La Poésie philosophique dans les nouvelles écoles, un poète positiviste

La Poésie philosophique dans les nouvelles écoles, un poète positiviste
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 3 (p. 241-262).
LA
POESIE PHILOSOPHIQUE
DANS LES NOUVELLES ECOLES

UN POETE POSITIVISTE.


I

Il nous a paru digne d’intérêt de rechercher dans la poésie contemporaine le reflet des nouvelles idées qui traversent et agitent à l’heure présente la conscience de l’humanité. Le grand mouvement qui se poursuit si activement dans les hautes sphères de la science doit avoir son contre-coup ailleurs. Sous la pression ou la menace des événemens intellectuels qui se préparent, il n’est pas possible que les esprits demeurent en repos, et que la paix même des antiques croyances ne soit pas profondément troublée. Les nouvelles théories, diverses par les explications qu’elles proposent, unanimes par les négations qu’elles imposent, les systèmes qui généralisent si hardiment les résultats des sciences positives et les groupent sous certaines vues d’ensemble, se sont emparés de l’attention publique dans les régions où l’on pense ; on a eu bientôt fait d’en déduire les conséquences, d’en mesurer la portée, d’en déterminer l’influence pratique. De là dans les idées un grand ébranlement qui se propage et s’étend. Quelque chose de solennel s’annonce, comme à la veille des crises de l’esprit humain. Chaque conception philosophique a pour effet de modifier non-seulement la conscience, mais l’imagination des hommes d’une époque, en changeant leur manière de sentir la vie et de comprendre la mort. Or la vie et la mort, n’est-ce pas le tout de l’homme, le problème où tous les autres aboutissent ? Du même coup se modifient le sentiment religieux et le sentiment poétique, associés aux mêmes fortunes. Je parle de ce sentiment religieux tel qu’il se rencontre souvent dans le monde et dans le temps où nous vivons, vague, indéfini, et qui, n’étant astreint à aucun dogme précis, suit presque sans résistance le triomphe alternatif des doctrines contraires, s’élevant ou s’abaissant avec elles, se consolidant sous certaines influences, s’évaporant et se subtilisant sous d’autres ; changeant de nature et de forme, selon les perturbations atmosphériques qu’il subit, dans les divers climats d’idées qu’il traverse. Le sentiment poétique subit les mêmes variations ; il porte l’empreinte plus ou moins troublée de ces révolutions intellectuelles qui modifient l’aspect des choses divines et humaines. Et cela doit être. Qu’est-ce au fond que la poésie ? Quel en est le thème éternel ? Qu’exprime-t-elle sous les formes les plus variées ? M. Jouffroy le disait, il y a près de quarante ans, dans une de ces pages où revit ce grand esprit avec sa grandeur et son charme. « L’âge d’innocence a sa poésie, l’âge mûr a la sienne, et telle est la supériorité de celle-ci qu’en se révélant à nous elle flétrit, elle décolore, elle anéantit le charme de la première. Il est singulier d’appeler poésie cette superficielle inspiration qui s’amuse à célébrer les joies frivoles, à déplorer les douleurs éphémères des passions. La vraie poésie n’exprime qu’une chose, les tourment de l’âme humaine devant la question de sa destinée. C’est là de quoi parle la lyre des grands poètes, celle qui vibre avec une monotonie si mélancolique dans les poésies de Byron, dans les vers de Lamartine. Ceux qui n’ont pas assez vécu ne comprennent qu’à moitié ces sourds accens, traduction sublime d’une plainte éternelle, mais ils retentissent profondément dans les âmes mûres en qui les grands problèmes ont développé le véritable sentiment poétique. A elles seules, il est donné de comprendre la haute poésie lyrique, à elles seules, pour mieux dire, il est donné de sentir la poésie, car la poésie lyrique est toute la poésie ; le reste n’en est que la forme. » Ou les doutes mélancoliques qu’inspirent ces questions, ou les rêves tantôt sombres et brillans par lesquels on s’est efforcé de les résoudre, voilà ce qui attire irrésistiblement les poètes, dignes de ce nom. Et si cela est vrai de tous les temps, combien cela doit être plus vrai encore d’un temps comme le nôtre, livré à de telles agitations de doctrines, à de si dramatiques perplexités de conscience !

Imagine-t-on en effet de plus saisissans contrastes avec les vieilles croyances de l’humanité, celles qui semblaient faire partie d’elle-même et de sa raison, que cette invasion formidable des doctrines naturalistes et positives, qui de toutes parts pénètrent l’esprit humain, et le dépossèdent lentement ou violemment de ses plus ultimes et de ses plus chères convictions ? On avait bien vu quelque chose d’analogue dans la crise philosophique du XVIIIe siècle ; mais, en dehors de quelques penseurs comme Diderot, qui portait déjà dans sa pensée les suggestions scientifiques du siècle suivant, ce m’était là qu’une tempête de surface, n’atteignant pas le fond de déisme et même de christianisme persistant, — crise d’incrédulité, légère ou passionnée selon les esprits, en partie provoquée par les imprudences de conduite ou les excès de pouvoir de l’église officielle, voltairianisme élégant, mode d’opposition passagère, sorte de fronde politique, quand ce n’était pas simplement une forme commode de la frivolité licencieuse se servant des doctrines nouvelles comme d’un voile pour couvrir des désordres qui n’avaient rien de philosophique. — C’est autre chose aujourd’hui. La lutte qui s’engage dans la conscience humaine est plus profonde et autrement grave. Il s’agit bien cette fois de notre destinée tout entière, mise comme enjeu suprême dans cette grande partie qui se joue autour de nous, en nous, et dans laquelle, si nous perdons, l’homme perd son dieu.

Un autre idéal de vie, une autre destinée, s’imposent à nous, si les doctrines nouvelles ont raison. Il ne faut pas s’y tromper, et toute illusion à cet égard serait une faiblesse d’esprit ou un aveuglement volontaire. Il est plus viril et plus digne de voir les choses telles qu’elles sont, et de prendre son parti en conséquence. M. Max Müller, dans des leçons récentes données avec éclat à l’Institution royale de la Grande-Bretagne, raillait ingénieusement ces personnes qui se dédoublent intellectuellement, estimant sans doute que la recherche scientifique, quelles que soient les découvertes auxquelles elle aboutit, ne doit jamais toucher les convictions morales ou religieuses. Audacieuses dans leurs idées spéculatives, timorées dans leurs croyances pratiques, quel singulier et ridicule contraste ! « Elles semblent admettre que le monde a été créé deux fois, l’une d’après Moïse, l’autre d’après Darwin. J’avoue que je ne puis adopter cette distinction artificielle, et il me prend envie de poser à ces philosophes à sang-froid la question que le paysan allemand posait à son évêque, qui, comme prince, s’amusait tout le long de la semaine, et, comme évêque, passait le dimanche en prière. : « Qu’adviendra-t-il de l’évêque, si le diable arrive et enlève le prince ? » — M. Max Müller a raison. La recherche scientifique n’est pas un simple délassement intellectuel, et les croyances du savant ne peuvent se séparer de celles de l’homme qui est dans chaque savant. « Quand on s’embarque à bord d’un navire, il y faut mettre les deux pieds, on ne peut en laisser un sur la terre ferme. En quelque lieu qu’il nous conduise, il faut l’y suivre ; en quelque lieu qu’il nous débarque, il faut tenter d’y vivre. La conception du monde et de notre place dans le monde, telle qu’elle a été présentée par M. Darwin et plus vigoureusement définie par quelques-uns de ses successeurs, ne touche pas seulement aux intérêts de la science, elle va droit au cœur, et doit devenir pour tout homme aux yeux de qui la vérité, soit scientifique, soit religieuse, est sacrée, une question de vie et de mort dans la pleine acception du mot. » Tout est sérieux ici, tout doit l’être. Or ce qu’il faut bien comprendre, c’est que parmi les conséquences extrêmes, mais infailliblement prévues, redoutées par quelques-uns des représentans des nouvelles écoles, acceptées avec résolution par d’autres, est cette conception qui proscrit avec l’idée d’un créateur toute idée de finalité comme contraire à la science, d’où suit nécessairement qu’il faut renverser les termes du problème de la destinée, qu’il faut le poser tout autrement, si l’on n’aime pas mieux tout simplement y renoncer.

Ce qui résulte en effet des généralisations scientifiques les plus fortement liées, les plus logiques, qui ont été produites autour de nous dans ces derniers temps, c’est une idée toute nouvelle de la vie, dans laquelle une suite de phénomènes nous a introduits à une heure donnée, d’où la liaison d’autres phénomènes nous retirera demain, manifestations passagères, expressions momentanées de la force unique, universelle, inconsciente, apparitions accidentelles à la surface du temps et de l’espace infinis. Le monde n’est plus ce tout harmonieux où chaque être, le plus humble et le plus sublime, avait sa nature déterminée, sa destination spéciale, dans un ensemble de natures et de fins prévues et coordonnées par la pensée créatrice. Si l’harmonie se produit ici ou là, ce n’est pas une intention, c’est un résultat. Il ne faut plus s’abandonner à ces vagues rêveries d’autrefois, à ces songes énervans d’une philosophie sentimentale, qui aimait à se demander pourquoi l’homme avait été mis en ce monde, quelle est sa fin, ce que Dieu a voulu obtenir de lui en lui imposant la dure tâche de vivre, en vue de quelle destinée il l’éprouve, quelles espérances enfin justifient le mal lui-même et rendent la souffrance sacrée. Cet ordre de questions est à jamais fermé ! On doit exclure de la conception nouvelle ces trois idées : la finalité qui présidait à l’ensemble de l’univers et en réagissait. chaque détail, la pensée suprême qui l’expliquait, la bonté parfaite qui la faisait aimer. La nécessité règne à la place de la finalité, une nécessité mécanique selon les uns, dynamique selon les autres, mais en tout cas une nécessité sans conscience et sans amour.

Au point de vue des philosophies les plus récentes, il n’y a qu’une loi qui règle les manifestations d’une force unique. Cette force identique à elle-même sous ses métamorphoses apparentes exclut toute idée de commencement ou de fin. Elle ne peut ni avoir commencé ni cesser d’être. Elle est tout ce qui est ou du moins tout ce que nous mettons sous cette notion d’existence. Concevoir qu’elle ait pu commencer ou qu’elle puisse finir, ce serait concevoir le néant, le placer avant ou après, c’est-à-dire concevoir une contradiction. Les forces physiques, les forces vitales, les forces sociales, sont les manifestations diverses de cette force ; elles en représentent, pour ainsi dire, les divers degrés d’intensité. Voilà la réalité expérimentale, tout le reste n’est que pure rêverie. La nature n’est que le cercle immense dans lequel s’agitent éternellement ces diverses manifestations de la force, se transmettant et se transformant les unes dans les autres. Une multitude de systèmes de mouvemens se forment et se décomposent selon des rhythmes déterminés. C’est là tout le secret de la naissance et de la mort. Des mouvemens qui s’intègrent ou se désintègrent, voilà l’histoire uniforme, sous des apparences variées, des grands corps astronomiques, des organismes vivans et des organismes sociaux. L’histoire d’un corps vivant nous raconte en raccourci et nous peint sensiblement celle d’un monde. L’évolution, l’équilibre, la dissolution, c’est par cette triple phase que passe toute existence individuelle ou collective. — L’astronomie, la géologie, la physiologie, l’histoire des sociétés humaines, ne représentent réellement aux yeux de l’observateur que des combinaisons de mêmes phénomènes élémentaires variées à l’infini. Qu’est-ce que la vie universelle ? Une succession d’êtres et de formes en fonction de naissance et de mort. Qu’est-ce que chaque vie individuelle ? Un moment insignifiant dans ces variétés de combinaisons et de transformations de mouvemens. Qu’est-ce que l’humanité ? Une collection de ces momens.

La vie individuelle, l’histoire tout entière, ne sont plus que des épisodes imperceptibles perdus dans l’œuvre immense, éternelle de la nature, des accidens sans avenir et sans portée, des quantités infinitésimales que le penseur peut négliger dans la production universelle et infinie dont le Cosmos lui-même n’est qu’un jeu peut-être fortuit et momentané. L’incommensurable nous déborde et nous écrase de toutes parts. Que viendraient faire ici les ridicules protestations d’une chétive personnalité qui ne voudrait pas se résoudre à disparaître et qui jetterait dans l’infini le cri de son impuissance révoltée ? Ira-t-on de nouveau repaître l’imagination humaine des faux espoirs par lesquels les vieilles religions et les vieilles philosophies l’enivraient et l’exaltaient dans le vide ? Il y a un moyen plus digne de nous consoler. La science nous montre la véritable immortalité, celle de nos œuvres, de nos travaux, de nos pensées, celle enfin de la race, qui sort de nous. Encore faut-il bien nous persuader que ce n’est là qu’une immortalité, toute relative et provisoire. Ce n’est qu’un prolongement abstrait de notre existence dans un temps indéfini, mais certainement limité, bien que la limite échappe à nos yeux et même à notre pensée. L’humanité mourra, comme chaque société humaine sera morte, comme chaque homme sera mort. La terre elle-même qui porte, les hommes, comme un navire ses passagers, la terre périra, non dans les forces élémentaires qui la constituent, mais dans sa forme et son organisme actuels. Le soleil, qui est la source de vie pour cette partie du monde, s’éteindra. La mort s’étendra sur l’immensité sidérale ; elle en fera je ne sais quelle gigantesque nécropole où flotteront confusément les cadavres des mondes et les soleils, éteints. L’évolution cosmique elle-même aura une fin, puisqu’elle est un mouvement ; mais cette fin n’en atteindra que les manifestations éphémères : la force elle-même ne peut pas s’anéantir.

Que nous importent après tout soit le repos, relatif de cette force, soit les résurrections possibles de nouveaux univers impossibles à concevoir, complètement différens de tout ce qui est maintenant, et dans lesquels il n’y a pas de place pour ces multitudes de générations, qui auront mesuré par tant de souffrances et de mérites inutiles les longs siècles de l’humanité ? Ainsi s’ouvre, aux limites mêmes de notre connaissance, un au-delà incommensurable que reconnaissent toutes les écoles nouvelles, naturalistes et positivistes, dont elles prétendent avoir la claire vision, tout en arrêtant la pensée et la destinée de l’homme dans le cercle de la réalité phénoménale que mesurent nos facultés, dans le champ circonscrit des lois que nous pouvons vérifier. Immensité matérielle et intellectuelle à la fois, soit le fond de l’espace sans bornes, peuplé de mondes sans nombre, soit l’enchaînement des causes sans terme, ce double infini, ou pressenti par la pensée quand elle essaie de remonter à un premier principe, ou dévoilé par l’astronomie et deviné au-delà du Cosmos actuel, cette immensité, c’est comme un océan, nous dit-on, qui vient battre notre rive et pour lequel nous n’avons ni barque, ni voile. — Qu’importe encore une fois, puisque dans cette immensité l’homme est un étranger ? Devant ces hypothèses gigantesques que l’on jette comme une proie à notre imagination, dans ces espaces que les productions incessantes de la force ne rempliront jamais, même pendant l’éternité, notre personnalité s’épouvante, parce qu’elle se sent là perdue, anéantie. Pascal, qui a ressenti dans sa grande âme toutes les émotions, j’oserais dire tous les frissons de l’infini, aurait seul pu rendre le désespoir de l’âme humaine aux prises avec ces implacables pensées. Il éprouvait quelque chose d’analogue quand il disait : « Le silence éternel de ces abîmes infinis m’effraie, » ou bien encore : « En regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir ce qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître où il est et sans moyen d’en sortir. » Voici que de ces abîmes silencieux une voix est sortie : Pascal n’est plus seul, il est sauvé ; mais imaginez un Pascal sans Dieu, un Pascal sans la croix, en face de cette solitude sans bornes, muette et ténébreuse, où sa personnalité est jetée à l’abandon. Il se sent gagné par le désespoir, par la folie devant ces abîmes, il ne peut en soutenir l’horreur, il va s’y engloutir ; mais quel cri sublime il aurait poussé avant de disparaître dans le gouffre !

C’est l’état où doivent être les grandes imaginations poétiques, s’il en est, parmi celles qui, détachées de toute croyance positive, s’abandonnent au souffle des idées nouvelles. Jamais la situation des esprits n’a été, en un certain sens, plus pathétique qu’aujourd’hui. C’est l’heure de la crise suprême où il faut faire son choix entre deux directions contraires, et, si l’on a fait son choix, renoncer à toutes les anciennes doctrines, les vieilles institutrices et les consolatrices de l’humanité, sur le commencement et la fin des choses, la destinée de l’homme, le caractère indélébile et sacré de la personnalité qu’il crée par la souffrance et la vertu, sous le regard d’un Dieu, son juge et son témoin. Il n’est pas possible qu’un poète vivant dans un temps pareil au nôtre, où tout est remis en question, l’avenir et le passé du monde, le mystère de la vie et de la mort, ne ressente pas profondément dans son âme l’émotion de ces problèmes si violemment agités, et ne s’en fasse pas à un jour donné l’interprète dans des vers qui resteront comme l’expression inspirée d’un moment vraiment tragique dans l’histoire de l’humanité.


II

Ce poète s’est rencontré. Au milieu des frivolités galantes, des jeux plastiques, des ciselures où s’amuse la poésie contemporaine, au-dessus des mièvreries sentimentales où elle s’attarde, voici qu’un grand cri a retenti, un cri superbe, impie et désespéré. Je l’ai recueilli. C’est l’accent authentique d’un vrai poète, absolument sincère, supérieur à la plupart de ceux que l’on cite aujourd’hui, indépendant des petits groupes, des pléiades et des coteries, bien digne d’attention certes par le sentiment des problèmes, par l’ardeur douloureuse qu’il apporte à les étudier, par la profondeur des émotions qu’il en reçoit et qu’il nous communique dans une langue parfois étrange, incorrecte, mais puissante, imagée, forte jusqu’à l’âpreté, lyrique, où circule une âme passionnée, une âme de feu. On ne s’y trompera pas cette fois : c’est la révélation d’une intelligence remuée jusque dans ses profondeurs par les philosophies nouvelles, soit celle de M. Auguste Comte, soit celle de M. Darwin ou de M. Herbert Spencer. Cette poésie ardente et souffrante mérite d’être retenue comme le témoignage de la crise morale et religieuse que nous traversons, l’expression momentanée de l’esprit humain à cette heure de lutte et de trouble. À ce titre, elle nous appartient : elle nous apporte l’écho des souffrances et des luttes d’une génération dans une conscience profonde et grave, digne par sa sincérité de les ressentir, par son talent de les exprimer. Que nous voici loin soit de l’éclectisme railleur de Voltaire nous racontant si gaîment les contradictions des Systèmes, soit de la sérénité de Goethe luttant de calme et de splendeur poétiques avec l’indifférence et la magnificence de la nature ! Ici nous sommes dans une tout autre région de sentiment et d’idée, et pour ainsi dire sous un autre climat moral. C’est la révolte contre les vieilles croyances qui domine dans cette sombre poésie ; mais c’est aussi la tristesse des nouvelles doctrines, c’est l’effroi devant le vide entrevu, parfois le désespoir et quelque chose comme l’hallucination du néant.

Ce petit livre, composé d’une douzaine de morceaux, imprimé plus que modestement, distribué à quelques personnes ; et qui n’était pas même destiné par son auteur à la publicité[1], il est né d’une inspiration vraie, il vivra. On assure que l’auteur est une femme ; on ne s’en douterait pas à l’énergie et à la virilité de la pensée. Tout cela d’ailleurs n’importe guère ; c’est une partie de l’âme moderne que nous voyons à découvert dans ce livre, ce sont ses agitations morales, ses emportemens et tout à côté ses découragemens. Cela seul nous intéresse. Ses colères d’abord et ses protestations contre le Dieu qu’elle abandonne, voilà ce qui frappe l’esprit dès que l’on ouvre ces pages. Le lecteur est saisi par la violence des anathèmes contre les vieilles formes de l’idéal et du divin, que le poète répudie avec trop de haine pour n’y pas croire un peu. On n’injurie ainsi que ce qu’on est habitué à craindre et ce qu’on redoute encore.

Lisons ensemble quelques vers de ce Prométhée qui a su être original même après celui de Byron, celui de Shelley, celui de Goethe. C’est un des sujets favoris de la poésie moderne et l’un de ceux qui se prêtent le mieux à l’inspiration philosophique. Byron, dans le transparent symbole qu’il emprunte au vieil Eschyle, montre l’homme en lutte avec la destinée, rompant cette trame artificielle du sort dans laquelle les faibles seuls restent captifs. Goethe crée un Prométhée spinoziste, s’écriant qu’il est le maître même de la nature par son activité, et qu’en dehors de la nature et de l’homme il ne pourrait y avoir que des pouvoirs vassaux du destin, ce qui les placerait au-dessous de l’homme. Le drame de Shelley, c’est la délivrance du prisonnier de Jupiter par l’avènement d’une foi nouvelle, la foi à la puissance de la nature, la seule divinité ; il célèbre la chute des idoles, la ruine des vieilles tyrannies qui tombent devant la science. C’est évidemment de la pensée de Shelley que se rapproche le hardi Prométhée de Mme Ackermann. La pièce s’ouvre par des imprécations :

Frappe encor, Jupiter, accable-moi, mutile
L’ennemi terrassé que tu sais impuissant ;
Écraser n’est pas vaincre, et ta foudre inutile
S’éteindra dans mon sang.

Quel est son crime ? Il a voulu relever l’homme, jeter l’étincelle de la pensée dans l’obscur limon dont cette pauvre et tremblante créature était pétrie ; il a tenté de le faire croire à des dieux clémens, il a voulu inaugurer une ère d’amour sur cette terre cruelle, abreuvée de sang :

Ô mes désirs trompés ! ô songe évanoui !
Des splendeurs d’un tel rêve encor l’œil ébloui,
Me retrouver devant l’iniquité céleste,
Devant un dieu jaloux qui frappe et qui déteste,
Et dans mon désespoir me dire avec horreur :
« Celui qui pouvait tout a voulu la douleur ! »

Mais la vengeance est là qui s’apprête. Un esprit de révolte, descendu de ce rocher expiatoire, va transformer la terre. Le vieux captif du Caucase a choisi son héritier. Déjà grâce à lui, la raison s’est affermie, le doute va naître. Bientôt les mortels s’enhardiront au point de citer le tyran divin à leur tribunal. « Pourquoi nos maux ? s’écrieront-ils ; pourquoi le caprice et la haine d’un dieu ? » Et alors s’élèvera contre ce dieu un juge, la conscience humaine ; elle ne pourra l’absoudre, et le rejettera. Ce : sera le vengeur promis à la détresse de Prométhée :

Délivré de la foi comme d’un mauvais rêve,
L’homme répudiera les tyrans immortels,
Et n’ira plus, en proie à des terreurs sans trêve,
Se courber lâchement au pied de tes autels.
Las de le trouver sourd, il croira le ciel vide.
Jetant sur toi son voile éternel et splendide,
La nature déjà, te cache à son regard ;
Il ne découvrira dans l’univers sans borne
Pour tout dieu désormais qu’un couple aveugle et morne,
La Force et le Hasard.

Montre-toi, Jupiter, éclate alors, fulmine
Contre ce fugitif à ton joug échappé.
Refusant dans ses maux de voir ta main divine,
Par un pouvoir fatal il se dira frappé.
Il tombera sans peur, sans plainte, sans prière,
Et quand tu donnerais ton aigle et ton tonnerre
Pour l’entendre pousser au fort de son tourment
Un seul cri qui t’atteste, une injure, un blasphème,
Il restera muet ; ce silence suprême
Sera ton châtiment.

Prométhée n’est qu’une belle imprécation y mais c’est tout un drame lyrique, en quatre parties, que Mme Ackermann a consacré à la grande figure et au grand nom de Pascal. Le Sphinx, la Croix, l’Inconnue, le Dernier Mot, voilà les divisions de cette œuvre, la plus étendue et l’une des plus hardies du livre. Ici. d’ailleurs l’audace des anathèmes redouble : ils ne s’adressent plus à un dieu mythologique, à un dieu de convention, au vainqueur des titans ; ce ne sont plus des foudres inoffensives que le poète va provoquer. Ses coups portent plus haut ; c’est jusqu’au Dieu de l’Évangile que remontent les ardentes apostrophes de son impiété exaspérée. C’est la croix qu’il veut abattre, la croix libératrice qui s’élève à ce sommet sublime où se fait le partage des deux mondes, le monde antique avec l’esclavage et la haine, le monde moderne avec l’égalité des âmes et la loi de l’amour. Tout cela ne satisfait pas le poète, et s’il faut accepter la sombre alternative posée par Pascal : croire ou désespérer, eh bien ! il désespérera ; mais d’abord il décrit en traits superbes la lutte de Pascal avec le sphinx. Dans ce pâle et frêle chrétien qui l’a défié, le sphinx est tout surpris de trouver un athlète héroïque.

Quels assauts ! quels élans ! Jamais lutte pareille
Ne s’était engagée à la clarté des cieux !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Parfois le sphinx, outré d’une telle assurance,
Tentait de t’arracher un rêve, une espérance,
Tu ne lâchais pas prise, et l’animal ailé
De ses ongles en vain labourait ta poitrine ;
Tu regardais couler ton sang avec transport,
Dans tes bras déchirés pressant la foi divine,
Et tu livrais tes flancs pour sauver ton trésor.

Pascal est vainqueur. Que va-t-il faire de sa victoire ? Un hommage à la terreur insensée qui va tout prendre, sa force, sa volonté, sa raison :

Comment ? tant de faiblesse après tant de vaillance ?
Puisqu’entre ces trépas tu pouvais faire un choix,
N’eût-il pas mieux valu périr sans défaillance,
Dévoré par le sphinx, qu’écrasé sous la croix ?

Cette vie cependant si pleine de luttes terribles et de dévorantes austérités, elle eut son heure d’enchantement. La légende d’un amour profond et délicat est venue jusqu’à nous. Quelle était cette femme assez belle, assez noble, pour avoir un instant soumis ce cœur si fier ? Les hommes ont à peine murmuré un nom :

L’image fugitive à peine se dessine ;
C’est un fantôme, une ombre, et la forme divine
En passant devant nous garde son voile au front…

Si la triste et chaste inconnue sut qu’elle fut aimée et par qui, quelle dut être son ivresse, et quel dut être aussi son effroi ! .. Mais bientôt les scrupules vinrent assaillir l’âme douloureuse de Pascal, et son amour s’immola lui-même,

Se croyant un péché, lui qui n’était qu’un rêve !

La foi reprit tout dans ce cœur : aussi quelle dure apostrophe au dieu jaloux !

Dans ton avidité désastreuse, infinie,
Tu ne lui laissas rien qu’une croix et la mort ;
Oui, tu lui ravis tout, et trésor à trésor ;
Après son chaste amour, tu lui pris son génie.
Sacrifice complet ! Jamais être mortel
N’avait encor livré tant de dons à ta flamme.
Ton rayon devint foudre en tombant sur cette âme ;
Il a tout dévoré, l’holocauste et l’autel.

Alors éclate le dernier mot du poète. Dût la noble cendre de Pascal frémir d’horreur, le poète veut exprimer les colères que son âme tient amassées. Oui, tout est vrai, Pascal, dans les sombres peintures que tu fais de l’homme. Voilà bien nos tortures, nos désespoirs, nos doutes ; mais, lorsque, nous traînant des sommets aux abîmes, tu nous tiens suspendus entre deux infinis, tu crois que tu n’as plus qu’à dévoiler la foi pour nous voir tomber anéantis sur son sein ! Tu t’es trompé, Pascal !

Quand de son Golgotha, saignant sous l’auréole,
Ton Christ viendrait à nous, tendant ses bras sacrés,
Et quand, il laisserait sa divine parole
Tomber pour les guérir sur nos cœurs ulcérés,
Quand il ferait jaillir devant notre âme avide
Des sources d’espérance et des flots de clarté,

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous nous détournerions du tentateur céleste,

Qui nous offre son sang, mais veut notre raison.
Pour repousser l’échange inégal et funeste,
Notre bouche jamais n’aurait assez de « non ! »
 Non à la croix sinistre et qui fit de son ombre
Une nuit où faillit périr l’esprit humain,
Qui, devant le progrès se dressant haute et sombre,
Au vrai libérateur a barré le chemin !
 Non à cet instrument d’un infâme supplice
Où nous voyons, auprès du divin innocent
Et sous les mêmes coups, expirer la Justice ;
 Non à notre, salut, s’il a coûté du sang ;
....... Non même à la victime
Et non par-dessus tout au sacrificateur !

Eh quoi ! peut-on croire qu’il est un Dieu, qu’il dispose de la force infinie, et qu’il assiste aux jeux sanglans de l’arène humaine, imposant le massacre, infligeant l’agonie ? Faudra-t-il donc saluer ce dieu cruel comme le gladiateur mourant saluait césar ? S’il existe, forçons-le par nos anathèmes à révéler sa puissance immorale et à nous écraser :

Qui sait ? nous trouverons peut-être quelque injure
Qui l’irrite à ce point que, d’un bras forcené,
Il arrache des cieux notre planète obscure,
Et brise en mille éclats ce globe infortuné.
Notre audace du moins vous sauverait de naître,
Vous qui dormez encore au fond de l’avenir,
Et nous triompherions d’avoir, en cessant d’être,
Avec l’humanité forcé Dieu d’en finir.
Oh ! quelle immense joie après tant de souffrance !
A travers les débris, par-dessus les charniers,
Pouvoir enfin jeter ce cri de délivrance :
Plus d’hommes sous le ciel, nous sommes les derniers !

À ces accens désespérés, vouant le monde au néant et condamnant les générations futures à ne pas naître, on croirait entendre un disciple de Schopenhauer. Le monde est aussi mauvais que possible, et l’optimisme est « une absurdité criante inventée par les professeurs de philosophie pour se mettre d’accord avec la mythologie des Juifs, qui prétend que tout est bien. » Promenons l’optimiste le plus endurci dans les hôpitaux, les lazarets, les cabinets d’opérations chirurgicales, dans les cachots, sur les places d’exécution, sur les champs de bataille ; il verra si la vie est autre chose qu’une chasse incessante, où, tantôt chasseurs et tantôt chassés, les êtres se disputent les lambeaux d’une horrible curée, une guerre de tous contre tous, une sorte d’histoire naturelle de la douleur qui se résume ainsi : vouloir sans motif toujours souffrir, toujours lutter, puis mourir, et ainsi de suite dans les siècles des siècles jusqu’à ce que la croûte de notre planète éclate[2]. Qu’il vaudrait bien mieux que le monde, étant si mauvais, n’eût pas été ou qu’il cessât d’être ! Lui aussi, Schopenhauer, s’écrierait avec volupté sur les ruines du monde :

Plus d’hommes sous le ciel, nous sommes les derniers !

III

Dieu est détrôné. A sa place, les lois aveugles et fatales règnent ; du moins il n’y a plus là quelqu’un à maudire, il y a simplement quelque chose à subir. Ces souveraines, si elles nous font du mal, c’est sans le vouloir et sans nous haïr. La raison va-t-elle être satisfaite ? Le poète, qui croit être ici la voix de l’humanité pensante, va-t-il abdiquer sa colère ? Sa colère, oui, non sa tristesse. Je me souviens à ce propos d’un admirable passage de l’Éloa de M. de Vigny. Elle a tout donné, la vierge mystique, sa part de bonheur, son innocence, sa beauté, son ciel et son dieu, tout pour apaiser par un peu d’amour l’orage de haine qui gronde dans le cœur du maudit. Elle espère, à force de sacrifices, ramener le calme dans cette âme de colère. Elle interroge son funeste compagnon, elle voudrait du moins, ayant tout donné, que ce don ne fût pas perdu :

Seras-tu plus heureux, du moins es-tu content ?
— Plus triste que jamais. — Qui donc es-tu ? — Satan.

Quelque chose de semblable se passe dans l’âme du poète, où se représentent comme sur une scène les phases diverses du grand drame. Substituez à l’Éloa du poète la pensée avec ses inquiétudes, ses aspirations, ses sacrifices ; substituez l’homme à l’archange proscrit. Elle aussi, la pensée, comme Éloa, est sortie de l’âge de l’innocence, elle a subi l’attrait de la science. Elle offre à l’homme, son compagnon de route et d’exil, la vérité enfin conquise après tant de siècles d’illusions douloureuses ; elle l’a vu tant de fois se révolter contre la dure loi de l’épreuve, contre la souffrance, contre la mort, contre l’amour, parfois pire que la mort, contre Dieu surtout, qui lui inflige tant de supplices, que sa toute-puissance pouvait lui épargner. Elle lui apporte cette consolation suprême, le grand mot : « rassure-toi, Dieu n’est pas. » Elle pense que l’homme va se réjouir enfin, que sa conscience affranchie des peurs serviles va respirer à l’aise sous un ciel désert. Comme Éloa, elle lui dit : « Seras-tu plus heureux, du moins es-tu content ? » Et l’homme aussi lui répond : « Plus triste que jamais. »

C’est bien là l’impression qui règne dans les chants où le poète annonce et célèbre l’avènement des doctrines nouvelles. On pourrait presque dire que c’est l’inspiration unique de cette singulière poésie, monotone, puissante pourtant par la profondeur des sentimens et la mélancolique beauté des images. Si c’est la vérité qu’elle révèle, pourquoi donc si peu de joie et si peu d’amour ? Est-ce que le signe sensible de la vérité n’est pas l’ivresse de l’avoir conquise et le bonheur de la posséder ? Eh bien ! lisez cette page où, pour la première fois, le positivisme a été défini en beaux vers. Le poète triomphe des dernières conquêtes de la raison et de la science, mais quel triomphe morne et quelle peinture de l’expiation !

Il s’ouvre par-delà toute science humaine
Un vide dont la foi fat prompte à s’emparer.
De cet abîme obscur, elle a fait son domaine ;
En s’y précipitant, elle a cru l’éclairer.
Eh bien ! nous t’expulsons de tes divins royaumes,
Dominatrice ardente, et l’instant est venu.
Tu ne vas plus savoir où loger tes fantômes ;
Nous fermons l’inconnu.

Mais ton triomphateur expiera ta défaite.
L’homme déjà se trouble, et, vainqueur éperdu,
Il se sent ruiné par sa propre conquête ;
En te dépossédant, nous avons tout perdu.
Nous restons sans espoir, sans recours, sans asile,
Tandis qu’obstinément le désir qu’on exile
Revient errer autour du gouffre défendu.

Le poète ne retrouve un peu de calme que dans les rares instans eu il oublie l’homme pour contempler la nature dans ses perpétuelles métamorphoses. Il s’élève alors à une sorte de quiétisme scientifique ; mais il ne s’y complaît pas et ne s’y arrête pas longtemps. Dans cet ordre d’idées, nous avons remarqué la pièce intitulée le Nuage, inspirée de Shelley ? l’influence du poète anglais est sensible dans tout le volume. Aussi bien, s’il eût vécu de notre temps, Shelley eût été l’interprète prédestiné du naturalisme. Ce Nuage est tout un symbole de la doctrine de révolution. Son histoire n’est-elle pas celle même des forces éternelles en circulation dans le Cosmos, qu’aucune forme ne limite, qu’aucun temps n’épuise, qu’aucun être ne contient, qu’aucun système, aucune formule ne définira jamais, qui échappent à la mort, et pour qui la naissance même n’est qu’une transformation ? « Je change, mais je ne puis mourir, » dit le nuage :

Levez les yeux, c’est moi qui passa sur vos têtes,
Diaphane et léger, libre dans le ciel pur ;
L’aile ouverte, attendant le souffle des tempêtes,
Je plonge et nage en plein azur.

Le voilà ; il flotte et voyage comme un mirage serrant. L’aurore et le soir le colorent tour à tour. Il est calme et doux comme une vision heureuse. Regardez, maintenant c’est la tempête et l’horreur.

On croirait voir au loin une flotta qui sombre,
Quand d’un bond furieux fendant l’air ébranlé
L’ouragan sur ma proue inaccessible et sombre
S’assied, comme un pilote ailé.

La ruine et la mort ont passé sur les cités humaines. Voici maintenant la pluie bienfaisante et la divine fécondité des champs :

Sur le sol altéré, je m’épanche en ondées,
La terre rit ; je tiens sa vie entre mes mains.
C’est moi qui gonfle au sein des plaines fécondées
L’épi qui nourrit les humains.

Où j’ai passé, soudain tout verdit, tout pullule :
Le sillon que j’enivre enfante avec ardeur.
Je suis onde et je cours, je suis sève et circule,
Caché dans la source ou la fleur.

Un fleuve le recueille ; mais un désir irrésistible semble le pousser plus loin toujours vers un but inconnu ; il vole à ce but « comme un grand trait liquide qu’un bras invisible a lancé. » C’est l’océan qui l’appelle, qui l’attire, qui l’absorbe amoureusement.

Océan, ô mon père ! ouvre ton sein, j’arrive !

. . . . . . . . . . . . . . . .

Mais le soleil, baissant vers toi son œil splendide,

M’a découvert bientôt dans tes gouffres amers.
Son rayon tout-puissant baise mon front limpide :
J’ai repris le chemin des airs.

Ainsi jamais d’arrêt, pas de repos ; la nature, patiente ouvrière, ne fait que dissoudre et recomposer.

Tout se métamorphose entre ses mains actives ;
Partout le mouvement, incessant et divers,
Dans le cercle éternel des formes fugitives
Agitant l’immense univers.

Nous avons analysé ce petit poème, parce qu’à vrai dire il est une exception dans le volume que nous avons sous les yeux. C’est le seul où la philosophie nouvelle s’exprime tranquillement, sans quelque retour mélancolique ou passionné sur le sort qui est fait à l’homme dans l’univers dévoilé par la science. Partout ailleurs le problème de la destinée revient sous toutes les formes agiter le poète, l’inquiéter dans la paix précaire et factice de ses convictions, jeter dans sa contemplation le trouble et l’effroi du grand abandon, la révolte de la personnalité humaine contre la loi qui la condamne à une apparition éphémère suivie de l’anéantissement. L’amour et la mort, c’est le texte perpétuel des sombres méditations du poète, et n’est-ce pas là en effet le double mot qui résume la destinée terrestre de l’homme : l’amour, c’est-à-dire la vie, ses joies les plus pures, ses ivresses, ses enchantemens infinis avec ses aspirations sans borne et ses rêves d’éternité, — la mort, c’est-à-dire l’inévitable lendemain de ces ivresses, le démenti brutal à ces éternités promises, la rupture violente de ces pactes de l’amour où un bonheur isolé de l’autre semblait, être le plus cruel supplice, — où la séparation dans le néant était la plus sanglante ironie ? L’Amour et la Mort, c’est le titre d’une des plus belles pièces du recueil, celle où la passion, en lutte, avec les idées nouvelles, s’élève le plus haut dans cette lutte et prend, pour ainsi dire, son plus fier élan en s’appuyant sur l’obstacle infranchissable.

Regardez-les passer, ces couples éphémères !
Dans les bras l’un de l’autre enlacés un moment,
Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières,
Font le même serment :

« Toujours ! » un mot hardi que les cieux qui vieillissent
Avec étonnement entendent prononcer,
Et qu’osent répéter des lèvres qui palissent
Et qui vont se glacer !

Vous qui vivrez si peu, pourquoi cette promesse, ce vain défi au néant ? N’entendez-vous pas cette voix inflexible qui crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas ? » — Et vous aussi, aimez donc et mourez ! — Ils protestent, les amans désespérés, ils protestent contre la dure loi, et dans quel noble et fier langage ! Nous voudrions tout citer de ce poème ; citons au moins, ces belles strophes où l’implacable nature répond à ce cri de l’illusion humaine, à ce mensonge de l’amour et de l’orgueil proclamant l’éternité de l’homme :

Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires,
Seuls au pouvoir fatal qui détruit en créant !
Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères
En face du néant.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand un souffle d’amour traverse vos poitrines,

Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus,
Aux pieds de la beauté lorsque des mains divines
Vous jettent éperdus,

Quand, pressant sur ce cœur qui va bientôt s’éteindre
Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas,
Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre
L’infini dans vos bras,

Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure,
Déchaînés dans vos flancs comme d’ardens essaims,
Ces transports, c’est déjà l’humanité future
Qui s’agite en vos seins.

Elle se dissoudra, cette argile légère
Qu’ont émue un instant la joie et la douleur ;
Les vents vont disperser cette noble poussière
Qui fut jadis un cœur.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime,

Il aura sillonné votre vie un moment ;
En tombant, vous pourrez emporter dans l’abîme.
Votre éblouissement.

Mais une si triste consolation ne suffit pas au poète, et dans une autre pièce, Paroles d’un Amant, il soutient hardiment qu’il y a pour l’amour même une sorte de joie lugubre à penser que l’être idolâtré ne revivra pas ailleurs, sous d’autres cieux, séparé par l’infini de celui qui traîne sur la terre un reste de jours misérables. Qu’on ne vienne pas lui parler d’éternité :

C’est assez d’un tombeau, je ne veux pas d’un monde
Se dressant entre nous.

Qu’on ne vienne pas lui dire qu’un ciel, je ne sais lequel, lui rendra l’être dont la mort l’a séparé :

Me le rendre, grand Dieu ! mais ceint d’une auréole,
Rempli d’autres pensers, brûlant d’une autre ardeur,
N’ayant plus rien en soi de cette chère idole
Qui vivait sur mon cœur !


Ah ! j’aime mieux cent fois que tout meure avec elle,
Ne pas la retrouver, na jamais la revoir ;
La douleur qui me navre est certes moins cruelle
Que votre affreux espoir.

L’amour est jaloux de l’éternité même. S’aimer est tout, vivre en s’aimant est tout, vivre plus ou moins longtemps, qu’importe ? mais vivre séparés par l’éternité, voilà l’inconsolable malheur.

Durer n’est rien. Nature, ô créatrice, ô mère !
Quand sous ton œil divin un couple s’est uni,
Qu’importe à leur amour qu’il se sache éphémère,
S’il se sent infini ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand la mort serait là, quand l’attache invisible

Soudain se délierait qui nous retient encor,
Et quand je sentirais dans une angoisse horrible
M’échapper mon trésor,

Je ne faiblirais pas ; fort de ma douleur même,
Tout entier à l’adieu qui va nous séparer,
J’aurais assez d’amour en cet instant suprême
Pour ne rien espérer.

Mais ce n’est là que l’exaltation passagère d’un amour qui sent la vie lui échapper et qui aime mieux jeter l’objet aimé dans le néant, où il ne sera à personne, que dans une éternité qui pourrait le lui ravir. C’est le suprême choix d’un désespéré. Rien de morne et de lugubre comme la pensée du poète chaque fois que cette nature invoquée et maudite lui révèle sa face meurtrière et sereine. Dans un dialogue étincelant des plus sombres beautés, la Nature et l’Homme, elle dévoile enfin son but, celui qu’elle poursuit du fond de l’éternité. Ce but, ce n’est pas l’atome humain. L’ouvrière immortelle, qui dispose du temps, de l’espace et de la matière, songe déjà à franchir l’humanité, après qu’elle l’a créée. Je ne sais quel grand désir germe dans son sein. On dirait qu’elle prépare ses entrailles pour un suprême enfantement. Toutes les créations successives n’ont été pour elle que des essais de sa force et des avortemens qu’elle rejette avec dédain. Elle tend à quelque chose de plus grand, de plus fort, de plus libre. L’homme n’est que l’ébauche imparfaite du chef-d’œuvre qu’elle a rêvé. Elle repousse cette frêle ébauche, comme les autres, dans le néant, et reprend dans ses mains l’argile dont elle l’avait formée et qu’elle va repétrir. Que médite-t-elle, la grande artiste ? que prépare-t-elle ? Médite-t-elle et prépare-t-elle un dieu ? — Non, lui répond l’homme, maître à son tour de la nature par la science, et qui se refuse à reconnaître en elle une puissance imaginaire. « Non, lui dit-il ; j’ai mesuré tes forces ? tu ne pourras rien faire de plus grand que moi, et, si chétif que je sois, j’ai marqué les bornes de ton pouvoir ! Tu n’enfanteras pas un dieu, tu ne peux engendrer que pour la mort ! »

Car sur ta route en vain l’âge à l’âge, succède :
Les tombes, les berceaux ont beau s’accumuler,
L’idéal qui te fuit, l’idéal qui t’obsède
A l’infini pour reculer.

Tous ces anathèmes viennent se concentrer dans le dernier poème, le cri où éclate le sentiment de détresse dont cette âme est pleine. C’est comme la dernière note d’un naufragé. C’en est un en effet. Le poète se compare au passager qui voit s’entr’ouvrir le pont du navire et qui, à perte de vue, n’aperçoit que la mer immense se soulevant pour l’engloutir. Il redresse son front au-dessus du flot qui le couvre, et pousse au large un dernier cri. Comme ce voyageur, le poète sent le gouffre sous ses pieds, sur sa tête la foudre. Autour de lui, les ondes et les cieux luttent d’acharnement, de bruit, d’obscurité. Ce navire perdu, c’est la nef humaine qui court à travers les abîmes sans boussole et démâtée.

Mais ce sont d’autres flots, c’est un bien autre orage,
Qui livre des combats dans les airs ténébreux ;
La mer est plus profonde, et surtout le naufrage
Plus complet et plus désastreux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’équipage affolé manœuvre en vain dans l’ombre ;

L’Épouvante est à bord, le Désespoir, le Deuil ;
Assise au gouvernail, la Fatalité sombre.
Le dirige vers un écueil.
 
Moi que sans mon aveu l’aveugle Destinée
Embarque sur l’étrange et frêle bâtiment,
Je ne veux pas non plus, muette et résignée,
Subir mon engloutissement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Afin qu’elle éclatât d’un jet plus énergique ;

J’ai dans ma résistance à l’assaut des flots noirs
De tous les cœurs en moi, comme en un centre unique,
Rassemblé tous les désespoirs.

Qu’ils vibrent donc si fort, mes accens intrépides,
Que ces mêmes cieux sourds en tressaillent surpris ;
Les airs n’ont pas besoin, ni les vagues stupides,
Pour frissonner, d’avoir compris.

Ah ! c’est un cri sacré que tout cri d’agonie.
Il proteste, il accuse au moment d’expirer.
Eh bien ! ce cri d’angoisse et d’horreur infinie,
Je l’ai jeté je puis sombrer !

IV

Assurément c’est de la poésie troublante et troublée ; mais c’est de la poésie. Rien de semblable n’avait été entendu dans ce siècle en France ; je veux dire rien de plus désespéré. Ce cri méritait de retentir par-dessus l’indifférence et la frivolité des uns, par-dessus le calme et la confiance intrépide des autres. C’est l’écho dans une forte imagination des conceptions nouvelles que l’on nous impose sur le monde, sur l’homme et sur la vie. Là est le caractère et l’impérieuse originalité de ces poèmes. Ils sont étranges et saisissans. L’âpre monotonie de l’accent les fixe irrésistiblement dans l’âme qui les entend. On ne peut plus s’en détacher ; on en épuise jusqu’au fond la sombre volupté. C’est une sorte d’ivresse lugubre qui vous gagne ; il sort de là je ne sais quel esprit de vertige, comme d’un abîme que l’on contemple.

Certes Lamartine et Alfred de Musset avaient trouvé de magnifiques accens pour traduire les tourmens de l’âme devant les mystères de sa destinée ; mais au fond ils tenaient encore par les dernières racines de leur pensée ou de leur cœur à des doctrines religieuses qui renfermaient la solution de ces grands problèmes. On sent cela surtout chez Lamartine. Il nous donne l’émotion de ces problèmes, il ne nous en donne pas l’effroi. Quand il nous enlève jusqu’aux sommets les plus hauts où la méditation humaine puisse monter, on sent encore que l’on est soutenu par une aile large et forte, et que ce vol qui nous tient éperdus se dirige. C’est un mélancolique souvent, ce n’est jamais un révolté. Dans ses tristesses les plus sombres subsiste un optimisme secret qui les attendrit et comme un reflet de foi qui les colore et les tempère. Quelque chose d’analogue se remarque même dans Alfred de Musset. Lui aussi, après les jours de sa folle saison, quand, instruit par la souffrance, il apprit qu’il y a quelque chose de sérieux dans la vie, et s’écria dans un chant admirable : « L’infini me tourmente, » lui aussi, l’auteur de l’Espoir en Dieu et de la Lettre à Lamartine, au fond du cœur, à certaines heures plus graves, il entendait une voix qui le rappelait vers les vieilles croyances oubliées. Il avait abandonné son âme, sous certains souffles desséchans, à l’ironie, au scepticisme des cœurs blasés ; il la reprenait alors aux folles idoles qui engendrent le doute pour la rendre et la consacrer soit au regret, soit à l’espérance. Dans ses ivresses mêmes, il garda toujours quelque chose comme la nostalgie du dieu perdu. Et combien il avait de charme alors dans ces retours et ces prosternemens inattendus ! C’était la grâce du sceptique redevenu tout d’un coup « capable de prières et de larmes. » Chez Mme Ackermann, comme on a pu le voir, tout diffère. Nous ne comparons pas les talens assurément, nous ne comparons que les inspirations. Ici on sent que le divorce est radicalement accompli avec les antiques croyances et les cultes du passé. Ce n’est plus, comme chez Lamartine, la vague mélancolie des espérances trompées ou des amours déçus, le sentiment de la disproportion entre les vœux de l’homme et les fugitifs bonheurs dont il lui est donné de jouir. Ce n’est plus, comme chez Alfred de Musset, cette amertume née au milieu de la volupté, cette angoisse secrète qui sort de la jouissance même et qui lui survit, ou bien encore cet élan subit du cœur qui, meurtri par la vie, interroge la mort et remonte à Dieu pour savoir ce qu’il doit craindre de l’une ou espérer de l’autre. C’est la science qui se substitue à la foi ; M. Auguste Comte est le révélateur. Pour la première fois on sent le contre-coup direct des nouveaux systèmes dans l’imagination d’un poète. Il scrute les problèmes, non dans l’espérance de les résoudre, mais pour montrer aux yeux de la raison éclairée qu’ils ne peuvent pas être résolus. Il y a de la passion aussi, mais cette passion, c’est la haine, c’est la colère contre la crainte servile qui a si longtemps prosterné l’humanité devant des autels baignés du sang et des pleurs de tant de générations. Cette fois ce n’est plus un thème poétique qu’on poursuit, une rêverie que l’on exprime ; c’est une âme qui se livre.

Mais en même temps qu’on aura remarqué l’origine scientifique de ces inspirations, on aura été frappé de la morne tristesse qui règne d’un bout à l’autre dans ces vers et qui en fait l’unité à travers les sujets les plus variés. Elle en fait en même temps ce que j’oserais appeler, malgré tant d’anathèmes, l’austérité et la moralité ; elle en fait aussi la poésie même, — oui, la poésie, car elle n’est possible avec de pareils systèmes que dans les périodes de transition, quand il y a encore lutte de l’âme tout entière avec le passé qui l’obsède. Plus tard, si ces systèmes devaient triompher, le conflit cesserait, et avec lui l’état violent et pathétique des esprits, favorable aux inspirations du poète. Si ces doctrines étaient la vérité, toute la vérité, il n’y aurait pas plus de haine et de colère contre Jéhovah que nous n’en avons aujourd’hui contre Jupiter. Il n’y aurait plus qu’une philosophie, la physique, — qu’une religion, la physique, — qu’une poésie, encore et toujours la physique ! — La tristesse même, la sombre inspiratrice de ces poèmes, elle ne serait plus possible. Elle ne peut être que le résultat d’une comparaison entre les dogmes nouveaux et les dogmes anciens. On sait ce qu’on quitte, on s’effraie de ce qu’on va trouver à la place. Voilà d’où naît ce trouble affreux de l’esprit. L’apaisement se fera, l’abaissement plutôt, irrémédiable, définitif, si les nouveaux dogmes peuvent jamais établir leur empire. On peut dire à ce poète ce qu’il dit lui-même à Pascal : « La preuve que ta foi scientifique n’est pas la certitude encore, c’est ton désespoir. Aurais-tu tant gémi, si tu n’avais douté ? »

Le jour où l’on ne doutera plus, on se résignera à l’inévitable ; On prendra une autre forme d’esprit, d’autres habitudes mentales ; on s’acclimatera dans d’autres régions de sentiment et d’idée. La folie mystique sera bien déracinée cette fois ; l’industrie et la science seront les seules divinités de ce monde nouveau. Pour cela, il faudra refaire une autre humanité ; on nous le promet. Nous attendons les prophètes à l’œuvre ; mais alors même on n’obtiendra rien tant que subsistera ce mystérieux au-delà conservé sous des noms différens dans les nouvelles écoles, les plus hostiles à toute idée transcendante ou mystique, soit l’immensité de M. Littré, au bord de laquelle il s’efforce de retenir l’esprit humain, ce vide à la limite de toute science, dont nous parle si éloquemment Mme Ackermann, où la foi avait placé ses vains royaumes, « ce gouffre défendu, » autour duquel erre éternellement le désir exilé, — soit cette région de l’inconnaissable, décrite par M. Spencer comme s’il la connaissait, où il place le principe des choses, la source de la force, principe et pouvoir à la fois réel et. inaccessible, que l’on nomme et que l’on interdit à la fois, comme pour irriter la curiosité de l’esprit. N’est-ce pas en effet une situation extraordinaire, une contrainte impossible que l’on impose à la raison quand on vient lui dire : « Ici, aux limites de tes facultés de connaître, se dresse une barrière infranchissable. Tout porte à croire que derrière cette barrière se cache le grand mystère ; mais tu n’y pénétreras jamais. Le secret est là, un voile le recouvre dans le dernier sanctuaire de la nature, par-delà l’espace, le temps, la mesure ; mais tu ne lèveras pas le voile, et l’humanité passera et la terre mourra avant qu’un coin du voile ne soit seulement levé ni par la science ni par le génie même. » — C’est là une impossible contrainte, une insupportable tyrannie, un état de crise aiguë qui peut bien être propice encore aux poètes, mais qui ne peut être le régime normal de l’humanité. Il faut ou que l’abîme défendu soit à tout jamais fermé, et qu’on déclare que toute réalité inaccessible est une pure chimère, — ou que l’immensité pressentie redevienne cet infini où l’homme replacera la source de ses immortels espoirs, la sanction de sa destinée, son idéal et son Dieu.


E. CARO.

  1. Poésies philosophiques, par L. Ackermann.
  2. M. Ribot, la Philosophie de Schopenhauer, p. 141.