que de puissance, et les gouvernemens, qui connaissent le pouvoir irrésistible dont dispose l’opinion publique, savent qu’il est infiniment plus avantageux d’en prévenir les décisions que de les attendre avec une insouciance dont les effets, dans un temps où les choses marchent si vite, ne tarderaient pas à se faire sentir.

Platon voulait couronner les poètes de roses et les envoyer aux frontières de sa république. Il est possible que le rôle de la poésie ne se concilie pas aisément avec la république platonicienne, qui ressemble trop à celle que rêvent certains utopistes pour s’arranger des droits de l’idéal et de la liberté ; mais toute l’histoire des Magyars prouve qu’un état libre est au contraire excessivement intéressé à ne jamais étouffer les généreuses inspirations de la muse populaire, et que la tyrannie a seule d’excellentes raisons pour les redouter. En effet, depuis l’apparition de la nation hongroise sur la scène de l’histoire jusqu’aux luttes des derniers temps, depuis ces vieux « jongleurs, » dont le nom a fini par être oublié, jusqu’à ce Petöfi, dont tant de hardis soldats ont répété les belliqueux refrains autour du feu des bivacs, ne voyons-nous pas les poètes du peuple s’associer avec l’enthousiasme le plus sincère et le plus constant aux triomphes comme aux épreuves de la patrie ? Grâce à eux, le découragement, — plus funeste aux états et aux individus que le malheur même, — le découragement, qui a conseillé ailleurs tant de lâchetés et tant de trahisons, ne s’est jamais assis aux foyers de la puszta, et l’on peut dire, en se servant d’une expression évangélique, que lorsque dans les rangs élevés de la société plus d’un cœur faiblissait à la vue de périls sans cesse renaissons, les pâtres énergiques du royaume de saint Etienne ont continué « d’espérer contre toute espérance » »


DORA D’ISTRIA.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1868.
  2. Turóci, 1re partie, ch. 23.
  3. « Qui régnait après Attila, » dit Turóci, empressé de supprimer toute période intermédiaire entre les Huns et les Magyars. On reconnaît ici la hardiesse des légendes
  4. On trouve aussi Svatopluk dans la chronique de Ranganus, Abrégé des affaires hongroises, VI.
  5. Voir la chronique de Galeoti sur les paroles et gestes du roi Matthias, ch. XVII. On chantait peu de poésies amoureuses, et on célébrait surtout quelque « haut fait » des combats livrés aux Turcs.
  6. Louis II, fils de Ladislas, roi de Hongrie et de Bohème. On chercha longtemps son corps, qu’on trouva enfin horriblement mutilé dans la vase d’un marais.
  7. Le croissant, la mezsa-luna des Italiens.
  8. La croix apostolique de saint Etienne.
  9. Outre l’énorme étrier en fer, on offrait à l’admiration le lourd fer de charrue que Toldi perça de sa dague.
  10. Voyez l’excellente Description géographique, historique et statistique de la Hongrie, par J. Palugyay ; Pesth 1852-55.
  11. Le mot csikós vient de csikó, jument poulinière, comme gulyás de gulya, troupeau de bœufs, juhász de juh, brebis, kanász de kan, porc.
  12. Les Magyars sont une des premières nations qui aient suivi l’exemple des Anglais en n’attachant aucune espèce d’importance à cet usage.
  13. M. Arminius Vambéry, maintenant professeur de langues orientales à l’université de Pesth.
  14. Tinódi, le dernier des « jongleurs, » parcourait le pays on chantant la chronique de la Hongrie et de la Transylvanie.
  15. Petófi.
  16. Dans le texte, il y a un nom propre.
  17. Des bohémiens et de leur musique en Hongrie, Paris 1859.
  18. Le vent glacial de l’est souffle des steppes asiatiques sur l’Europe orientale.
  19. Les gens du peuple se donnent volontiers des titres réservés ailleurs à l’aristocratie.
  20. Auteurs de l’Histoire des Magyars, de l’Histoire générale de la Hongrie, du Siècle des Hunyades, de la Hongrie après la bataille de Mohács.
  21. Histoire générale de la Hongrie, 1778.
  22. Voyez sur le célèbre comte hongrois l’étude de M. Saint-René Taillandier dans la Revue du 1er août 1867.