La Poésie et les Poètes en 1865

La Poésie et les Poètes en 1865
Revue des Deux Mondesvolume 58 (p. 605-639).
LA POESIE
ET
LES POETES EN 1865

Est-il vrai que les siècles aient une destinée comme les hommes ? Est-il vrai que ces grandes existences collectives soient soumises, comme les existences individuelles, à des conditions impérieuses, et qu’après les rêveries de l’enfance, après le tumultueux essor de la jeunesse, après les œuvres savoureuses de l’âge mûr, elles soient condamnées à l’inévitable déclin ? Rien de plus faux, si on ne voit dans ce mot de siècle qu’une période de cent ans, la période officielle en quelque sorte, celle qui commence et finit à jour fixe. Attachez-y un sens plus idéal, voyez-y surtout cet ensemble de sentimens et de pensées qui impriment un même caractère à une suite de générations. Aussitôt vous serez tenté de dire : Les siècles ont une âme, ils ont un esprit, une vocation, une destinée qui leur est propre ; ils naissent, ils grandissent, ils vivent, et quand ils ont combattu longtemps, — car vivre c’est combattre, comme disait le philosophe latin, vivere est militare, — ils meurent, victorieux ou vaincus.

À ce point de vue, il est incontestable que notre XIXe siècle a traversé déjà ses années d’enfance, ses heures de vive jeunesse, et que, parvenu à sa maturité, il est engagé désormais dans ce combat de la vie dont l’issue lui assignera son rang parmi les âges. Saura-t-il défendre les principes spiritualistes qui ont éclairé ses premiers pas d’une si belle lumière, ces principes qui, proclamés par les penseurs et chantés par les poètes, formaient véritablement ce trésor commun qu’on peut appeler l’âme d’une époque ? Saura-t-il les défendre, c’est-à-dire les renouveler et les agrandir ? Restera-t-il fidèle aux aspirations libérales par lesquelles il s’est révélé au monde, et s’il lui est refusé d’atteindre le but qu’il avait rêvé, le verra-t-on du moins résister aux séductions, éviter les embûches, triompher de l’indifférence et du matérialisme ? Il est difficile d’écarter ces questions quand on s’intéresse aux destinées de notre siècle, quand l’on songe surtout à la crise morale dont nous sommes les témoins. D’Alembert écrivait ces singulières paroles à la première page de ses Élémens de Philosophie : « Il semble que, depuis environ trois cents ans, la nature ait destiné le milieu de chaque siècle à être l’époque d’une révolution dans l’esprit humain. » Commentant cette pensée, il citait les révolutions qui, vers le milieu de trois siècles consécutifs, étaient venues précipiter la France en des voies toutes nouvelles : au XVIe les guerres de religion, conséquences d’un mouvement d’idées qui rejetait dans l’ombre les paisibles travaux de la période antérieure ; au XVIIe, la philosophie de Descartes, qui avait renouvelé tous les domaines de l’intelligence ; au XVIIIe enfin, cette ardeur de réformes si rapidement, si universellement répandue vers 1750, « révolution, ajoutait-il, dont notre postérité connaîtra mieux que nous les inconvéniens et les avantages. » Si d’Alembert revenait aujourd’hui parmi nous, il dirait sans doute que le milieu du XIXe siècle a confirmé sa remarque par un nouvel exemple, et, appliquant à notre époque ce qu’il affirmait de la sienne, il écrirait encore ces mots : « Pour peu que l’on considère avec des yeux attentifs le milieu du siècle où nous vivons, les événemens qui nous occupent, ou du moins qui nous agitent, nos mœurs, nos ouvrages, et jusqu’à nos entretiens, on aperçoit sans peine qu’il s’est fait à plusieurs égards un changement bien remarquable dans nos idées, changement qui par sa rapidité semble nous en promettre un plus grand encore. » Pour moi, bien loin d’apercevoir ici une révolution, je crois être d’accord avec les esprits les plus élevés de notre temps en n’y voyant qu’une crise, une épreuve, c’est-à-dire une de ces occasions favorables ou funestes suivait l’usage qu’on sait en faire. Le XIXe siècle, avec ses aspirations et les principes qui lui donnent une physionomie à part, est trop jeune encore pour que ses destinées soient finies. Il ne paraît pas disposé à s’abandonner lui-même. Il suffit par exemple de voir avec quelle vigilance la philosophie spiritualiste précise ses études et agrandit son domaine pour être rassuré sur l’avenir de cette noble cause. Un danger si bien compris est plus qu’à demi écarté.

Mais au milieu de préoccupations si graves n’y a-t-il pas toute une part de notre activité littéraire qui semble condamnée à languir ? Deux choses principalement ont marqué d’un signe glorieux l’avènement du XIXe siècle : d’un côté, la grande critique appliquée aux faits et aux idées, c’est-à-dire l’histoire et la philosophie ; de l’autre, la poésie lyrique, la poésie annoncée, en 1820 par ce petit volume anonyme intitulé simplement Méditations et continuée pendant les quinze années qui suivirent par les strophes éclatantes, de Victor Hugo, les rêveries idéales d’Alfred de Vigny, les fantaisies étincelantes de Musset, la passion subtile et pénétrante de Sainte-Beuve, les iambes vengeurs de Barbier, les idylles savamment agrestes de Brizeux. Ce concert merveilleux où éclatèrent tant de voix originales appartient à l’adolescence du XIXe siècle ; il a commencé, il a fini avec ces vives années d’enthousiasme et d’espoir. Certes, à côté des poètes que je viens de nommer, plus d’un a fait encore entendre des chants harmonieux, des talens nouveaux se sont révélés ; chacun pourtant suivait désormais son sentier, les voix ne s’accordaient plus, le concert des quinze années avait jeté au vent ses dernières notes. Les efforts, les bizarreries, les subtilités, le dilettantisme ou les tristesses de ceux qui vinrent plus tard s’expliquent par cette situation même ; les glorieux aînés d’avance avaient dérobé les cadets. Le siècle grandissait d’ailleurs, il avait ses soucis et ses luttes ; des intérêts, non pas certes plus élevés, mais plus urgens, le réclamaient tout entier. En était-ce donc fait de la poésie, du XIXe siècle ? La période de l’inspiration était-elle fermée ? Fallait-il croire enfin que, dans le développement d’un siècle, la poésie est le privilège exclusif de son adolescence et que sa virilité veut des œuvres d’un autre ordre ? Bien des gens, nous le savons, seraient disposés à régler les choses de la sorte. C’est une philosophie de l’histoire assez commode, soit qu’on prétende cacher sous cette gravité trompeuse l’indifférence et la sécheresse de son esprit, soit qu’on ait intérêt, poète soi-même et poète malheureux, à dissimuler sa déconvenue. « Des poèmes ! dit-on, c’est bien tard, l’heure est passée, la muse de nos jours a dit tout ce qu’elle avait à dire. Vous allez répéter vos devanciers, et si vous essayez d’éviter ce péril, vous êtes condamné infailliblement aux laborieuses puérilités de la forme. Ressasser des idées ou tourmenter des mots, voilà votre sort. Quand un siècle nouveau se lèvera, quand un autre mouvement d’idées, ouvrant des perspectives inattendues, saisira les imaginations, ce siècle aura ses poètes en ses heures de jeunesse, comme le spiritualisme libéral de nos jours a été chanté de 1820 à 1835 par M. de Lamartine et ses émules. »

S’il y a du vrai dans ces conseils, la conclusion est fausse., L’histoire réfute ces théories impérieuses qui prétendent assigner la poésie à telle période et l’interdire à telle autre. Les conditions, les sujets, les devoirs de la poésie peuvent changée et, changent en effet de génération en génération ; la poésie est immortelle. L’instinct pétîque est aussi indestructible au fond du cœur de l’homme que l’instinct philosophique et l’instinct religieux, Ces trois forces que Dieu a données au genre humain pour l’élever au-dessus de la vie terrestre et soupçonner quelque chose de l’éternité, rien ne les empêche de se développer simultanément. Dire qu’il y a une époque pour la religion, une époque différente pour la philosophie, c’est la marque d’un esprit qui n’aperçoit qu’un côté des choses. Ouvrons les yeux, nous verrons que ces nobles sœurs, changeant de rapports entre elles, ne s’éclipsent jamais l’une l’autre, et que, se retrouvant toujours dans toutes les époques de l’histoire, elles habitent quelquefois les mêmes âmes. Comment dire enfin que, dans le développement d’une période déterminée, la poésie est réservée à la jeunesse de cette période ? Le XVIIe siècle vieillissait, quand Racine écrivait Athalie et La Fontaine ses dernières fables ; l’esprit d’un âge tout opposé, l’esprit anticipé de la régence, éclatait déjà dans les vers où Regnard chantait si gaîment l’enterrement de Boileau, ce qui n’empêchait pas le vieux poète de retrouver en ses dernières satires une verve rajeunie avec une audace de couleurs qu’on ne lui connaissait pas. Le mouvement littéraire du XVIe siècle ne semblait-il pas épuisé aussi lorsqu’on entendit retentir les voix de deux vrais poètes, Du Bartas, Agrippa d’Aubigné, l’un qui devait inspirer Milton et exciter l’admiration de Goethe, l’autre qui, dans le déclin d’une littérature affadie, appliquait si énergiquement ses poétiques pensées au jugement de son époque ? Tant qu’un siècle n’a pas dit son dernier mot, la poésie peut être une des formes de sa vie intellectuelle. Qu’on y prenne garde toutefois : maintenir le droit de la poésie, c’est formuler ses devoirs. L’imagination est tenue de se renouveler avec la société même dont elle chante les joies ou les douleurs. Ce qui convenait au temps de l’adolescence ne convient plus aux heures viriles. Bien des strophes, bien des pages qui ont charmé les lecteurs il y a une trentaine d’années les laisseraient indifférens aujourd’hui, Les poètes qui se plaignent de la dispersion du public pour lequel chantaient leurs devanciers, n’ont-ils pas un retour à faire sur eux-mêmes ? ont-ils toujours pris leur art au sérieux ? ont-ils bien tenu compte des changemens des idées et des conditions nouvelles qui leur sont faites ? Pour nous, placés entre le public, qui dédaigne les poètes, et les poètes, qui accusent la vulgarité du public, nous disons à l’un : « Prenez garde, fussiez-vous les plus sérieux esprits de nos jours, philosophes, historiens, publicistes, hommes de grave labeur, et de culture pratique, prenez garde de dédaigner comme frivole un art qui élève le niveau général et sans lequel toute civilisation est incomplète ; » mais nous disons aux autres : « N’abaissez pas votre art, si vous voulez qu’on le respecte, et renoncez aux puérilités du métier, puisque vous parlez à des hommes. » Voilà notre critique en deux mots : nous maintenons le droit des poètes afin de leur rappeler leurs devoirs. Ainsi s’expliquent à la fois et nos sympathies attentives et nos légitimes exigences.

Étudié à cette lumière, le mouvement poétique de l’heure présente ne manque pas d’intérêt. Il y a profit à rechercher ce que signifient la transformation des anciens genres et l’apparition de sentimens nouveaux. Le principe que nous venons de rappeler, et qui n’est en définitive que l’idéal même de notre siècle, remplit ici l’office d’un instrument de précision ; grâce à lui, les poètes peuvent se juger eux-mêmes, ils viennent du moins se classer tout naturellement par catégories diverses sous les yeux de la critique, dont la tâche se trouve bien simplifiée, Et d’abord voilà les vieilles lamentations écartées du premier coup. On ne répétera plus impunément que la situation est mauvaise pour les poètes nouveau venus, que l’inattention publique les décourage, que le matérialisme des mœurs va dispersant de jour en jour les auditeurs fidèles. Ceux qui rediraient ces litanies surannées nous déclareraient eux-mêmes combien leur vocation est factice. Ignorent-ils donc que le grand art est précisément une protestation, non en plaintes, mais en œuvres, contre la vulgarité du monde, et que la première tâche du vrai poète est de se créer son auditoire ? A part les époques si rares où le souffle de la patrie et de l’humanité emplit tout à coup une poitrine puissante et lui inspire des chants immortels, à part les jours privilégiés où l’élévation des sentimens publics soutient dans les hauteurs l’interprète de la pensée commune, ce n’est pas sur la foule que le poète doit compter. Rejetons les théories trop commodes qui rendraient l’artiste irresponsable. Quoi que le poète puisse emprunter à son temps, et il lui emprunte toujours beaucoup soit pour exprimer ses pensées, soit pour les combattre, il doit tout transformer dans son creuset. Son œuvre, en dernière analyse, n’appartient qu’à lui seul. Sans la sève originale et personnelle, sans une âme qui vibre sous la joie et la douleur, nulle poésie possible ; l’individu seul y met la flamme et la vie.


I

Parmi les poètes qui viennent solliciter aujourd’hui notre attention, en est-il beaucoup qui répondent à ce programme ? Ceux-ci, qui ont déjà donné leur mesure, se sont-ils renouvelés avec le mouvement continu du siècle ? Ceux-là, dont le nom est encore inconnu, nous révéleront-ils des accens inespérés ? Certes la volée est nombreuse, comme disait Etienne Pasquier, et si j’avais à composer l’anthologie de l’année 1865, je ne dédaignerais ni les fauvettes ni les sansonnets ; il y a très souvent des mélodies aimables là même où l’originalité est absente. Je me restreins volontairement à quelques noms, car c’est l’art même qui m’occupe encore plus que les personnes, et si les réflexions que m’inspire cette étude doivent être utiles, les écrivains que je suis obligé d’omettre en profiteront comme les autres. Parlant de quelques-uns, j’essaierai de m’adresser à tous. Les débutans avec leur jeune ardeur, les vétérans avec leurs tentatives nouvelles, tels sont les deux groupes que je veux interroger ; si quelques voix de femmes, comme il y a trente ans, s’élèvent çà et là au milieu de la mêlée, il faudra les entendre, et je suis assuré d’avance que la discussion en fera son profit. Nous ne sommes pas de ceux qui disent : Taceat mulier in ecclesia. Dans l’assemblée des poètes particulièrement, il y a des écoles subtiles et des écoles violentes ; la présence des femmes est souvent la sauvegarde du goût. Elles ramènent au sentiment, c’est-à-dire au fond même de la poésie, le chanteur enivré qui s’écarte, comme le joueur de flûte rappelait au ton naturel et humain l’orateur impétueux qui oubliait de maîtriser sa voix.

Ce que je cherche dans les poèmes des nouveaux venus, est-il besoin de le dire ? ce sont des accens originaux. Il y a de la grâce, de la facilité, des sentimens purs dans tel recueil nouveau, par exemple dans les Figures jeunes de M. Louis Ratisbonne ; mais cette élégance n’est-elle pas un peu précieuse ? Cette morale si honnête n’est-elle pas un peu banale ? J’adresserai presque les mêmes demandes à M. Achille Millien, auteur des Poèmes de la nuit. M. Achille Millien a de beaux élans qui ne durent pas ; il s’exhorte vaillamment à marcher, puis il s’arrête en route :

En avant ! c’est le cri qu’ont poussé tous les âges,
C’est la loi qui préside à la création,
D’aller ferme et viril au milieu des orages,
De marcher malgré tout vers la perfection.
Malheur à qui s’endort ! Honte à qui se repose
Et s’immole à vos pieds, inertes voluptés !
Toi, parmi les écueils qu’un sort jaloux t’oppose,
Va, lutte, cherche, monte aux sereines clartés !


Voilà de brillantes promesses assurément ; après de tels préludes, pourquoi donc de si maigres mélodies ? La nuit a sa poésie, ses extases, ses tableaux ténébreux ou consolans ; si le crime rôde dans l’ombre, la justice veille ; si la misère est plus cruelle pendant les heures noires, la charité y apparaît plus douce. M. Millien, en choisissant ce sujet, ne paraît pas en avoir soupçonné les richesses. L’Allemagne, il y a un quart de siècle, a entendu les chants d’un Veilleur de nuit, qui n’avait pris son sujet qu’au point de vue, politique et qui, dans ce cadre restreint, avait déployé bien autrement de vigueur. La nuit qu’il voulait peindre, c’était la société assoupie dans les ténèbres, et le veilleur, en parcourant les rues de la cité, n’oubliait aucune partie de son tableau. Il y avait là un exemple pour M. Achille Millien.

Nous sommes ici en présence d’un premier groupe, celui des chanteurs qui cherchent encore leur voie, et dont nous ne faisons que consigner les promesses. Parmi ces nouveaux venus, un des plus dignes d’encouragement est M. André Lemoyne. Un premier recueil, couronné par l’Académie française, avait déjà, signalé chez lui un artiste sérieux ; les pages qu’il y ajoute aujourd’hui dans ses Roses d’Antan témoignent d’un sentiment élevé de la nature joint au scrupuleux respect de la composition et du style. Bien différent de ceux qui jettent leurs rimes au hasard ou de ceux qui s’amusent au cliquetis savant des mots comme des joueurs de castagnettes, M. André Lemoyne a toujours une pensée pour laquelle il choisit une image expressive ; cette image, il la dessine, il la met en relief, il en compose une médaille : telle est la belle pièce intitulée Une Larme de Dante. Ce poète trop discret n’est jamais mieux inspiré qu’en peignant la beauté morale. Voyez son idéal du genre humain, ou, comme il dit, son Ecce Homo :

On rencontre parfois des hommes dans la vie ;
J’en, ai vu quelques-uns dans notre âge de fer :
Pas une haine au cœur, pas une ombre d’envie,
Et le monde ignorait ce qu’ils avaient souffert.

Un front vieilli trop jeune et des lèvres plissées
N’avaient pas enlaidi d’un faux sourire amer
Leur visage éclairé par de belles pensées,
Pures comme le ciel, grandes comme la mer.

Ils ne ressemblaient pas à d’ennuyeux stoïques,
Traîneurs de robe longue à larges plis bouffans.
C’étaient des gens naïfs, simplement héroïques,
Que les femmes aimaient et qu’aimaient les enfans.

Ils étaient aussi doux qu’un verset d’évangile
Murmuré dans la nuit par un pauvre qui dort ;
Ils étaient aussi doux qu’un beau vers de Virgile ;
Ils parlaient aussi bien que saint Jean Bouche-d’Or.

Quand ils ouvraient leur main et leur âme loyale,
Leur front resplendissait d’une austère beauté.
Ils avaient dans la marche une aisance royale,
Souverains de la grâce et de la majesté…

Que manque-t-il à M. André Lemoyne ? Plus de souffle, plus de variété, peut-être aussi plus de confiance en lui-même. Le fond est riche, on le devine sans peine ; il faut maintenant que ce poète, enhardi par l’étude, ose chanter à pleine voix.

J’indiquais tout à l’heure certains arrangeurs de rhythmes, vrais joueurs, de castagnettes, dont le talent se dépense en puérilités laborieuses ; les symptômes révélés par les poètes que je viens de citer réussiront peut-être à les convertir beaucoup mieux que n’ont fait jusqu’ici les avertissemens de la critique. C’est une inspiration honnête qui relève le vers languissant de M. Louis Ratisbonne et supplée aux poèmes incomplets de M. Achille Millien, c’est un sentiment pur et une pensée précise qui donnent de l’intérêt aux compositions trop timides de M. Lemoyne. Quant aux raffinés de la forme, aux tourmenteurs de mots, à ceux qui croiraient déshonorer leurs ciselures en y cachant une idée, je ne sais vraiment que le ridicule qui puisse les tirer de l’ombre où ils s’exaltent. On sait qu’un de leurs principes est celui-ci : « la pensée est bonne pour qui n’a pas de style. » Ce sont eux encore qui, trouvant les rimes trop pauvres, les ciselures trop simples chez l’auteur des Feuilles d’automne comme chez l’auteur des Méditations, formulent ainsi un des axiomes de leur esthétique : « Lamartine et Victor Hugo sont des poètes ; quel malheur qu’ils ne sachent point écrire en vers ! » Sur cette pente-là, on va loin ; rien de plus dangereux que ces petites églises où des esprits blasés s’exaltent les uns les autres et jettent au public affairé de grotesques anathèmes. Le public, il est vrai, ne s’en doute guère, et de là un redoublement d’indignation chez les dévots de l’art pour l’art. Voyez pourtant quelles illusions dans cet orgueil ! Malgré leur sainte horreur pour les philistins, ils sont en ce moment même sur la pente du philistinisme le plus divertissant, et ils montreront une fois de plus combien il est vrai que les extrêmes se touchent. Dès que la pensée n’est plus rien pour l’écrivain, dès que l’art de chanter, le plus divin de tous, n’est plus que le jeu de la rime et du hasard, est-il une sottise qu’on soit sûr d’éviter ? On craignait le poncif des lieux communs, on tombe dans le poncif des tours de force. Etienne Pasquier, dans ses curieux chapitres sur la poésie de son temps, nous raconte avec complaisance les tours de force du XVIe siècle : ce sont des vers qui ont un sens quand on lit de gauche à droite, et un sens tout différent quand on les lit de droite à gauche ; ce sont des sonnets qui peuvent se démonter comme des mécaniques, si bien qu’un seul en renferme trois. La langue latine paraissait se prêter plus docilement que la française à ces exercices ; nous voyons en effet que le chef-d’œuvre du genre, cité par le disciple de Ronsard, est le distique de ce magistrat qui, voulant pousser un mémorable cri de guerre contre les huguenots au moment où éclatèrent les luttes religieuses, s’imposa la loi de n’employer que des mots commençant par une même lettre et de les ranger de telle façon que le premier mot eût une syllabe, le second mot deux syllabes, le troisième mot trois syllabes, ainsi de suite jusqu’à la fin. Il aurait pu dire en prose : « Fils de l’église, nous sauverons la cause commune, le roi, l’état, la patrie, la religion. » Il aima mieux écrire ce distique, à la joie des raffinés de son temps :

Rem, regem, regimen, regionem, religionem
Restauravorimus, religionicolæ.

Eh bien ! la langue française elle-même, la langue naïve de Marot, la langue enrichie par Ronsard et si fière de ses conquêtes, eut le malheur de lutter victorieusement avec les merveilles de la syllabe latine. Etienne Pasquier remplit de ces jeux, comme il les appelle, trois chapitres de ses Recherches sur la France, et il a beau dire : « Qui moins en fait, mieux il fait ; » on voit qu’il ne regrette pas d’avoir prouvé par tant d’exemples la docilité de notre idiome. Vous souriez ; quel rapport, dites-vous, entre ce pédantisme et nos élégances ? Je réponds : Prenez garde ! la forme seule diffère ; le vice est le même au fond. Le XVIe siècle, époque d’érudition farouche, a vu sa poésie disparaître dans les subtilités pédantesques ; au XIXe, après la rénovation de l’idiome lyrique, la poésie périrait par le raffinement de l’art, si elle s’enfermait dans vos prétentieux cénacles. L’école dévoyée de M. Victor Hugo, comme l’école déchue de Ronsard, aboutirait au même néant. Sous une forme ou une autre, ce serait toujours la parole étouffant la pensée. Non, certes, je ne fais pas un rapprochement forcé en rappelant cette décadence du XVIe siècle à nos stylistes contemporains ; les preuves ne me manqueraient pas, si j’avais le temps de m’y arrêter. Le bon Pasquier ne nous parle-t-il pas de la taille de rime à queue simple et de la taille de rime à double queue ?

Parmi ces tailleurs de rime à double queue, je ne voudrais pas ranger M. Joséphin Soulary, bien qu’il s’entende mieux que personne au cliquetis des mots sonores, ou du moins, si je le rapproche un instant des ciseleurs qui ne sont pas autre chose, c’est afin de montrer aussitôt combien il s’éloigne de ce fâcheux voisinage : nouveau symptôme, d’où je conclus que l’école de l’art pour l’art ne suffit décidément plus à quiconque porte en soi une étincelle de poésie. L’étincelle ; voyez-la pétiller chez l’auteur des Paysages et des Figurines. Nous cherchons du nouveau, en voici : l’inspiration générale, les sujets, la mise en œuvre, tout ici est inattendu. Nous n’avons pas affaire à un imitateur de Lamartine ou de Victor Hugo ; rien ne le rattache non plus à l’école gauloise de Béranger, à l’école aristocratique d’Alfred de Vigny, à l’école humaine de Barbier ou de Brizeux. Le seul des maîtres chanteurs de nos jours avec lequel on puisse lui découvrir certaines affinités, c’est l’auteur de Rolla ; mais que de métamorphoses ils ont subies, ces emprunts involontaires ! Comme l’alliage, s’il y en a eu d’abord, s’est durci en se réduisant ! Comme le métal aux lignes anguleuses porte bien l’effigie de celui qui l’a frappé ! L’auteur a beau nous donner ses médailles pour des fantaisies de hasard, on les dirait cuites et recuites au feu d’une passion concentrée. Un point incontestable, c’est que ce bizarre chanteur est surtout un lapidaire. Il prend un caillou, le taille, le fouille, y cherche l’étincelle cachée ; il la trouve quelquefois, et alors nous avons un diamant de plus dans l’écrin des muses françaises. Souvent aussi le caillou mal dégrossi reste caillou comme devant, la pierre ébrèche la lime, et il ne nous reste entre les mains qu’un sonnet rocailleux. Un sonnet ! oui, cette forme curieuse, bizarre, ce jouet charmant, mais qui n’est qu’un jouet, est le mode préféré, que dis-je ? le mode unique des inspirations de M. Soulary. Benvenuto de la rime, il cisèle ses petites coupes dans le bois ou dans la pierre avec une dextérité merveilleuse. Voulez-vous une larme de la rosée du matin dans la coque de noix de Titania ? Aimez-vous mieux une goutte de fine essence, le philtre de l’ivresse, le breuvage de l’oubli, ou bien un peu de ce poison que distillent les joies d’ici-bas ? Voici des aiguières de tout prix ; celles-ci sont faites avec les pierres dures que taillent si patiemment les mosaïstes de Florence, celles-là sont de chêne ou d’érable. Voulez-vous des médaillons de jeunes filles, tout un musée de figures, de figurines, de silhouettes ? Le magasin de l’orfèvre est richement pourvu.

Mais quoi ! toujours de l’orfèvrerie ! toujours la poésie qui brille au lieu de la poésie qui chante ! Cette dernière pourtant, c’est la vraie. Oh ! qu’une phrase musicale, qu’un air de flûte ou de hautbois serait doux à entendre au milieu de ce tintement des métaux ! Quand l’ouvrier, son outil à la main, est enchaîné à son œuvre dans l’atelier sombre, il rêve parfois à l’oiseau qui vole, au nuage qui passe, et il s’écrie tout bas : Des ailes ! des ailes ! Je ne demande pas mieux que la muse ailée vienne parfois s’asseoir dans l’humble salle et prenne aussi plaisir à la rude besogne, la lime ou la pince à la main. Ces échanges ne sont pas sans grâce. Faut-il pourtant que la messagère s’oublie à jamais dans ces travaux d’ordre inférieur ? Elle cesse alors d’être la muse, la consolatrice, et volontiers nous lui dirions ; Envole-toi de nouveau dans les hauteurs, envole-toi et chante, ton chant lointain nous touche plus que le bruit de ton outil mêlé à notre besogne quotidienne. Il y a pourtant des idées, des sentimens, une philosophie, si l’on veut, dans cette multitude de strophes où le poète oublie de chanter ; cette philosophie, j’essaierai de la découvrir.

Parmi les images sans nombre que le poète évoque en courant et qui s’évanouissent aussitôt qu’apparues, au milieu de ces petites scènes aussi vives, aussi brillantes, aussi fugitives que l’étincelle, deux sujets principaux reviennent sous les formes les plus diverses : l’amour et la mort, — l’amour sensuel, la mort lugubre, — l’amour qui dévore à belles dents le fruit de la joie, la mort qui fauche l’arbre à la racine et pousse des ricanemens hideux. Le poète, il est vrai, nous prévient au seuil de son cimetière :

Lecteur, ces petits vers ne sont pas tout eau rose :
Ils sentent quelque peu le moisi du cercueil.
Si l’abord vous effraie, arrêtez-vous au seuil.
Mettons qu’il vaut mieux rire, et parlons d’autre chose.

Et pourquoi donc ne pas parler de la mort, si vous en parlez en poète ? Il vous plaît, dites-vous, « d’agacer le vieux sphinx du néant ; » il vous plaît d’entrevoir l’éternelle vie à travers ce fantôme d’existence que l’homme traîne ici-bas. Prisonnier de la chair, esclave du tombeau, vous aimez à glisser la tête « par la lucarne » pour aspirer l’air incorruptible : excellente promesse, mais trop vite oubliée ! Cet air plus pur, ces régions sereines où refleurira la vie, je les cherche vainement en vos pages capricieuses. Ce que j’y trouve sans cesse au contraire, c’est l’amour ouvrier de la mort. On dirait que la vie humaine, aux yeux du poète, se réduit à cette formule ; dépenser sa force en gaîtés meurtrières. C’est l’amour qui scie les planches du chêne pour en faire un cercueil, c’est l’amour qui creuse la fosse, c’est l’amour qui jette la dernière pelletée sur la tombe : singulière façon de considérer le sentiment le plus fort et le plus viril, celui qui, réglé par une volonté pure, devient la source de tous les dévouemens ! Qu’est-ce que l’amour dans ce canzoniere ? un charmant assassin :

Pour chaque enfant qui naît ici-bas, Dieu fait naître
Un petit fossoyeur expert en son métier,
Qui creuse incessamment sous les pieds de son maître
La place où l’homme un jour s’abîme tout entier.

Connaissez-vous le vôtre ? Il est hideux peut-être,
Et vous tremblez de voir à l’œuvre l’ouvrier ;
Par un regard si doux le mien s’est fait connaître,
Qu’à sa merci mon cœur m’a livré sans quartier.

C’est un bel enfant rose et blanc, sa lèvre est douce ;
De caresse en caresse à ma fosse il me pousse ;
On ne saurait aimer d’assassin plus charmant !

Espiègle, as-tu fini ? . Dépêchons. L’heure approche.
Donne avec un baiser ton dernier coup de pioche,
Et dans ma tombe en fleurs pose-moi doucement !


Vers charmans, poésie malsaine : le poète se calomnie quand il parle de la sorte, ou plutôt il ressemble à ce sonneur étourdi dont il a placé l’image au milieu de ses figurines. Placé en haut de la tour et distrait par les spectacles changeans de la voûte céleste ; le sonneur s’embrouille en tirant ses cloches. L’une est pour la joie, l’autre pour la tristesse : il les confond, le rêveur, et c’est le glas qui sonne le mariage, tandis que le carillon salue le convoi funèbre. Est-ce bien une distraction, ou s’est-il trompé à dessein ? « N’est-ce qu’un fou ? serait-ce un sage ? » On s’adresse continuellement cette question en parcourant ces poétiques imbroglios, et trop souvent on s’aperçoit que le sage, à force d’emprunter un costume qui n’est pas le sien, finit par être pris au piège. Amour, poésie, humanité, pensées de la vie et de la mort, c’est l’espiègle insensé qui folâtre avec ces grands sujets, et ce jeu prolongé cause une sorte d’impatience. Il est temps que le poète renonce à cette forme du sonnet, où sa pensée étranglée perd son vrai caractère ; en retrouvant ses libres allures, elle y gagnera aussi un plus juste sentiment de la destinée humaine. Bien des pages de ce livre sentent la mort ; c’est la vie que le poète doit chanter, la vie d’ici-bas avec ses fécondes épreuves, la vie supérieure avec ses promesses immortelles ! Et je ne demande pas à M. Soulary des efforts que ne lui permettrait point son talent ; il n’a qu’à se souvenir de la jolie pièce intitulée l’Escarpolette. Un jour qu’il avait renoncé au sonnet pour écrire une sorte de poème, son inspiration s’est déployée en même temps que son vers, et il a composé un tableau où l’intérêt des détails ne nuit pas à la précision du dessin, ni la naïveté du poète à la finesse de l’observateur. Qu’il se souvienne aussi de ces gracieuses pages consacrées aux choses les plus simples et les plus naturelles, qu’il s’inspire souvent des sentimens purs, comme dans les Deux Cortèges. En regard du charmant assassin qu’il nous peignait tout à l’heure, je veux placer, pour l’encouragement du poète, ce symbole de l’amour le plus suave consolant la plus cruelle douleur et triomphant, ne fût-ce qu’une minute, de la puissance même de la mort.

Deux cortèges se sont rencontrés à l’église.
L’un est morne, il conduit la bière d’un enfant.
Une femme le suit, presque folle, étouffant
Dans sa poitrine en feu le sanglot qui la brise.

L’autre, c’est un baptême. Au bras qui le défend
Un nourrisson gazouille une note indécise ;
Sa mère, lui tendant le doux sein qu’elle épuise,
L’embrasse tout entier d’un regard triomphant !

On baptise, on absout, et le temple se vide.
Les deux femmes alors, se croisant sous l’abside,
Échangent un coup d’œil aussitôt détourné,

Et, merveilleux retour qu’inspire la prière,
La jeune mère pleure en regardant la bière,
La femme qui pleurait sourit au nouveau-né !

Quand on sait rendre aussi délicatement ces harmonies des choses qui sont le véritable domaine de la poésie, est-il donc nécessaire. de recourir aux subtilités ? Quand on possède une langue si nette, si claire, quel plaisir peut-on prendre à ces ellipses bizarres, d’où la meilleure pensée ne sort jamais intacte ?

Un poète auquel il ne faut pas recommander l’ampleur des formes et la richesse des développemens, c’est M. André Lefèvre ; il en use et abuse. En revanche, on peut lui souhaiter quelque chose de l’ardente passion de M. Soulary. Ici, nulle flamme, nulle étincelle ; ce n’est pourtant pas la bonne volonté qui lui manque. Il voudrait être le chantre de la volupté, d’une volupté idéale, exquise, et on voit bien qu’il y a toute une philosophie dans ses vers. Rien de mieux ; la philosophie la plus haute, à ce degré de civilisation où nous sommes, peut payer son tribut à l’imagination du poète lyrique. Sophocle a profité de Platon, Racine et La Fontaine doivent quelque chose à Descartes ; Newton a inspiré Voltaire ; vers la fin du XVIIIe siècle, André Chénier a célébré, non pas tel ou tel système équivoque, mais l’ardeur générale des esprits, de même que la pensée de Hegel se retrouve transfigurée dans les strophes de Goethe : pourquoi donc le mouvement intellectuel de nos jours, les conquêtes de la science, l’étonnement des esprits, les luttes des doctrines contraires, ne fourniraient-ils point à un vrai poète des occasions glorieuses ? Le cosmos d’un côté, l’âme de l’autre, et Dieu par-dessus tout, voilà bien le domaine éternel de la poésie, un domaine qui s’agrandit sans cesse avec les progrès de notre race. Je ne lui demande pas, à ce poète que j’appelle, l’orthodoxie spiritualiste ou religieuse, je ne lui demande qu’une émotion sincère. Quel que soit le système qu’il adopte, s’il est vraiment poète, s’il est vraiment ému en face de ces spectacles sublimes, son émotion corrigera bientôt les erreurs de l’école. Lucrèce a beau chanter le nihilisme d’Épicure, la hauteur de son génie et l’essor naturellement religieux de son âme nous laissent une impression toute contraire à celle que produit le philosophe. Est-ce cette poésie-là, la poésie de l’âme, la poésie des émotions personnelles et ardentes, que M. André Lefèvre applique à la philosophie de nos jours ? Nullement ; c’est une inspiration de tête, calculée, combinée, toute factice : donnons-lui son vrai nom, c’est l’inspiration alexandrine. Ses maîtres s’appellent Lycophron et Callimaque.

M. André Lefèvre avait débuté, il y a trois ans, par un recueil intitulé la Flûte de Pan. Un berger, disait-il, aimait une vierge qui mourut avant de l’avoir aimé ; il coupa des roseaux nés sur sa tombe, et, les assemblant avec un peu de cire, en fit un instrument mélodieux pour chanter sa douleur. Il la chanta si bien qu’il devint bientôt un des terrestres génies, le génie à qui appartenait l’empire des forêts et des prairies au pied du vieil Olympe. Merveilleuse destinée de la flûte amoureuse ! elle avait chanté d’abord la passion d’un seul, elle chanta ensuite le monde pastoral ; admise enfin au séjour des dieux avec celui qui la maniait si bien, elle fut désormais l’emblème de la vie universelle jusqu’au jour où le pilote grec dont parle Plutarque entendit sur les rivages de Sicile d’immenses lamentations, et, interrogeant de loin les gens de la côte, reçut d’eux cette réponse : « Le dieu Pan est mort. » C’est ce dieu trépassé aux premiers temps de l’ère chrétienne que M. André Lefèvre essayait de ressusciter poétiquement, les trois choses que représente l’antique légende étant précisément celles qui forment le fond de sa poésie. Quelles choses ? L’amour, les champs, et enfin « le grand-tout, la nature vivante ; ce mouvement infini dont l’humanité orgueilleuse cherche vainement à s’isoler. » D’après cela, si je comprends bien, c’est par orgueil que l’homme se distingue du mouvement fatal du cosmos. En se confondant avec la vie universelle, il rentrerait dans la loi. Cette manière pieuse de prêcher le panthéisme ne manque pas d’originalité. Je l’ai dit pourtant : panthéisme ou non, peu m’importe le système, pourvu qu’il y ait chez le poète un candide enthousiasme. J’ouvre le livre, j’écoute la flûte ; oh ! la grave musique ! C’est une langue habilement cadencée qui place désormais M. Lefèvre parmi nos versificateurs les plus experts, et toutefois, malgré le charme de quelques beaux vers, je me sens envahi par le froid. M. Lefèvre chante les amours de Jupiter et de Léda avec un mélange de peintures sensuelles et d’interprétations philosophiques ; il chante la nature extérieure, il chante le mouvement éternel des mondes dans l’espace infini, et sa passion a beau appeler une sorte d’impudeur à son aide, comme dans la scène de Léda, son panthéisme a beau découronner l’humanité : on n’éprouve pas, en le lisant, ces acres sensations qui sont la poésie du désespoir. C’est qu’en effet il n’y a ni révolte ni désespoir dans la pensée de l’auteur. Il s’installe complaisamment dans le néant, ou plutôt il lui suffit que le néant n’existe pas au point de vue métaphysique ; il lui suffit que la matière se transforme perpétuellement dans le creuset de l’immense univers, et cette matière toujours renaissante, cette matière qu’il ose appeler l’être, le console de tout ce que sa philosophie lui enlève.

La science étreint l’être avec ses fortes mains.
Elle a, fouillant la vie, en de profonds chemins
Vers le néant osé descendre :
Rien n’est vide, et de tout elle a trouvé le fond.
Ô néant fabuleux ! mon foyer te confond :
Le bois brûle, il reste la cendre.

D’ailleurs, où tomberait un atome détruit ?
L’infini ceint le monde au loin ; rien ne s’enfuit.

On ne perd pas un grain de sable.
Sous ses pas, sur sa tête, au ciel, à terre, en soi,
L’homme sent sourdement vivre je ne sais quoi
De solide et d’impérissable.

Ces vers sont la clé du recueil de M. André Lefèvre et l’explication de cette froideur glaciale que ne peuvent dissimuler tous ses efforts. Quand on lit ces choses-là en prose, on les prend pour ce qu’elles valent ; ce sont les erreurs d’un métaphysicien égaré, par sa dialectique. Le poète est un esprit d’un autre ordre ; il pense et il sent. À quoi bon exprimer en vers une philosophie quelconque, si ce n’est pour exhaler la joie ou la douleur que vous inspirent vos croyances et pour devenir ainsi l’interprète de vos frères en chantant vos impressions propres ? Ou bien l’auteur de la Flûte de Pan, célèbre ce néant de l’humanité comme un thème assez répandu aujourd’hui qui offrait matière à versification, ou bien, si telle est sa croyance philosophique, il n’en éprouve aucun sentiment qui vaille la peine d’être chanté. Dans l’un et l’autre cas, un juge impartial doit lui contester le titre de poète.

Cette impression de froid que tant de lecteurs ont ressentie, M. André Lefèvre semble vouloir l’effacer dans son nouveau recueil. Plus d’amours mythologiques subtilement interprétés, plus de philosophie abstraite, plus de cosmogonie du hasard ; c’est l’homme et ses passions que l’auteur essaie de peindre. L’écrivain a fait de réels progrès : pensées abstraites, tableaux du monde extérieur, il sait tout exprimer sans apparence d’embarras. Avec tant de ressources, d’où vient qu’il touche si peu ? Dans le singulier poème intitulé les Aventures de Ramon et de la Vierge aux yeux bleus, l’auteur met en scène les poursuivans de l’idéal. Dans Julie et Trébor, il raconte un drame intime, un drame de famille, les luttes de la foi tyrannique et de l’amour impatient du joug, la foi étant représentée par une mère, l’amour par une jeune fille. Enfin, dans le Départ d’Ixion, il chante le roi des Lapithes devenu amoureux de Junon et montant au ciel pour la conquérir, vieux symbole rajeuni à la moderne, image voluptueuse de cette lutte de l’homme contre Dieu qui se retrouve sous une forme plus sévère dans toutes les littératures. La Bible a peint le combat de Jacob avec l’ange ; violenti rapiunt illud, ont dit les mystiques chrétiens. Le Départ d’Ixion, comme Julie et Trébor, comme Ramon et la Vierge aux yeux bleus, nous montre donc le poète aux prises avec les sujets les plus grands, puisque le réel et l’idéal, la nature et la grâce, l’homme et Dieu, s’y trouvent en présenté. Eh bien ! quelle que soit l’habileté du style, quelle que soit même la témérité des doctrines de l’auteur, l’émotion est absente. Est-ce seulement un défaut de composition qu’il faut accuser ici ? Est-ce la longueur du récit, la lenteur des détails, qui refroidissent ces œuvres laborieuses ? Certes le roman versifié de Julie et Trèbor paraîtra bien prolixe, si l’on se rappelle que Goethe a traité le même sujet en quelques strophes de feu dans sa Fiancée de Corinthe. On regrettera aussi ce qu’un poète comme Alfred de Musset par exemple aurait tiré en deux ou trois pages de la donnée hardie et brillante du. départ d’Ixion. Je ne pense pas toutefois que l’abondance et le fini des détails aient produit cette froideur du tableau : ce qui manque ici, ce n’est point l’art, c’est la flamme. L’artiste aura beau concentrer son œuvre : si l’homme n’y paraît pas, il aura perdu sa peine. Je disais tout à l’heure que la critique ne devait pas demander compte au poète de sa foi métaphysique ou religieuse ; c’est au poète lui-même de se demander à présent si des doctrines qui détruisent toute liberté, toute activité humaine, qui font de l’homme un misérable atome jouet de la vie et de la mort, n’éteignent pas aussi ce foyer d’où sort toute inspiration poétique.

Le jeune auteur d’un recueil intitulé Stances et Poèmes, M. Sully Prudhomme, nous signale bien plus vivement que M. André Lefèvre la crise que traverse la poésie de nos jours entre le panthéisme énervant et le spiritualisme libéral. Des instincts opposés se partagent son inspiration. Il cherche, il souffre, et son âme délicate rend des sons qui font vibrer la nôtre. Tantôt il se confond en quelque sorte avec le monde immense au point que sa pensée même semble lui échapper :

J’ai voulu tout aimer, et je suis malheureux,
Car j’ai de mes tourmens multiplié les causes ;
D’innombrables liens frêles et douloureux
Dans l’univers entier vont de mon âme aux choses.

Tout m’attire à la fois et d’un attrait pareil,
Le vrai par ses lueurs, l’inconnu par ses voiles
Un trait d’or frémissant joint mon cœur au soleil,
Et de longs fils soyeux l’unissent aux étoiles.

La cadence m’enchaîne à l’air mélodieux,
La douceur du velours aux roses que je touche ;
D’un sourire j’ai fait la chaîne de mes yeux,
Et j’ai fait d’un baiser la chaîne de ma bouche.

Ma vie est suspendue à ces fragiles nœuds,
Et je suis le captif des mille êtres que j’aime :
Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux,
Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.

Comment s’étonner après cela qu’il éprouve le dégoût de la vie, et que la mot toujours résonne à ses oreilles comme la menace d’un supplice sans fin ? C’est alors sans doute qu’il s’écrie : « Je suis épouvanté d’être homme ! » Bientôt pourtant il a compris la grandeur de nos destinées, et cette immortelle vie, objet de son effroi, lui devient si précieuse qu’il invoque des argumens tout nouveaux pour convaincre ceux qui ne peuvent y croire. Newton a découvert la loi de l’attraction et révélé une partie de la splendeur des cieux ; vienne aussi le Newton de l’âme humaine, « et tous les cieux seront ouverts. » Ce Newton, ce Dante de l’humanité moderne, ce révélateur qui montrera scientifiquement l’évolution des âmes vers Dieu, qu’importe qu’il ne puisse pas venir ? L’appeler de la sorte, c’est faire acte de foi, c’est aussi ajouter une preuve à des preuves séculaires, puisqu’il est certain que cette aspiration universelle des âmes gémissantes est pour l’humanité, dès cette vie d’ici-bas, une prise de possession de l’existence infinie. Si M. Sully Prudhomme était spécialement philosophe, il aurait d’autres argumens encore à faire valoir, et sans doute il n’oublierait pas ceux que fournissent le principe du mérite et du démérite, la nécessité d’un jugement moral infaillible, l’impérieux besoin de perfection qui est le fond de notre être, en un mot l’insuffisance si manifeste de cette vie « où il n’y a en toute chose que des commencemens. » Poète délicat, il a des argumens d’un autre ordre, argumens gracieux et fantasques dont il tire le meilleur parti. Qu’on lise la jolie pièce intitulée les Yeux.

Comment donc, après avoir parlé de Dieu comme du centre autour duquel graviteront éternellement les âmes, après avoir chanté les yeux des fils de l’homme, les yeux si beaux, si vifs, si avides de voir, les yeux que charmait l’aurore, que les étoiles émerveillaient, et qui certainement se sont ouverts derrière la tombe à des spectacles plus magnifiques, — comment donc le poète ose-t-il pousser des cris de colère contre celui qui a créé ce monde d’amour et d’enchantemens ? Il lui reproche son indifférence, il l’accuse, et dans une pièce très belle, d’être demeuré impassible pendant que le Christ expirait sur la croix. Il ose lui dire : Reste dans ta solitude altière, ô maître indifférent ! Je ne veux pas te connaître. Qu’y a-t-il de commun entre toi et nous ?

Tes puissans bras sont faits pour ceindre l’univers,
Ils sont trop étendus pour une étreinte humaine,
Nul n’a senti ton cœur battre en tes flancs déserts.

Rassurez-vous ; ce n’est pas le Dieu vivant qui est blasphémé ici. Que le poète le sache ou non, cette invective est chrétienne. Je vois bien que dans sa colère il s’en prend aux ascètes, aux purs esprits, aux rêveurs de paradis sans joies humaines, à ceux qui, comme le personnage de Molière, enseignent à n’avoir d’affection pour rien. Qu’importe ? Une belle âme chrétienne de nos jours a écrit aussi des pages très vives contre le Paradis qui fait peur. En réalité, le Dieu que le jeune poète insulte en ces termes, c’est le dieu des stoïciens antiques, le dieu des panthéistes modernes. Le père révélé par Jésus, et dont tant de chrétiens timorés ont une idée si fausse, est aussi loin du dieu indifférent des panthéistes que du tyran jaloux imaginé par les ascètes ; c’est celui dont nous sentons la présence dès que nous descendons un peu avant au fond de nous-mêmes, celui que Fénelon appelle le maître intérieur et universel, celui dont saint Paul a dit : In Deo vivimus. Il ne manque à M. Sully Prudhomme qu’une inspiration plus précise pour éviter sur ce point toute confusion. En somme, la lecture de son livre est saine, car, après des pièces où l’auteur hésite entre le vrai et le faux et semble confondre les voluptés énervantes avec les joies viriles, il termine par des accens qui résonnent comme un cri de triomphe. L’idéal de l’humanité se découvre à ses yeux au moment où il a retrouvé le sentiment de la vie individuelle. Ici par exemple, il célèbre la parole humaine, et traçant à grands traits son histoire, c’est l’histoire de la civilisation libérale qui se déroule sous sa plume. Taisez-vous, bruits de la nature, voix des flots ou de l’orage, de la terre ou du ciel, un monde supérieur est né ; la parole humaine vient de se faire entendre ! C’est elle qui va dompter les monstres et fonder les cités, proclamer le droit éternel et brider le glaive inique ; ah ! depuis le jour où cette parole s’éleva pour la première fois, timide, étonnée d’elle-même, au milieu du tumulte des élémens, jusqu’au jour où elle s’élança de la poitrine de Mirabeau pour dominer les tempêtes, quelles destinées furent les siennes ! Que de progrès ! que de victoires ! Eh bien ! dit le songeur, un progrès plus grand encore lui est réservé dans l’avenir ; un jour viendra où cette parole vengeresse ne sera plus nécessaire, où la parole douce, simple, bienfaisante, régnera sans efforts sur l’humanité libre. — Et soudain, mariant les rêves du chantre de Pollion aux préceptes du sermon, sur la montagne, il s’écrie :

O divine éloquence, alors tu n’auras plus
Pour image la mer aux éternels reflux ;
Tu prendras pour symbole une source féconde,
Un fleuve large et pur, le flot de la Gironde,
Qui, donnant son murmure aux lèvres qui l’ont bu,
Trempe au cœur des enfans l’amour et la vertu.
Et comme l’eau descend des cimes aux vallées
En charriant l’argile et les pierres salées,
Et sans niveler l’herbe et les chênes entr’eux,
Les baigne également d’un torrent savoureux,
Ainsi dans les cités, à travers les campagnes,
Tu répandras ce baume épanché des montagnes.

Heureux les simples cœurs ! ils seront rois au ciel.
Heureux les offensés qui s’éloignent sans fiel !
Car ils seront jugés par leur miséricorde.
Heureux les fils de Dieu, les hommes de concorde !
Heureux les désolés ! ils vont lever le front.
Heureux les altérés de justice ! ils boiront.
Heureux les purs ! leurs yeux vont goûter la lumière.
Heureux les doux ! les doux posséderont la terre.

Si tel est le rêve du jeune poète au sujet de la parole, quel sera donc l’idéal de cette parole privilégiée qui se nomme l’art ? L’art, c’est le litre d’une espèce de symphonie qui commence assez bizarrement par la glorification de Hegel, mais où la pensée de l’auteur, se dégageant peu à peu, finit par célébrer l’union de la pensée et de la forme, le juste accord du réel et de l’idéal. M. Sully Prudhomme enseigne ici par le précepte beaucoup plus que par l’exemple : il ne possède, pas encore cette harmonie dont il parle ; il s’exhorte à l’acquérir, il y vise, il l’atteindra peut-être. La recommander, si chaleureusement, l’appeler avec tant d’ardeur même en des vers inégaux où il y a plus de souffle que de mesure, ce n’en est pas moins un bon signe. Les images se heurtent, je l’avoue ; n’importe, les conseils sont vrais, l’inspiration est noble, et, comme l’auteur semble parler au nom des générations qui arrivent, nous prenons acte bien volontiers de ce solennel engagement, de ces vives paroles qui terminent son poème, et qu’il adresse aux maîtres de l’art ancien :

Vous tous, prodiguez-nous les leçons et l’exemple,
Vous, les forts, dont l’esprit veut reposer toujours
Sur le couronnement solide et pur du temple,
Sur l’aile du poème ou le flot du discours !
Enseignez-nous encor le secret de vos lyres,
De vos mâles ciseaux, dont la naïveté
Nous fit toucher le vrai jusque dans leurs délires
Et jusque dans les dieux sentir l’humanité.
Transportez-nous encore où le bonheur commence,
Au seuil des paradis que nous promet la mort :
La foi dans l’idéal est la sainte démence
Qui fait de l’œuvre humaine un vertueux effort.
Elle est le goût suprême, et toute fantaisie
Se condamne à périr en lui faisant affront.
Le beau reste dans l’art ce qu’il est dans la vie.
A défaut des vieillards, les jeunes le diront…


Qu’ils le disent donc, et puissent-ils demeurer fidèles à leurs promesses ! Dans une pièce du même genre sur Alfred de Musset, pièce ardente et inégale, l’écrivain continue le développement de sa pensée. Il prend à partie le chantre aimé de la jeunesse, et lui demande compte des dons merveilleux qu’il avait reçus. Sans le repousser avec injure comme les puritains de la démocratie, sans s’agenouiller devant lui comme les adorateurs d’une idole : « O poète de la passion, lui dit-il, tu seras éternellement jeune ; mais n’y a-t-il pas une autre poésie que la tienne, une poésie plus virile, plus digne de nous, et que tu aurais pu déployer à nos regards ? Ton génie ailé a parcouru tous les degrés de l’univers moral, nulle part tu n’as fixé ta demeure. Par un charme qui n’est qu’à toi seul, souriant et pleurant à la fois, tu irrites à plaisir la sensibilité individuelle ; tu ne t’inquiètes jamais de la grande humanité. » Rouvrant alors les perspectives lointaines, il décrit à grands traits les œuvres et les jours de notre race depuis la fondation des antiques cités jusqu’à ce XIXe siècle plein de travaux splendides, et à la poésie de la volupté il oppose la poésie de l’action. C’est ainsi que dans l’ordre poétique il a échappé à l’imitation d’Alfred de Musset, comme dans l’ordre philosophique il s’est dégagé de l’influence hégélienne. S’il y a là un espoir trop ambitieux, le symptôme du moins est à noter. Rappelons toutefois à M. Sully Prudhomme que, s’il veut frayer la voie à cette inspiration supérieure qu’il semble chercher si ardemment, il a encore besoin d’affermir sa pensée et de donner à son langage l’unité qui lui manque. Tant qu’on ne verra pas chez les nouveaux venus ce signe de force qu’on appelle la sérénité, on pourra toujours craindre le retour des sentimens suspects dont ce livre de Stances et Poèmes a gardé l’empreinte, comme tant d’autres tentatives poétiques de notre temps.


II

Au moment où éclatait la poésie originale du XIXe siècle, il y a trente ans et plus, quelques voix de femmes se mêlèrent discrètement au concert ; on se rappelle surtout Mme Tastu et Mme Desbordes-Valmore, l’une si sage, si mesurée, l’autre si éplorée dans sa douleur et jetant des cris sortis de l’âme. Les femmes qui ont reçu le don de poésie affichent rarement la prétention de créer un art nouveau ; elles empruntent d’ordinaire le style, les rhythmes, les images que les poètes régnans ont mis à la mode. C’est ainsi que Mme Tastu et Mme Desbordes-Valmore, après avoir chanté d’abord sous l’impression de la poésie de l’empire, adoptèrent avec enthousiasme le mode lamartinien, mode si gracieux, il est vrai, si conforme à leurs sentimens intimes qu’elles semblaient n’avoir jamais parlé d’autre langue. Au milieu des tentatives un peu confuses que nous venons de décrire, au milieu de ces artistes occupés à chercher leur voie, l’un aident et fantasque, l’autre abstrait et subtil, ce dernier ne redoutant pas les périlleux systèmes, mais sachant dégager son âme et interroger Dieu, je me demande si les femmes qui chantent n’ont pas subi à leur tour ces doutes et ces indécisions. En poésie comme en philosophie, il y a sur bien des points une mauvaise tendance à sortir de l’humanité ; si je retrouvais quelque chose de cela chez les femmes poètes de l’heure présente, j’en serais attristé comme d’un symptôme funeste. Rassurons-nous, il n’en est rien. La poésie d’il y a trente ans, la poésie spiritualiste et généreuse est toujours celle qui plaît à leurs âmes. C’est la poésie, éternelle, il ne s’agit que de la rajeunir, c’est-à-dire de la marquer à notre empreinte. C’est pourquoi je veux placer ici, comme un intermède souriant, quelques-unes des femmes dont le chant vient de se révéler à nous. Les stylistes bruyans qui tout à l’heure sans doute nous trouvaient trop sévère seront peut-être un peu scandalisés de notre indulgence ; qu’importe ? Nous ne cherchons pas ici des chefs-d’œuvre ; dussent les femmes poètes dont nous allons prononcer les noms encourir certaines, critiques (et les nôtres même ne leur manqueront pas), elles auront rempli une tâche aimable, si la note dominante de leur chant indique aux chefs d’orchestre le véritable ton.

Qu’est-ce que ce livre ? Un mot de ma foi, un mot de ma charité, un mot de mon espérance. Je n’écris pas parce que je raisonne, j’écris parce que je sens. S’il est vrai, comme le dit Mme de Staël, que la poésie est une jouissance momentanée de tout ce que notre âme souhaite, la poésie est en moi. Mes vers sont pour ainsi dire une sensation chantée, une harmonie intérieure qui vibre au contact de tout ce qui me touche extérieurement. Que ce soit par la nature dans la création ou par l’homme dans l’humanité, si j’ai été touchée, j’ai chanté. » Mme Auguste Penquer se fait peut-être quelque illusion en caractérisant ainsi son livre des Révélations poétiques ; n’importe, il faut lui savoir gré de son. idéal. Je n’aime pas toujours ses vers, j’aime ce qu’elle a voulu, Cette poésie est trop souvent le reflet des Feuilles d’automne et des Méditations ; on y rencontre néanmoins, au milieu même des réminiscences, des accens émus et gracieux, des mélodies touchantes, parce qu’elles sont sincères. Quand le souvenir des maîtres ne la domine pas trop, c’est bien de la poésie de femme, poésie facile, compatissante, un peu molle, comme celle que Mlle Ernestine Drouet a fait applaudir ; à l’Académie française il y a quelques-années. Il semble même que le succès de l’auteur de Caritas ne soit pas étranger à ces vocations, non pas tardives peut-être, mais jusque-là timides et qui se sont déclarées tout à coup. Anch’io son pittore ! Compagne d’un médecin justement estimé dans un grand port de Bretagne, Mme Penquer depuis longtemps déjà égayait et charmait la vie grave du foyer par ses chants solitaires quand l’idée lui vint de se faire entendre au dehors. Goethe voulait que toutes les âmes qui ont vécu et senti, pour peu qu’elles eussent le don des vers, livrassent ainsi leurs confidences au public. « Assurément, disait-il, on n’y gagnerait pas des chefs-d’œuvre, on y gagnerait du moins des révélations délicates, des accens, des motifs, éléments épars dont le véritable poète fait son profit le jour où ce poète apparaît. » L’Allemagne n’a que trop bien répondu à cet appel, et chaque année amène un tel essaim de chanteurs domestiques que la critique ne sait plus auquel entendre. Je ne voudrais pas donner chez nous le conseil que Goethe donnait à ses compatriotes ; le danger serait bien plus grave ici qu’au-delà du Rhin, et l’on y oublierait plus vite encore la condition imposée par le maître, c’est-à-dire la simplicité parfaite, l’absence de toute prétention. Je n’engagerais même pas Mme Penquer à de fréquentes récidives ; on doit la remercier néanmoins de quelques notes gracieuses qui ont résonné à propos. C’est l’air de flûte ou de hautbois que je réclamais tout à l’heure pour nous reposer de ce cliquetis métallique auquel se plaisent les écoles savantes.

Quant aux femmes qui chantent pour calmer une blessure saignante, qui donc voudrait arrêter le chant sur leurs lèvres ? Ce ne serait pas seulement une cruauté, ce serait aussi une grave erreur de critique. De toutes les poésies féminines, celle-là est la plus vraie. Si la poésie prétentieuse est intolérable, la poésie consolatrice est digne de toute sympathie. C’est même dans cet ordre de sentimens que se trouve la seule rénovation possible de l’art aux époques où l’inspiration lyrique semble avoir épuisé tous les sujets. Puisque la poésie, suivant une définition très belle, est une création idéale par laquelle certaines âmes, plus vivement touchées de la misère commune, corrigent ou complètent le monde réel, sommes-nous donc placés désormais au-dessus de ces consolations ? Le progrès général a beau améliorer la condition de la race humaine, il développe en même temps chez un plus grand nombre d’êtres une sensibilité plus vive, et la cible où portent les traits du mystérieux archer ne cesse point de s’agrandir. Autant de prises offertes a la douleur, autant de gages donnés au perpétuel rajeunissement de la Muse. Une telle poésie appartient surtout aux femmes ; soit qu’elles pleurent sur elles-mêmes, soit qu’elles compatissent à des infortunes secrètes que nos yeux distraits n’aperçoivent pas, c’est bien à elles de réaliser idéalement le vœu de l’auteur de Marie :

Des autels renversés par la fureur civile,
Nous bâtirons un temple au milieu de la ville,
Et de nos pleurs purifié,
Nous le consacrerons, ce temple, à la Pitié.

Sur la place publique, afin qu’on le contemple,
A la douce Pitié nous bâtirons un temple…..

Je faisais ces réflexions en lisant quelques pièces singulièrement expressives de Mme Louise d’Isole dans un petit volume intitulé Passion. Je m’y abandonnais surtout en feuilletant les pages d’un livre qui porte ce simple titre : le Long du chemin. Le livre est écrit en prose, mais, l’auteur est un poète. Le chemin qu’a suivi Mme Blanchecotte est tout ensemble un chemin de douleur et de poésie. Il y a quelques années, elle avait publié un recueil de vers, Rêves et réalités, qui fut justement remarqué des esprits attentifs. L’Académie française lui avait décerné une de ses couronnes, un second volume, intitulé simplement Nouvelles poésies, avait valu à l’auteur des suffrages non moins précieux. Aujourd’hui c’est le commentaire, ou plutôt la substance même de ses chants, que nous livre Mme Blanchecotte, Si tous ceux qui écrivent des strophes étaient tenus de publier en prose, sous forme nette et précise, les sentimens d’où leur poésie est née, on verrait bientôt la rimaillerie aux abois. Il y a tant de strophes d’airain qui sonnent creux, tant de timbales retentissantes derrière lesquelles, on ne sent que la main du timbalier ! Mme Blanchecotte ne redoute pas cette épreuve ; sa poésie au contraire y gagne un relief nouveau. L’âme de ses chants, on le voit bien d’après les confidences du moraliste, c’est précisément cette pitié dont nous parlions tout à l’heure, virile pitié dans un cœur de femme, pitié courageuse et féconde qui fait sortir de sa propre souffrance un enseignement pour tous. La vie a été dure pour l’humble et noble personne qui a tracé ces pages ; en s’exhortant à souffrir, c’est-à-dire à supporter, elle songe à tous ceux que son effort peut encourager au bien. Elle est vraiment le poète de la résignation, non pas d’une résignation inerte, mais de la résignation armée, toujours en garde contre elle-même, toujours prête à lutter contre la destinée. Quand l’époux dont le travail nourrissait le foyer modeste eut senti s’altérer sa raison, la femme, dévouée désormais au malade qui n’avait que son appui, attendait précisément à cette heure de désolation la venue d’un nouveau-né. C’est alors qu’elle jetait ce cri :

Petit être adoré dont le sexe inconnu
Me fait souvent rêver un nom doux et sonore,
Viens, oh ! viens, je t’attends ! Quand tu seras venu,
J’ai de l’amour pour toi, je puis souffrir encore ;
J’ai gardé pour ta vie un fécond dévoûment.
A toi la paix, mon ange ! à mon cœur le tourment !
Joins à mes maux, Seigneur, ceux que tu lui destines
Je supporterai tout, forte pour mon enfant,
Car le cœur d’une mère a d’immenses racines.

Deux ans se passent ; écoutez ce cri navrant sorti de la pauvre mansarde, vous aurez le point de départ d’une symphonie où la lutte de l’âme contre la destinée finit par se fondre en quelque sorte dans un stoïcisme chrétien, un stoïcisme qui méprise sa douleur personnelle et chante à pleine voix pour tous ceux qui souffrent. La misère, disait-elle, la misère au teint hâve, aux bras de squelette,

Celui qui n’a jamais crié sous ses étreintes,
Qui, robuste et joyeux, a toujours eu du pain ;
Celui qui ne sait pas ce que c’est que la faim,
Celui-là, s’il gémit, ah ! ses larmes sont feintes !
Comme un vain bruit du vent son vain sanglot se perd ;
Rien en lui ne me touche ; il n’a jamais souffert !

Elle dit cela aux premiers jours de détresse ; laissez la souffrance accomplir son œuvre dans cette âme courageuse et tendre, vous verrez quels démentis elle va se donner à elle-même. Comme elle saura bien qu’il y a d’autres douleurs encore que celles de la faim ! Passion et compassion, tel est le résumé de son livre. Et ce n’est point une compassion banale. Accoutumée à vivre avec la douleur, elle sait quel en est le prix et ce qu’on en peut tirer. Cette science, elle la montre à ses frères, non comme une doctrine régulièrement déduite, mais comme on partage un pain trempé de larmes ; Ne dirait-on pas un Vauvenargues féminin quand elle écrit ces mots : « L’attendrissement sur soi-même et vis-à-vis de ses peines est une fâcheuse et meurtrière faiblesse. Le mot de la vie est d’aller en avant : pour atteindre les hauteurs, ne faut-il pas franchir des précipices ? L’action est le remède à la souffrance… Mais si déjà les défaillances de la solitude sont déplorables, combien plus encore le sont les plaintes vis-à-vis des autres ! Pauvre âme ensanglantée, à quoi bon ? Souffre sans te plaindre, agis sans te montrer, triomphe dans ta conscience, le malheur lassé prend fin quelquefois. Et d’ailleurs qu’importe ? la vie elle-même se lasse, le but arrive, la tâche est faite ; alors seulement le soldat valeureux rend les armes. » Et à la page suivante : « Plus on vit, plus on voit qu’il faut se préoccuper des autres dans la grande affaire de ce monde… L’homme est inerte de sa nature, et si quelque sensation douloureuse n’aiguisait ses facultés actives, il s’annihilerait dans le repos de l’apparent bonheur. Plus la leçon est rude, plus les effets sont bons. Et ne croyez pas que je parle ainsi comme ferait un paresseux emmaillotté de bien-être et caressé par des amitiés douces, J’écris avec mon sang, et j’ai grand’peine à contenir, le brisement de mon cœur. Je commence par m’adresser à moi-même les exhortations que je fais aux autres : Dieu sait combien j’ai besoin d’invoquer le courage ! » Ainsi elle va le long de son chemin hérissé d’épines, ainsi elle exprime avec sincérité les émotions de chaque heure, et, tout en cédant çà et là à des accès de misanthropie, elle finit par ne plus prêcher que la bonne humeur, la gaité confiante, le dévouement joyeux. Pourquoi ? C’est que la poésie est née pour elle de ce long travail intérieur ; la poésie, fleur sans pareille quand elle s’épanouit dans les ronces, la poésie a tout parfumé sur sa route et tout ensoleillé.

Je ne donne pas ces pensées comme un système de morale où tout soit enchaîné avec autant de nouveauté que de vigueur, je ne signale pas les deux recueils de Mme Blanchecotte comme une œuvre poétique où la forme égale toujours la noblesse et la franchise du sentiment ; il est impossible pourtant de ne pas y voir une page détachée toute vive d’une destinée humaine. Eh bien ! je ne cherchais pas autre chose en introduisant ici ce chœur des voix de femmes. Je voulais savoir si, au milieu des doutes, des hésitations, des efforts laborieux et prétentieux des écoles savantes, la poésie étudiée à sa source avait contracté quelque chose des maladies courantes ; je la trouve saine au contraire, saine dans la joie et dans la douleur. Aujourd’hui, comme il y a quarante ans, comme à toutes les époques où l’inspiration lyrique a refleuri, le spiritualisme naturel, l’émotion, l’humanité enfin est la première condition de l’art, et mentem mortalia tangunt. Non, la poésie n’est pas morte, non, le XIXe siècle n’a pas épuisé sa veine ; il ne s’agit pour l’artiste généreux que de marquer l’or à son effigie et de préparer, s’il est possible, par des transformations heureuses une phase nouvelle du développement poétique, la phase virile, sereine, consolatrice, après la phase des amusemens puérils et des fantaisies équivoques


III

En traçant ces dernières lignes, j’ai songé involontairement au poète futur, comme celui que Joachim Dubellay, au XVIe siècle, appelait de ses vœux et couronnait d’avance ; il est bien permis de rêver un peu quand on parle de poésie, et quel rêve plus doux pour le critique des vers contemporains que de saluer le chantre de l’avenir ? Je remarque toutefois dès aujourd’hui que des poètes déjà éprouvés par la lutte ont compris comme nous cette nécessité d’une transformation. Se transformer tout en restant fidèle à l’inspiration si riche de notre âge, voilà le devoir : de la poésie dans la crise qu’elle traverse, comme c’est le devoir de la philosophie, de l’histoire, de la science religieuse, le devoir de toutes les grandes études inaugurées jadis avec tant d’éclatât trop souvent compromises en ces dernières années. Quiconque essaie de se transformer ainsi a droit à une sérieuse attention, et, dût-il ne pas atteindre le but, je le félicite d’y avoir visé.

Tel est l’intérêt que me paraît offrir le nouveau recueil de M. Victor de Laprade intitulé les Voix du silence. Quelque opinion qu’on ait de l’auteur de Psyché, quelques reproches qu’on puisse adresser au ton habituel de ses chants, il est difficile à un esprit impartial de ne pas apprécier chez lui l’élévation de la pensée. Ce que j’estime ayant tout dans sa carrière d’écrivain, c’est sa fidélité constante à son art et le développement progressif de son talent. Les défauts qu’on lui a reprochés, il les connaît, il les avoue, il a souvent travaillé à les vaincre. De la froideur, de la monotonie, une gravité un peu tendue, voilà ce qui empêchait ces beaux vers de pénétrer au sein, de la foule et d’y semer les hautes pensées familières à ses méditations. Il s’est assoupli, il a cherché la grâce, la variété du style, il s’est détaché de la nature, où son âme rêveuse courait le risque de s’absorber tout entière, et il a vécu parmi les hommes. Il est même descendu dans l’arène, s’exposant, hélas ! à plaire aux partis plutôt qu’aux vrais amans de l’art, et à recueillir des applaudissemens ou des injures qui se trompaient également d’adresse. Ne sont-ce pas là des transformations, insuffisantes sans doute, mais curieuses à suivre pour un œil attentif, et qui attestent avec la bonne volonté de l’artiste un vrai foyer d’inspirations ? — Vous le trouvez froid d’abord, parce qu’il habite naturellement les hautes cimes de l’esprit ; vous croyez que ses créations sont pareilles à des statues de marbre, parce que son langage austère dédaigne les fausses élégances de la mode. Regardez-y mieux ; ces statues ont un cœur, cette gravité magistrale recouvre toutes les émotions généreuses ; la vie est là, non pas la vie artificielle d’une littérature surexcitée, mais la vie de l’âme, celle qui se renouvelle sans cesse au foyer du spiritualisme chrétien. Gustave Planche ne s’y était pas trompé lorsqu’ici même, il y a neuf ans, il jugeait en ces termes l’auteur des Symphonies : « Si le maniement des images est en poésie une affaire de première importance, il n’est pas permis d’oublier que la valeur des idées domine la valeur des images, et je reconnais avec empressement que M. de Laprade s’en est toujours souvenu. Qu’il ait parfois méconnu le côté musical de son art, qu’il ait négligé de charmer l’oreille ou de séduire l’imagination, je ne le nie pas. S’il n’est pas à l’abri de tout reproche dans la partie technique de la poésie, il peut s’en consoler facilement en songeant qu’il soutient la comparaison avec les plus habiles par l’émotion et la pensée. La pratique du métier lui enseignera ce que tant d’autres savent si bien et prennent pour la poésie même. Malgré les taches que je signale dans son talent, il occupe dès à présent un rang élevé dans La littérature contemporaine. Il sent et il pense avant de parler… » C’est ce foyer de sentimens et de pensées qui me paraît un des traits distinctifs de M. de Laprade, et les conseils, les exhortations que l’austère critique lui adressait avec confiance donnent, ce me semble, une valeur instructive au tableau des transformations accomplies ou tentées par le poète. Dans une étude qui ne se borne pas au jugement de quelques œuvres, mais qui se préoccupe de l’état général et de l’avenir de notre poésie lyrique, il n’est pas inutile de relier le passé au présent. La voix de Gustave Planche m’invite à jeter un regard en arrière pour marquer avec plus de précision ce que représente le recueil nouveau de M. Victor de Laprade.

M. Sully Prudhomme, dans sa pièce à Alfred de Musset, le félicite d’être venu à l’heure privilégiée du siècle :

Toi qui naissais à point dans la vie où nous sommes,
Ni trop tôt pour savoir, ni, pour chanter, trop tard.


M. Victor de Laprade est venu un peu tard pour chanter ; il a débuté en 1840, au moment où le grand concert venait de finir, où les auditeurs se dispersaient, où l’attention publique se tournait d’un autre côté. Il était seul, il chanta cependant ; il chanta sans se décourager, et peu à peu il sut se former un auditoire. Son poème de Psyché était un noble début. Sous le voile des antiques fictions, le jeune compatriote de Ballanche, le disciple fervent d’Edgar Quinet célébrait les efforts, les combats, les douleurs, les ravissement de l’âme au milieu des mystères de la vie, et le triomphe du bien sur le mal. Les Odes et Poèmes, son second ouvrage, étaient l’hymne du poète en face de la nature. Entraîné par l’ardeur lyrique, M. Victor de Laprade avait-il cédé aux séductions de l’enchanteresse ? Pareil à ce pêcheur de Goethe que fascine le chant de l’ondine, ne s’était-il pas plongé et comme perdu au sein de la vie universelle ? N’y avait-il pas enfin ça et là un souffle de panthéisme dans ces amours du poète avec les chênes au fond des forêts fraternelles ? On l’a dit, et je crois en effet que l’expression enthousiaste a quelquefois trahi la pensée de l’écrivain ; mais l’inspiration générale du recueil ne réfutait-elle pas suffisamment ce reproche ? Deux pièces, Alma parens et la Mort du Chêne, tout imprégnées de ces émanations de la nature, ont été précisément glorifiées sans réserve par le juge dont je viens de citer le nom. Ce que M. de Laprade cherchait sous les chênes druidiques, ce n’étaient pas les énervantes rêveries des peuples du Nord, c’étaient les mâles conseils d’une nature toute pleine de Dieu. Il fallait cependant que cette aspiration ardente vers l’infini revêtît enfin une expression plus précise. Après avoir demandé aux méditations philosophiques et aux enchantemens des solitudes le Dieu dont son âme est avide, le poète alla le chercher plus simplement dans le récit de la vie et de la mort de Jésus. Les Poèmes évangéliques sont une troisième évolution, une évolution toute logique de la pensée du poète ; On dirait qu’il reproduit spontanément dans les rêves secrets de son intelligence le travail du genre humain lui-même. Des temples de l’antique sagesse, il nous avait conduits sous les vieux chênes celtiques qui abritèrent le berceau des races modernes ; il était temps de faire entendre la bonne nouvelle aux peuples régénérés. L’élévation philosophique, l’amour enthousiaste de la nature, la pureté, du sentiment religieux, ces trois choses que M. de Laprade avait développées séparément dans ses trois premières, œuvres, il essaya d’en faire un harmonieux accord ; de là le recueil des Symphonies, et, quelques années après, les Idylles héroïques. Encore une transformation : ce que l’auteur appelait des symphonies, c’étaient des pièces d’une forme assez nouvelle, des pièces où une pensée philosophique, religieuse, morale, se déroule comme une scène dramatique, des pièces où plusieurs voix se répondent, tour à tour, où l’homme interroge la nature, où la nature a ses échos dans le cœur de l’homme, où Dieu lui-même se fait entendre, de même que Beethoven recueillait les voix du monde extérieur, et, combinant l’andante l’allegro, le scherzo, composait de tous ces bruits et de tous ces contrastes les pages merveilleuses dont le poète voudrait dérober le secret au musicien.

Quelles sont ces voix du silence que l’auteur de Psyché fait retentir aujourd’hui ? Encore des chants de l’âme, mais dont les notes plus variées, plus calmes, plus souriantes, conviennent au soir d’une journée laborieuse. On y retrouve quelque chose des œuvres précédentes sous une forme où la sympathie domine. Les abstractions ont presque entièrement disparu. La philosophie et la poésie, trop séparées naguère, s’unissent harmonieusement. Le poète est toujours à la poursuite de l’idéal, mais il a quitté ces âpres sommets, où le lecteur hésitait à le suivre, c’est par les prés en fleur, par les bois embaumés qu’il noud conduit à sa tour d’ivoire. Il y a quelque chose de Spenser et de Tennyson dans ces graves féeries. Le poète emprunte, non pas une légende précise, mais des figures, des couleurs, à notre vieille poésie du cycle d’Arthur, et ce cycle efféminé, qui ne représentait que trop gracieusement l’immoralité naïve du moyen âge, acquiert entre ses mains une élégance virile. Que M. de Laprade condamne tant qu’il voudra, et souvent avec une rigueur injuste, l’esprit de notre XIXe siècle, cette transfiguration des poèmes du Saint-Graal est la réponse que je lui Oppose. Il a montré là, qu’il le sache ou non, combien le XIXe siècle est supérieur au XIIIe. Ce rapprochement que me fournit le poème de la Tour d’ivoire est une occasion de signaler une erreur fort regrettable à mon avis dans la carrière de M. Victor de Laprade, erreur qui lui a été funeste et contre laquelle il doit enfin se prémunir. D’où vient qu’après vingt-cinq ans d’inspirations si hautes M. de Laprade n’ait pas recueilli toutes les sympathies qu’il mérite ? d’où vient même qu’une certaine impopularité s’attache à ses dernières œuvres ? Ce n’est pas seulement parce qu’il fait acte de parti, parce que la vivacité de la lutte a entraîné le songeur solitaire au-delà du but qu’il voulait atteindre, parce qu’il lui est arrivé plus d’une fois d’exprimer ou de paraître exprimer des pensées qui ne sont pas exactement les siennes, et qu’il s’est trouvé enveloppé dans la juste réprobation de ce qu’on appelle aujourd’hui le cléricalisme, c’est-à-dire le catholicisme théocratique. Au fond, les esprits désintéressés ne s’y trompent pas : M. de Laprade, ils le savent bien, est beaucoup plus libéral qu’il ne le paraît, plus libéral qu’il ne le dit lui-même. Ce n’est pas le rêveur des hautes cimes qui consentirait à s’emprisonner dans la secte étouffante des pharisiens. Aussi a-t-il sa place, comme les meilleurs d’entre nous, dans les vulgaires satires d’un insulteur connu ; certes il méritait cet honneur, et l’on s’étonne à bon droit que les attaques de M. Veuillot n’aient pas épargné à l’auteur des Symphonies la malveillance du parti opposé. Le tort de M. de Laprade, je crois le savoir, c’est qu’il n’aime pas assez son siècle. On peut nourrir sa pensée du mépris des choses communes, on doit condamner les misères morales qui nous entourent ; ce n’est pas une raison pour se séparer de son temps, et il est défendu au poète plus qu’à personne d’en méconnaître la grandeur.

UN sentiment plus juste de ce que vaut le XIXe siècle commence à se dégager par momens dans les Voix du silence, et c’est là surtout ce qui m’intéresse dans quelques poèmes du nouveau recueil, par exemple dans la belle pièce intitulée Silva nova. Le poète est retourné dans la forêt qui enchantait les rêvés de sa jeunesse ; il a voulu visiter la place où, vingt ans auparavant, il avait vu le grand chêne tomber sous la hache du bûcheron. Ce chêne, hélas ! n’était pas seulement l’arbre au tronc couvert de mousse, aux branches noueuses, à la cime vénérable ; pour le chantre ami des symboles, c’était avant tout le témoin du passé, l’abri des jours anciens. Quel tableau va s’offrir à ses yeux ? Dès le pied de la montagne, des bruits, des chants, des odeurs, mille murmures, mille symptômes, attestent que la vie est revenue dans les lieux dévastés. Ce sont des bourdonnemens d’insectes, c’est le chevreuil qui passe effarouché, c’est la source limpide tamisée par la végétation, c’est la brise chargée de parfums sauvages. Tout cela vient de là-haut ; le poète sent un courant qui l’attire. Écoutons-le :

Moi, je suis ce courant qui m’attire et me pousse ;
Repris par la jeunesse et l’instinct d’autrefois,
Je marche allègrement, car j’ai senti les bois.
Cinq coureurs inégaux dont la gaîté me gagne
Bondissent près de moi, vrais fils de la montagne.
L’aîné, déjà, me prête une robuste main ;
La mienne au plus petit allège le chemin,
Et tous, joyeux, grimpans, chantans, roulés dans l’herbe,
Nous allons par les fleurs, et chacun fait sa gerbe.
Au détour d’un rocher, le coteau m’apparaît
Où trôna seul jadis le roi de la forêt.
Étonnés, dans une ombre où tout chante et fourmille,
Trouvant au lieu du père une immense famille,
Nous entrons sous un dôme où de minces piliers
Formaient d’étroits arceaux et poussaient par milliers.
Les rameaux enlacés verdoyaient sur nos têtes ;
Tout un peuple d’oiseaux y célébrait ses fêtes.
Les nids et les essaims, effrayés par momens,
Nous poursuivaient de cris et de bourdonnemens.
Le bois se défendait, vierge encor de visites.
D’inextricables nœuds, ronces et clématites,
Le troène et le buis, nous retenaient captifs.
Les hêtres et les pins, les érables, les ifs,
Semés là par le vent des montagnes prochaines,
Y luttaient de vigueur avec les jeunes chênes.
Tout vivait sur ce sol que j’avais laissé nu.
L’homme absent, il semblait que Dieu fût revenu ;
Tout avait refleuri sous sa main paternelle.
C’était au lieu d’un chêne une forêt nouvelle.

Cette forêt, ô poète, ne le voyez-vous pas ? c’est notre société moderne, héritière de la révolution. Vous avez pleuré la mort du chêne, saluez ses rejetons sans nombre. Une France vieillie a disparu, une France nouvelle s’épanouira plus riche et plus vivace. Vous avez raison, dans les vers qui suivent, de rêver un bel avenir pour la jeune forêt et de lui prédire des journées heureuses. C’est l’avenir que le poète doit chanter. Vous laissiez trop croire jusqu’ici que vous vous enfermiez à jamais dans le culte du passé, que vous aviez résolu de vivre et de mourir avec le druide de la forêt celtique, avec ce dernier des druides dont vous n’avez pas craint de célébrer le suicide. Des admirateurs intéressés et suspects vous séparaient de vos amis véritables, de vos compagnons de labeur et d’espérance ; les méditations du silence vous ont été plus salutaires que l’excitation des partis. Voilà les conseils qu’un génie familier aurait dû adresser à M. de Laprade dans cette pièce, si belle d’ailleurs, où Corneille lui-même vient l’encourager et le soutenir : non pas certes que nous voulions détourner le poète de ses luttes généreuses contre les mauvais instincts de nos jours. Réconcilié avec son siècle, il peut retourner sur les Alpes et s’écrier :

Ma muse a pris chez vous sa parure et ses armes ;
Des vivantes couleurs vous m’ouvrez le trésor.
Là j’ai trouvé peut-être, au lieu de vaines larmes,
Un vers âpre et nerveux vêtu de fer et d’or.

Sans doute aux jours d’enfance où l’on gémit sans causes,
J’aimai trop vos déserts de l’amour d’un banni ;
J’ai trop oublié l’âme en embrassant les choses,
J’ai trop méprisé, l’homme au nom de l’infini.

Mais la vie a pour moi peuplé vos solitudes…

Qu’il cesse donc de mépriser l’homme, qu’il ne prodigue plus ces mots de vils passans, de viles multitudes ; qu’il n’oppose pas toujours les grands morts du passé au vil troupeau des vivans. Pour moi, ne le croyant pas encore assez guéri de ses dispositions amères, je lui souhaite le pèlerinage de la Silva nova plutôt que celui des Alpes. En voyant ce renouvellement perpétuel de la vie, en voyant Dieu revenu dans les lieux maudits par le poète, il acquerra, j’en suis sûr, les forces qui lui manquent encore et dont l’absence paralyse son talent, une juste sympathie pour notre siècle, une libérale confiance dans l’avenir de l’humanité.

Un poète qui aime son siècle, alors même qu’il le châtie, c’est M. Auguste Barbier. Ses débuts, on le sait, remontent à trente-cinq ans, et depuis les Iambes jusqu’aux Satires publiées hier, sa pensée honnête et cordiale a suivi le même chemin. Certes l’élan poétique ne s’est pas toujours soutenu chez l’auteur de la Curée et de l’Idole ; comment s’élever encore, comment se maintenir seulement au rang des premiers jours, quand on a eu la gloire et le malheur de débuter par du Michel-Ange ? Sous le coup des émotions de 1830, le jeune poète, d’un seul et unique jet, s’était presque donné tout entier. J’admire qu’après les clameurs des Iambes il ait produit encore ces larges tableaux de l’Italie intitulés Il Pianto et cette peinture de l’Angleterre inscrite sous le nom de Lazare. Quelle puissance ! quelle variété d’images ! quel sentiment de l’humanité ! Les générations nouvelles, étonnées de ne pas voir se renouveler ces grandes choses, ont été souvent bien ingrates pour l’artiste à qui nous les devons. On a parlé de glorieux hasards ; singuliers hasards, en vérité, qui se sont diversifiés, tant de fois ! hasards bien complaisans, qui, après avoir produit la Curée, l’Idole, la Popularité, Melpomène, Quatre-vingt-treize, l’Amour de la Mort, tout un cycle sans modèle, ont inspiré ensuite ces toiles où l’auteur lutte avec le vieil Orcagna aussi bien qu’avec Léopold Robert, et met à nu les misères engendrées par la civilisation la plus riche ! Citoyen, artiste, philosophe, M. Barbier avait obéi à une inspiration fortuite, quand il avait traduit en figures grandioses les impressions que lui avaient laissées la France, l’Italie, l’Angleterre ! Souhaitons aux poètes que nous attendons des hasards comme ceux-là. Au lieu d’opposer ainsi, dans l’œuvre de M. Barbier, les dernières productions aux premières, ne serait-il pas plus juste de signaler chez lui cette persévérance de l’artiste qui pouvant se taire et jouir de sa renommée, s’exerce encore à des tentatives imprévues ? Il y a de la bonhomie dans cette ardeur ; il y a la joie d’écrire, de composer, d’imaginer des formes nouvelles pour l’expression de sa pensée, ce que Goethe, appelait si bien Lust zu fabuliren, il y a aussi le désir plus grave de dire son mot sur les mœurs publiques. M. Auguste Barbier, quel que soit le ton de ses vers, est le chantre des doctrines morales, et quand on s’intéresse comme lui au progrès du genre humain, on a toujours, triste ou joyeux, un fonds de vérités à mettre en œuvre. Corneille, — je vais embarrasser un instant la modestie de M. Barbier, — Corneille aussi, quand il eut composé ses quatre chefs-d’œuvre, aurait pu s’arrêter sans que sa gloire en souffrit. « Au-dessus de Polyeucte, a dit Fontenelle, il n’y arien. » L’auteur de Polyeucte ne pensait pas de la sorte. « Quoi donc ! lui disait son instinct, parce que, jeune encore, j’ai créé mes chefs-d’œuvre, je m’interdirais à l’avenir les joies de l’imagination ! Parce que j’ai trouvé pour peindre l’héroïsme des traits que je ne surpasserai point, je renoncerais à l’étude de l’homme et de ses luttes intérieures ! » Et il imaginait des intrigues, il combinait et compliquait des drames, il tentait enfin les régions inconnues, au risque de s’y perdre cent fois pour une. Un des grands contemporains de l’auteur du Cid nous parle de sa voix qui tombe et de son ardeur qui s’éteint ; la voix de Corneille peut tomber, son ardeur ne s’éteint pas.

Je crois deviner que le lecteur a souri : voilà, pense-t-on, un rapprochement un peu hasardé, voilà du moins bien des détours pour dire, à un poète aimé, que ses Satires ne valent pas ses Iambes. Non certes, ce n’est pas là ce que je veux lui dire, car il le sait mieux que moi… J’ai essayé seulement, par ces analogies lointaines, d’indiquer à un public distrait une situation délicate et touchante. Loin d’opposer aux Satires de M. Auguste Barbier les créations puissantes de sa jeunesse, besogne à mon avis peu digne de la critique, puisqu’elle serait aussi facile qu’injuste, je serais tenté plutôt de défendre le poète contre ses propres défiances. J’aimerais à le protéger aussi contre le lecteur mal préparé. Certes, si on vient de lire quelque ouvrage sorti de l’école de M. de Lamartine ou de M. Hugo, si on vient de relire les Iambes, et que tout à coup, sans préparation, sans commentaire, on ouvre les Satires de M. Barbier, la première impression sera fâcheuse. Où est ce jet de poésie retrouvé il y a quarante ans ? où est ce lyrique essor qui avait renouvelé jusqu’à la forme de la vieille satire ? « Vous n’avez pas oublié, monsieur, le cri d’étonnement qui accueillit les premiers vers de Barbier, écrivait Gustave Planche à Victor Hugo dans une lettre célèbre. Jamais, vous le savez, le symbolisme n’avait été si hardiment réalisé. Une fois maître d’une image harmonieusement unie à sa pensée, il la mène à bout, il la déploie et la drape, il promène le regard parmi les plis ondoyans et lumineux, il ne laisse ignorer aucune des richesses du vêtement qu’il a choisi. Une image unique lui suffit parce qu’il en devine toutes les ressources et qu’il sait les appliquer toutes aux besoins du sentiment qui le domine. » Sans doute rien de pareil dans la nouvelle œuvre de M. Barbier, mais rappelez-vous que l’auteur, ayant épuisé les formes de la satire lyrique, essaie ici la satire à la Régnier. Ce n’est plus le poète confrontant la réalité hideuse avec son sublime idéal, c’est l’homme de bien, l’homme de sens tâchant de parler, comme nos pères, le franc langage gaulois. Les conditions du problème sont toutes changées.

Il y a des conditions pourtant, et la satire gauloise a ses exigences aussi bien que la satire lyrique. Le défaut des Satires de M. Barbier, c’est l’absence d’unité dans les pensées comme dans le style. Le sermo pedestris d’Horace ne doit pas être confondu avec la prose, surtout avec une prose qui ne redoute pas la langueur ou la trivialité. Rien de plus difficile que de faire marcher la Muse en ces sentiers épineux, elle y a trébuché plus d’une fois. M. Barbier, malgré sa rare sagacité d’artiste et son culte des anciens, ne s’est peut-être pas rendu compte de toutes les difficultés de sa tâche ; de là des disparates et des erreurs de goût. Ce n’est assurément ni la finesse ni la franchise qui lui manquent ; il a parfois des traits comiques excellens. Quand il bafoue les vanités provinciales, quand il persifle les départemens, les villes, les villages qui veulent absolument élever des statues à des gens qui se contenteraient d’un buste, il évoque à la fin Voltaire en personne, le précepteur des Welches,et lui prête ce discours sarcastique :

………. O Voltaire !
Si ton esprit encore habitait cette terre,
 Comme il rirait de voir le bon peuple gaulois
Jaloux de se pourtraire à l’exemple des rois !

O Welches ! dirais-tu, puisqu’aux races future
Vous voulez sûrement transmettre vos figures,
Donnez-vous ce plaisir, allez même à Paros
Puiser l’élément pur d’où tant de fiers ciseaux
Tirèrent l’idéal de notre forme humaine,
Et d’où sortit un jour la blanche Anadyomène.
Pour vous, rien de trop beau, rien de trop précieux :
Posez-vous en guerriers, en prophètes, en dieux ;
Prenez six pieds de taille et des crânes énormes ;
Couvrez-vous de manteaux ou laissez voir vos formes ;
Soyez tels qu’il vous plaît d’être vus,… mais jamais
Ne soyez ressemblans, car vous êtes trop laids.

D’autres pièces montrent la même verve, la même gaîté au service du bon sens. Il y a du Callot et du Régnier dans la peinture des Raffinés. Les Embaumeurs contiennent, sous une forme légère, une pensée assez forte. Le Diner d’Anges est une jolie esquisse où le poète châtie en souriant des personnages qui se croient redoutables. J’aime aussi dans Une Réfutation d’Horace ce vieux paysan de l’Ombrie qui semble dessiné par un Léopold Robert, ce langueyeur de porcs si content de son humble fortune et opposé plaisamment au génie de l’action, à l’organisateur infatigable, insatiable, à celui qui disait un jour : « La place de Dieu le père, je n’en voudrais pas ; Duroc, c’est un cul-de-sac. » Mais pourquoi donc la pensée toujours si honnête de M. Auguste Barbier se produit-elle çà et là sous des masques de théâtre qui vraiment ne sont pas dignes de lui ? S’il avait songé davantage à l’unité de ton, il n’aurait pas rajeuni une satire d’Horace en substituant à Ulysse et à Tirésias les étranges interlocuteurs qu’il met en scène. Ce ne sont pas là des types que l’art puisse avouer. Moralités et atellanes demandent aujourd’hui une délicatesse que pouvaient dédaigner les vieux âges. En somme, bien que M. Barbier ait retrouvé quelques accens du badinage gaulois, la meilleure pièce du recueil est celle que soutient une pensée forte. Tel est ce dialogue de l’Arétin et de Titien où le cynisme de l’épicurien athée et l’indifférence morale du grand artiste sont mis à nu avec une habileté magistrale. Point d’indignation, point de trivialité non plus ; les deux personnages discutent le plus naturellement du monde et se trouvent bientôt d’accord. C’est le train de l’Italie au XVIe siècle, hélas ! c’est le train du monde en toute société corrompue, et le poète a intitulé son tableau le Secret de bien des gens. Je n’avais pas tort de dire que M. Auguste Barbier, à travers toutes les variétés et même les défaillances de son inspiration, a été constamment fidèle à ce respect de la pensée, à ce souci de l’honnête, à cette haute moralité humaine sans laquelle il n’est pas de poète digne de ce nom. Ces derniers mots seront la conclusion de notre étude. Il faut à la poésie un fond solide et généreux, sans quoi elle tombe dans les fadaises ou se perd dans les abstractions périlleuses. Ce fond, c’est l’humanité, non pas l’humanité générale que considère le philosophe, mais l’humanité vivante, militante, avec les émotions que lui fournit et les devoirs que lui impose une époque déterminée. Si un siècle agité par des crises profondes est une espèce de drame, la poésie en est le chœur. C’est donc à nous-mêmes que nous songeons en surveillant ses destinées ; voilà le secret de nos exigences et de notre sollicitude. Le brillant chœur poétique du XVIe siècle, auquel on a pu comparer le mouvement lyrique inauguré en 1820, n’a pas tenu jusqu’à la fin tout ce qu’il avait promis. Savez-vous comment il a été jugé par la postérité immédiate ? A propos de l’école dont Joachim Dubellay avait tracé le programme enthousiaste, je lis dans Mézeray ces énergiques paroles : « La poésie française, qui jusqu’à ce temps-là n’avait presque été qu’une rimaillerie grossière sans beaucoup d’art et d’invention, commença à se décrasser et à se vouloir parer des ornemens de l’antiquité ; mais les mêmes qui travaillaient à lui rendre cette douce harmonie, qui n’a été inventée que pour élever l’âme à des choses sublimes et divines, la déréglèrent malheureusement par le mauvais usage qu’ils en firent ; car s’étudiant, par une complaisance criminelle, à flatter la vanité et les passions impudiques de la cour, ils métamorphosèrent, si j’ose le dire, les muses en sirènes et abaissèrent ces nobles filles du ciel à quelque chose de plus honteux que la mendicité et l’esclavage. » Ce jugement n’est que trop vrai ; si nous voulons que nos héritiers ne tiennent pas le même langage sur la poésie de ce siècle en rappelant son essor et ses défaillances, ayons soin de ne pas dilapider nos richesses.

On ne saurait méconnaître les mérites divers des poètes que nous venons d’interroger ; chez presque tous pourtant, les défauts que nous avons dû signaler pourraient être rattachés à cette cause unique : un sentiment faux ou incomplet de l’humanité. Ce qui efféminerait l’art aujourd’hui, ce serait une vague tendance à l’inertie du panthéisme. Défendons l’homme contre ces mauvais courans, rappelons-le au sentiment de sa dignité, ne permettons pas à la poésie d’ajouter une action énervante à tant d’influences pernicieuses. C’est pour obéir à ce devoir que nous avons rassemblé ici quelques symptômes heureux et indiqué l’écueil aux générations qui s’avancent.


SAINT-RENE TAILLANDIER.