La Poésie philosophique en Allemagne
Leipsig, 1842.
II. — Laienbrevier (Le Bréviaire des Laïques), par M. Léopold Schefer.
Berlin, 1834.
III. — Vigilien (Vigiles), par M. Léopold Schefer. Guben, 1843.
Voici plusieurs livres assez curieux pour qui désire connaître l’état des esprits dans cette partie de l’Allemagne où s’agite et se transforme la philosophie de Hegel. Voici deux écrivains, deux poètes, qui se font les interprètes de la doctrine du maître et essaient de populariser par des chants ce que tant d’autres expliquent ou obscurcissent en de longs commentaires. C’est une grande gloire assurément pour une école philosophique de gouverner les différentes directions de la science, de planter son drapeau dans tous les champs de la pensée ; il y a là un témoignage de puissance qu’on ne saurait méconnaître. Hegel étendit très loin cette souveraineté de son génie. Ses idées, qu’il avait imposées lui-même à l’ensemble des connaissances humaines, furent reprises en détail et appliquées avec force par des esprits dévoués ; M. Rosenkranz les fit régner dans l’histoire littéraire, M. Hotho dans les études esthétiques, et n’est-ce pas un titre sérieux pour le philosophe de Berlin d’avoir compté parmi ses disciples un théologien comme Marheinecke, un jurisconsulte comme Édouard Gans ? Il lui a manqué un poète, car malgré la haute déférence que Goethe témoigna souvent à Hegel, il est difficile de voir dans le second Faust une poétique consécration de la nouvelle philosophie. Les préoccupations naïves d’un disciple enthousiaste ont pu seules imaginer ce rapprochement, et l’on sait que M. Hinrichs, quand il commentait dans ce sens l’œuvre du poète de Weimar, s’attira une de ces réponses poliment ironiques qui ne permettent pas d’insister. La jeune école hégélienne a été plus heureuse que le maître dont elle usurpe le nom ; elle a eu ses poètes, M. Frédéric de Sallet et M. Léopold Schefer, deux esprits ardens, décidés, convaincus, dont il faut apprécier le rôle et marquer la place.
On comprend sans peine que certains systèmes de métaphysique puissent produire et susciter des poètes. Quand une doctrine a tenté hardiment l’explication universelle des choses, s’il y a, parmi les intelligences qu’elle saisit, de promptes imaginations, des esprits généreux et inspirés, il est naturel qu’ils veuillent consacrer à leur manière, par des images et des symboles, les découvertes de la science et réaliser l’invisible. Rappelons-nous d’ailleurs qu’aux époques primitives la philosophie encore unie à la religion s’exprime souvent elle-même par des hymnes avant d’atteindre la forme rigoureuse, la précision sévère que lui donnera sa maturité ; rappelons-nous les poétiques origines de la philosophie grecque. En outre, ce caractère n’est point propre seulement aux philosophies naissantes ; il appartient aussi aux époques vieillies, lorsque la science, en résumant tout un ensemble d’idées, en voulant tout couvrir, tout embrasser, se confond avec la religion, se substitue à elle, et lui dérobe quelquefois, avec son enthousiasme et sa souveraineté jalouse, les longs voiles du temple et le langage mystérieux du sanctuaire. L’école d’Alexandrie est pleine de poètes et d’hiérophantes ; Plotin est persuadé que la véritable méthode est une inspiration d’Apollon et des Muses. Ce n’est pas assez pour Proclus d’écrire des hymnes ; il se proclame le prêtre, non d’une religion, mais de toutes les religions, le pontife de l’humanité tout entière ; et si vous cherchez le poète de cette école, ne saisit-on pas très distinctement l’écho des leçons d’Alexandrie dans les hymnes chrétiennes de Synésius ?
Des Alexandrins aux Allemands, je n’ai pas besoin de transition. Quelque jugement que l’on porte sur les deux derniers systèmes qui ont régné en Allemagne, il faut reconnaître qu’ils se prêtaient singulièrement au mysticisme poétique. M. de Schelling, dans sa première période, l’a clairement prouvé. Je ne parle pas seulement de la philosophie de la nature et de l’enthousiasme qu’elle communiqua aux sciences, à l’histoire, à l’érudition. Avant ce triomphe, avant que M. Oken, M. Kreuzer, M. Goerres, se fussent groupés autour de lui, M. de Schelling avait rencontré à Iéna un poète qui, dans l’histoire de la philosophie allemande, se place gracieusement à ses côtés. Ce poète, c’est l’auteur des Disciples de Saïs, c’est Novalis. Esprit aimable et souffrant, exquise et subtile nature dont le christianisme et les doctrines panthéistes se partagèrent douloureusement les nobles instincts, Novalis a été pour M. de Schelling un Synésius plein de délicatesse et de profondeur.
Or, quel pouvait être le poète de Hegel ? Était-il possible seulement qu’il y en eût un ? La doctrine du philosophe de Berlin, cette doctrine inflexible, effrayante, eût-elle réussi à inspirer un artiste ? Oui, je le crois, car le système de Hegel est lui-même une construction pleine de magnificence. Quand on a pénétré le secret de ces formules, ce n’est pas uniquement le sens philosophique qui vous frappe, c’est aussi la majesté du temple ; seulement, ce ne sont pas les templa serena dont parle Lucrèce. Je crois que ce système eût offert à une pensée forte et sombre des inspirations vraiment grandes. La conception de l’univers particulière à Hegel était faite pour tenter un poète hardi ; ce dieu qui sort de lui-même, qui se produit dans les formes visibles, dans la nature, dans l’humanité, et ensuite les brise sans pitié dès qu’il a retrouvé la conscience de son être, cette divinité terrible qui a besoin de tant de ruines, eût pu saisir avec vigueur une intelligence dantesque. Comme le dieu de Platon, comme le dieu bienfaisant du christianisme plane sur les écrits de tant de poètes et les éclaire d’une lumière pure, le dieu implacable de Hegel eût arraché à ses croyans de sublimes cris de douleur ou de révolte. Lugubre poésie assurément ! Pour la traduire en de puissans symboles, il eût fallu l’imagination douloureuse et bizarre qui, dans un songe effroyable, vit le Christ moribond annonçant aux hommes qu’il n’y a point de Dieu. L’art eût pu accepter de telles conceptions exécutées par l’auteur du Titan, et elles eussent pris place, entre Faust et Manfred, parmi les sombres enfans de l’esprit tourmenté des modernes.
Mais Hegel n’a inspiré aucun poète, et les écrivains dont j’ai à parler ne représentent que la jeune école hégélienne ; c’est de M. Strauss qu’ils procèdent directement, c’est par M. Feuerbach qu’ils nous sont présentés. Avant d’ouvrir ces livres que j’ai dans les mains, je me défie singulièrement, je l’avoue, d’une poésie inspirée par de tels conseillers. Il ne me paraît pas que l’auteur de la Vie de Jésus et le fougueux rédacteur des Annales de Halle aient enfermé dans leurs théories beaucoup d’élémens poétiques dont un art sérieux puisse tirer profit. On sait que toute la partie grandiose du système de Hegel, son idéalisme, souvent égaré, mais toujours puissant, a complètement disparu dans le commentaire de ses jeunes disciples. Sous prétexte de réaliser les doctrines du maître, de leur donner une vie complète par une application immédiate, ils ont substitué à son insatiable ardeur je ne sais quel matérialisme vulgaire. Triste enseignement pour la muse ! Comment pourrions-nous fonder de sincères espérances sur cette poésie de l’école ? Lisons pourtant : Lucrèce a chanté les dogmes d’Épicure, et là où il attaquait les croyances qui sont la source de toute inspiration, il a bien su, par un magnifique effort de son esprit irrité, atteindre à des beautés imprévues. D’ailleurs nous verrons, dès les premières pages, combien ces écrivains sont graves, sérieux, décidés. Si ce ne sont de très habiles artistes, ce sont des cœurs honnêtes et généreux. Nous ne trouverons pas, je le crains, une poésie très haute ; mais nous pouvons faire certainement une curieuse étude morale.
M. de Sallet, qui vient de mourir, bien jeune encore, l’année dernière, était déjà cité avec orgueil par ses amis. Inconnu long-temps, après maintes hésitations, après maintes tentatives abandonnées et reprises, il sortit tout à coup de l’obscurité en publiant, une année avant sa mort, le recueil qu’il a intitulé l’Évangile des Laïques. Ce livre fut accueilli avec beaucoup d’empressement. Il renfermait assez de qualités recommandables pour attirer au poète non-seulement l’admiration toute prête de son école, mais l’attention désintéressée de la critique. On respecta chez le jeune écrivain une ame ardente et sincère qui confessait sa foi en termes très nets et la prêchait avec une confiante tranquillité. Sa droiture inspirait une vive sympathie à ceux-là même qui ne pouvaient partager ses idées ; tant de simplicité, tant de répugnance pour tout ce qui était faste et ostentation, un amour si loyal de la vérité, donnait pour l’avenir de grandes espérances ; mais la mort vint tout interrompre. Aujourd’hui les documens abondent sur la destinée trop courte du poète mort avant l’âge ; ses amis ont soigneusement éclairé la route qu’il avait suivie ; ils ont recueilli avec piété ses derniers écrits, des vers, des fragmens, des lettres. On voit qu’ils veulent se couvrir de son nom. Cette vie est, en effet, une bonne défense pour eux ; dans cette école, où l’élévation morale des chefs a été obscurcie chez les disciples par tant de vanités bruyantes, par tant de colères factices, il n’est pas beaucoup d’écrivains chez qui l’on rencontre la haute distinction de M. de Sallet et qui aient su montrer, au milieu des plus grandes témérités, au milieu des plus folles erreurs de l’esprit, une confiance si calme, une si affectueuse sérénité.
M. de Sallet, dont l’origine est française, appartient à une famille protestante qui s’expatria après la révocation de l’édit de Nantes. Né en 1812, dans une petite ville de Prusse, à Neisse, il commença ses études au gymnase de Breslau, puis, destiné à la carrière des armes, il entra au régiment des cadets à l’âge de douze ans. Au milieu de ces études toutes militaires, ses instincts poétiques se déclarèrent bientôt. À dix-huit ans, le jeune soldat essayait déjà sa plume de mille manières ; tantôt dans le silence de ses promenades, tantôt en montant la garde sous les remparts de la citadelle de Juliers où il passa une partie de sa jeunesse, il méditait, il faisait des vers, et construisait des plans d’étude, des projets d’ouvrages de toute sorte. Ces fragmens, publiés depuis sa mort et qu’on aurait pu laisser dans l’ombre, attestent sans doute une pensée active, mais ils ne nous présagent rien de la direction qu’il a suivie, et l’on n’y trouve même pas ce travail inquiet d’une intelligence qui cherche sa voie. Chose étrange ! celui qui crut devoir être le poète de la morale hégélienne hésita long-temps avant de démêler sa vocation. Arrivé à Berlin en 1832, un an après la mort de Hegel, au moment où la doctrine du philosophe n’avait encore rien perdu de son autorité, le jeune écrivain, qui allait bientôt être subjugué par elle, n’y vit d’abord que des bizarreries qui provoquèrent sa verve. Il est curieux que l’auteur de l’Évangile des Laïques ait commencé par publier à Berlin, dans le Conversationsblatt, une petite nouvelle, vivement écrite, où il raillait très spirituellement la terminologie de l’école hégélienne. Les amis de M. de Sallet n’ont garde de négliger les rapprochemens que cette aventure rappelle ; saint Paul aussi avait persécuté les chrétiens, et M. de Sallet, disent-ils, se trouvera bientôt sur le chemin de Damas. En attendant l’illumination, il continue à écrire çà et là ; il donne des vers à l’Almanach des Muses rédigé alors par Chamisso, il publie en 1835 un recueil de poésies qui ne méritait guère d’être remarqué et qui le fut peu en effet. Surtout il s’occupe de littératures étrangères ; la vieille poésie anglaise, française, italienne, l’attire beaucoup, et il achève en 1835 une traduction des ballades de Percy qui ne peut trouver un éditeur. C’est vers cette époque qu’il se familiarise avec cette philosophie de Hegel dont l’aspect étrange et la langue barbare l’avaient d’abord épouvanté. Pour sauter par-dessus ces barrières, pour pénétrer dans l’intimité de la doctrine, il lui fallait un guide ; un de ses amis, M. Julius Moecke, se charge de l’introduire. Dès ce jour, la révélation sera complète pour M. de Sallet, et la pensée du philosophe s’emparera de toute sa vie.
Forcé de quitter Berlin pour quelques années, il emporta avec lui ces idées nouvelles et en nourrit désormais son ame. Quand il revint à Breslau, en 1839, la philosophie de Hegel, étudiée par lui de plus en plus, n’avait pas un disciple aussi dévoué, aussi scrupuleusement fidèle. Ce qui l’avait surtout frappé et subjugué, c’était, disait-il, l’évidence religieuse, le caractère divin de cette morale. Au milieu des incertitudes du présent (faut-il dire s’il fut plus heureux ou plus à plaindre que tant d’autres chercheurs morts à la peine ?), il avait trouvé dans les doctrines de M. Strauss et de M. Feuerbach le repos auquel aspirait son ame ; car, bien qu’attiré par Hegel d’abord, il s’était attaché bientôt à cette partie de son école qui, sous le nom de jeune école hégélienne, venait d’introduire des dogmes tout-à-fait nouveaux. Ces dogmes, il les approuvait, il les aimait. Tandis que ses coreligionnaires nous offrent surtout, au milieu des déchiremens du scepticisme, des ames violentes, des intelligences troublées, chez lui il n’y a aucun trouble, aucune violence, c’est la ferme candeur du lévite. Voilà son rôle dans cette histoire des idées, voilà la place qu’il occupe dans ce groupe bizarre. Cette candeur, cette conviction naïve, quoique très décidée, il va la manifester enfin dans le livre qui a désigné son nom à l’attention de la critique sérieuse. C’était le moment où la nouvelle école hégélienne s’efforçait de populariser, d’appliquer à sa manière les théories de la métaphysique ; les Annales de Halle venaient d’être fondées, et M. de Sallet y avait envoyé de Breslau plus d’un article. Tandis que ses amis s’adressaient à la presse, tandis que les publicistes armaient leur plume pour le succès de leur entreprise, M. de Sallet convia au même travail la muse qu’il avait tant aimée ; il résolut de présenter en images, en récits, en paraboles le catéchisme des idées hégéliennes, de le donner sans bruit, sans aucune prétention, sous une forme très simple, très calme, et il écrivit l’Évangile des Laïques.
Très simple, très calme, oui, mais très hardie, telle est l’idée de ce livre. Il tient tout ce que promet le titre et le nom de l’auteur ; c’est l’Évangile refait par un docteur hégélien pour une église nouvelle. Le poète suit pas à pas saint Jean ou saint Luc, depuis l’incarnation du Verbe éternel jusqu’à la résurrection du Christ, depuis Bethléem jusqu’au Calvaire ; il traduit gracieusement le divin récit, et chaque chapitre est terminé par une explication qui en détourne le sens et lui fait proclamer les idées de l’école.
Voici d’abord un prologue qui renferme en quelques vers l’histoire de la chute, selon le récit de la Genèse, avec l’interprétation hégélienne, puis l’évangile, s’ouvre comme dans saint Jean : In principio erat Verbum, au commencement était le Verbe. Quand le poète a traduit l’évangéliste, ce qu’il fait souvent avec assez de bonheur, il se met à prêcher sur son texte ; et pour qu’on sache ce que sera cette prédication dans tout le cours de l’ouvrage, il suffit peut-être d’indiquer le commentaire de ce premier chapitre. Ce Verbe éternel, incréé, qui s’est fait chair, il s’était fait chair bien avant le Christ ; dès que l’homme est créé, dès qu’il existe dans l’œuvre des six jours, voilà le Verbe venu en ce monde. Seulement, comme l’humanité a oublié qu’elle était le Verbe, comme la chair a étouffé l’esprit, le Verbe s’est fait chair une seconde fois d’une manière spéciale, d’une manière expresse et déterminée, dans la personne du Sauveur. Jésus a été le sauveur, parce qu’il a délivré le Verbe des liens qui l’enchaînaient, parce qu’il a montré à tous les hommes qu’ils étaient, comme lui, les fils de Dieu et le Verbe devenu chair. Que vous dirai-je enfin ? Dès le début de son évangile, le poète a dit le dernier mot de la doctrine de Hegel, il a atteint les conclusions de M. Strauss. Le procédé sera le même à tous les chapitres ; le récit d’abord, puis les commentaires apocryphes, et enfin les mystiques élans, les prières, l’encouragement moral, l’exercice de piété pratique approprié à chaque sujet. Au moment de détruire ainsi le sens consacré des livres saints, le poète, malgré la ferme décision de son esprit, semble hésiter quelquefois. Écoutez ces strophes sur l’annonciation :
« La pieuse légende est semblable à l’œuf d’or qui brille, mystérieux, sur le duvet du nid. Son éclat attire l’œil curieux des enfans ; chaque jour, c’est une tête nouvelle.
« Ils ne se doutent pas, dans leur innocente gaieté, qu’au sein de l’œuf fermentent des forces vives, jusqu’à l’heure où, couvé par l’esprit brûlant, il enfantera l’oiseau merveilleux, l’oiseau d’or !
« Un jour, ils s’approchent ; l’œuf est brisé : ils s’emportent (puérile colère !) contre le méchant qui a fait le mal ; et, pleurant et criant, ils tiennent les débris dans leurs petites mains.
« Enfans que vous êtes ! insensés ! Là-haut, sur la cime des arbres, n’entendez-vous pas le chant de l’oiseau ? L’être s’éveille, l’apparence s’évanouit, la pensée brise son enveloppe.
« Près de la vierge Marie, un ange s’est approché par le sentier des divins messages : Salut, pleine de grace ! ne crains rien, Dieu est avec toi, tu as trouvé grace devant lui.
« Tu enfanteras un fils que tu nommeras Jésus le Sauveur. Le Seigneur le consacrera pour qu’il soit un roi éternel, et le nommera le fils du Très-Haut.
« Ainsi parle la légende : langage profond, mystérieux ! Mais si vous nous forcez de l’accepter comme un fait, vous la changez en un conte qui n’a plus de sens, vous détruisez le vivant esprit qu’elle renferme.
« Sans doute, c’est un triste devoir pour le poète, quand, armé d’airain pour la guerre, il foule aux pieds et ravage les sentiers fleuris ; mais une voix lui crie : Marche, jusqu’à ce que tu aies pris la forteresse de la vérité.
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« La parole de l’ange s’adresse encore aux femmes de la terre : Si la pudeur et l’amour t’enflamment toujours, ô femme ! si ce feu sacré te donne une vie nouvelle et te transfigure, tu demeureras toujours pure, toujours vierge.
« Aussi long-temps que tu ne sauras rien des désirs terrestres, et que, dans les bras de ton époux, tu songeras seulement à Dieu, l’esprit saint descendra sur toi ; il t’enveloppera des forces du Très-Haut.
« Ce que tu enfantes est saint et deviendra grand en esprit. C’est le roi éternel sur la terre. Oui, Dieu a choisi ton sein maternel pour y devenir homme tous les jours, tous les jours.
« Ainsi, avec humilité, semblable à la mère de Jésus, tu reçois le Seigneur dans la pure beauté de ton ame. De la vallée de la terre tu fais un royaume céleste, et tes enfans s’appellent les fils de Dieu. »
J’ai traduit cette pièce tout entière pour indiquer par un seul exemple la manière de l’auteur. On voit que c’est le dernier terme de la doctrine hégélienne ; on voit que ce sont ses plus grandes hardiesses, ses excès les moins tolérables. L’humanité substituée au Christ, tel est aussi l’enseignement de M. Strauss, et M. Feuerbach n’a-t-il pas montré les précieux avantages de ce dogme dans un style badin et léger qui voudrait rappeler Voltaire ? Ce qui distingue M. de Sallet, c’est une certaine grace mystique unie à la fermeté de ses croyances. M. Strauss est dur et impitoyable ; M. Feuerbach s’efforce d’être gracieusement impie ; M. de Sallet n’est ni dur ni prétentieux, il croit ce qu’il proclame, et je ne sais quelle mélancolie vient tempérer chez lui et adoucir l’esprit de système. Une chose me frappe encore : que les doctrines de ce panthéisme puissent séduire les intelligences, il n’y en a que trop d’exemples ; mais il est rare de rencontrer un homme dont elles aient pénétré le cœur, qui y soit attaché avec amour, avec douleur, et au point de régler sa conduite d’après ces théories. Eh bien ! cet homme, il est trouvé, le voici : c’est M. Frédéric de Sallet.
Cette piété très sincère de l’auteur, ce mysticisme appliqué à de tels égaremens, est le caractère distinctif de son livre. Voilà pourquoi on se laisse volontiers aller à cette lecture ; il y a là un charme bizarre, mêlé de compassion. On voit se dérouler, l’un après l’autre, ces tableaux sacrés, ces pages merveilleuses de l’Évangile, ces divines scènes du lac de Nazareth, et toujours avec un sens nouveau, avec un commentaire inattendu. De la meilleure foi du monde, sans aucune intention impie, l’auteur détourne à son profit l’enseignement de Jésus : voilà saint Jean devenu, grace à lui, docteur à l’université de Berlin, et saint Luc attaché à la rédaction des Annales de Halle. D’abord, ce sont les récits de l’enfance du Christ, Jésus dans le temple enseignant les docteurs de la loi, puis les grandes scènes, la tentation dans le désert, le sermon sur la montagne, etc. Si l’auteur a trouvé le moyen de prêcher sa doctrine sous le voile des premiers chapitres de l’Évangile, le sermon sur la montagne sera pour lui une occasion dont il s’emparera avidement : chaque parole du Christ, chaque point du sermon est longuement développé, et j’ai dit dans quel sens. Toutefois, c’est le dogme surtout qui est bouleversé par M. de Sallet ; la morale chrétienne est souvent conservée et enseignée avec noblesse. L’auteur n’est jamais descendu aux saturnales qui ont si fort séduit ses amis ; au contraire, sa parole est grave et rigide, et il n’y a point trace dans son livre de cet épicurisme vulgaire qui est devenu, chez quelques-uns, le terme désiré, la conclusion suprême de la philosophe hégélienne. Je voudrais savoir l’opinion de M. Feuerbach sur ce ferme chapitre où le poète, prêchant la chasteté d’après les paroles du Christ, repousse avec dégoût les théories sensuelles de nos jours. Peut-être M. Feuerbach a-t-il pardonné : M. de Sallet était jeune et nouveau venu, il ne connaissait pas encore le fond de la doctrine, le secret des Annales de Halle ; on l’aurait tout-à-fait converti un jour ; d’ailleurs ses intentions étaient bonnes, il avait rendu de grands services à l’école par cette poésie naïve et populaire, et, s’il errait sur la morale, pour tout ce qui intéressait le dogme, sa plume était sans reproche. En effet M. de Sallet est vite ramené à ses interprétations favorites ; pas un chapitre des Évangiles n’est oublié ; les paraboles deviennent, l’une après l’autre, autant de symboles métaphysiques. Voici l’enfant prodigue, les ouvriers qui travaillent à la vigne, les vierges folles et les vierges sages. Subtilités, recherches bizarres, commentaires alexandrins, toutes les ruses de l’esprit sont mises en œuvre, et bien évidemment le Christ est venu sur la terre pour enseigner le panthéisme. Quand il monte sur le Thabor, que signifie cette transfiguration lumineuse ? Pourquoi ces trois disciples seulement qui l’accompagnent ? Le sens est bien clair pour qui connaît la métaphysique nouvelle. Tout cela veut dire que l’homme est une même chose avec Dieu ; mais cette unité nous est cachée par la grossièreté de notre intelligence, par la tyrannie des sens et des préjugés ; si elle nous est révélée, c’est en de courts instans, en une rapide illumination, et devant deux ou trois témoins au plus ; au pied du Thabor, la foule intelligente n’en sait rien, elle ne peut monter jusqu’aux cimes de la métaphysique hégélienne. Écoutez le Christ quand il célèbre la pâque, écoutez-le quand il flétrit les pharisiens et les docteurs de la loi ; suivez-le au jardin des Olives, au Calvaire, et voyez-le sortir du tombeau : c’est toujours Hegel, toujours sa doctrine, et la plus grande hardiesse du livre est, en effet, dans cette persistance d’une contrefaçon régulière, dans ce plagiat systématique et ouvertement proclamé.
La candeur naïve, la foi profonde qu’on ne saurait refuser à M. de Sallet, ne suffit pas cependant pour l’absoudre. On a remarqué déjà que parmi les gnostiques plus d’un avait mêlé à ses rêveries une singulière et touchante tristesse : M. de Sallet est un gnostique, comme ceux qui furent combattus par saint Clément et saint Irénée. Cet audacieux emprunt des formes sacrées ne saurait être excusé ni par le chrétien ni par le philosophe. En reconnaissant même que le ton sérieux et convaincu de l’auteur écarte tout reproche d’impiété, toute occasion de scandale, le plus simple bon goût réprouve ces mélanges impossibles. Je sais bien que le christianisme, dans les premiers siècles, s’était souvent approprié des traditions étrangères, des formes païennes ; que de différences cependant ! Des temples pouvaient se changer en églises, des cérémonies antiques pouvaient être adoptées par la liturgie et le culte nouveau, mais je ne vois pas qu’aucun docteur, en prêchant la religion de Jésus, ait rien conservé des dogmes ou des légendes du polythéisme. C’est ce mensonge qui est inacceptable chez M. de Sallet. Entre le christianisme et les enseignemens de la jeune école de Hegel, il n’y a point d’alliance permise. M. de Sallet n’est pas chrétien ; il valait mieux le déclarer nettement que de transformer le Christ en un docteur panthéiste. De tels jeux d’esprit embrouillent toutes les questions, et comment ne produiraient-ils pas les plus singulières méprises ? En voici un curieux exemple : un des lecteurs de M. de Sallet fut ramené au pur christianisme par l’Évangile des Laïques, et lui écrivit avec effusion la lettre suivante : « Vous m’avez ramené au Christ, et cela ne pouvait arriver que par l’Évangile des Laïques. Votre livre m’a ouvert l’esprit ; maintenant, je puis mourir, je vous devrai la gloire d’être mort en vrai chrétien. » Ce n’est pas là précisément ce que voulait l’auteur, et son succès lui donna de cruelles impatiences. Cette impatience, nous l’éprouvons aussi, et beaucoup trop souvent, quand nous lisons les vers de M. de Sallet. Ses doctrines étaient nettes et arrêtées, mais elles allaient s’embarrasser et se perdre dans des explications alexandrines. Son ame était sincère ; sa plume, involontairement, ne l’était pas.
À ne juger que le mérite littéraire de l’Évangile des Laïques, on peut aussi adresser au poète plus d’une objection sérieuse. M. de Sallet, qui, dans sa première jeunesse, s’était spirituellement moqué de la phraséologie hégélienne, a eu tort de trop lui pardonner plus tard, quand il fut initié aux mystères. Cette langue barbare, ces formules qu’il veut consacrer, gênent et appesantissent sa marche ; au milieu des mystiques élans, au milieu des mouvemens inspirés, les expressions métaphysiques viennent comprimer son essor, et la poésie emprisonnée étouffe derrière les verrous de l’école. Alors le poète se résigne à une forme didactique, à un style terne et timide. Rien n’est plus fatigant que cette continuelle inégalité. Après les strophes éloquentes, voici des quatrains bourgeois qui rappellent ceux de Pibrac, et que recommanderait le bonhomme Gorgibus, s’il pouvait jamais devenir hégélien. Quand M. de Sallet ne fait que reproduire le récit de saint Luc, son style est souvent plein de simplicité et de grace ; mais sa muse l’abandonne dès qu’il commence sa prédication. Le traducteur est bien inspiré ; c’est le scholiaste alexandrin, c’est le gnostique qui parle une langue moins heureuse. Il commet souvent des fautes de goût bien choquantes ; je n’aime pas qu’au milieu d’un chapitre de l’Évangile, après avoir montré le Christ reprenant les saducéens, il détourne la leçon du maître sur les ennemis de la philosophie hégélienne, et qu’il le fasse d’un ton si cavalier :
« Voyez-vous courir ce petit homme blême ? c’est maître Bon Sens ! Ôtez votre chapeau. À son visage maigre, vous avez dû le reconnaître, et aussi à son regard perçant qui fait si bien le rusé. »
Cette prétentieuse légèreté n’est guère à sa place, et cette phrase moqueuse sonne comme une note fausse au milieu du grave développement des idées.
L’auteur de l’Évangile des Laïques a montré dans sa vie la calme fermeté, la confiance hardie qui éclate dans ses ouvrages. Il ne connut pas, comme Novalis, les troubles, les incertitudes de l’esprit. En possession de la doctrine hégélienne, il crut que c’était la vérité dernière et résolut gravement de régler sa vie d’après ces principes. Fiancé en 1840 à sa cousine, Mlle Caroline de Burgsdorf, il lui écrivait souvent des lettres qui ont été conservées et qui attestent une singulière tranquillité d’ame. Il lui expose ses théories, sa religion, et avec une ferveur si pure, que ce panthéisme hégélien n’effraie pas l’ame naïve à qui il est confié. Il ne semble pas que la fiancée de M. de Sallet éprouve aucun doute, aucune inquiétude ; un secret instinct l’attire. Dans ces confidences philosophiques, dans cette éducation réciproque de ces deux ames, ce n’est pas Faust répondant à demi aux questions inquiètes de Marguerite ; c’est plutôt la douce sévérité d’Eudore quand il instruit et reprend Cymodocée. Je ne prétends ni blâmer ni louer, tout cela est fort loin de nous ; je signale seulement un fait curieux qui atteste le calme résolu de certains esprits dans le camp des hégéliens. N’oublions pas d’ailleurs que ceci se passe dans l’Allemagne du nord, dans la patrie de Kant, dans le pays où enseignait Hegel ; ce n’est pas certes de cette façon que tous les fiancés correspondent au-delà du Rhin. Peu de temps avant son mariage, il écrivait à un ami : « Tant que nous n’aurons pas gagné les femmes, nous devons renoncer à voir régner nos idées, puisque c’est entre leurs mains qu’a été remise l’éducation du genre humain. » Il voulut donc se créer un intérieur conforme à ses vœux les plus ardens, et ses amis nous apprennent qu’il y réussit. Tous ceux qui l’ont approché sont d’accord sur la parfaite sérénité, sur l’austérité irréprochable de sa vie ; jeune et grave, il commandait le respect. Qui sait ce que ce noble et sincère esprit eût pu produire un jour, lorsque l’âge, en éclairant ses opinions, l’eût écarté peu à peu des routes impraticables ? Il est mort après une maladie de quelques jours, le 21 février 1843. Il avait demandé à être enseveli sans bruit, sans aucune cérémonie. Son jeune frère, quelques heures après l’enterrement, écrivait à un ami du poète qui n’avait pu conduire sa dépouille au cimetière : « Je l’ai vu quand la mort eut fait de son corps un cadavre ; vous dirai-je comment il m’est apparu ? Il était couché dans le cercueil, beau et gracieux ; nous avions placé sur son grand front une couronne de lauriers. On eût dit un de ces poètes d’un temps plus heureux, le Tasse, l’Arioste ! Il était facile de voir, malgré les coups de la mort, qu’il avait été une des plus nobles ames de ce temps-ci. Nous l’ensevelîmes en silence. Qu’aurait pu dire un prêtre sur une telle tombe ? »
Ainsi s’annonçait gravement, ainsi vient de mourir un des hommes les plus sérieux et les plus dignes parmi les disciples de la jeune école hégélienne, celui qui avait voulu être son poète. Il eût réussi peut-être, s’il avait vécu, à concilier d’une manière plus harmonieuse les différens élémens qui luttent et se heurtent dans ses vers. Il aurait dû s’attacher à assouplir sa langue, à secouer le joug des programmes de l’école. Son ame noble, calme, animée des plus généreuses intentions, eût pu redresser les erreurs de son esprit, et, en se débarrassant de l’esprit de secte, il n’était pas impossible qu’il donnât à l’Allemagne un grave poète moraliste. Une mort prématurée n’a point permis qu’il fît ce travail sur lui-même. Toutefois l’ouvrage qu’il a laissé a fait autre chose que d’ajouter un nom à la liste des évangiles apocryphes, puisqu’il nous montre, au milieu d’un gnosticisme bizarre, des qualités vraiment recommandables, qui auraient pu se dégager un jour et être conduites à bien.
Avec M. de Sallet, l’école hégélienne a perdu plus qu’un écrivain, elle a perdu un homme, un caractère droit et sérieux. Le zèle que ses amis ont apporté à honorer sa mémoire, à publier ses derniers écrits, à recueillir ses feuilles dispersées, dit assez haut combien cette perte a été vivement sentie. Peut-être dans cet empressement a-t-on agi un peu vite ; tout n’était pas à conserver dans les fragmens inachevés de l’auteur. Le livre intitulé les Impies et les Athées de notre temps, qui a été récemment publié, n’est guère qu’un recueil de lieux communs sans valeur. Beaucoup de vers aussi ont vu le jour, et il n’est pas sûr que le poète se fût décidé à les donner sous cette forme imparfaite. Je crois qu’on a trop compté sur l’autorité de son nom.
Cette autorité, en effet, commençait à être considérable dans l’école hégélienne, et voici déjà que M. de Sallet a trouvé des imitateurs. Un écrivain assez distingué, romancier et poète, M. Léopold Schefer, avait publié, quelques années avant l’Évangile de M. de Sallet, un poème intitulé le Bréviaire des Laïques. Cette œuvre, malgré un mérite réel d’élévation et de grace, avait été peu remarquée ; elle l’a été davantage depuis le succès du livre de M. de Sallet. Or, l’auteur, profitant de cette veine, et continuant l’exemple qui vient d’être donné, publie en ce moment même un recueil de poésies toutes consacrées à la doctrine hégélienne ; il les intitule Vigiles. Évangile, bréviaire, vigiles, voilà déjà une littérature canonique fort bien commencée. Le panthéisme complète peu à peu ses livres saints. Nous aurons peut-être bientôt l’Apocalypse par M. Arnold Ruge, plusieurs épîtres aux Corinthiens par M. Bruno Bauer, et pourquoi M. Feuerbach ne nous donnerait-il pas l’ordinaire de la messe ? Voyons d’abord le Bréviaire et les Vigiles de M. Léopold Schefer.
Ce bréviaire est un recueil de pièces morales consacrées à chacun des jours de l’année. Ce qui y respire surtout, c’est un immense amour de la nature. Le monde extérieur, avec ses enchantemens sans cesse renouvelés, est le temple mystique où chante le poète. Un souffle véritablement religieux remplit toutes ses pages ; Dieu y est partout présent. Sans doute on ne saurait pas toujours dire quel est ce dieu ; tantôt c’est le dieu du christianisme, supérieur au monde et qui l’éclaire, tantôt le dieu du panthéisme moderne ; mais malgré ce qu’il y a de vague dans les croyances du poète, un ardent amour de la divinité y éclate à chaque vers. L’auteur assiste à toutes les transformations de cette terre où s’épanouit son ame ; un brin d’herbe qui tremble dans le creux d’un sillon, une fleur qui pousse, un bouton qui s’ouvre, la première bouffée de chaleur qui annonce le printemps, ce nuage qui passe, les plus petits spectacles, les moindres évènemens de la vallée et de la forêt, tout l’enchante, tout lui rappelle l’universelle présence de la Divinité. Il ne songe guère au dogme comme M. de Sallet, et il n’a pas encore l’idée de faire chanter à sa muse les doctrines de Hegel. Le poète a quitté l’école de bonne heure ; il en a bien retenu les idées générales, la direction et le mouvement de l’esprit, mais les dogmes particuliers, les doctrines expresses que l’Évangile des Laïques s’est chargé d’enseigner, ne les lui demandez pas encore. Non, il s’est enfui de l’école, et tandis que les docteurs continuent de dogmatiser, le voilà qui prie sur la lisière du bois, sous le chêne de la montagne, près de la fontaine murmurante. Quand le soleil se lève, quand le soleil se couche, il écoute la voix de la nature harmonieuse, et c’est l’alouette, ou le bruit de la source, ou le gémissement du vent dans les feuilles du peuplier, qui achève pour lui la leçon interrompue du maître. Il prêche alors, mais non pas comme M. de Sallet, sur un texte de l’Évangile ; son texte pourrait s’indiquer ainsi : une fleur s’est épanouie ce matin, le bouvreuil a chanté sur mon arbre ; hier soir, au couchant, deux nuages d’or se sont arrêtés sur la colline. Tel est l’évènement de la journée et le texte du sermon quotidien. Cela suffit au poète. Dans ces charmantes prédications, la philosophie devient une idylle, et la morale a toute la grace d’une églogue. M. Schefer avait commencé ainsi :
« Celui qui entend toutes les voix de la nature peut seul en saisir l’harmonie. Là, tout près, à mes pieds, pleure un enfant, et autour de moi, dans les arbres, les oiseaux chantent par centaines. Voici un chêne vieilli qui se courbe et s’affaisse, et près de lui s’agitent gracieusement de jeunes arbres en fleurs. J’entends des chants funéraires auprès d’un lit de mort, et ici du sein de la forêt, quelle joyeuse musique de noces s’élève dans les airs ! Maintenant, dans le cercueil entr’ouvert, j’aperçois le mort lui-même étendu, — et là, par une fente de la porte, j’ai vu deux beaux enfans qui s’aiment et se regardent en silence. Là-haut, cependant, sans s’inquiéter de tout ce qui se passe sur la terre, les nuages continuent leur voyage éternel. Oh ! comme tous les sentimens de mon cœur s’unissent en une mesure parfaite, en un repos divin ! L’esprit de cette harmonie si belle a passé en moi. Également éloigné et de la joie et de la douleur, me voici prêt à recevoir tout ce que m’apportera la vie. »
Il est fidèle, en effet, à ce programme ; il commence avec le 1er janvier, et, pendant les mois d’hiver, sa poésie est grave et haute ; il prononce de sévères paroles sur la mort, sur Dieu, sur le but sérieux de cette vie qui nous est accordée. Mais quand avril est arrivé, voici le chant qui s’envole comme l’alouette. Chaque jour amène ainsi son enseignement, et c’est un grand charme, sans contredit, que cette morale prêchée de la sorte par les plus doux, par les moins pédans de tous les maîtres, par le ruisseau qui coule, par l’oiseau qui fait son nid, par les harmonies sans nombre de la nature adorée.
J’ai signalé les mérites de M. Léopold Schefer, ce sentiment profond des harmonies du monde extérieur, et l’ingénieuse sagacité avec laquelle il rattache à ses tableaux de tous les jours un noble et grave enseignement ; je dirai aussi franchement ce qu’il faut blâmer. Or, il lui manque, autant qu’à M. de Sallet, quelque chose de décisif et sans quoi la poésie n’existe pas ; il lui manque la forme, il lui manque une langue souple, intelligente, exercée à suivre avec grace le mouvement de l’inspiration. En prose comme en vers, M. Léopold Schefer ne possède qu’un instrument rebelle qui se refuse à rendre toutes les richesses de son ame. Ce contraste perpétuel entre le prodigue épanouissement des idées et la stérile monotonie de l’expression est pénible et douloureux. Nous retrouverons un jour M. Schefer parmi les romanciers, et nous devrons signaler dans sa prose la même inexpérience, la même barbarie qui opprime cruellement les précieux germes de sa pensée. Je disais tout à l’heure que M. Schefer avait quitté de bonne heure les formules de l’école hégélienne pour continuer son étude sous les arbres de la forêt voisine, et substituer aux discussions pédantes de gracieuses et sévères églogues ; il les a quittées beaucoup trop tard encore, puisqu’il en a conservé ce style pesant que ne peut soulever la vive imagination du poète.
Le Bréviaire des Laïques n’avait pas obtenu un très grand succès, malgré les qualités réelles qu’il renferme, malgré l’élévation et la sérénité des idées. Le retentissement du livre de M. de Sallet est venu réveiller la muse de M. Schefer ; tenté par l’exemple, il a voulu être décidément le poète de l’école hégélienne. La place était à prendre ; M. Schefer écrivit les Vigiles. Dans son Bréviaire, il était facile, sans doute, de reconnaître un ami de la philosophie nouvelle ; mais l’auteur, nous l’avons vu, ne se donnait pas pour mission de dogmatiser selon les formules de l’école : c’était un allié seulement qui avait conservé la liberté de son drapeau. Cette fois, M. Léopold Schefer vient d’enrôler sa muse. Le voilà soumis à la discipline étroite du dogmatisme hégélien. Il faut dire adieu à cette philosophie charmante, à cette prédication vraiment poétique, à ces textes de sermon qu’il allait cueillir le matin sur les branches humides de la forêt, ou dans les aubépines des buissons. Tout cela a disparu dans les Vigiles. Vigile et jeûne, l’auteur, sans le vouloir, a trouvé le vrai titre. Jeûnons, puisqu’il le faut, et résignons-nous ; renonçons à ce que promettait le Bréviaire des Laïques ; voici, pour toute poésie, les dissertations de M. Feuerbach ou de M. Bruno Bauer, que portent péniblement de pauvres iambes boiteux.
Il y avait dans l’Évangile de M. de Sallet une foi tranquille, une calme ferveur qui souvent inspirait le poète et protégeait la témérité de sa pensée : dans le Bréviaire, dont je viens de parler, on était charmé de la douce gravité des conceptions ; mais ici, dans les Vigiles, comment trouver autre chose qu’un jeu d’esprit, un tour de force, une gageure fantasque ? Il est absolument nécessaire que la philosophie hégélienne, la nouvelle surtout, soit régulièrement versifiée depuis la préface jusqu’à la conclusion Pas une sentence, pas une formule n’échappera au poète ; il les forcera, l’une après l’autre, à venir recevoir de ses mains le poétique costume qu’il a préparé pour elles. Je voudrais bien ne pas rire en des questions si graves, mais est-il rien de si plaisant que cette philosophie endimanchée ? Celui qui mettait l’histoire romaine en madrigaux a trouvé son maître. L’auteur, pour rompre la monotonie de la tâche bizarre qu’il s’est imposée, abandonne, il est vrai, le ton de prédication simple et grave, la forme de poésie gnomique adoptée dans son Bréviaire ; il cherche des tableaux, des images, des symboles, mais cette tentative ne lui réussit guère, et on ne voit à chaque pas que le travail désespéré d’une belle intelligence en lutte avec une œuvre impossible. Que de recherches, de subtilités ! que d’esprit et de paradoxes dépensés follement ! Pour ne point suivre trop servilement son texte, il est obligé de le raffiner, de le subtiliser, d’en extraire la quintessence. Poésie bizarre, maladive, qui s’emploie à développer des thèmes comme celui-ci : « C’est la foi, dit-on, qui rend l’ame heureuse ! Mais qu’est-ce que l’ame ? L’ame, c’est Dieu. Or, Dieu est heureux. Il me suffit donc de savoir que je suis dieu, et je serai heureux. » Ou bien : « Je ne connais au monde qu’un seul miracle, c’est que Dieu existe ; mais ce miracle, je ne le crois pas ; je fais bien plus, je le sais, je le vois, je le sens, je le suis moi-même. » Plus loin, pour dépasser l’enseignement de l’Évangile : « Heureux ceux qui ne voient pas et qui croient ! » le poète dira dans son mysticisme illuminé :
« Heureux ceux qui voient et qui ne croient pas ! Heureux ceux qui voient des tombeaux et ne croient pas aux morts, qui voient les tyrans à l’œuvre et ne croient pas à la puissance des méchans, qui voient des temples et ne croient pas à une demeure où séjournent les dieux ! Heureux ceux qui voient souffrir les pauvres gens et ne croient pas qu’ils soient abandonnés de Dieu, qui voient ramper les vers et ne croient pas qu’ils soient délaissés et errans au hasard ! Heureux ceux qui voient le soleil se lever et se coucher, et ne croient pas qu’il change de place ! Heureux ceux qui voient les fleurs renaître et ne croient pas qu’elles soient mortes ! Heureux ceux qui voient les enfans des hommes et ne croient pas qu’ils soient autre chose que la force de Dieu même ! Heureux enfin ceux qui voient et ne croient pas, car ceux qui voient et qui croient, ceux-là sont dignes de pitié. »
Voilà dans quels raffinemens va se perdre le poète, et quand la pensée s’égare en de telles subtilités, ce n’est point le style, déjà si peu sûr de lui-même, qui pourrait corriger ce galimatias et sauver les bizarreries du fond. Figurez-vous Lycophron chargé d’expliquer Hegel !
Si M. Schefer renonce au rôle singulier qu’il a choisi, s’il ne s’obstine pas à vouloir être le hiérophante de la métaphysique nouvelle, son inspiration, opprimée sous ces lourdes chaînes, pourra retrouver sa sérénité d’autrefois. C’est la renommée de Novalis qui vous tente, et vous voulez, comme lui, que la Muse soit sœur de la philosophie ; mais rappelez-vous quelle grace, quelle liberté son imagination conserva toujours ! C’est là une condition inflexible. La Muse est jalouse ; celui qui veut la livrer aux docteurs sera renié par elle et ne livrera que son ombre. Il y a plus : ce n’est pas seulement le poète qui souffre sous cette discipline qu’il accepte ; croit-on que le philosophe y gagne beaucoup ? La belle gloire de mettre en quatrains le catéchisme d’une secte nouvelle qu’il faudra refaire demain ! L’Allemagne a produit dans ces derniers temps des poèmes philosophiques qui, sans appartenir à aucune école, ont un intérêt vraiment élevé. Je m’assure qu’il y a bien autrement de profondeur dans le Merlin d’Immermann, dans l’Ahasverus de Julius Mosen, que dans les écrits de M. Schefer, précisément parce que ces œuvres ne portent point l’étiquette d’un système. Mais quoi ! on veut être adopté par un parti, et comme on a renoncé à penser librement, on est bien sûr d’être appelé un poète original, un vigoureux et hardi penseur ! Ces misères n’appartiennent pas seulement à l’Allemagne ; elles nous rappellent les nôtres. Et ne devons-nous pas nous défier de ces prétentions philosophiques, nous qui voyons, hélas ! de vives intelligences s’éclipser volontairement au fond de ténébreuses écoles, et des artistes que nous aimions se condamner, pour de vulgaires éloges, à un si dur esclavage !
Si cette tentative de poésie hégélienne a obtenu des éloges qu’elle ne méritait pas, elle a excité aussi des appréhensions qui semblent peu fondées. Il ne faut pas craindre qu’un tel enseignement puisse jamais pénétrer bien avant ; cette poésie froide, terne, sans enthousiasme, peut être curieuse à interroger si l’on y cherche la situation de certains esprits, mais la fortune n’est point pour elle. Tandis que M. de Sallet et M. Léopold Schefer prêchaient en vers le panthéisme hégélien, la poésie évangélique, la poésie piétiste, méthodiste, super-naturaliste, toujours féconde, redoublait d’efforts et d’activité. Pour combattre l’influence de ces bréviaires philosophiques, le méthodisme a suscité ses poètes. M. Albert Knapp continue de publier des vers gracieux et purs, animés d’un véritable sentiment chrétien. M. Knapp s’est fait une place modeste et respectée, et ce n’est pas de lui que je parle ; mais autour de lui viennent se grouper chaque jour des phalanges de petits poètes, soutiens du temple ou de l’église. La même résistance qui, dans le domaine des sciences théologiques, a accueilli la Vie de Jésus de M. Strauss, reparaît aujourd’hui dans la poésie contre M. de Sallet et M. Léopold Schefer. Jamais on n’a tant publié de poèmes empruntés aux livres saints. Ce sont les Scènes de la vie de Jésus (Scenen und Bilder aus dem Leben Jesu), par M. Henri Doehring, le Seigneur et son Église (Der Herr und seine Kirche) par M. Moeller, les poésies de M. Lange, etc. Le catholicisme est représenté par les légendes de M. le comte Pocci, par la Vie de sainte Cécile de M. Guido Goerres, etc… Or, comment ces hardis champions se préparent-ils à la lutte ? Quelles sont leurs armes ? Des armes très inoffensives, des intentions très honnêtes, mais qui serviront peu leur fortune poétique, une simplicité extrême, la résignation la plus humble, un désir de médiocrité presque toujours satisfait, et je ne sais quelle profonde horreur pour l’ombre même de la pensée. La poésie méthodiste fait pénitence pour expier les témérités de M. de Sallet.
Ni ces alarmes puériles, ni les acclamations intéressées de l’école ne nous donneront le change. Le succès de M. de Sallet et de M. Schefer ne saurait être de longue durée. On aimera chez M. de Sallet une ame douce et ferme, honnête et sérieuse, un écrivain généreux mort avant l’âge et qui donnait de véritables espérances : on reconnaîtra chez M. Schefer une intelligence élevée, une ame ardente ; mais l’un n’a pas eu le temps d’élever son monument, et nous ne savons pas encore si l’autre abandonnera la voie funeste où il est engagé. Je me défie, je l’avoue, de cette poésie philosophique, car je vois toujours venir les commentateurs subtils, les interprètes alexandrins, les abstracteurs de quintessence dont il est question dans Rabelais. Toutefois, si une telle littérature est possible, si la Muse peut consacrer en de beaux symboles quelque grande doctrine, il semble que ces tentatives soient surtout à leur place en Allemagne, dans un pays où nulle intelligence cultivée n’assiste avec indifférence aux débats de la philosophie. Mais que de difficultés pour réaliser une telle œuvre ! Quelle conviction assurée doit posséder l’artiste ! quelle foi positive en cet idéal qu’il invoque ! et puis, quelle fermeté pour ne point se laisser subjuguer par les programmes officiels ! quelle supériorité ! quelle fière indépendance ! ce ne serait pas trop de l’impassibilité souveraine de Goethe. Hegel eût certainement exigé ces conditions de l’homme qui eût voulu confier à la poésie une traduction libre et vigoureuse de sa pensée. Ce grand esprit, qui avait de l’art une idée si haute, se serait-il reconnu dans les poèmes de M. Schefer ou de M. de Sallet ? On peut affirmer que non. L’auteur de l’Évangile des Laïques et l’auteur des Vigiles n’ont eu que les applaudissemens de la jeune école hégélienne ; ce n’est pas tout-à-fait la même chose.