La Poésie et les poètes de la nouvelle génération

La Poésie et les poètes de la nouvelle génération
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 710-737).


LA
POÉSIE ET LES POÈTES
DE LA NOUVELLE GÉNÉRATION

Ce qu’on appelle poétiquement le concert des oiseaux dans les matinées du printemps est un gazouillement désordonné où il est malaisé de distinguer le cri mutin de la mésange, la voix éclatante du loriot, l’accent varié de la fauvette. Un lecteur sans préjugé ni préparation particulière doit trouver quelque chose d’analogue dans l’ensemble confus de chants que nos poètes offrent à un auditoire distrait. Un premier coup d’œil en effet jeté sur la poésie de ces trois ou quatre dernières années ne permet d’apercevoir tout d’abord que des ressemblances : c’est comme la marque du temps. Tout appartient à peu près au genre lyrique moyen, tout est détaché et en fragmens ; l’esprit d’entreprise, l’ambition, manquent. La forme ne change pas sensiblement d’un écrivain à l’autre : un peu plus, un peu moins d’habileté dans l’innovation ; la coupe des vers et le rajeunissement de la langue sont partout l’objet d’une étude sérieuse. En y regardant de plus près, cette uniformité disparaît : sous la ressemblance des procédés, il y a des tentatives diverses ; on se sert des mêmes moyens pour attirer les yeux, l’esprit n’est pas le même. La strophe, qui s’applique à toute espèce d’objets, le sonnet, qui ne rend pas les armes, le tercet dantesque, dont on fait grand usage, sont employés aux desseins les plus opposés. Les poètes paraissent s’entendre sur l’art qu’ils pratiquent, ils ne s’accordent pas sur le but de cet art même.

Plusieurs le regardent comme une parure de la société ; au-delà du plaisir qu’il procure, ceux-ci ne voient plus rien qu’on puisse exiger de lui. Un des traits les plus caractéristiques de la période littéraire correspondant au second empire, c’est que jamais l’école de l’art pour lui-même n’a été plus en vue. Voilà peut-être d’où vient l’optimisme d’un rapport officiel adressé l’année dernière au ministre de l’instruction publique sur le progrès de cette partie de la littérature. Une autorité trop confiante et une complaisance trop empressée en ont dicté les conclusions. Ce document restera du moins comme un monument curieux du progrès accompli de nos jours, non par la poésie en général, mais par celle qui n’est qu’une jouissance de l’esprit et des oreilles. Descriptive et musicale, cette école se regarde comme l’héritière la plus directe des maîtres qui ont renouvelé chez nous le rhythme et la couleur. En même temps, comme elle est l’adversaire de la poésie intime et profonde dont Alfred de Musset a été la plus puissante expression, elle s’efforce d’ôter à tous les sentimens, même à l’amour, ce qu’ils ont de personnel ; elle affecte un calme inaltérable qui la fait ressembler à ces dieux de marbre dont elle aime à recommencer perpétuellement l’ébauche. Au reste elle a tort de se croire seule en possession de la tradition et des procédés des maîtres : plus d’un poète de nos jours sait manier le rhythme et la couleur, plus d’un sait décrire et peindre la nature sans oublier qu’il a un cœur, sans affecter la froideur olympienne.

La royauté presque absolue du genre descriptif a provoqué une réaction ; c’est là le symptôme le plus sensible d’une nouvelle tendance. Il y a de jeunes écrivains pour qui leur art est quelque chose qui ennoblit le poète et ceux qui l’entendent, une vigueur sacrée qui se communique aux pensées et aux actions. Ils comprennent ainsi ce magnétisme poétique dont parle Platon, cette chaîne aimantée qui va de la muse à celui qui répète les beaux vers. L’un d’eux l’a parfaitement exprimé,


Le beau reste dans l’art ce qu’il est dans la vie,
À défaut des vieillards, les jeunes le diront.


La poésie contemporaine a donc commencé par des essais plus ou moins brillans qui en faisaient quelque chose d’extérieur et d’impersonnel, elle aboutit à des tentatives en sens contraire. En nous proposant ces dernières comme objet principal de notre étude, nous trouverons des souvenirs du point de départ et des traces du chemin parcouru. Beaucoup de descriptions et de peintures qui ne sont pas toutes froides et systématiques, des efforts louables pour faire parler la philosophie en vers, un caractère plus humain, plus cordial dans quelques-uns de nos jeunes écrivains : tels sont les résultats que nous avons pu dégager des nombreux recueils qui ont paru depuis trois ans.


I.

Comment le genre descriptif, si décrié vers la fin de la restauration, a-t-il repris faveur parmi nous, à tel point que la poésie du second empire rappelle en plus d’un point celle du premier ? Comment les curiosités, les minuties d’une école épuisée sont-elles revenues à la suite d’une rénovation qui était précisément destinée à les chasser ? Jadis méthodique et froidement ingénieuse avec Delille, Esménard, Michaud, la description, sans changer de fond, a pris aujourd’hui la forme et les allures de l’ode. Au lieu de moissonner son champ avec la régularité classique, elle fait sa gerbe suivant le mode romantique, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Les descriptifs d’autrefois disaient que tout était bon pour les vers, et mettaient en rimes spirituelles ce qui n’était fait que pour la prose ; les descriptifs de notre temps ont dit que la poésie est partout, et qu’il suffit de savoir la dégager. Combien de fois n’a-t-on pas répété qu’elle est dans l’étoile qui brille, dans le flot qui gémit, dans la fleur qui se penche, dans la goutte de rosée et dans le brin d’herbe ! Combien aussi ne devons-nous pas de lieux-communs à ces exagérations sans portée ! Parce que les descriptions étaient couvertes du vêtement lyrique, elles ont souvent passé pour de la poésie, et le procédé même du renouvellement a servi à cacher les redites. Non, le plus beau, le plus divin de tous les arts, n’est pas dans l’étoile ni dans le brin d’herbe. C’est le prendre en un sens grossier que de l’entendre ainsi. Décrire est bien quelquefois, peindre est mieux ; mais ce dont il s’agit surtout, c’est d’interpréter la nature, non de la rendre matériellement, ni de l’inventer d’après des livres. Encore faut-il que le poète ne s’attache pas toujours à la nature extérieure, qu’il sache regarder en lui-même, admirer les horizons de l’âme,


Écouter dans son cœur l’écho de son génie.


Inventer, copier ou interpréter la nature, voilà trois manières de décrire qui peuvent servir à marquer le caractère d’un bon nombre de poètes contemporains. On nous permettra d’adopter pour eux cette division, quand ce ne serait qu’en vue d’introduire un peu d’ordre dans une mêlée de talens qui par leur tempérament divers et par leur penchant à s’imiter entre eux échappent aux classifications rigoureuses. Si nous leur faisons une place suivant qu’ils aperçoivent les objets extérieurs sous tel ou tel aspect, nous ne prétendons pas qu’ils se mettent toujours au même point de vue ; si même nous les rangeons parmi les écrivains descriptifs, nous n’entendons pas soutenir que les vues philosophiques ou les peintures morales leur soient à tous également étrangères.

Quelques pièces qui ont paru dans un recueil trop mêlé, le Parnasse contemporain, nous permettent seules de faire ici mention de MM. Leconte de Lisle et Louis Ménard. La mythologie, à laquelle ils demeurent fidèles, les met toujours à la tête de ceux qui inventent la nature qu’ils décrivent. Quand ils ne la prennent pas dans leur imagination, c’est aux livres grecs ou sanscrits qu’ils la demandent. Il convient de faire une réserve en faveur du premier, qui par momens se souvient de l’île natale et du soleil d’Orient. « L’amour du pays est plus puissant que tous les systèmes[1], » ainsi pourrait-on traduire un vers célèbre d’Ovide, dont M. Leconte de Lisle a trop lu peut-être les Métamorphoses et pas assez les Élégies. Cette fois encore la nature vraie, prise sur le fait, l’a bien servi. Son Rêve du Jaguar est un digne pendant des Jungles de ses Poèmes et poésies. Il est du reste un descriptif érudit aussi bien que M. Louis Ménard ; mais, si nous insistons sur lui, c’est qu’il reste le versificateur le plus habile de notre temps, et qu’il a exercé sur les jeunes poètes une influence incontestable. En l’absence d’un écrivain qui sache la saisir au cœur, la jeunesse se laisse gagner par les oreilles, le détail la captive. A la mort d’Alfred de Musset, M. Leconte de Lisle s’est trouvé là bien à propos pour recueillir une part de sa succession. Un vers largement dessiné, une phrase tout ensemble musicale et neuve, c’est beaucoup pour séduire des imaginations qui ne se livrent jamais à demi. Si l’on ajoute que l’art de manier les couleurs et d’ajuster les sons, c’est-à-dire le secret du procédé, est précisément ce qui se communique le plus aisément du maître à l’élève, on ne s’étonnera pas que M. Leconte de Lisle, sans être populaire, ait une école, et que parmi les poètes de notre temps il puisse se flatter à bon droit de compter, non le plus d’admirateurs, mais le plus de disciples.

L’originalité de sa manière a fait son légitime succès ; il n’avait ni les fausses élégances et les hémistiches vieillots de la tradition dite classique, ni les incorrections cherchées et les effets puérils de la tradition dite romantique. En revanche, plus que tout autre il avait une manière, et c’est là le principal défaut qu’il a communiqué à ses imitateurs. Il est bon de bien faire les vers, d’y mettre l’éclat, la largeur, la grande harmonie ; mais se piquer outre mesure de ces qualités, croire que tout est fait parce qu’on est parvenu à exceller dans ces détails, c’est manquer le but de la poésie ; c’est aussi être un écrivain maniéré au premier chef. Ne donnons pas une si grande importance à de purs détails. Que m’importe que vous posiez pour les yeux ou pour la chevelure, si après tout la nature ne vous a pas fait beau ? Nous n’avons pas même le mérite de cette observation ; il y a longtemps qu’elle a été faite par Horace. Que dit-on d’un homme qui fait la belle jambe ? Qu’il est faux et prétentieux ; pourquoi ne marche-t-il pas tout simplement ? C’est de marcher qu’il s’agit, non de montrer sa jambe. De même, quand on écrit, il s’agit d’exprimer quelque chose, non de montrer ses beaux hémistiches. Que les poètes de l’école dont nous parlons ici songent davantage aux idées et aux sentimens qu’ils doivent rendre et un peu moins à la façon dont ils les rendront, s’ils ne veulent pas s’exposer à la critique si justement dirigée par Diderot contre tout personnage qui semble vous dire : « Voyez comme je pleure bien, comme je me fâche bien, comme je supplie bien[2] ! »

Quand on reproduit trop fidèlement les allures d’un maître, on imite jusqu’à son tour d’esprit. Nous devons à l’exemple brillant de M. Leconte de Lisle non-seulement un grand nombre de vers dont la monotonie est beaucoup moins douteuse que la richesse, mais une notable dose de mythologie et de fatalisme répandue dans les recueils de vers nouveaux. Sans doute les nombreux démentis donnés en notre temps par les hommes ou par le sort à la justice et à la liberté n’ont que trop répandu l’énervante philosophie du fatalisme. Cependant M. Leconte de Lisle prête à cette sorte de sentimens une expression personnelle qu’il n’est pas judicieux de lui emprunter. Les poètes créoles, malgré qu’ils en aient, sont élégiaques : notre île Bourbon semble s’être chargée de le prouver par une suite non interrompue de poètes aussi tristes qu’harmonieux. Quelque surprise que puissent causer nos paroles au stoïcisme de l’auteur des Poèmes antiques, il ne fait pas exception à cette espèce de loi de son climat. Il semble que la nature des tropiques soit trop puissante pour l’homme, et qu’en lui donnant d’une main prodigue l’harmonie et l’éclat elle lui laisse le sentiment profond de sa faiblesse. Les uns, plus plaintifs, répandent dans leurs vers les trésors d’une mélancolie qui, du moins chez eux, date d’une époque antérieure à celle où la mélancolie était une mode, et paraît devoir survivre aux tristesses factices d’une littérature tombée dans le discrédit ; les autres, plus concentrés, sans réagir contre la tyrannie des influences extérieures, se raidissent dans une sorte de quiétisme du désespoir : nés sous le même climat que les vieux gymnosophistes de l’Inde, on dirait qu’ils se réfugient dans les sombres rêveries du même panthéisme. Tel est du moins le caractère de M. Leconte de Lisle dans les vers où sa fierté s’en prend à Dieu de tout ce que la mélancolie des autres rejette sur les hommes. Nous demandons avec quel à-propos des jeunes gens qui peut-être n’ont à se plaindre que de la négligence qu’on témoigne pour leurs ouvrages se feraient les échos d’une philosophie excessive, exotique, dont le charme passager est pour eux ce qu’est, pour les personnes nerveuses, une musique en ton mineur.

Ils ont de même trop imité la mythologie de celui qu’ils appellent leur maître. Ce n’est pas qu’elle lui appartienne à titre de premier occupant : sans compter les imitations d’André Chénier, qui n’étaient pas rares, des tentatives avaient été faites pour rajeunir les dieux païens par les symboles ; mais il fallait laisser à M. Leconte de Lisle le paganisme purement descriptif : la beauté sculpturale de son vers pouvait seule le soutenir. D’ailleurs sa mythologie paraît une réaction contre l’époque où il écrit, réaction contre l’esprit et les croyances modernes, réaction contre la poésie très personnelle des écrivains de notre siècle. Il remonte au siècle de Périclès, même au cycle des poèmes indiens, pour fuir à une distance infinie des hommes et des choses de notre temps ; il consacre ses vers à Jupiter et à Junon, je me trompe, à Zeus et à Héré, pour se mettre à l’abri du fanatisme ou de la superstition religieuse ; il vit parmi les marbres, afin que rien ne vienne éveiller son cœur ou remuer son âme. C’est déjà trop pour un poète d’un remarquable talent de demeurer quinze ans sur ce fonds, qui paraît épuisé, et dans ce monde, qui est bien mort ; que sera-ce d’un groupe nombreux de jeunes écrivains qui n’ont ni les mêmes raisons ni les mêmes moyens pour vivre au milieu de la poussière des nécropoles ?

La description plastique semble avoir dit son dernier mot ; les sonnets attardés sur une statue nouvelle ne conservent la chance d’être lus que durant l’exposition de l’année courante. M. Théodore de Banville en ce moment représente seul ce genre avec ses Exilés. Voilà peut-être tout ce qui reste aujourd’hui de l’école de M. Gautier, la plus favorisée de la jeunesse il y a quinze ans, la plus connue alors, grâce au public des ateliers. C’est par une suite de petites pièces dont les Princesses forment le titre commun que M. de Banville rappelle surtout le maître auquel il a réservé son culte le plus fidèle. Ces princesses sont des déesses de la fable ; en leur compagnie, l’auteur a placé Hérodiade, la belle ennemie de saint Jean-Baptiste, et la reine de Saba. Chacune est logée dans un sonnet comme une peinture dans son cadre ; vous connaissez cette poésie de musée. M. de Banville, dans ses recueils précédens, décrivait surtout des statues ; M. Gautier a toujours préféré les peintures aux statues et les modèles aux peintures. Il appelle cette sorte de description le poème de la femme, thème favori qu’il a reproduit en vers et en prose sous toutes les formes. Ses héroïnes ressemblent toujours à ces beautés dont la personne au prochain Salon n’aura rien de secret pour le public. M. de Banville, moins réaliste, aimant même assez à parler d’idéal, est plus à l’aise avec des sculptures. Quand on lit une de ses poésies plastiques, on se le représente volontiers comme Pygmalion devant sa Galatée, avec cette différence, je le crains, que le marbre ne s’anime pas et que l’artiste, dans son extase, prend racine ; ce n’est pas Galatée qui devient femme, c’est plutôt Pygmalion qui devient statue.

M. de Banville ne s’interdit pas une excursion sur le domaine de la mythologie érudite. Dans la pièce d’Hésiode, il y a plus que de la science, il y a la terreur sacrée et la contrition parfaite d’un vrai croyant. Dans l’Exil des dieux, il se range visiblement parmi les sectateurs de M. Leconte de Lisle.


Voici Zeus, Apollon,
Aphrodite marchant pieds nus (et son talon
A la blancheur d’un astre et l’éclat d’une rose !),
Athéné dont jadis, dans l’éther grandiose,
Le clair regard, luttant de douceur et de feu.
Était l’intensité sereine du ciel bleu.
Héré, Dionysos, Héphaïstos triste et grave,
Et tous les autres dieux foulant la terre esclave,
S’avancent. Tous ces rois marchent, marchent sans bruit.
Ils marchent vers l’exil, vers l’oubli, vers la nuit…


M. Leconte de Lisle n’est peut-être pas le seul poète contemporain dont il se soit inspiré dans les Exilés. Avec La Fontaine il peut dire :


Mon imitation n’est point un esclavage ;


mais, trop confiant dans les ressources intarissables de sa versification, il a toujours aimé à se risquer sur le terrain d’autrui, et jamais la crainte d’une dangereuse comparaison ne l’a fait reculer. Ronsard, dont il recommence si souvent l’éloge et même l’apothéose, aurait bien dû l’avertir des inconvéniens de l’imitation. C’est par là que le maître du XVIe siècle a mérité le jugement sévère de la postérité, et l’appréciation de Boileau n’est injuste que parce qu’il n’a pas fait la balance du bon et du mauvais. Ronsard a imité sans mesure et avec maladresse. Comme Ronsard pindarisait, M. Théodore de Banville a fait du Victor Hugo, du Musset, du Gautier, du Leconte de Lisle. Seulement le chef de la pléiade prenait chez les Grecs et donnait aux siens une denrée dont il n’existait pas encore de marchands. L’exemple de Ronsard pouvait encore d’une autre manière le mettre dans la bonne voie. Ce n’est pas ici le lieu de chercher si le brave auteur de la Franciade a mérité si complètement d’être loué en ses poétiques ambitions, ou si les audaces qu’il s’est permises, manquant le but, n’ont pas laissé à la poésie française beaucoup de timidité et un long souvenir de ses faux pas ; mais le véritable et le seul habile entre les apologistes de Ronsard, M. Sainte-Beuve, a mis hors de doute le vrai titre du vieux poète, ses excellentes pièces dans les genres secondaires, ses sonnets amoureux, ses odes sans prétentions, ses chansons anacréontiques, ses discours en vers. M. de Banville a aussi son domaine, où il est chez lui, et dont les produits ne manquent ni de grâce ni de saveur. Son recueil des Stalactites en donne la plus juste idée : il excelle dans les pièces finement ciselées, dont les strophes taillées à facettes ressemblent aux cristaux sortis de la main d’un artiste. Une veine de sensibilité légère y jaillit quelquefois ; il oublie alors la mythologie, les musées, la description plastique ; il est poète. Telle était sa première pièce à la Font-George, à laquelle il donna une sœur, mais beaucoup moins jolie. Les Exilés visent trop au grand style, qu’ils atteignent rarement, tout au plus dans quelques pages, un peu confuses pourtant, de l’Ame de Célio. Sans hésiter, nous donnons la préférence au Pantin de la petite Jeanne malgré la puérilité de quelques vers du commencement, et surtout malgré les brisures des premiers vers, qui, se pliant en tout sens, à droite, à gauche, en avant, en arrière, sont à ressort comme le pantin dont il s’agit.

Si le grand style est un peu rebelle à son talent, ce n’est pas une raison pour qu’il abaisse outre mesure le ton de ses poésies. Ses premières Odes funambulesques avaient fait rire, étant jeunes aussi bien que lui. Malheureusement les louanges qu’elles ont attirées à l’auteur dans le rapport trop élogieux sur les progrès de la poésie ont mal conseillé M. de Banville, et il vient de donner de Nouvelles Odes funambulesques. Une espièglerie ne se recommence pas, surtout après vingt ans. Pour terminer sur M. de Banville, je dirai avec le poète : « ni si haut, ni si bas. » Ses deux ballades de la comédie de Gringoire valent mieux à elles seules que son livre des Exilés et que son recueil funambulesque. Je ne trouve dans ces deux volumes aucune de ces pièces ingénieuses et historiées qui font de lui le Voiture et quelquefois le Scarron du romantisme. Là est sa véritable originalité. Ces agréables poésies auxquelles il ne revient pas assez nous rappellent heureusement les jolies maisons quadrillées en rouge et en noir de son cher pays de Moulins. De ces briques fines et bien choisies, il aurait tort de construire des baraques pour la foire ; il ne faut pas non plus vouloir en bâtir des palais et des temples grecs, comme si c’étaient des marbres de Paros.

Certaines affinités de manière et surtout une rare facilité de versification rapprochent de M. de Banville M. Amédée Pommier, l’auteur de Paris humoristique. Ce poème est un tour de force. Quatre cent quarante et une strophes de douze vers de huit pieds sur Paris dans toutes les saisons et à toutes les heures, sans cesser d’amuser le lecteur le moins ami des vers, sans que la verve de l’écrivain languisse, c’est l’entreprise d’un athlète rompu aux joutes poétiques. M. Amédée Pommier a porté l’art de rimer au-delà des limites connues même de M. de Banville. Celui-ci dompte la rime rebelle, celui-là, plus semblable à un charmeur, la force de voler à lui comme le moineau gourmand, et de becqueter ses lèvres ; mais, si l’on ajoute que la strophe choisie par M. Amédée Pommier est précisément la forme lyrique la plus française, la strophe de Malherbe perfectionnée par M. Victor Hugo dans les Orientales, on est tout à la fois surpris de tant d’habileté et tenté de lui en vouloir pour avoir plié à une sorte d’opéra-bouffe une des plus belles et des plus musicales combinaisons de vers de notre poésie lyrique.

En appréciant comme nous l’avons fait la description érudite, plastique et même énumérative dans les poètes contemporains, nous n’ignorons pas combien nous sommes loin des conclusions du rapport sur les progrès de la poésie. De gaîté de cœur, nous nous exposons à nous voir appliquer le mot un peu hautain, ne sutor ultra crepidam, qui s’y trouve : « que le cordonnier ne s’élève pas au-dessus de la chaussure ! » Eh bien ! que le prosateur soit le sutor, pourvu qu’il prenne la mesure des candidats à l’immortalité. Adage pour adage ; il peut répondre : Ex pede Herculem, « par le pied on juge Hercule. » Les prosateurs que vous dédaignez vous mesurent. Et puis ne serait-il point par trop commode de récuser les prosateurs comme indignes et les poètes comme rivaux ? En simple critique n’aurait pas peut-être accepté la situation fausse d’exposer des progrès littéraires douteux ; mais, s’il l’eût tenté, il eût évité sans doute de consacrer presque toute la place aux talens conformes à sa façon de sentir, à ceux par exemple dont la manière est indiquée dans les pages précédentes au détriment de ceux dont il nous reste à entretenir le lecteur.

Entre ces derniers, nous comptons plus d’un poète descriptif, interprétant la nature au lieu de la rendre matériellement, ou de la deviner d’après des livres. M. Victor de Laprade, dans la petite épopée de Permette, décrit encore assez pour figurer dans cette partie de notre étude ; M. André Theuriet et M. André Lemoyne, dans le Chemin des bois et les Charmeuses, se montrent tout autant animés de l’émotion personnelle que du sentiment des objets extérieurs.

Nous aimons à rencontrer dans M. André Lemoyne les deux strophes suivantes qui nous aident à expliquer notre pensée.


Le rossignol n’est pas un froid et vain artiste
Qui s’écoute chanter d’une oreille égoïste,
Émerveillé du timbre et de l’ampleur des sons :
Virtuose d’amour pour charmer sa couveuse,
Sur le nid restant seule, immobile et rêveuse,
Il jette à plein gosier la fleur de ses chansons.

Ainsi fait le poète inspiré. Dieu l’envoie
Pour qu’aux humbles de cœur il verse un peu de joie.
C’est un consolateur ému. De temps en temps,
La pauvre humanité, patiente et robuste.
Dans son rude labeur, aime qu’une voix juste
Lui chante la chanson divine du printemps.


Ce n’est donc pas un écho passif des sons extérieurs, ce n’est pas non plus le contour exact et les splendides couleurs des objets, qu’il suffit de rendre avec fidélité. Il ne s’agit pas uniquement de je ne sais quels secrets d’art et d’harmonie savante. Éviter les élégances banales, les hémistiches communs, et, si nous devons descendre au jargon des ateliers, avoir horreur des vers poncifs, c’est la première condition sans doute pour mériter d’être lu. La règle n’est pas nouvelle. Le vieux Boileau l’exprimait lui-même. « Quand je fais des vers, écrivait-il à Maucroix, je songe toujours à dire ce qui ne s’est point encore dit en notre langue ; » mais celui qui possède ce commencement de l’art, cette initiation du style, ne doit pas être salué du titre de poète. Il faut des sentimens et des pensées. Interrogez votre âme, vous y trouverez les dieux, et la poésie est chose divine. Une pièce de M. André Theuriet, les Fleurs d’automne, fera comprendre la différence qui sépare le talent de peindre la nature en l’interprétant de celui de la rendre par un procédé plastique. L’exemple est d’autant plus favorable que le point de départ est le même : l’auteur prend son sujet, comme le ferait M. de Banville, dans un musée ; il décrit le tableau des Fleurs d’automne de Philippe Rousseau au Salon de 1866. Tandis qu’il considère la toile triste, mais sympathique, du peintre, une autre peinture se trace dans son âme, et il la reproduit dans les gracieux

vers qui suivent :


Comme ce pêcheur légendaire
Par le chant des flots fasciné,
Qui plonge, et sous l’eau bleue et claire
Trouve un palais abandonné,

Dans les souvenances fuyantes,
Mon esprit s’enfonce, et je vois
Les vieilles demeures absentes
Et les vieux amis d’autrefois ;

Ma calme ville de province,
Les vignes aux pampres rougis,
La colline où l’église mince
S’élance entre les hauts logis…

J’y crois être encor ! La mésange
Gazouille dans les prunelliers,
Une molle odeur de vendange
Sort de la voûte des celliers ;

La nuit vient, une vitre brille.
Et sur ce cadre radieux
Un fin profil de jeune fille
Se dessine mystérieux ;

Un chant monte, plein de tendresse,
Sous les rameaux jaunis des bois ;
On dirait au loin la jeunesse
Et l’amour unissant leurs voix…

Soirs d’automne, jeunes années.
Pour vous réveiller de l’oubli.
Un oiseau, quelques fleurs fanées.
Sur un coin de toile ont suffi.


Nous formons notre gerbe d’après la diversité des couleurs, et les pièces choisies par nous montrent la nature des talens surprise comme dans un aveu involontaire, sinon l’échantillon le mieux réussi de leur habileté. S’il n’en était pas ainsi, plus d’une pièce de M. André Theuriet, le Vannier, la Veillée, auraient sollicité notre préférence. Une plume d’une rare distinction s’est chargée ici même de faire l’éloge complet de la Pernette de M. de Laprade, et ne nous a laissé que le soin de la mettre à son rang dans le mouvement poétique contemporain. L’auteur s’est transporté avec armes et bagages dans le domaine d’un genre nouveau. Sa manière n’est ni moins lyrique ni moins descriptive que par le passé. Poète lyrique, je ne m’étonne pas qu’il ait multiplié les discours, surtout dans son deuxième chant, dont les accens patriotiques ont réveillé les échos des lectures publiques. Entre le mouvement spontané de l’ode et le jet de la parole oratoire, il y a des ressemblances, surtout l’habitude de montrer la personne de l’orateur et du poète. C’est toujours M. de Laprade qui parle quand il met en scène ses éloquens villageois. Poète descriptif, il est en tiers avec Pierre et Pernette sur la cime des montagnes dans le quatrième chant, que les lecteurs ont préféré, et il leur souffle leurs poétiques effusions. Il ne semble pas qu’on entende une jeune et robuste fermière qui toutes les semaines pétrit le pain et fait le ménage tous les jours : on entend réellement la Psyché primitive de l’auteur, Psyché vivant aux champs. M. de Laprade interprète ce qu’il décrit ; mais cette louange devient une critique de son épopée. L’auteur de Pernette ne s’oublie point assez lui-même. Après avoir lu son poème, nous savons, à n’en pas douter, ses opinions religieuses, politiques, la nature de ses goûts, ses sympathies, ses répugnances. Sans parler des grandes épopées classiques, si nous ne connaissions Goethe que par Hermann et Dorothée, que pourrions-nous dire de lui ? Qu’il est humain, qu’il se plaît aux peintures du bonheur et de la vertu, qu’il fait aimer les beautés de la vie jusque dans les humbles conditions ; mais quel est son symbole philosophique ou religieux, quel est son parti ? est-il pour le mouvement ou pour la résistance, pour les idées françaises ou pour l’ancien régime ? Son récit nous apprend seulement qu’Hermann aime Dorothée, que des infortunes particulières perdues au milieu d’un grand désastre peuvent être pathétiques, et qu’il n’est pas nécessaire de chercher bien haut ni bien loin pour nous intéresser à une destinée humaine. Combien les amours de Pierre et Pernette sont loin de ce désintéressement ! Les idées et les passions qui remplissent leurs cœurs ne sont ni assez près de la nature pour éveiller notre curiosité, ni assez loin de nous pour avoir la fraîcheur de la pastorale. Pernette a réussi précisément par ce qui l’empêche d’être une fable rustique.


II.

La plupart des poètes que nous venons d’apprécier et de ceux qui leur ressemblent sont étrangers à la science, ou, s’ils se donnent pour des penseurs, s’ils prononcent les grands mots d’idée ou d’idéal, ce sont le plus souvent des paroles sans conséquence, des thèmes capricieux sur lesquels ils promènent leur fantaisie. Par cette absence de doctrine précise, ils se montrent fidèles à l’école poétique dont le rhythme et la couleur étaient la grande préoccupation ; ils sont les derniers desservans de la grande église romantique. Amoureux de la forme comme leurs maîtres, ils ont comme eux dédaigné ou méconnu le grand mouvement qui a renouvelé autour d’eux la philosophie et l’histoire. Tel n’est pas le caractère de quelques jeunes écrivains sur lesquels il est juste d’appeler l’attention.

Ceux-ci se distinguent des autres suivans de la muse par un accent très marqué d’indépendance. Ils ne se recommande pas d’une école et ne veulent pas être des disciples. L’un d’entre eux, M. André Lefèvre, déclare qu’il languirait à l’ombre des grandes renommées « comme un taillis sous une futaie. » Ce n’est pas lui qui voudrait, à la façon de certains imitateurs, « s’enrouler comme un lierre autour d’un grand arbre, suspendre à ses rameaux la broderie des rhythmes bizarres ou l’éclat des fleurs malsaines, ni dresser dans la pénombre d’un maître des pastiches de statues grecques ou de monstres indiens[3]. » Il a raison, bien qu’il n’ait pas choisi la manière la plus simple pour le dire ; vouloir rester soi-même est en poésie un premier gage de cet avenir qu’il demande au suffrage de la jeunesse. Un autre poète non moins indépendant, M. Sully-Prudhomme, avec une réminiscence peut-être involontaire du grand Corneille, écrit la strophe suivante :


Je me croyais poète et j’ai pu me méprendre,
D’autres ont fait la lyre et je subis leur loi ;
Mais si mon âme est juste, impétueuse et tendre,
Qui le sait mieux que moi[4] ?


Il avoue son ambition,


Je hais l’obscurité, je veux qu’on me renomme ;
Quiconque a son pareil, celui-là n’est pas homme.


Malgré le correctif du dernier vers de cette pièce, cela s’appelle faire d’avance son exegi monumentum. L’aveu de cette passion de gloire peut inspirer quelque crainte sur la perfectibilité du poète, et ce serait dommage, car nous voyons dans ses vers toutes les promesses d’un beau talent ; mais nous admettons qu’il y ait de nobles orgueils, et Alfred de Musset, peu sympathique à l’écrivain dont il est question, est peut-être le seul de notre temps qui ait su pratiquer l’humilité et même, chose nouvelle, la rendre poétique.

Luther a trouvé cette comparaison piquante pour rendre les exagérations successives de l’esprit humain ; les hommes, suivant lui, ressemblent au paysan qui, après s’être grisé, revient à cheval vers son logis : il penche toujours de quelque côté ; si vous l’empêchez de choir à droite, il va tout à l’heure tomber à gauche. Il est à désirer que les jeunes poètes qui tiennent à honneur de penser avant d’écrire n’oublient pas que dans les meilleures choses l’excès est un défaut, et que, pour s’être grisés de philosophie, ils n’en seront pas de meilleurs écrivains. Ce sincère avertissement est surtout à l’adresse de M. André Lefèvre, auteur de l’Epopée terrestre. Nous regrettons que ce volume nouveau ne justifie pas assez les espérances de ceux qui attendaient de lui, après la mythologie savante et le panthéisme sculptural de la Flûte de Pan, plus de poésie véritable et humaine. Que peuvent avoir à faire avec l’art des vers la philosophie, la science des religions, l’histoire plus ou moins fabuleuse des origines de l’homme ? Nous souhaitons, comme il le dit, que son livre concoure avec la science « à fonder l’idéal terrestre ; » mais nous ne le croyons guère. En songeant aux nombreuses âmes qui de nos jours ne connaissent pas d’autre pain spirituel qu’une parole sincère et quelquefois inspirée, nous doutons qu’elles puissent trouver leur aliment dans une conférence sur les races, dans une leçon sur Lucrèce ou un manifeste du positivisme, le tout versifié de propos délibéré, à tour de bras, aurait dit Alfred de Musset. Autant que personne, nous serions curieux de voir ce que la poésie peut tirer du système d’Auguste Comte, et nous croyons que toute doctrine qui passionne les hommes à son éloquence. Voyez comme cette âme fière et sensible de Lucrèce communique la flamme qui réside encore après deux mille ans dans ses âpres hexamètres ! Toutefois le zèle n’est pas de l’inspiration, et l’esprit de prosélytisme prend seul l’ardeur du sectaire pour de la verve. Il ne suffit pas de plaisanter Rousseau ni de confondre déistes et chrétiens dans un égal mépris pour avoir fait d’excellens vers. Ce n’est pas tout, la philosophie de M. André Lefèvre se complique de beaucoup d’érudition. Tant de science étouffe l’étincelle sacrée. Certes les pièces qui portent les titres de Poème du blé, Disrite justitiam, o tempora ! confirment çà et là les espérances que donnait son premier volume, encore n’y a-t-il pas une page que l’on puisse en extraire avec confiance ; mais est-ce bien en vers qu’il faut commenter l’Enéide ? Pourquoi des rimes, pourquoi des alexandrins, quand il s’agit de rendre raison des mystères d’Eleusis ? Et que dire d’une satire rétrospective sur les mots créés d’abord, puis adorés par l’homme à titre de divinités, ce que l’auteur appelle les spectres du langage ? Si c’est là de la poésie, qu’on nous ramène à la satire sur l’Equivoque, cette production sénile de Boileau, qui, à défaut de talent, ne manque pas de malice. Que l’auteur de l’Epopée terrestre y prenne garde : s’il ne revient pas à la nature, il laissera se consumer sans fruit, au moins pour la poésie, cette curiosité d’intelligence, cette ardeur d’imagination qui le distinguent, surtout ce noble amour de la liberté auquel il doit ses meilleurs élans.

Le nouveau recueil de M. Sully-Prudhomme, les Solitudes, nous ramène à son premier, Stances et Poèmes, auquel son nom demeure pour longtemps attaché. Cet écrivain n’est pas rempli de sa philosophie au point d’en être enivré ; mais, comme plus d’un esprit de ce temps, il flotte entre les systèmes. On ne peut le dire ni stoïcien, ni épicurien, ni spiritualiste, ni matérialiste ; il faut se contenter de lui donner le titre de philosophe. Être philosophe parmi nos jeunes poètes, voilà, ce me semble, son ambition. Sa philosophie semble faire partie de sa distinction, et il en a beaucoup. J’imagine qu’il eût été mélancolique sans Lamartine, que sans M. Leconte de Lisle il eût fait de la mythologie, que sans Alfred de Musset il eût chanté l’amour, ou du moins il aurait tâché, car il ne suffit pas de l’imagination et du talent pour chanter l’amour, et Musset l’a dit, le vrai poète en lui, ce n’était pas lui, c’était son cœur. M. Sully-Prudhomme est un poète de réflexion, il choisit son inspiration comme ses sujets, comme ses paroles.


Nous n’osons plus parler des roses,
Quand nous les chantons, on en rit,
Car des plus adorables choses
Le culte est si vieux qu’il périt ;

Les premiers amans de la terre
Ont célébré mai sans retour,
Et les derniers doivent se taire,
Ils sont plus jeunes que l’amour.

Rien de cette saison fragile
Ne sera sauvé dans nos vers,
Et les cytises de Virgile
Ont embaumé tout l’univers.

Ah ! frustrés par les anciens hommes,
Nous sentons le regret jaloux
Qu’ils aient été ce que nous sommes,
Qu’ils aient eu nos cœurs avant nous !


Ici l’on croirait d’abord retrouver l’inquiétude des jeunes hommes de nos jours, le chagrin des derniers venus. Prenez-y garde, c’est un des traits les plus vifs des mœurs actuelles, même en politique, une sorte d’impatience, on n’ose pas dire de jalousie, des nouveaux à l’égard des devanciers, sans acception de couleurs ni de drapeaux. Ce vilain sentiment est étranger à M. Sully-Prudhomme, et s’il se plaint, c’est que tous les sujets sont pris. Il semble répéter après La Bruyère : « Tout est dit, et nous venons trop tard… » L’auteur des Caractères s’efforça de rajeunir sa matière par le tour de la pensée ; l’auteur des Stances et Poèmes a demandé à la philosophie de rajeunir la sienne. C’est ainsi que nous expliquons le mélange quelquefois confus des doctrines dans ce premier recueil et dans celui des Épreuves, qui l’a suivi. M. Sully-Prudhomme passe de Lucrèce à Platon ; chacun de ces grands esprits lui fournit une somme égale de bons vers. Son éclectisme est celui d’un artiste ; il ne prend pas le soin d’accorder entre eux ces systèmes opposés de l’histoire de la philosophie. N’insistez pas, ne lui dites pas que Lucrèce et Platon se réfutent l’un l’autre ; il vous répliquerait avec Hegel, qui lui prête une belle image pour expliquer l’idéal. Si vous n’êtes pas content, il tournerait le dos à Lucrèce, à Platon, à Hegel et à vous, pour faire quelque élégant sonnet sur le doute et pour dire à Kant :


Je veux de songe en songe avec toi fuir sans trêve
Le sol avare et froid de la réalité ;
Le rêve offre toujours une hospitalité
Sereine et merveilleuse à l’âme qu’il soulève.


On ne s’étonnera pas que M. Sully-Prudhomme ait levé contre Alfred de Musset le drapeau d’un groupe de jeunes écrivains à qui, pour conquérir l’avenir, la bonne envie, en attendant le succès, ne manque pas. Alfred de Musset n’a pas cette foi aux philosophes : il ne s’estime pas heureux sur l’autorité de Lucrèce ; il prête l’oreille aux rêveries de Platon, applaudit et poursuit son chemin ; il n’a pas connu Hegel, mais la manière dont il parle de Kant, « le rhéteur allemand, et de ses brouillards, » ne laisse aucun doute sur le jugement qu’il en eût porté. Il ne connaissait pas les doctrines philosophiques aussi bien que M. Sully-Prudhomme ; c’est qu’il allait au fond et ne s’amusait pas au détail de l’architecture des systèmes. Ame sérieuse, plus sérieuse qu’elle ne voulait l’avouer, ingénieuse à se faire souffrir, véritablement ennemie d’elle-même, le doute la désolait. Il ne chantait pas l’infini bleu, comme on fait aujourd’hui ; mais quand il disait : « L’infini me tourmente, » il était sincère. On nous permettra de le remarquer en passant : c’est un singulier spectacle que cette renommée qui ne manque pas d’adversaires posthumes, sinon d’ennemis, et qui demeure intacte et toujours riante de sa première fraîcheur. Ceux-ci lui reprochent l’absence complète d’orgueil et les élégies qui toujours recommencent. Ceux-là, voyant dans chaque poète un candidat à la dictature, croient être nouveaux en le déclarant incapable de conduire le siècle. D’autres ne lui pardonnent pas d’avoir horreur de la politique, oubliant les patriotiques démentis qu’en plusieurs occasions son indifférence s’est donnés. Parce qu’il a mis dans un sonnet que ce siècle est un mauvais moment, qu’il soit anathème ! Il a dit que Ninon et Ninette faisaient toute sa politique : pour cette boutade, qu’il soit excommunié !

Toutes ces accusations ont leur écho dans la remarquable pièce de M. Sully-Prudhomme à Alfred de Musset. Au moment de l’écrire, je doute qu’il ait relu la Lettre à Lamartine et l’Espoir en Dieu ; je ne sais même pas s’il avait conservé des Nuits une impression bien nette. Ce ne sont pas là des variations sur un thème poétique ; le cœur humain s’y reconnaît avec ses faiblesses, mais aussi avec tous ses nobles instincts. Jamais la poésie n’a tracé une plus éloquente démonstration de l’âme immortelle. Accusez Musset de mollesse, de sensibilité maladive ; ne le traitez pas de corrupteur. Il écrivait ses vers avec le sang de son cœur : ne parlez donc pas de son rire sceptique. J’imagine pourtant qu’il eût ri de bon cœur, s’il avait pu voir qu’un poète de talent et d’esprit lui oppose Spartacus, Harmodius et Léonidas. Et quel n’eût pas été son étonnement, quand l’auteur lui demande s’il a oublié les bas-reliefs antiques sur le progrès des arts, cette histoire de la civilisation figurée dans le marbre, qui paraît à M. Sully-Prudhomme un remède efficace contre le désespoir !

L’incertitude de M. Sully-Prudhomme entre les doctrines s’est peut-être communiquée à son talent, et ce n’est pas sans quelque surprise que nous le voyons passer des Stances et Poèmes au recueil des Épreuves, et de celui-ci à son premier chant de Lucrèce. Il façonne et taille de main de maître un sonnet comme un flacon précieux pour y enfermer une pensée philosophique ; mais de son premier volume à celui des Épreuves, qui est un recueil de sonnets, l’auteur a descendu d’un étage ; ce sont encore des vers lyriques, avec cette réserve pourtant que la poésie y est plus petitement logée. Est-ce le succès de certaines compositions courtes, telles que le Vase brisé, un vrai chef-d’œuvre, qui le faisait ainsi aspirer à descendre ? Traduire, c’est-à-dire travailler sur la pensée d’autrui, c’est plus encore que le sonnet une œuvre de versificateur. Soit que la lutte avec les robustes vers du poète latin ne fût pour lui qu’un exercice littéraire, soit qu’il tienne en assez grande estime un labeur de ce genre, nous ne pouvons nous empêcher de voir dans le Lucrèce de l’auteur un fâcheux symptôme. La traduction en vers est tout au plus l’entre-sol de la poésie. Si elle n’est pas encore de la prose, elle en est bien près, surtout dans notre langue française, qui n’a pas un domaine en réserve exprès pour les vers, et c’est peut-être pour cela que nous avons un grand nombre de bonnes imitations, et de traductions vraiment poétiques, pas une.

Avec ses Solitudes, quoique le volume des Stances et Poèmes mérite encore la préférence, M. Sully-Prudhomme a pris une revanche. Quatre ou cinq des pièces de ce recueil sont au nombre des meilleures qu’il ait jamais données. Une sensibilité discrète qui aime à se répandre sur les objets que l’on dédaigne et sur les douleurs que l’on néglige respire dans les strophes de la Première Solitude, celle du collège, du pauvre petit qui est laissé pour la première fois dans ce désert d’enfans. Le supplice de l’artiste que la jalousie de la fortune et les nécessités de la vie tiennent éloigné de l’art et de ses nobles ambitions lui a inspiré une page douloureuse. Le Peuple s’amuse, tel est le titre d’un des plus remarquables morceaux. La tristesse a sa poésie : nul ne le sent mieux que M. Sully-Prud’homme, quoiqu’il ait dit « que la mélancolie est un cercueil usé. » Son angoisse, celle des jeunes hommes de ce temps-ci est composée d’inquiétude, et vient peut-être de ce qu’ils se sentent inutiles. À notre avis, voilà ce que le poète aurait dû dire avec plus de clarté. La tristesse a aussi sa morale ; elle condamne le rire grossier et les joies vulgaires. Ainsi la satire tient sa place dans ce volume de solitaires méditations, c’est de la philosophie d’Héraclite.

L’indécision que nous avons remarquée dans M. Sully-Prudhomme se trahit en plus d’une pièce de ses Solitudes. Le Cygne, par exemple, est un très remarquable échantillon du genre descriptif que nous avons caractérisé plus haut, et nous ne connaissons pas de poésie mythologique plus riche et plus brillante que les Écuries d’Augias. Aucune condition ne manque à ce dernier morceau, pas même le défaut habituel de cette sorte d’étude, l’absence d’une certaine unité qui présente une pensée au début et la ramène dans la conclusion finale. Avant de quitter nos poètes philosophes et M. Sully-Prudhomme, ne faut-il pas les avertir de la froideur que leur genre entraîne et dont le tempérament de cet écrivain ne s’accommoderait peut-être que trop ? La distinction amène souvent avec elle la contrainte. Comme un homme habitué à vivre dans un monde choisi, et fuyant tout ce qui pourrait ressembler à de la vulgarité, aime mieux pécher par réserve que par excès, ce poète ne se livre jamais : il évite le développement au point de manquer de franchise et d’ampleur. Qu’il ait aujourd’hui moins de hardiesse et de laisser-aller que dans ses débuts, il est impossible d’en douter. Il y avait déjà de la maturité, trop peut-être, dans les Stances et Poèmes ; ce qui manque le plus à ses Solitudes, c’est de la jeunesse. Nous lui conseillerions, pour son intérêt, de gêner un peu moins sa pensée, et pour celui du public qui lit les vers, d’avoir plus d’abandon. Qu’il ne songe pas sans cesse à l’hémistiche de Virgile, pauca meo Gallo, pour imiter la sobriété que ces mots semblent recommander aux poètes ; qu’il songe quelquefois aux mains gracieuses pour lesquelles sa gerbe est aussi faite, qu’il prenne conseil du second hémistiche du maître latin. Virgile n’ajoute-t-il pas que Lycoris puisse le lire, et quæ legat ipsa Lycoris ?


III.

Après la description, après la philosophie, la vie humaine a son tour, et l’avenir nous semble être de ce côté. Trop peu de vers de notre temps laissent une impression durable dans l’esprit, dans l’âme un amour pur et vivifiant. Parmi les écrivains que nous venons de parcourir, quelques-uns laissent parfois cette émotion précieuse : en cherchant les beautés de la nature ou de la pensée, ils ont rencontré celles de la vie humaine. Ceux dont il nous reste à parler n’ont pas atteint plus que les précédons la perfection, ils sont peut-être au-dessous de plusieurs d’entre eux ; mais la vie, l’humanité, la réalité historique ou morale, les intéressent davantage. A ce titre, nous faisons une place à part aux trois petits recueils de M. François Coppée, aux Amours et Haines de M. Édouard Pailleron et aux Rayons perdus de Mlle Louisa Siefert. Nous pourrions ajouter à ces trois noms ceux de M. Édouard Grenier, dont le volume justifie son titre d’Amicis par les douces affections dont il est le monument discret, et de M. Charles Coran, l’auteur amusant parfois, parfois aussi trop épicurien, des Dernières élégances.

La petite comédie du Passant a créé la réputation de M. François Coppée. Un acte, moins que cela, une scène, a fait de lui le héros de la jeunesse lettrée. Jusque-là, parmi les poètes de vingt à vingt-cinq ans, il avait plusieurs rivaux. Le bonheur d’une soirée l’a mis hors de pair ; la ville et la cour ont accueilli avec empressement son nom, que leur apprenaient les échos du théâtre. Les vers de M. Coppée étaient restés dans un cercle étroit, on a beaucoup lu les vers de l’auteur du Passant. Telle est la puissance d’un succès dramatique. Il est vrai que cette comédie en miniature méritait de réussir par sa fraîcheur et par l’unité de ton qu’une action aussi simple ne pouvait manquer d’avoir. Nous croyons assister au chant de ces maggiolate que les jeunes Florentins, à l’origine de la poésie italienne, récitaient dans la saison du renouveau. En même temps ils décoraient avec des feuillages verts du mois de mai la porte de celle qu’ils appelaient leur madonna, et ne se lassaient pas de lui répéter, pas plus qu’elle-même sans doute d’entendre, comment les vers et les pensers d’amour repoussent avec les premiers bourgeons. La poésie et l’amour sont un renouveau éternel, et nous ne sommes pas étonnés que le public de l’Odéon ait prêté à ce langage, exprimé en vers gracieux, une oreille aussi complaisante que les belles Florentines. M. Coppée nous paraît lui-même un Zanetto qui, bien reçu par Sylvia une première fois, ne l’a pas quittée sans esprit de retour. Il a goûté des joies du théâtre, il y reviendra sans doute ; pour nous, il est toujours le jeune poète du Reliquaire, des Intimités et des Poèmes modernes, qui, la veille de son succès à la scène, pouvait dire comme son héros :


… Dès demain, je saurai si Florence
Aime toujours le luth et les chansons d’amour.


Comme lui, il était incertain sur la voie à suivre. Le Reliquaire, excepté les deux pièces de la Sainte et des Aïeules, manque, à notre avis, d’originalité. En le dédiant à « son cher maître, » l’auteur fait lui-même l’aveu de la direction à laquelle il obéit. Le dédain qu’il marque dès sa première page pour l’élégie est d’emprunt : la nature lui avait donné un talent sensible et tendre, l’école n’a pu faire de lui un impassible olympien. Certaines pièces trahissent une imitation directe. Le Justicier est une réminiscence visible des Poésies barbares, qu’il a dû beaucoup étudier. Malgré quelque mélange d’élémens différens, ce volume annonçait un poète descriptif moins l’érudition hellénique ou orientale, un Leconte de Lisle en petit et qui n’avait pas dépassé les limites de la banlieue. Une page des Intimités avoue des préférences marquées pour M. Sainte-Beuve, pour Musset et pour Baudelaire, que le poète met ensemble, chose singulière, et qu’il appelle les a doux et les souffrans. » De la poésie rêveuse, psychologique, de M. Sainte-Beuve, nous ne trouvons ici aucune trace ; mais il y a la marque de la lecture de Baudelaire dans une petite pièce qui se termine par ce vers :


Quelque chose comme une odeur qui serait blonde,


et que nous ne transcrivons pas, puisque c’est là une de ces méprises dont l’auteur nous semble s’être corrigé. Il ne restera en lui, nous l’espérons, de cette influence de Baudelaire, qu’un exemple curieux de ce qu’a pu faire pour gâter les jeunes esprits une renommée équivoque née dans une brasserie, et qui pourtant s’est répandue un instant dans des milieux plus sains. Si les Intimités laissent apercevoir çà et là une sorte de Baudelaire jeune et candide, la trace d’Alfred de Musset y est plus visible encore, mais c’est une imitation toute de surface. Comment en serait-il autrement ? Qui peut désormais, après les Nuits et la Lettre à Lamartine, espérer, en sondant ses blessures, de faire tressaillir les âmes ? M. Coppée se trouvait entre deux écueils, celui d’exagérer quelque légère souffrance morale que les années font oublier et celui de paraître affecter une douloureuse expérience à laquelle on ne croirait pas. Il a eu le bon goût d’éviter presque toujours le second, il n’a pas échappé au premier, si l’on doit s’en rapporter à certains vers tels que ceux-ci :


Passé, passé fatal par qui ma vie est prise !
Poison amer et doux dont on meurt, mais qui grise !…


Pauvre poète ! est-on tenté de s’écrier, être si jeune et avoir déjà un passé fatal ! Combien nous en avons vu des Mussets qui étaient amoureux et malheureux par mode, et qui faisaient par anticipation des « confessions d’un enfant du siècle ! » Pour M. Coppée, ces fantaisies d’imitation n’étaient que les incertitudes d’un talent qui se cherchait, et il dit lui-même dans les Intimités :


Au fond je suis resté naïf, et mon passé,
Bien que sombre, n’a pas tout à fait effacé
De mon cœur la première et candide chimère…
… J’en ai quelquefois pour des heures
A me bercer alors d’espérances meilleures,
A rêver d’un doux nid, d’un amour de mon choix,
Et d’un bonheur très long, très calme et très bourgeois.


Voilà, je gage, M. Coppée peint par lui-même et tel qu’il est… Pourquoi n’en pas convenir, dût-il par cet aveu rompre avec Baudelaire et M. Leconte de Lisle ?

À ses deux recueils antérieurs, nous préférons ses Poèmes modernes et à ceux-ci son petit acte du Passant. Sur les sept pièces qui forment le volume des Poèmes modernes, il y en a cinq en vers alexandrins coupés souvent d’une manière heureuse et neuve, souvent aussi désarticulés, suivant l’exemple donné de loin en loin par M. Lecomte de Lisle dans ses Poésies barbares et naturellement exagéré par les disciples. De ces cinq morceaux, trois forment de petites scènes dont la plus intéressante est le Banc, idylle surprise aux Tuileries dans la conversation entre un soldat et une bonne d’enfant ; les autres sont deux petits drames dont le meilleur est la Bénédiction. Un vieux sergent raconte qu’à Saragosse des grenadiers français, outrés de l’obstination des prêtres espagnols, tirent sur un moine qui les bénit avec le saint sacrement. La situation est dramatique ; point de description, tout est mouvement ; le vers est naturel, populaire sans vulgarité. Le dernier seulement nous blesse comme une fausse note :


Amen ! dit un tambour en éclatant de rire.


Ce vers et cet éclat de rire sont du pur Gavroche ; l’auteur a oublié qu’il n’y a en présence que la fureur du soldat et l’exaltation du martyr. Ce n’est pas seulement la délicatesse constante des sentimens qui fait la supériorité du Passant, c’est la logique du cœur satisfaite jusqu’au bout et surtout à la fin. Un dernier mot peut gâter tout un drame.

M. François Coppée est un jeune talent que le théâtre a emprunté à la poésie. Il s’est en quelque sorte laissé faire, se rendant à l’invitation qui lui était adressée, sans effort pour se déguiser, sans changer de costume, apportant avec lui ce qu’il avait, des vers charmans et une sensibilité qui n’est pas étudiée. M. Edouard Pailleron est un écrivain autrement complexe. Qu’il soit un véritable poète dramatique, c’est ce que des œuvres toujours en progrès et en dernier lieu les Faux Ménages ont mis au-dessus de toute discussion ; mais, lors même qu’il n’eût pas donné, avec Amours et Haines, un nouveau gage aux amis de la poésie proprement dite, ils trouveraient dans une foule de beaux vers de sa dernière comédie un accent auquel ils ne peuvent se tromper. Il y a dans M. Pailleron deux natures de talent. L’une, active et impersonnelle, pleine de jeunesse et de saillies, unit la vigueur à la finesse, deux qualités qui se combattent parfois en lui. Appliquée à l’observation des hommes, à la peinture des mœurs et à la connaissance du théâtre, elle a produit l’écrivain applaudi à la scène. L’autre, personnelle et méditative, se plaît dans les émotions délicates et dans l’expression des sentimens affectueux, au point de faire douter parfois que cette sensibilité puisse se rencontrer avec cette vigueur. C’est comme la source principale de sa veine lyrique ; mais ici même son tempérament ne perd pas ses droits, et le lyrisme sous sa plume prend des allures satiriques. Dès le principe, et avant qu’il se fût essayé dans cette œuvre du démon qu’on appelle la comédie, il montrait cette double tendance de sa nature littéraire. Son premier volume se divisait matériellement en deux parties, celle de l’ode et celle de la satire. Le titre du second, Amours et Haines, indique la même division, au moins dans la pensée. Tennyson trace le portrait idéal d’un poète « ayant la haine de la haine, le mépris du mépris, l’amour de l’amour. »


Dowered with the hate of hate, the scorn of scorn,
The love of love.


Il ne faut pas trop se fier à ces poètes angéliques : un beau jour, les cordes moelleuses de leur lyre se brisent, et ils les remplacent par des cordes d’airain. Les haines de M. Pailleron ne sont pas tellement cruelles qu’elles l’empêchent de trouver le mot plaisant. Malgré l’air menaçant de son titre, je ne crois pas qu’il y ait dans tout son volume la dose nécessaire de fiel pour écrire une seule satire à la Juvénal. La vraie satire, celle qui ne rit pas, qui désigne ses victimes et qui les déchire, est presque impossible aujourd’hui. En tout cas, ce n’est pas M. Pailleron qui l’écrirait ; il a trop la vocation du poète comique, et rien ne diffère plus à notre sens de la comédie que la satire véritable. Aussi regardons-nous ses Drôles, son Eudore et son Pangloss comme des études théâtrales pleines de promesses, comme des cartons d’après lesquels l’auteur peindra quelque jour des fresques durables. Au contraire, la Hêtrée, Ode au rire, les Roses, l’Aveu, les Brumes et surtout la Tombe ont pour nous le charme particulier de confidences que nous fait l’auteur, et d’entretiens qui ne se produiront pas devant la rampe. Heureux les poètes, puisqu’ils ont le privilège de fixer des souvenirs tels que celui qui est contenu dans l’Aveu, heureux encore les poètes, puisqu’ils savent consacrer leurs douleurs et leurs larmes comme dans ces vers de la Tombe :


Le premier que je vis mourir
(J’étais trop jeune pour souffrir,
On souffre à l’âge où l’on espère),
Je le pleurai, c’était mon père.

Le deuxième (je le revois)
C’était mon frère cette fois ;
Je l’embrassai calme et farouche,
Doute au cœur, blasphème à la bouche.

Mais le jour où Dieu me la prit
(La troisième fois c’était elle,
Elle, ma mère !) j’ai souri
Et j’ai dit : l’âme est immortelle !

Depuis elle, depuis ce temps.
Je n’ai plus ni pleurs, ni colère.
Et je ne souffre plus, j’espère.
Et je ne doute plus, j’attends.


Pourquoi aimons-nous à surprendre des larmes dans les poètes qui ont le don du rire ? On peut, hélas ! douter de la sincérité du rire, ainsi que de tout le reste dans la vie humaine : comment douter de la douleur et de la mort ? La destinée se charge à chaque instant d’en prouver la cruelle réalité. Molière, dans ses pages les plus étincelantes, peut attrister quelquefois ; nous ne connaissons que deux ou trois lignes de lui où il ait sérieusement parlé de la mort, et elles suffisent pour nous assurer que ce qu’il savait le mieux faire, c’était de pleurer[5].

Dans le courant des idées que nous avons exposées et des pages qu’on vient de lire, on a pu suivre une progression constante de l’œuvre d’art à l’œuvre humaine ou personnelle. Par une rencontre curieuse, nous sommes amené à clore cette évolution de la poésie contemporaine par l’ouvrage le plus personnel, à notre avis, le plus remarquable peut-être et certainement le plus contraire aux habitudes du public, l’ouvrage d’une jeune fille, les Rayons perdus, de Mlle Louisa Siefert. À certaines pages de ce livre, on croirait que l’auteur nous dit sa propre histoire. Dans les deux sonnets placés en tête du volume, elle se compare à la biche craintive qui, sur le bord d’un chemin, s’arrête hésitante avant de le traverser. C’est toute sa préface, et nous l’en félicitons. Elle use du privilège du poète qui peut se raconter lui-même ou inventer sans nous en avertir. Nous userons du privilège de la critique en lisant ces poésies comme un roman d’amour, un des plus simples et des plus vrais que nous ayons jamais connus.

Dans une de ces familles protestantes qui autrefois conservaient leur histoire particulière et intime avec d’autant plus de religion que le pays leur refusait l’état civil et les droits du citoyen, une jeune fille s’est rencontrée qui résume en elle l’énergie de la race, la puissance de souffrir, le courage de la conviction, le mépris de l’opinion commune. Elle interroge la mémoire de ses ancêtres pour nourrir son âme de leurs pensées et surtout de leurs épreuves. Celui-ci est mort à vingt-deux ans, n’ayant chéri que sa mère et sa sœur ; à peine connut-il le désir du premier amour. Cet autre, qui sous la république s’était battu pour la liberté, ne fut pas plus heureux ; les chagrins de la vie l’eurent bientôt écrasé. Une troisième figure se présente à elle, plus conforme à la sienne, au moins à ce qu’elle sera dans l’avenir ; c’est la vieille fille en cheveux blancs qui demeura jusqu’au bout fidèle à celui qu’elle avait aimé. Il y a un peu de tout dans cette chronique de famille : ici un abbé qui se rendit à Rome, mais un abbé selon le cœur de Voltaire, et qui revint de Rome philosophe et libre penseur ; là un soldat de Guillaume de Hollande qui rentra en France parce qu’on y mourait pour sa foi, et fut roué vif sur la place publique de Nîmes. Tous ont souffert pour avoir aimé. La jeune fille évoque ces chères ombres : comme le soldat de la république, elle a le culte de la liberté, elle a la fidélité sainte, la sublime opiniâtreté de la vieille fille ; elle ne sera pas condamnée au supplice comme le martyr, mais nos préjugés sont une autre intolérance dont elle peut être la victime. Sera-t-elle jamais tentée comme l’abbé de chercher contre ces préjugés un refuge dans la philosophie et la libre pensée ? Nous ne le croyons pas.

Elle est poète, elle aime, et cette double flamme a pris naissance au même jour. A dix-huit ans, elle aime sans espoir ; celui qu’elle a vu dans l’intimité longtemps, sous l’œil de sa mère, s’est retiré. Après quatre ans, il s’est aperçu qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre. Qu’il y a de pauvres jeunes filles qui se reconnaîtront dans cette position douloureuse qu’elles n’ont pas avouée ! Qu’il y en a qui ont adressé à leur ouvrage féminin abandonné pour de bien autres soins, repris avec bien de la tristesse, des confidences comme celles-ci ;


Laine blanche, crochet, roulés entre mes doigts,
Combien vous ai-je dit de secrets autrefois !

Combien avez-vous vu de doux rêves éclore !
Vous en souvenez-vous ?… Hélas ! j’en tremble encore.


Ces petits drames, pour être étouffés dans le silence du cœur, n’en ont pas moins leurs angoisses. Les joies ordinaires de la jeune fille deviennent ses supplices. Il faut reprendre ses parures, et ce n’est plus pour lui, se faire belle, et il ne vous verra pas rire, chanter, jouer la comédie, avoir du naturel et de la verve, et lui seul sous la fausse gaîté devinera la douleur, lui qui en est la cause. Il faut toujours sourire, quand on aurait envie de pleurer, et causer à l’infini de choses indifférentes et même odieuses pour mieux se taire sur ce qui occupe sans cesse la pensée. Quoi donc ? Est-ce de l’amour ou de l’aveu qu’il faut rougir ? la faute est-elle de croire à la loyauté des promesses ? où est en ceci l’égalité naturelle entre les deux sexes ? Chez les nations protestantes et surtout celles de race saxonne, il y a un plus juste équilibre entre le jeune homme et la jeune fille. Les protestans, pour favoriser le mariage, limitent la puissance paternelle ; la race saxonne fait aussi à ses filles une plus large part de ce principe d’indépendance qu’elle appelle le self-government. Chez nous, l’état des choses n’est pas le même : la révolution a émancipé nos fils et a laissé nos filles dans la même soumission. Un mariage était autrefois le contrat de deux familles ; une famille signant un pacte avec un jeune homme, telle est réellement la position actuelle. L’équilibre ancien est rompu : c’est aux lois de le rétablir progressivement et de rendre aux mœurs ce qu’elles leur ont ôté.

La fille du martyr des Cévennes et du soldat de la république ne cachera pas timidement sa blessure. Toute petite, elle s’annonçait hardie, entreprenante. « Ma petite lionne ! » lui disait tout bas sa mère, et ce mot faisait déjà déborder son jeune orgueil. Plus tard la lecture, les fictions et la vérité, Homère et la Bible, l’Évangile et la philosophie, ont achevé ce qu’avaient commencé en elle la nature et l’air de la liberté. Les lâches silences n’étaient pas faits pour celle qui avait salué l’amour avec cette sincérité d’enthousiasme :


Écoutez, écoutez : j’aime, je suis aimée,
Je puis vaincre la mort et braver l’inconnu ;
Mon ciel était obscur, mon âme était fermée ;
Voici : le jour s’est fait et l’amour est venu !


Le bonheur dura peu, juste le temps du malentendu de l’amour. Il se composait de sourires, de regards, du hasard de deux mains qui se rencontrent. Quoi de plus naturel quand on se croit d’accord sur le but, quand la tendresse maternelle encourage des deux côtés des espoirs légitimes, quand la présence de l’un et de l’autre soulevait partout des murmures qui disaient tous la même chose ? Un mot fit cesser la méprise, au moins d’un côté.


Il paraissait heureux de ma profonde joie,
Si franchement heureux que, dans un élan fou,
Je lui jetai, semblable à la tige qui ploie,
Mes bras autour du cou.

Une larme germa d’abord à sa paupière,
On l’eût dit attendri de ce geste d’enfant.
Car il lui révélait mon âme tout entière,
Ce baiser confiant !

Puis soudain tressaillant à mon étreinte ardente,
Si pleine de candeur et d’ingénuité.
Il me repoussa presque en disant : imprudente !
Avec sévérité.

Oh ! de ce moment-là je me sentis perdue…


Il oublia cette scène et fut plus que jamais attentif, assidu. Cependant la fille et la mère firent bientôt une visite à son logis d’automne : la jeune enfant y fut reçue par sa mère à lui, à bras ouverts. Il parut ; jamais il n’avait été si beau, si jeune. Il souriait ; tout souhaitait la bienvenue à la pauvre fille, jusqu’à la chienne qui suivait son maître, et qui, en apercevant cette dernière, fit entendre un cri joyeux. Il parla beaucoup et son entretien fut charmant ; « il parle si bien, lui ! » On cueillit des roses, les plus rares, les plus précieuses de l’année, des roses d’octobre ; on fit des bouquets de verveine, de jasmin, de fleurs de grenadier ; le jardin fut dévasté. Il y avait moins de gaîté entre eux qu’autrefois ; mais la félicité profonde est sérieuse. À la fin, elle était tremblante, lui presque timide. Qui sait ? Peut-être l’aimait-il, peut-être allait-il le dire. La furtive larme qu’elle avait aperçue l’autre fois dans ses cils n’était-elle pas un signe d’espoir ? Quand elle partit, il souriait sans émotion ; pourtant il lui dit avec une douceur infinie : « À ce soir ! » Elle ne le revit que pour apprendre son malheur : l’aveu qu’elle avait espéré était pour une autre. Pour que rien ne manque aux péripéties de ce drame intime et aux succès de celui qui en est le héros, trois cœurs de femme dépendent de ce dernier. La sérénité calme de la première lui vaut sans doute d’être choisie ; la tombe est déjà refermée sur la seconde, qui n’a pu supporter sa peine ; la troisième est restée pour chanter un hymne vengeur de la souffrance. Elle est trop fière pour mourir et trop blessée pour se taire. Connaissez-vous beaucoup de vers plus francs que ceux où cette fierté s’exprime ?


Non, non, je ne suis pas de ces femmes qui meurent
Et rendent ce dernier service à leurs bourreaux,
Pour qu’ils vivent en paix et sans soucis demeurent.


Vois-tu, ces dévoûmens sont niais, s’ils sont très beaux.
Les hommes, je le sais, se complaisent trop vite,
Le pied sur ces cercueils, à poser en héros,

Et j’ai dégoût d’ouïr la manière hypocrite
Dont ils disent toujours de ces doux êtres morts :
« Un ange prie au ciel pour moi. Pauvre petite ! »

Tu m’as trop bien appris que l’empire est aux forts.
Mourir, c’est oublier. J’aime mieux ma misère.
Tu ne me verras pas succomber sans efforts.


Elle s’exile enfin de sa présence, non sans des menaces encore ; mais la colère fait place à l’énergie. La courageuse jeune fille prête l’oreille à la voix qui lui dit de vivre par la foi, par la liberté, par le devoir. Elle fait le sacrifice suprême, et brûle son cher trésor de lettres et de fleurs séchées. C’était la première et c’est la dernière page de son roman. Allez et dispersez-vous au vent, cendres légères ; allez aussi, strophes touchantes, pleines de noblesse et de sensibilité ! Qu’importe maintenant si par hasard les douleurs que vous chantez ont été de vraies larmes ? Transfigurées par la poésie, elles deviendront le souvenir de ceux qui veulent entendre dans les vers l’accent d’une âme.

Et maintenant que nous avons, en partie du moins, vidé le coffret qui renferme les chères reliques d’un amour de jeune fille, laissons l’héroïne, quelle qu’elle soit, et disons les espérances que nous a fait concevoir le talent de l’auteur, comme aussi les réserves que la sincérité de nos éloges nous oblige d’exprimer. Il est remarquable que la femme poète de notre temps qui a le plus osé être elle-même, Mme Desbordes-Valmore, soit aussi celle qui se montre le moins préoccupée de la question d’art. Ses bons vers ont toujours coulé de source. A côté de ceux que les meilleurs écrivains n’auraient pas hésité à signer, on en trouve chez elle qui sont d’une marque un peu effacée ou vieillie. Mlle Siefert, plus personnelle encore, a beaucoup aussi de ces traits qui partent d’eux-mêmes et qui semblent le jet naturel du talent féminin ; mais les secrets de l’art ne lui sont ni indifférens ni étrangers. L’abus des épithètes est par momens l’une de ses imperfections ; elle ne rime pas toujours richement : dans une jeune fille de dix-huit ans, ces faiblesses, dont le petit nombre étonne, sont une grâce de plus. Elle connaît les poètes modernes, elle a étudié les rhythmes nouveaux ; on peut dire même qu’elle en invente. Je ne saurais donc m’étonner que M. Victor Hugo ait exercé sur elle une influence assez profonde, tandis que sa devancière a trouvé dans Lamartine, sinon un modèle, du moins les sons aimés qui ont réveillé la musique intérieure. Il fallait la note ardente de la Tristesse d’Olympio pour évoquer cette création d’un type inattendu, d’une vierge passionnée autant que pure. Pour dire toute notre pensée sur le talent de Mlle Louisa Siefert, il y a quelques réserves à faire sur sa tendance à l’imitation. Que l’on choisisse dans les Rayons perdus les morceaux qui rappellent des modèles connus, on peut être sûr d’avance que le choix tombera sur ce que le volume contient de moins heureux. L’Année républicaine est pleine de souvenirs : jamais Mlle Siefert n’a été moins elle-même. Peut-être s’est-elle trop hâtée de retourner à la source pure des beaux vers, et ne lui a-t-elle pas laissé le temps de se remplir. Peut-être aussi avait-elle la première fois trop complètement répandu son cœur.

Voir, penser, sentir, ces trois mots renferment la poésie de tous les temps. Nous avons rencontré dans cet aperçu rapide des hommes heureusement doués pour saisir les contours des choses et transporter dans les paroles les vives couleurs qui sont dans les objets. Ils peignent quelquefois avec force, et décrivent toujours avec industrie. Ils sont les héritiers directs des novateurs qui ont rendu à l’art des vers le son et le coloris, et pourtant ils reviennent sans le vouloir aux petitesses de l’art que leurs devanciers avaient détrôné. Quelques-uns cependant, tenus pour idéalistes ou traités d’artistes timides, voient quelque chose au-delà de ce que perçoivent les yeux ; leur art ne se borne pas à être un modelé savant. Après ceux-ci et pour la première fois peut-être, nous avons dégagé de la foule les poètes qui veulent avec quelque justice être comptés pour des penseurs ; nés du temps présent, comme le besoin de sincérité naît des situations factices, ils manquent les uns de mesure, les autres de décision ; ils comprennent mieux qu’on ne l’avait fait jusque-là l’utilité de la science pour la poésie, mais ils tendent à confondre l’une avec l’autre, ils se défient trop du sentiment. Les derniers sont de ceux qui, ne pouvant se passer de vivre parmi les hommes, trouvent des vers qui viennent du cœur et qui y retournent. Un ancien disait que les bois sacrés étaient l’habitation préférée des amis de la Muse ; il parlait sans doute des écrivains que nous rangerions parmi les descriptifs ou les philosophes. Charles Lamb, un enfant de Londres, pensait au contraire qu’il fallait aux poètes l’habitation des grandes villes ; il songeait à ceux que nous avons appelés humains. Grands ou petits, il y en a toujours. Tout passe et tout s’épuise, excepté le cœur de l’homme ; mais le défaut du cœur est de se trop aimer, il le communique à la poésie humaine et la fait tomber dans l’excès de la personnalité. Peut-être la perfection réside-t-elle dans un juste tempérament des diverses facultés de voir, de penser et de sentir.


Louis Étienne.
  1. Crescit amor patriæ ratione valentior omni.
  2. Diderot, Salon de 1767.
  3. Épopée terrestre de M. André Lefèvre, préface.
  4. Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous ?
    (Excuse à Ariste.)
  5. Lettre d’envoi du sonnet à La Mothe-Levayer sur la mort de son fils.