La Poésie et la critique en 1852

La Poésie et la critique en 1852
LA


POÉSIE ET LA CRITIQUE


EN 1852.





Je veux essayer de caractériser en quelques pages la physionomie générale de notre littérature. Je ne me dissimule pas les difficultés d’une pareille tâche. Aussi m’efforcerai-je de la circonscrire dans des limites bien précises. Bien que la littérature, envisagée dans sa formule la plus vraie, comprenne la philosophie et l’histoire aussi bien que la poésie, je réduirai ma tâche à cette troisième et dernière partie de la littérature. Je sais que la réalité ou l’histoire sert de point de départ à la vérité, c’est-à-dire à la philosophie, je sais que l’histoire et la philosophie sont les deux fondemens de toute poésie vraiment digne de ce nom ; mais il faudrait, pour éprouver par une critique sévère les trois formes de la pensée humaine, trop de temps et d’espace, et pourvu que j’arrive à dire, sur le tiers seulement de cette matière, quelque chose d’évident et de salutaire, je n’aurai pas perdu ma peine.

Nous sommes maintenant entrés dans la seconde moitié du siècle ; nous pouvons comparer les œuvres aux promesses. La postérité sera sans doute plus sévère que nous, car elle aura devant elle des points de comparaison plus nombreux. Dans dix ans, la vérité d’aujourd’hui ne sera plus qu’une vérité incomplète. Cependant il nous est donné dès aujourd’hui d’estimer l’esprit littéraire de notre temps. La première moitié du siècle auquel nous appartenons se divise en effet en trois parties bien distinctes, dont chacune a produit ses théories et ses œuvres. L’époque consulaire et impériale a cru de bonne foi ressusciter et continuer le siècle de Louis XIV, qu’elle ne comprenait pas. Elle a cru, dans l’ode, dans la tragédie, se rattacher à l’antiquité, qu’elle n’étudiait pas, en préconisant, comme le dernier mot de la pensée humaine, le XVIIe siècle de la France, qu’elle n’avait pas étudié davantage. C’était de sa part une méprise singulière, qui, à distance, se comprend difficilement, mais qui s’explique d’elle-même dès que l’on consent à pénétrer dans les événemens d’un intérêt public, au lieu de s’en tenir aux œuvres d’un intérêt purement littéraire ; c’est la seule manière d’interpréter l’opinion de l’époque impériale sur elle-même. Témoins des grandes choses accomplies chaque jour, les poètes de cette époque croyaient naïvement continuer Corneille, parce qu’ils lui empruntaient de temps en temps quelques hémistiches : ils semaient d’allusions sans nombre leurs œuvres lyriques et dramatiques, et se persuadaient qu’en faussant l’histoire, ils accomplissaient un devoir patriotique. Le présent leur paraissait si grand, qu’ils ne croyaient pas faire injure au passé en y cherchant un miroir pour hier et pour aujourd’hui. Quel que soit donc le jugement que nous portions sur la littérature impériale, nous sommes forcé de reconnaître que le bruit des événemens a troublé à cette époque l’intelligence littéraire de la France.

La restauration, revenue avec la prétention de ressusciter le passé, a produit en littérature des théories bien différentes des théories impériales. Tandis que la monarchie parlait chaque jour des traditions de saint Louis, d’Henri IV et de Louis XIV, la poésie cherchait en Angleterre, en Allemagne, les modèles qu’elle voulait s’efforcer de reproduire. La grande tâche était la déification du moyen-âge, et, pour l’accomplissement de cette tâche, elle s’adressait à tous les coins de l’Europe. Les noms de Calderon et d’Alighieri étaient prononcés, moins haut pourtant que ceux de Shakspeare et de Goethe. Quant au Romancero, on en parlait à voix basse, comme du livre des livres, et ceux qui prétendent y avoir puisé ont prouvé surabondamment qu’ils ne le connaissaient guère. Les œuvres poétiques de la restauration laisseront sans doute une trace profonde dans l’histoire littéraire de notre pays. Toutefois l’importance de ces œuvres, envisagée d’une manière générale, tient plutôt au maniement du langage, à l’assouplissement du mètre, qu’à la nature même des pensées exprimées. Il demeure bien entendu que cette formule n’enserre ni Lamartine, ni Béranger, les deux pôles de notre poésie lyrique sous !a restauration.

Durant les dix-huit années qui suivirent la restauration, l’apothéose du moyen-âge avait beaucoup perdu de son importance, et pourtant la poésie s’obstinait dans les mêmes erremens. Il ne s’agissait plus de restaurer saint Louis ou Charlemagne, mais le mouvement était donné, et la doctrine vivait, bien que le but de la doctrine eût été emporté dans la tempête. Plus tard, l’apothéose du moyen-âge tomba en désuétude ; aussi le règne de Louis-Philippe doit-il être envisagé, littérairement parlant, comme l’application indéfinie de toutes les doctrines. Je ne vois pas dans le passé une théorie acceptée comme souverainement salutaire et puissante qui n’ait trouvé sa place et son rôle dans le mouvement intellectuel de ce temps-là. À côté des drames qui prétendaient ressusciter et glorifier le moyen-âge, nous avons vu les romans qui annonçaient la société future. Un talent du premier ordre s’est chargé de cette prophétie, et j’ai trop souvent parlé de ces romans pour avoir à m’en occuper aujourd’hui.

J’aborderai successivement toutes les formes de l’imagination dans l’ordre littéraire, je les interrogerai pour savoir ce qu’elles signifient aujourd’hui, et, après avoir épuisé cette série de questions, je comparerai les œuvres aux besoins de l’esprit public. Chemin faisant, si je me trompe, rien ne sera plus facile que de signaler mes bévues, car la méthode que je me propose de suivre permet de me prendre à chaque pas en flagrant délit d’ignorance ou de présomption.

Qu’est-ce aujourd’hui que le roman ? Je ne parle pas, bien entendu, des esprits qui poursuivent leur route solitaire sans tenir compte des doctrines qui se propagent et s’appliquent autour d’eux ; je parle du roman pris dans son ensemble, c’est-à-dire d’une industrie qui peut lutter d’importance avec Sheffield, Birmingham ou Manchester. Elbeuf et Louviers, si vantés pour leurs habitudes laborieuses, sont des villes indolentes, si l’on compare leur industrie à l’industrie du roman, usine formidable dont les hauts-fourneaux sont établis à Paris. Autrefois le roman se proposait naïvement l’analyse des passions et des caractères. Il saisissait dans le mouvement de la vie ordinaire une action très simple, souvent même d’apparence insignifiante, et comptait sur l’étude du cœur pour intéresser les esprits délicats. C’était là, je puis le dire, l’âge d’or du roman. Depuis Mme de Lafayette jusqu’à Mme de Souza, nous possédons une suite de récits dont le sujet pris en lui-même ne promet certes pas merveilles, et qui cependant intéressaient notre jeunesse et charment encore notre maturité. À quelle cause faut-il rapporter la puissance de ces récits ? Est-ce à la nouveauté des incidens, à l’éclat inattendu des images, à la grandeur terrible des passions ? Mon Dieu, non. Il semble qu’on ne puisse rien rêver de plus vulgaire. Charles et Marie, Adèle de Sénanges, Eugène de Rothelin, ressemblent tellement à la vie de chaque jour, que chacun de nous pourrait se croire capable de les écrire. C’est, toute proportion gardée, l’histoire des Fables de La Fontaine. Que de lecteurs s’étonnent sérieusement de l’admiration prodiguée au bonhomme et croient pouvoir en faire autant ! Assurément je ne prétends pas donner Mme de Souza comme la limite suprême du roman. Si je rappelle son nom, c’est parce qu’il me sert à baptiser un genre de narration vif, spontané, puisé dans les entrailles mêmes de la nature humaine. Dans les trois petits livres que je viens de citer, il n’y a pas une page qui révèle un effort, si faible qu’il soit. On sent à chaque ligne une ame richement douée qui raconte dans une langue élégante, mais sans travail, ce qu’elle a vu, ce qu’elle a senti. L’auteur respire à l’aise, et le lecteur le suit sans fatigue et sans inquiétude. C’est là sans doute un heureux privilège ; comptez les écrivains de notre temps qui méritent un pareil éloge.

Le mérite capital de ces petites compositions, que j’appelle petites pour me conformer à l’usage reçu, c’est la sobriété. L’auteur ne se croit jamais obligé de parler lorsqu’il n’a plus rien à dire. Dès qu’il a montré toutes les faces de sa pensée, dès qu’il a épuisé l’analyse des passions qu’il avait choisies, il s’arrête, certain d’avoir accompli sa tâche, et ne s’épuise pas à rassembler des paroles sonores pour des idées absentes. Ce mérite si banal, qui amène le sourire sur les lèvres des écrivains industrieux, est pourtant la clé de bien des renommées. Pour durer, pour signifier quelque chose, il ne s’agit pas seulement d’offrir au public, sous une forme précise, des pensées de quelque valeur ; il faut encore s’abstenir de parler quand on n’a rien à dire. Il est impossible de calculer les bénéfices du silence. Le public ne vous tient pas compte seulement des paroles sensées que vous avez signées, mais des paroles vides que vous n’avez pas dites. Aujourd’hui tout est changé, sinon dans l’opinion, du moins dans la pratique du métier, car je ne saurais donner le nom d’art à la fabrication des romans dont les journaux sont inondés depuis vingt ans. Les paroles vides et inutiles ne sont plus considérées comme une sottise ; la sobriété seule passe pour une niaiserie. Parler quand on a quelque chose à dire, le beau mérite vraiment ! Mais parler sans avoir rien à dire, à la bonne heure, voilà qui décèle un vrai génie. Le triomphe du métier, c’est de bâtir vingt volumes, et même trente s’il le faut, sur un sujet que nos aïeux plus modestes auraient essayé de traiter en quelques centaines de pages. L’industrie littéraire, une fois en possession d’une idée quelconque, vieille ou nouvelle, indigente ou opulente, ne l’abandonne qu’après l’avoir fait passer entre tous les cylindres de l’usine. Dès qu’elle a résolu de trouver dans un morceau de gueuse cinquante mètres de tôle, il est inévitable que sa volonté s’accomplisse, et sa volonté s’accomplit.

Pour substituer à l’art le métier, il était nécessaire de changer les conditions fondamentales, les conditions élémentaires du roman. Et en effet ceux qui aiment ou prétendent aimer aujourd’hui cette forme littéraire n’ont pas hésité à déplacer le but en quittant la route battue. Il ne s’agit plus maintenant de l’analyse des passions, tâche vulgaire, digne tout au plus des esprits mesquins qui nous ont précédés : il s’agit d’émouvoir, d’amuser à tout prix. Pourvu que le lecteur tourne la page avec curiosité, avec épouvante, esprit le plus exigeant ne peut demander rien de plus. La vraisemblance, la simplicité, l’intérêt fondé sur l’étude du cœur, sont mis au rang des banalités, et confondus avec les vieilles modes. Rappeler ces préceptes vulgaires, autant vaudrait prêcher l’usage des paniers, des mouches et des talons rouges. Aussi me garderai-je bien de m’exposer au persiflage des beaux esprits industrieux. Je n’attaque pas le nombre et la hardiesse de leurs entreprises, je me borne à définir leur méthode. Si je réussis, comme je l’espère, à démonter pièce à pièce tous les rouages de leur machine, je laisserai au public le soin de tirer la conclusion.

L’industrie du roman, pour développer sur une plus vaste échelle toute la variété de ses ressources, se garde bien de choisir dans la vie d’un homme un épisode pathétique et d’interroger les mouvemens de son ame pendant cette épreuve décisive. Fi donc ! ce serait procéder comme Jean-Jacques Rousseau, comme Mme de Staël ; ce serait recommencer la Nouvelle Héloïse et Delphine, ce serait nous ramener à l’enfance du roman. Prendre dans la vie d’un homme un épisode unique et tirer de ce thème une série de pensées tour à tour attendrissantes ou sombres est une tâche qui peut séduire encore quelques esprits mesquins, quelques esprits attardés, mais que les esprits vraiment actifs dédaignent à bon droit. Pourquoi Fulton et Watt, qui ont opéré une révolution dans la navigation et dans la filature, ne trouveraient-ils pas des imitateurs et des émules dans l’industrie littéraire ? Encore un peu de patience, et nous assisterons à ces prodiges. Le moment n’est pas loin où l’on trouvera une machine pour inventer le dialogue et le récit, aussi, précise, aussi fidèle que la machine à calculer. En attendant que cette prophétie s’accomplisse, il faut nous contenter des produits qu’envoie au marché l’industrie du roman privée du secours de la mécanique. Si ce n’est pas une étude bien intéressante, c’est du moins une étude utile, car elle nous montre jusqu’où l’industrie peut ravaler la pensée. On s’est beaucoup moqué des romans de La Calprenède et de Mme de Scuderi, et l’on a eu raison, car ces interminables récits sont parfaitement ennuyeux. Cependant la pensée qui les a dictés, bien que fausse, est beaucoup plus élevée que la pensée qui enfante chaque jour sous nos yeux des récits moins fastidieux pour la foule, mais tout aussi nauséabonds pour les esprits délicats. La Calprenède et Mlle de Scuderi travestissaient l’antiquité, bévue que je ne songe pas à justifier ; mais du moins, dans ce cadre d’antiquité travestie, ils plaçaient l’étude du cœur. Que cette étude manquât de simplicité, de franchise, qu’elle fût pleine d’afféterie et parfois d’obscurité, je n’essaierai pas de le nier ; ce que je tiens à établir, ce qui demeure évident pour tous les hommes attentifs, c’est que les romans sans fin, les romans justement condamnés du XVIIe siècle, étaient animés de sentimens plus généreux que les romans fabriqués par l’industrie moderne. Je ne veux pas défendre Caton galant et Brutus dameret, mais je trouve que Caton, même galant, mérite autant de sympathie que tous les sacripans et toutes les filles perdues dont se composent la plupart des romans publiés hier, et qui sans doute seront oubliés demain. C’est un arrêt équitable contre lequel je ne réclamerai pas. Les illustres faiseurs d’aujourd’hui iront bientôt rejoindre dans la poussière et l’oubli le Cyrus et la Clélie.

Pour apprécier dignement le plan de ces œuvres informes, il faut commencer par se bien pénétrer d’une vérité qui a l’air d’un paradoxe, et qui cependant peut être victorieusement contrôlée : ceux qui dirigent les grandes usines de cette industrie nouvelle n’ont jamais conçu, jamais cherché de plan ; c’est une routine vulgaire qu’ils abandonnent aux petits esprits. Marquer d’avance le but qu’on veut toucher, prévoir et tracer la route qu’on suivra, n’est-ce pas tout simplement se défier de son génie ? La prévoyance est une lisière ; il n’y a qu’un dieu pour les imaginations vraiment fécondes, et ce dieu s’appelle le hasard. À quoi bon savoir ce qu’on dira ? Les hommes voués au métier d’écrivain, animés d’une légitime confiance dans leurs forces, d’une confiance non moins légitime dans la sympathie et surtout dans le désœuvrement du lecteur, ne doivent-ils pas marcher sans inquiétude vers un but inconnu ? Ce but, quel qu’il soit, ils sont sûrs de l’atteindre. Ils ne vont nulle part, et pourtant leur allure délibérée semble indiquer un projet bien arrêté : c’en est assez pour que le lecteur les suive ; que faut-il de plus ? Pour ceux qui trouvent dans le désœuvrement leurs plus chères délices, de tels récits sont tout bonnement une manière de tromper l’ennui, sinon de le chasser, et ce n’est pas à cette classe d’esprits que je m’adresse, car les plus solides argumens viennent s’émousser contre l’indolence et l’oisiveté ; mais, pour ceux qui connaissent le charme de l’étude et de la méditation, c’est une nourriture insipide, un fruit sans saveur qu’ils rejettent avec dégoût : autant vaudrait mordre dans la cendre.

Les sceptiques répondent : pourquoi blâmer ce qui amuse ? Pourquoi juger au nom d’une théorie littéraire des ouvrages conçus dans le mépris de toute théorie ? à quoi bon semer vos paroles au vent ? Cette objection ne me réduit pas au silence. Cette rage d’amusement qui s’est emparée des lecteurs mène tout droit à l’énervement de l’intelligence. En substituant la curiosité à l’attendrissement, en demandant chaque jour des incidens, vrais ou faux, mais nouveaux à tout prix, la foule perd à son insu ses plus précieuses facultés : elle arrive à ne plus distinguer la noblesse de la trivialité, l’ardeur du sang de la générosité des sentimens ; peu à peu elle devient incapable d’émotion poétique ; son ame s’engourdit et se déprave, comme le palais d’un homme qui abuserait des épices et des spiritueux. La nourriture la plus saine, le fruit le plus excellent lui paraît sans saveur. Qu’on me dise sur tous les tons que je prêche dans le désert, je persiste à croire qu’il est bon de toucher du doigt, de sonder la plaie littéraire de notre temps, et de prédire ici les ravages prochains de cette plaie. L’industrie du roman, après avoir énervé l’intelligence de la foule, finira par détruire les derniers vestiges du sens esthétique. Rassasiée de cette nourriture grossière, la multitude perdrait bientôt la notion du beau et du laid, comme elle perd dans l’ivresse la notion du juste et de l’injuste, si une voix ne s’élevait pas pour lui signaler le bourbier où elle va tomber.

Du roman passons au théâtre ; reportons-nous à la préface de Cromwell, écrite en 1827. Quelles magnifiques promesses ! quel splendide programme ! Jamais réforme ne s’annonça plus hardiment, jamais novateur ne témoigna plus de confiance en lui-même. Estimons, d’après cette préface, les œuvres accomplies depuis vingt-cinq ans ; quel désappointement, quelle déception ! On nous promettait la vérité historique et la vérité humaine, ni plus ni moins. Après avoir condamné en quelques lignes la poésie dramatique de la France au XVIIe siècle comme fondée sur la convention, on se faisait fort de recommencer Shakespeare sans le rappeler. N’eût-il tenu que la moitié de sa promesse, l’auteur était sûr de conquérir notre sympathie et nos applaudissemens ; mais il a pleinement sacrifié la vérité humaine sans essayer d’aborder la vérité historique. Il avait reproché au XVIIe siècle de la France d’avoir travesti l’antiquité, et sans doute il y a dans ce reproche quelque chose de vrai. Il oubliait que le XVIIe siècle, tout en négligeant la vérité locale et historique, avait toujours respecté la vérité humaine ; que, s’il avait fait bon marché des temps et des lieux, il n’avait jamais traité avec dédain l’analyse des passions. Or c’est par leur respect profond pour la partie philosophique de la poésie que les écrivains de cette époque laborieuse ont mérité une place si importante dans notre histoire littéraire. Aujourd’hui que toutes les luttes sont apaisées depuis long-temps, nous pouvons discuter cette question avec une entière impartialité : la justice ne coûte rien à personne, car les partis qui divisaient la littérature en deux camps ne sont plus maintenant que de purs souvenirs. Eh bien ! je le demande à tous les hommes de bonne foi, à tous ceux, bien entendu, qui ont étudié l’histoire : y a-t-il, dans la série dramatique qui commence à Cromwell et finit aux Burgraves, une seule composition où l’histoire soit respectée ? Je irai pas besoin d’écrire la réponse. Le poète s’est adressé tour à tour à la France, à l’Allemagne, à l’Italie, à l’Angleterre ; il a feuilleté les annales de l’Europe pour y chercher un thème capable d’échauffer son imagination. Charles-Quint et François Ier tels qu’il nous les montre, appartiennent-ils à l’histoire* ? Est-ce que Marie Tudor et Lucrèce Borgia, telles qu’il les a mises en scène, ressemblent aux types consacrés par la tradition ? Est-ce que Louis XIII et Richelieu se reconnaîtraient dans les portraits qu’il a baptisés de leurs noms ? Est-ce que les seigneurs féodaux de la vieille Allemagne comprendraient la langue des Burgraves ? Pour ma part, je ne le crois pas. L’auteur se vante en mainte occasion d’avoir étudié l’histoire, d’avoir sondé le passé dans toute sa profondeur, de le connaître couche par couche, comme les géologues connaissent, dans certaines limites, la terre que nous habitons. Une pareille prétention ne soutient pas l’examen ; il est évident que ses études n’ont pas dépassé la partie anecdotique de l’histoire, et, quand je dis la partie anecdotique, je vais trop loin, car l’anecdote, réveillant la curiosité, mènerait directement à l’intelligence des faits généraux, et l’auteur se contente volontiers de la forme des manteaux et des bahuts. L’homme paraît l’intéresser médiocrement ; ce qu’il lui importe de connaître, ce qu’il lui importe de montrer, c’est la coupe d’un pourpoint ou le chapiteau d’une colonne. Il se croirait coupable s’il confondait un chapiteau gothique avec un chapiteau roman, et ne songe pourtant pas à étudier le siècle où se meuvent ses personnages. C’est comprendre étrangement, on en conviendra, les devoirs du poète dramatique.

Ainsi la réforme si pompeusement annoncée en 1827 n’a pas ouvert le théâtre à l’histoire, comme elle l’avait promis. En proscrivant la tragédie et la comédie comme deux moules trop étroits où la pensée ne pouvait se mouvoir, en réunissant dans le drame le rire et les larmes, elle n’a pas mis la philosophie sur la scène : que nous a-t-elle donc donné ? Rien de plus que le règne de la fantaisie. Le XVIIe siècle nous avait donné la philosophie sans l’histoire, la réforme dramatique a rayé l’histoire et la philosophie, sinon dans son programme, du moins dans ses œuvres. Est-ce là un progrès ? Si je condamne cette réforme si vantée, ce n’est pas avec une arrière-pensée de réaction, car je ne crois pas au retour du passé. C’est au nom de la raison et du goût. La fantaisie ne peut remplacer ni l’histoire ni la philosophie, et cependant la fantaisie règne seule dans les œuvres conçues selon la poétique de 1827. Nous devions revoir Shakspeare agrandi, transfiguré, et nous n’avons pas même les miettes du splendide banquet où il conviait la cour d’Elisabeth et les matelots de la Tamise. Il me semble que nous avons quelque droit de nous plaindre. Qu’est-ce en effet que la poésie dramatique sans la réalité des faits accomplis, sans l’analyse des passions qui hâtent ou ralentissent l’accomplissement de ces faits ? Un pur jeu d’enfant.

Je sais que la poésie dramatique ne s’adresse pas seulement aux hommes d’étude, qu’elle veut surtout parler à la foule, que c’est en un mot la forme la plus populaire que l’imagination puisse saisir. Toutefois je suis loin de croire que les opinions littéraires adoptées par les esprits illettrés naissent au sein même de ces esprits. Tous ceux qui ont suivi avec soin les premières représentations connaissent la timidité intellectuelle des spectateurs. Il y a dans la vie moderne si peu de spontanéité, que chacun tâte volontiers l’esprit de son voisin avant d’exprimer son avis. À peine trouverait-on un spectateur sur cinquante osant penser par lui-même. Il faut donc tenir compte des esprits studieux, car ces esprits, quoiqu’en minorité, imposent à la foule le sentiment qu’ils ont éprouvé. La poésie dramatique a beau s’adresser à la multitude : lorsqu’il s’agit de formuler un avis, la multitude se défie d’elle-même et consulte les esprits éprouvés par l’étude. Ainsi nous pouvons juger la réforme dramatique annoncée en 1827 d’après les sentimens de la minorité. Et il faut bien le dire, de toutes les promesses du programme, une seule a été fidèlement tenue : celle qui concernait l’assouplissement de l’alexandrin. Oui, je le reconnais volontiers, l’école nouvelle a rendu l’alexandrin plus docile et plus ductile ; c’est un service dont nous devons lui tenir compte. Elle est remontée jusqu’à Régnier et a tiré bon parti de ses enseignemens. Quant aux passions qu’elle a voulu peindre, je suis forcé de reconnaître qu’elles se recommandent par une incontestable nouveauté, car on en chercherait vainement le type dans la nature. Les sentimens de convention, tant reprochés au XVIIe siècle, sont des prodiges de naïveté, comparés aux sentimens exprimés par l’école nouvelle. Il y a dans le dialogue des personnages une ardeur fiévreuse et frénétique, une emphase, un amour des grands mots, qui fatiguent l’attention au bout de quelques minutes et rendent impossible toute sympathie intellectuelle et morale. Pour estimer la vérité de mes paroles, je prie le lecteur d’interroger sa mémoire et de se rappeler l’attitude de l’auditoire à la reprise des œuvres de l’école nouvelle. Les scènes applaudies le premier jour comme neuves, comme hardies, comme inattendues, étaient accueillies dix ans plus tard avec étonnement, et souvent l’étonnement se changeait en éclats de rire. C’est que la passion de l’école nouvelle pour l’exactitude littérale du costume et de l’ameublement avait relégué au second plan la pensée même des personnages. Il ne faut pas chercher ailleurs le secret de cette vieillesse anticipée. Les costumes et les meubles n’excitaient plus l’attention, et la pensée, réduite au second rôle, ne pouvait obtenir que l’indifférence ou l’hilarité des spectateurs.

L’hilarité ! le mot est dur, j’en conviens, et pourtant je n’en saurais trouver un qui rende plus fidèlement ma pensée. Allons au fond des choses. Non-seulement l’école nouvelle mettait le costume et l’ameublement au-dessus des caractères étudiés philosophiquement, au-dessus de l’histoire proprement dite ; mais elle préférait la richesse de la rime à la justesse de la pensée. Qu’on me permette une comparaison : la pensée des grands écrivains se développe comme le chêne, du centre à la circonférence ; c’est en s’épanouissant qu’elle rencontre sa forme logique. La pensée des écrivains secondaires se développe à la manière du palmier, de la circonférence au centre ; elle naît de l’assemblage des mots, comme la tige du palmier s’accroît par les bourgeons qui bordent sa circonférence. Les tirades applaudies il y a vingt ans comme des modèles de grandeur ou de naïveté, ont aujourd’hui rangées parmi les bouts rimes, et la foule, un instant égarée, dédaigne avec raison ces paroles sonores dont le bruit ne saurait dissimuler l’absence de la pensée. J’estime très haut le côté musical de la poésie ; je veux que l’oreille soit satisfaite. Cependant je ne puis consentir à mettre la parole sur la même ligne que le violon et la flûte. Parlez mélodieusement, à la bonne heure ; mais avant de parler, commencez par trouver quelque chose à dire. Si vous comptez sur le choc des mots pour découvrir une pensée, vous exposez votre imagination à de singuliers mécomptes. Et pourtant n’est-ce pas là le procédé suivi par l’école nouvelle en mainte occasion ? Combien de fois n’a-t-elle pas demandé à la rime ce qu’elle devait demander à l’étude, à la réflexion ! La rime, rendons-lui justice, ne s’est pas fait long-temps prier. Elle a livré généreusement tout ce qu’elle possédait, un simulacre de pensée. L’on s’étonne aujourd’hui que l’indifférence ait pris la place de l’admiration ! la chose est pourtant toute simple. L’école nouvelle promettait de mettre sur la scène la vérité historique et la vérité philosophique. En attendant l’accomplissement de cette double promesse, la foule a bien voulu accepter comme des prodiges d’habileté le déplacement de la césure, l’enjambement, la rime telle que la concevait Ronsard ; mais sa patience ne pouvait durer éternellement : elle a demandé l’avènement de l’histoire et de la philosophie dans le domaine poétique, et pour toute réponse l’école nouvelle lui a donné des bouts rimes. Comment les accueillir ? Par la colère ou par l’hilarité ? Le dernier parti était le seul bon, et la foule avait trop de bon sens pour choisir le premier. Au lieu de crier à l’ignorance, au scandale, il faut donc voir dans le dédain de l’auditoire pour ces mots assemblés musicalement, mais qui cachent à peine dans leurs rangs pressés quelques ombres de pensées, un présage, une ébauche du jugement que portera l’histoire. L’école nouvelle, qui promettait en 1827 de régénérer le théâtre, ne laissera dans notre littérature qu’une seule trace de son action, l’assouplissement de l’alexandrin : l’histoire et la philosophie ne lui doivent aucune reconnaissance.

Et cependant nous aurions tort de regretter l’agitation littéraire qui s’est produite sous le nom de réforme dramatique ; ce serait nous montrer ingrats envers le passé, car cette agitation, qui peut sembler stérile, si l’on ne considère que les œuvres accomplies selon le programme tracé par les novateurs, n’est pourtant pas demeurée sans fruit. La France en a tiré un double profit. Son attention s’est portée avec empressement sur la littérature dramatique de l’Europe ; l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie sont devenues familières à tous les esprits cultivés de notre pays, et ce premier profit n’est pas à dédaigner. Shakspeare, Calderon, Goethe et Schiller, que nous connaissions à peine, ont fourni le sujet de comparaisons fécondes ; il n’a plus été permis de croire que le goût fût le patrimoine exclusif de la France. Toutes les intelligences assouplies par la réflexion ont compris que l’imagination humaine n’est pas condamnée à ne jamais franchir les limites marquées par le précepteur d’Alexandre et par l’ami de Mécène. La réforme dramatique, bien qu’avortée, n’eût-elle rendu à notre pays que cet unique service, nous lui devrions de la reconnaissance, car les principes littéraires de Le Batteux, acceptés comme article de foi par un trop grand nombre d’esprits, engourdissaient toutes les imaginations actives ; il était temps que cette doctrine étroite et mesquine fût battue en brèche et ruinée sans retour. L’étude de la poésie dramatique chez les peuples qui nous entourent pouvait seule détacher jusqu’à la dernière pierre de ce triste édifice, et comme, sans la prédication de la réforme dramatique, nous aurions peut-être tardé long-temps encore à interroger le goût européen, il est évident que cette réforme nous a rendu, sans le vouloir et presque à son insu, un service immense. Le second profit que j’ai à signaler n’est pas moins important. La réforme dramatique, en appelant le dédain et la raillerie sur les œuvres poétiques du XVIIe siècle, a ramené l’attention sur ces œuvres si vivement attaquées. Tous les esprits sensés ont voulu connaître à fond ces conceptions dont les novateurs parlaient avec un dédain si superbe, et, en fin de compte, il s’est trouvé que ces poètes, honnis et conspués comme inhabiles à comprendre le but de la poésie, ne méritent pas précisément ce terrible reproche. À mon avis, ce second service n’est pas moins digne de reconnaissance que le premier. Il est bon sans doute de connaître l’Europe, mais il n’est pas inutile non plus de connaître les œuvres littéraires de notre pays ; or la réforme dramatique a ravivé chez nous l’étude de la France comme elle avait éveillé notre curiosité à l’égard de l’Europe.

L’opinion des esprits éclairés sur notre poésie au XVIIe siècle se réduit aujourd’hui à des termes bien différens de l’anathème lancé par les novateurs. Nous savons très bien et très certainement que le XVIIe siècle n’a pas tenu compte de la vérité historique : c’est un fait démontré avec la dernière évidence et qu’il n’est plus permis désormais de mettre en discussion ; mais nous savons en même temps que le XVIIe siècle s’est préoccupé sans relâche de la vérité humaine, c’est-à-dire de la vérité qui domine tous les temps et tous les lieux. Sans vouloir amoindrir l’importance de la vérité historique dans le domaine de la poésie, nous pouvons cependant affirmer que la vérité humaine, telle que l’a comprise le XVIIe siècle, nous offre un ample dédommagement. Les poètes de cet âge, si légèrement proscrits par les novateurs, altéraient volontiers les traditions grecques et romaines, ils démentaient sans remords dans leurs conceptions les témoignages les plus authentiques, les témoignages consacrés par la croyance de nombreuses générations ; mais ils ne perdaient jamais de vue l’étude de l’homme, l’analyse et la peinture des passions : ils ne comprenaient pas la poésie sans la philosophie. Ce mérite peut entrer en comparaison avec la vérité historique, avec la couleur locale, dont les novateurs ont parlé avec tant de fracas. Soyons justes envers l’Europe, proclamons avec admiration le génie de ses poètes ; mais ne soyons pas injustes envers notre pays. Si l’on voulait d’ailleurs aller au fond des choses, on verrait à quoi se réduit chez les plus grands poètes dramatiques de l’Europe cette vérité historique si pompeusement vantée. Shakspeare a donné plus d’une entorse à l’histoire, et Plutarque s’est plus d’une fois transformé sous sa main d’une façon inattendue. Tite-Live aussi a subi quelques métamorphoses. Calderon ne s’est guère inquiété de la vérité historique ; pour s’en convaincre, il suffit de lire son Schisme d’Angleterre. Quant à Schiller, s’il a scrupuleusement étudié le passé pour écrire son Wallenstein, il s’est conduit plus librement à l’égard de Jeanne d’Arc et de Marie Stuart. Il ne faut donc pas faire tant de bruit de la vérité historique. Les plus beaux génies invoqués par les novateurs comme des aïeux illustres dont ils voulaient suivre les leçons n’ont pas montré pour le passé un respect assidu. Je suis loin pour ma part de leur en faire un reproche. Jules César et Coriolan, bien qu’anglais parfois plutôt que romains, sont et demeurent des tragédies très dignes d’étude. Jeanne d’Arc et Marie Stuart ne méritent pas moins une attention sérieuse, bien qu’elles ne soient pas rendues avec une complète fidélité. Dans Schiller, dans Shakspeare comme dans les poètes français du XVIIe siècle, et j’ai plaisir à l’affirmer, la philosophie tient une place considérable, et c’est par la philosophie bien plus encore que par la vérité locale qu’ils méritent notre admiration.

Nous avions du moins le droit d’espérer que la poésie lyrique échapperait, par la nature même de sa mission, à la puérilité qui s’était emparée du théâtre : notre espérance a été déçue. Bien que la poésie lyrique, ramenée à ses conditions fondamentales, se propose l’expression des sentimens personnels du poète, nous avons vu ces conditions méconnues, et le néant de la pensée a tenté de se dérober sous les flots d’une parole intarissable. Je ne crois pas sans intérêt d’étudier les causes de cette déchéance. Dans le temps présent, trois hommes personnifient chez nous la poésie lyrique : Lamartine, Béranger, Victor Hugo. Je ne veux pas dire que la France ne puisse nommer après eux des hommes d’un talent élevé ; je me borne à considérer Lamartine, Béranger, Victor Hugo, comme représentant trois faces bien diverses de la forme lyrique. Or en quoi consiste la diversité de ces trois faces ? C’est là que se trouve le nœud de la question.

La forme lyrique, telle que la conçoit Lamartine, est purement spontanée et ne relève ni de la réflexion, ni de la volonté. Le spectacle de la nature, l’éternelle comparaison de la grandeur divine et de la misère humaine, sont les deux théines qu’il développe. Il les interroge à toute heure, et toujours avec profit. Il découvre, dans ces données qui paraissent si faciles à épuiser, des trésors d’émotion, des modulations sans nombre, et, quand il s’arrête, quand il cesse de chanter, ce n’est pas que le sujet ne lui suggère plus rien, c’est qu’il fléchit sous le poids de son émotion et qu’il a besoin de repos. La forme lyrique ainsi conçue ne se prête guère à l’analyse. Abondante, mélodieuse, il lui arrive trop souvent d’offenser le goût par des caprices imprévus ; mais ce n’est pas là ce qu’il importe de relever dans cette face de la poésie lyrique. Le point capital, c’est que la spontanéité par sa nature même défie toute imitation. On me citera peut-être, comme disciples de Lamartine, quelques versificateurs habiles qui ont trouvé moyen de reproduire la coupe de ses strophes. Une telle allégation ne vaut pas la peine d’être réfutée. Pour se proclamer disciple de Lamartine, il ne suffit pas en effet de croiser les rimes à sa manière, d’employer les mêmes images. Pour se dire justement l’élève d’un tel maître, il faudrait lui avoir dérobé le procédé même de sa pensée : or on se trouve ici en face de l’impossible, car le poète dont j’essaie de caractériser la nature ignore les procédés qu’il s’agirait de lui dérober. Comment livrerait-il, comment laisserait-il surprendre un secret qui n’est pas moins impénétrable pour lui que pour nous ? L’étude la plus assidue des Méditations ne révélera jamais à personne l’art d’écrire les stances simples et passionnées qui s’appellent le Lac. On aura beau décomposer ce petit chef-d’œuvre, le démonter pièce à pièce, comme les rouages d’une montre ; on n’arrivera jamais à comprendre comment ces pièces se sont assemblées d’elles-mêmes, sans que la volonté de l’auteur eût besoin d’intervenir. Ainsi nous ne devons pas nous étonner que Lamartine ne compte pas un seul disciple vraiment digne de ce nom. Tous ceux qui ont cru l’imiter, depuis M. Reboul jusqu’à M. Autran, se sont mépris sur la nature de leur modèle. Ils ont reproduit, avec un talent que je ne méconnais pas, la partie matérielle de Lamartine ; mais la partie psychologique, la partie spontanée devait se dérober et s’est dérobée à leurs efforts. Pour pratiquer la poésie lyrique telle que la conçoit Lamartine, l’étude et le talent sont des instrumens incomplets ; il faut deux choses, qui ne relèvent pas de notre volonté : le génie qui nous vient de Dieu, le loisir qui nous vient du hasard de la naissance, car le génie aux prises avec la pauvreté se trouverait bientôt étouffé ou du moins paralysé. Comment interroger son ame à toute heure, quand le travail de chaque jour doit assurer la vie du lendemain ? Le génie et le loisir, une intelligence vive et féconde et la faculté d’attendre librement, sans inquiétude, sans souci l’éclosion de sa pensée, tels sont les deux élémens dont se compose la poésie lyrique de Lamartine. Avec ces deux élémens, construisez, si vous l’osez, un système, une doctrine, et tâchez de l’enseigner : tous vos efforts viendront échouer contre la nature même des choses. Les Méditations et les Harmonies, très dignes d’étude assurément, légitime sujet d’admiration et de sympathies pour tous ceux qui sont doués du sentiment poétique, ne pourront jamais servir à fonder une école. Ces deux recueils, sans précédens dans notre histoire littéraire, n’auront pas de frères puînés. Le poète qui les a conçus, fourvoyé maintenant au milieu de travaux qu’il n’aurait jamais dû aborder, n’a livré son secret à personne, et les esprits les plus ingénieux seront toujours inhabiles à le deviner.

Est-ce à dire que Lamartine n’ait pas exercé sur notre génération une action profonde ? Telle n’est pas ma pensée. Il est permis de blâmer la nature même de cette action, plutôt énervante que salutaire en mainte occasion ; mais il faut l’accepter comme réelle, comme générale, surtout parmi les femmes : pour elles, les Méditations et les Harmonies sont le dernier mot de la poésie. La partie éclairée de notre génération s’est initiée par la lecture des Méditations et des Harmonies à l’intelligence de Byron et de Goethe. Et qu’on ne s’étonne pas du rapprochement de ces noms, qui expriment des pensées si diverses. Sous le désespoir et parfois sous l’impiété de Byron, sous la pensée cosmopolite et païenne de Goethe, il n’est pas difficile de retrouver la mélancolie qui respire dans chaque page des Méditations et des Harmonies. Ce qui sépare Lamartine du poète anglais et du poète allemand, c’est le sentiment religieux. Toutefois, malgré ses pieuses effusions, malgré ses élans de tendresse vers la Divinité, qui rappellent parfois les extases de sainte Thérèse, il est hors de doute qu’il nous a rendu plus facile l’intelligence de Faust et de Manfred.

Béranger ne se prête guère à l’imitation plus facilement que Lamartine. Ici la forme est d’une précision, d’une pureté qui défie presque toujours le reproche ; mais pour atteindre à cette précision, à cette pureté, il faut une persévérance dont bien peu d’esprits sont capables. Pas une strophe qui porte les traces de l’improvisation. L’auteur sait très bien ce qu’il veut dire et dit très bien ce qu’il veut. C’est par le travail qu’il arrive à cette limpidité du style qui doit compter parmi les causes les plus puissantes de sa popularité. Pour imiter Béranger, un esprit doué aussi richement que lui devrait se résigner à toutes les études qui ont préparé son triomphe. Or une telle épreuve n’est pas de nature à séduire. Plus d’un a tenté de marcher sur les pas de Béranger sans avoir mesuré les difficultés de l’entreprise, et c’est à peine si le public a gardé le souvenir de ces aventuriers, car ils s’étaient mis en voyage sans connaître la route où ils s’engageaient. Pour se faire disciple de Béranger, la première condition est une prévoyance presque absolue, qui embrasse d’un seul regard toutes lis pensées dont la pièce se composera. La seconde est une connaissance parfaite de la langue. — Et je n’entends pas parler seulement des lois grammaticales qui président à l’arrangement des mots, mais bien aussi du sens des mots qui forment notre langue. Du moment en effet que rien n’est livré au hasard dans la composition d’une pièce lyrique, du moment qu’il s’agit d’enfermer le développement d’une pensée dans le cercle étroit d’une quarantaine de vers, chaque mot porte coup, et, pour peu que l’expression ne soit pas précise, pour peu qu’un mot soit détourné de son sens naturel, de son sens légitime, l’esprit hésite et l’attention languit. Parmi les écrivains de notre temps, combien y en a-t-il qui puissent défier un tel écueil ? Il serait trop facile de les compter. Et ceux qui savent d’avance ce qu’ils veulent dire, tout ce qu’ils veulent dire, qui connaissent à fond tous les secrets de notre langue, n’ont aucune raison pour choisir un maître, car l’expression de leur pensée personnelle suffit à leur intelligence. Aussi je comprends sans peine que Béranger n’ait pas d’école. Pour l’imiter avec succès, il faut se préparer par des épreuves trop laborieuses, et, ces épreuves une fois accomplies, l’esprit se trouve en mesure de n’imiter personne. Il y a dans ce modèle, dont nous attendrons long-temps la copie, une alliance si étroite entre l’expression et la pensée, les paroles sont comptées d’une main si avare, qu’après avoir surpris le secret de cette manière savante, tout bon esprit éprouvera le besoin de se frayer une route personnelle. L’imitation ainsi conçue mène droit à l’originalité ; aussi ne saurions-nous la recommander trop vivement comme une épreuve féconde.

Reste la troisième face de la poésie lyrique, représentée par Victor Hugo. Ici nous ne trouvons ni la spontanéité imprévoyante de Lamartine, ni la prévoyance laborieuse de Béranger. Le talent lyrique de Victor Hugo, envisagé dans son ensemble, ne relève ni de la méditation, ni de l’émotion, mais de la pure fantaisie, et encore la fantaisie, des Orientales ne s’applique volontiers qu’au monde des sons et des couleurs ; les idées et les sentimens ne viennent qu’en seconde ligne. Or, pour l’application de la fantaisie au monde des sons et des couleurs, il y a des procédés connus, très nettement définis, et ces procédés, Victor Hugo les a mis en usage avec une habileté que je proclame volontiers. L’auteur des Orientales devait trouver de nombreux imitateurs, et il compte, en effet, des disciples nombreux. La poésie lyrique, dégagée ainsi de la pensée, dégagée de l’émotion, a donné naissance à bien des volumes applaudis pendant quelques semaines et aujourd’hui très justement oubliés. Il y a dans les strophes des Orientales quelque chose de matériel qui frappe tous les yeux ; pour s’emparer du procédé choisi par le poète, il ne faut pas une attention bien laborieuse. La couleur et le son considérés comme loi suprême, ou plutôt comme la substance même de la poésie, sont de nature à tenter tous ceux pour qui l’émotion et la réflexion sont une fatigue, une douleur. L’imitation du procédé peut aller jusqu’au fac similé. Nous avons vu et nous verrons sans doute encore de nombreuses contrefaçons des Orientales. Or la poésie lyrique ne retrouvera toute sa splendeur et toute son autorité que le jour où le public comprendra tout le néant de ces contrefaçons.

Le tableau peut sembler sévère, mais je le crois vrai. Le roman, le théâtre et la poésie lyrique sont très loin, on le voit, d’avoir tenu toutes leurs promesses. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les formules par lesquelles j’ai tenté d’exprimer l’état présent de notre littérature s’appliquent à l’ensemble des inventeurs, et ne comprennent pas les exceptions. Chacun nommera sans peine les hommes distingués qui n’ont pas cédé à l’entraînement industriel. Je n’ai voulu parler que de la physionomie générale de notre littérature, comptant sur l’intelligence du lecteur pour compléter ma pensée. Ce qui me semble important maintenant, c’est de marquer le rôle de la critique en présence des plaies que j’ai signalées.

La critique a-t-elle fait son devoir ? Je ne le crois pas. Je sais très bien qu’il ne lui est pas donné de susciter des poètes, je sais très bien que l’argumentation la plus précise ne hâtera pas d’un jour la création d’un roman, d’une comédie ou d’une ode ; mais la critique pouvait du moins éclairer le goût public et agir indirectement sur la masse des inventeurs. Elle le pouvait, et ne l’a pas voulu. Je parle, bien entendu, de la critique prise dans son ensemble. Soit indifférence, soit faiblesse, elle a trop souvent négligé d’aller au fond des questions, et, pour prix de sa paresse, elle a recueilli le discrédit. Je ne veux pas exagérer la grandeur de son rôle ; je l’accepte dans sa réalité, et je le trouve encore assez beau. Il ne lui est pas défendu de prévoir et d’appuyer ses conseils sur ses prévisions ; mais ce n’est pas vers ce but que doit se porter son activité. Sans prétendre à l’initiative, ce qui pourrait lui attirer le reproche de présomption, il lui reste assez à faire. Pourvu qu’elle n’abuse pas du passé et ne l’oppose pas éternellement au présent, elle peut compter sur l’attention de tous les hommes nourris dans l’étude ou doués de bon sens. Elle ne doit pas s’inquiéter du dédain que les inventeurs professent pour elle en mainte occasion : il est si doux de donner à ses juges le nom de Zoïle pour se mettre soi-même à côté d’Homère ! Le dédain des poètes pour la critique n’est qu’une manière ingénieuse d’allumer l’encens dont ils veulent respirer le parfum. Malheureusement, parmi ceux qui analysent et apprécient les œuvres d’imagination, il y en a bien peu qui prennent leur tâche au sérieux. Si, depuis vingt ans, la poésie s’est trop souvent confondue avec l’industrie, la critique a plus d’une fois commis la même faute ; elle a pris la discussion pour une marchandise, et s’est appliquée à mériter le dédain des inventeurs. Je n’ai pas à m’occuper de cette classe de juges : ils ont pour eux-mêmes trop peu de respect pour que je perde mon temps à discuter leur mérite. Les inventeurs qui achètent leurs suffrages se riraient de moi, si je prenais la peine de caractériser de tels panégyristes. Je me contente de mentionner pour mémoire la critique industrielle.

Une partie du public encourage de ses applaudissemens la critique spirituelle ; elle veut avant tout qu’on l’amuse et ne tient compte ni de la vérité philosophique, ni de la vérité historique. Or, si je ne crois pas qu’il soit défendu à la critique de se montrer spirituelle, je crois en même temps que la critique purement spirituelle est parfaitement inutile. Il est permis sans doute d’appeler parfois l’ironie à son aide pour donner aux meilleurs argumens plus de force et de vivacité. Après avoir parlé à la raison, il n’est pas hors de propos de s’adresser à l’imagination et de la frapper par des comparaisons inattendues, de l’égayer même en lui montrant le côté ridicule d’une scène ou d’une doctrine ; mais l’esprit proprement dit ne doit jamais jouer dans la discussion qu’un rôle secondaire. Il s’agit avant tout de convaincre, et l’esprit ne suffit pas pour porter la conviction dans l’intelligence du lecteur. La critique spirituelle, qui, sous le rapport moral, ne mérite pas le dédain des inventeurs, envisagée littérairement, ne mérite pas un instant d’attention. Elle n’enseigne rien, ou si d’aventure elle enseigne quelque chose, c’est la frivolité. La littérature, pour bien des gens, n’est qu’un pur délassement ; il n’entre pas dans leur esprit qu’elle puisse devenir un sujet d’étude : à qui devons-nous cette opinion aujourd’hui trop accréditée, si ce n’est à la critique spirituelle ? Faut-il s’étonner que le public ne prenne plus la littérature au sérieux, quand il voit des écrivains habiles traiter le maniement de la parole comme un divertissement, et rien de plus ? Si quelque chose m’étonne, c’est qu’on puisse compter encore un si grand nombre d’intelligences pour qui les œuvres d’imagination ont autant d’intérêt que les œuvres d’histoire ou de philosophie.

Je ne parle pas de la critique complaisante, dont personne ne s’occupe, qui n’a guère plus d’importance que la formule de politesse placée au bas d’une lettre, qui réussit bien rarement à servir ceux qu’elle essaie de louer. J’arrive à la critique sincère, la seule qui mérite d’être écoutée, et j’ajouterai la seule qui sache se faire écouter. Le nombre des écrivains qui se vouent à la critique sincère est aujourd’hui singulièrement restreint. Ceux mêmes qui, par tempérament, par un instinct de loyauté, seraient disposés à dire toute leur pensée, se résignent trop souvent et trop facilement à battre en retraite devant les clameurs des parties intéressées. L’accusation banale de méchanceté, que la plupart des poètes lancent contre eux, ébranle trop souvent leur courage. Franchise et méchanceté sont synonymes dans la pensée des poètes et de leurs amis. Parfois l’accusation d’ignorance vient se joindre à l’accusation de méchanceté ; mais en général cette seconde accusation n’est pas prodiguée : les parties intéressées en usent avec prudence, car il peut arriver que l’argument soit retourné contre elles d’une manière victorieuse, et les rieurs ne seraient pas de leur côté. Il faut donc se résigner à passer pour méchant si l’on veut se montrer sincère en toute occasion. Il demeure bien entendu que cette terrible épithète de méchant n’a de valeur qu’aux yeux des badauds, car les hommes sensés, dont la race, Dieu merci, n’est pas encore éteinte, ne prendront jamais pour un signe de méchanceté l’expression franche d’une pensée qui appelle à son aide l’histoire et la philosophie, et qui révèle au moins le goût de l’étude. La critique sincère compte parmi ses patrons l’ami de Philinte, et certes un homme doué de quelque bon sens ne songera jamais à ranger Alceste parmi les méchans. C’est un maladroit, à la bonne heure, qui ne fera jamais son chemin, je le veux bien ; mais que voulez-vous ? Il y a des esprits d’une trempe malheureuse qui aiment mieux rester fidèles à la vérité et n’arriver à rien que d’arriver en sacrifiant la vérité. Plaignez-les, si tel est votre caprice ; accablez-les de votre compassion, mais trouvez bon pourtant qu’ils persévèrent et se consolent de leur néant par le témoignage de leur conscience. Ils recueillent d’ailleurs d’amples dédommagemens ; l’approbation de quelques hommes pour qui la parole n’est pas un instrument de déception, qui respectent la franchise à l’égal du talent, n’est pas à dédaigner, et cette preuve de sympathie ne peut s’adresser qu’à la critique sincère. Il me semble donc que, pour dire toute sa pensée, rien que sa pensée, il ne faut pas tant de courage. Ceux qui trafiquent du mensonge se donnent pour habiles, ceux qui déguisent leur pensée par faiblesse se disent bien élevés : qu’il soit permis à ceux qui parlent avec franchise de se dire seuls dignes d’être écoutés. L’espérance de voir une telle prétention ratifiée par les hommes sensés rend la tâche de la critique sincère beaucoup plus facile qu’on ne croit : il n’y a pas d’héroïsme à ne pas mentir.

Mais à quoi servira la critique sincère ? Question niaise, et qu’il faut pourtant discuter. Si les poètes confondent volontairement la franchise avec la méchanceté, si la foule ignorante les croit sur parole, à quoi bon prêcher la vérité ? Il y a deux manières de répondre : le raisonnement et les faits. Si les poètes récusent la critique sincère, ils ne peuvent empêcher l’opinion de se modifier, de se transformer sous l’action permanente de la discussion, et, quand la sympathie publique les abandonne, bon gré mal gré il faut bien qu’à leur tour ils se transforment, sous peine de voir la solitude s’agrandir autour d’eux. Voilà ce que dit le raisonnement, ce que le plus simple bon sens suffit d’ailleurs pour comprendre ; car les poètes, malgré la joie qu’ils trouvent à s’écouter, n’inventent pas cependant pour le seul plaisir d’inventer : ils ont besoin d’être applaudis, d’entendre leur nom répété chaque jour par des amis inconnus. Or, pour obtenir les applaudissemens, il faut tenir compte de l’opinion, et, si la critique sincère pétrit l’opinion comme une cire obéissante, les inventeurs auront beau faire, ils subiront l’ascendant de cette critique tant dédaignée. Si cette argumentation laissait debout l’ombre d’un doute dans l’esprit du lecteur, je me contenterais de rappeler ce qui s’est accompli depuis vingt ans dans le domaine littéraire. Les idées aujourd’hui généralement acceptées, les jugemens qui sont devenus des lieux communs, ont d’abord passé pour des paradoxes ; mais la critique a tenu bon et n’a pas reculé d’une semelle. Qu’est-il arrivé ? À force d’entendre chaque jour répéter les mêmes réprimandes, démontrer les mêmes principes, la foule a fini par croire à la justice de ces réprimandes, à la vérité de ces principes, et la critique peut à bon droit s’applaudir de sa persévérance. Ce que j’ai dit du roman, du théâtre et de la poésie lyrique, est aujourd’hui si évident, si généralement accepté, qu’il semble inutile de le dire ; ce n’est à proprement parler qu’une récapitulation. Il y a vingt ans que la démonstration est entamée, vingt ans que les argumens se multiplient et se produisent sous des formes variées, tantôt graves comme un théorème d’Euclide, tantôt armées de l’ironie comme une philippique. Aujourd’hui la bataille est gagnée ; la foule est édifiée sur la valeur des idoles qui se donnaient pour la vérité, pour la beauté suprême. La bataille est gagnée par les argumens mis en ligne depuis vingt ans, mais la bataille recommence, car la foule se plaît dans l’adoration des idoles. Ainsi la tâche de la critique sincère ne s’épuise jamais. Espérons que des soldats plus nombreux viendront bientôt se rallier sous son drapeau.

Si notre espérance était déçue, ce serait pour les écrivains qui pratiquent la franchise une raison de redoubler leurs efforts. L’histoire de ces vingt dernières années est un encouragement qu’ils ne méconnaîtront pas. Produire sous le feu croisé des malédictions et des calomnies les idées qui deviennent plus tard la monnaie courante de la conversation, n’est pas un travail ingrat. Si la lutte est vive, la récompense n’est pas indigne de la lutte.

Cependant la mission de la critique ne finit pas là : il ne suffit pas de combattre les fausses doctrines et les œuvres boiteuses qu’elles ont inspirées, il faut encourager les talens naissans, qui puisent à la source féconde de la nature et de la vérité. C’est la seule manière de répondre aux reproches que la foule répète à l’envi. Elle accuse la critique de couper les ailes du génie. Plaisante accusation, vraiment ! Si le poète qui se croit doué de génie possède vraiment le don qu’il s’attribue, il peut défier toutes les attaques, et se rire de toutes les censures ; les ailes mutilées repoussent d’elles-mêmes. À quoi bon insister sur une pareille niaiserie ? Le talent sincère, le talent vigoureux résiste à la discussion ; les talens factices, les talens exagérés par les coteries sont les seuls qui succombent, et qui oserait s’en plaindre ? Oui, sans doute la critique a reçu du bon sens une double mission : réfuter, combattre à outrance les doctrines mensongères ; encourager de ses vœux, de ses applaudissemens, tous les jeunes esprits qui entrent dans la carrière animés de sentimens généreux, avec la ferme résolution de demander au travail, à la méditation, les élémens d’une solide renommée. Telle a toujours été ma conviction, et depuis vingt ans je crois que la critique sincère a fidèlement accompli cette double mission. Les clameurs qu’elle a soulevées ne changent rien à la nature des choses : j’ai la ferme conscience qu’elle a encouragé, exalté bien des talens que la foule dédaignait. Elle a combattu avec ardeur, elle a démonétisé avec persévérance de prétendus inventeurs dont la valeur lui semblait exagérée par l’ignorance, et voilà pourquoi tant de gens se plaisent à la traiter d’iconoclaste. Je ne perdrai pas le temps à la justifier, car le bon sens public a depuis long-temps fait justice de ces ridicules accusations ; mais je crois utile de définir nettement ce que j’entends par encouragement.

Tout esprit qui essaie de se frayer une voie nouvelle, qui relève de lui-même, et de lui-même seulement, qui ne jure sur la parole d’aucun maître, mérite que la discussion vienne à son secours et donne à la foule le signal des applaudissemens ; mais il faut pourtant que la critique sache contenir sa bienveillance dans de justes limites. Depuis trente ans, on a trop souvent abusé d’une parole prononcée par Chateaubriand, et dont peut-être il n’avait pas lui-même mesuré toute la portée. L’illustre auteur de René avait dit : Il est temps de substituer la critique des beautés à la critique des défauts. Il y a sans doute une part de vérité dans cette affirmation. Cependant il s’en faut de beaucoup qu’elle puisse être acceptée comme un guide sûr et fidèle. Quoi que puissent dire tous les apôtres de la bienveillance universelle, la critique des beautés n’est pas la seule féconde, la critique des défauts n’est pas la seule stérile. Si je voulais renverser la proposition, les exemples, Dieu merci, ne me manqueraient pas. Ce que je tiens à établir, c’est que l’encouragement ne signifie rien sans le conseil. Battre des mains, prodiguer l’hyperbole, jeter la louange à pleines mains est chose trop facile ; l’esprit le plus frivole peut sans peine s’acquitter d’une telle tâche. L’encouragement, sous cette forme, ne signifie pas plus que le bonjour d’un homme bien élevé. Pour que l’encouragement profite vraiment à celui qui le reçoit, pour qu’il honore celui qui le donne, il faut, de toute nécessité, qu’il soit expliqué, justifié, et consacré par le conseil. Il ne suffit pas de dire au poète nouveau : Vos premiers pas dans la carrière sont des pas glorieux, vos premiers efforts sont des preuves de puissance. — Si l’on ne veut pas le traiter comme un enfant, il n’est pas permis de taire les motifs de son admiration. Or, en déduisant les motifs de contentement intellectuel, comment se défendre de comparer la route parcourue à la route qui s’ouvre devant le poète nouveau ? La critique se trouve entraînée par une pente irrésistible, et ne peut tenir le conseil en réserve lorsqu’elle a prononcé d’une voix sincère les formules de la louange.

Oui, le conseil, telle est, selon moi, la consécration légitime de toute louange. Les génies prédestinés qui méritent la louange absolue, la louange sans restriction, sans remontrances pour le passé, sans avertissement pour l’avenir, forment une famille trop peu nombreuse pour que la critique leur demande une règle de conduite. Depuis Homère jusqu’à Milton, depuis Dante jusqu’à Shakespeare, depuis Rousseau jusqu’à Byron, il est trop facile de compter ces génies prédestinés, et d’ailleurs ces hommes privilégiés se passent volontiers d’encouragemens aussi bien que de conseils ; ils dominent de trop haut leur temps et leur pays pour avoir besoin d’applaudissemens ou de sanction. Ils marchent fièrement et sûrement dans la voie qu’ils ont ouverte, et la postérité se charge de les venger, si leurs contemporains ont été pour eux aveugles ou injustes. Je n’entends parler ici que des esprits moyens qui relèvent directement de la discussion, qui ont besoin d’être présentés au public, d’être expliqués par une voix bienveillante. Eh bien ! je n’hésite pas à l’affirmer, la bienveillance la plus complète, la sympathie la plus loyale sera toujours impuissante, si elle ne joint pas le conseil à la louange. La louange sans le conseil est et sera toujours une louange stérile.

J’entends d’ici les poètes me crier que les poètes seuls sont capables de juger les poètes. Je ne prendrai pas la peine de leur rappeler ce que disait un des esprits les plus fins de l’antiquité : « Nous ne sommes pas tous capables d’accomplir toutes les tâches. » Cette citation serait superflue, car des faits nombreux, des faits qui datent d’hier et que personne n’a eu le temps d’oublier, prouvent surabondamment que l’ami des Pisons n’avait pas parlé à la légère, et ce serait puérilité de notre part d’appuyer sur ce point. S’il est vrai que les esprits habitués à la discussion sont souvent inhabiles à inventer, il n’est pas moins vrai que les esprits habitués à l’invention sont souvent inhabiles à discuter. Ainsi tout juge impartial se voit forcé de renvoyer les parties dos à dos. Les poètes d’ailleurs se méprennent étrangement en insistant pour n’être jugés que par leurs pairs, car c’est le nom qu’ils donnent à leurs confrères. Quant à ceux qui n’ont jamais aligné de rimes, ils les considèrent comme des hommes d’une race inférieure. Les poètes, mieux éclairés sur leurs vrais intérêts, comprendraient la nécessité d’avoir entre eux et la foule des interprètes familiarisés tour à tour avec l’invention par la lecture, avec la discussion par l’analyse de la pensée. Ce que la foule ne devine pas, ces interprètes se chargent de l’expliquer ; ce qu’elle méconnaît, ils s’efforcent de le mettre en lumière ; ce qu’elle nie, ils ne craignent pas de l’affirmer, et ce n’est pas là, quoi qu’on dise, un médiocre service. Jamais ou presque jamais les poètes ne seront capables d’accomplir une pareille tâche.

Je reviens à mon affirmation. Louer sans conseiller n’est, pour les inventeurs, qu’une forme stérile de la bienveillance. Mais sur quoi s’appuiera le conseil ? où prendra-t-il son autorité ? où prendra-t-il sa puissance ? La réponse n’est pas difficile. La critique, pour être écoutée lorsqu’elle conseille, doit chercher dans le passé, dans le présent même, des exemples, des argumens. Or, tout homme qui se voue à la discussion, qui veut la pratiquer loyalement, se prépare à cette tâche délicate par l’étude comparée de plusieurs littératures. Des Alpes aux Pyrénées, du Rhin à la Manche, il a compté toutes les évolutions du génie européen, et chacun conviendra qu’il y a dans cette laborieuse étude une source féconde de réflexions. Il n’ignore pas, il n’a pas le droit d’ignorer les monumens de l’art antique. Appuyé sur de telles autorités, il ne redoute pas le reproche de partialité. Portant sa vue tour à tour sur les siècles de Périclès et d’Auguste, de Léon X, d’Elisabeth et de Louis XIV, il peut défier hardiment tous ceux qui l’accuseraient de cécité ou de myopie. Le conseil, dans sa bouche, ne ressemble jamais à la rancune des vieillards qui se vengent de leur faiblesse en raillant l’énergie. Il parle d’une voix grave et convaincue. Bacon disait : « Un peu de philosophie éloigne de la religion ; une philosophie profonde ramène à la religion. » Nous pourrions dire : Une science incomplète éloigne de l’indulgence ; une science plus étendue ramène à l’indulgence. À défaut d’autre autorité, je puis du moins invoquer l’autorité de l’étude, et c’est en m’appuyant sur cette autorité que je vais essayer de caractériser la nouvelle génération littéraire qui grandit sous nos yeux.

Je ne veux pas appliquer à la génération nouvelle la même rigueur qu’à la génération déjà mûre, et dont les doctrines peuvent être des a présent pleinement appréciées. Il y a, parmi les talens qui se sont produits depuis dix ans, des intentions excellentes ; mais ce qui manque à ces talens, dont plusieurs d’ailleurs sont très vrais et très fins, c’est la ferme résolution de vivre par eux-mêmes et de ne relever de personne. L’école de la restauration a dit aujourd’hui son dernier mot ; elle a fait tout ce qu’elle pouvait faire, et nos espérances ne sauraient s’élever au-dessus de nos souvenirs. La génération nouvelle en est encore aux tâtonnemens ; il n’est donc pas permis de prononcer sur elle un jugement définitif. Toutefois je regrette qu’elle n’apporte pas dans ses tentatives plus de franchise et d’indépendance. Je ne voudrais pas condamner le présent au nom du passé ; c’est un rôle que j’espère ne jamais jouer : cependant il m’est impossible de ne pas reconnaître, dans les essais qui se multiplient depuis dix ans, un ensemble de doctrines tout à la fois moins ardentes et moins élevées que les doctrines de la restauration, et même, à parler franchement, les tentatives littéraires de la génération nouvelle ne relèvent d’aucune doctrine. Il y a dans les intentions, dans les œuvres qui se produisent chaque jour, un éparpillement, une diversité qui échappent à toute classification. Cette absence de systèmes n’est pourtant pas un mauvais symptôme aux yeux de tous les hommes éclairés ; c’est tout simplement le signal d’une ère nouvelle qui n’a pas encore trouvé sa voie.

Dans la littérature dramatique, j’ai regret de le dire, aux doctrines mensongères de la restauration on n’a pas substitué une doctrine plus sincère et plus féconde. Les comédies, les tragédies et les drames que nous avons vus depuis dix ans, spirituels ou pathétiques dans plusieurs détails, ne peuvent soulever aucune discussion sérieuse. Dans la comédie, Molière est oublié ; Beaumarchais n’est pas même effleuré ; Picard seul peut être invoqué comme le parrain des hommes nouveaux, car l’étude et l’analyse des caractères sont négligées pour l’étude des mœurs, c’est-à-dire que la partie éternelle de l’art demeure complètement subordonnée à la partie locale et passagère. Insister sur ce point serait tout-à-fait hors de propos. Dans la tragédie, les plus habiles ne s’élèvent pas au-dessus de Casimir Delavigne ; dans le drame, les causes célèbres tiennent trop souvent la place de l’histoire. Et d’ailleurs, s’il faut dire toute ma pensée, la poésie dramatique telle qu’elle se pratique aujourd’hui s’est placée en dehors de la littérature. Sur dix œuvres destinées au théâtre, il y en a neuf au moins qui relèvent de l’industrie ; à peine s’en trouve-t-il une que l’art puisse revendiquer. Et en parlant ainsi, j’ai la ferme confiance de n’être pas démenti par les hommes compétens. Tous ceux qui ont étudié le théâtre depuis dix ans savent à quoi s’en tenir sur cette question.

Est-ce à dire que la génération nouvelle soit condamnée à la médiocrité ? Telle n’est pas ma pensée. Si je suis sévère pour les œuvres qu’elle a produites, si je ne crains pas d’exprimer mon opinion avec une entière franchise, c’est que je la crois digne d’entendre la vérité. Si le roman, le théâtre et la poésie lyrique ne sont pas aujourd’hui ce qu’ils devraient être, ce que nous avions le droit d’espérer après trois siècles d’une vie littéraire active et féconde, ce n’est pas une raison suffisante pour lancer à la face de la génération nouvelle l’anathème familier aux vieillards ignorans ou impuissans. La génération nouvelle a fait ses preuves de bon vouloir et d’intelligence ; il n’est pas étonnant qu’elle tâtonne encore. Les méprises éclatantes de l’école qui avait promis de ressusciter Shakespeare expliquent surabondamment son hésitation et sa défiance. Les jugemens que nous pouvons prononcer sur elle ne sont que des jugemens provisoires.

D’ailleurs, sans remonter bien loin dans le passé et en ne consultant même que les années comprises entre l’avènement et la chute de la restauration, la génération nouvelle a de quoi s’inspirer. Le Théâtre de Clara Gazul et la Chronique de Charles IX nous montrent la réalité sous sa forme la plus saisissante. Il serait difficile de rêver pour la passion une expression plus vive et plus éloquente. Éloa et Cinq-Mars, dans un ordre d’idées bien différent, n’offrent pas une leçon moins féconde. Alfred de Musset, Brizeux et Barbier ne sont pas non plus des modèles à dédaigner. Namouna, Marie et la Curée ne seront jamais étudiés sans fruit. L’auteur de Joseph Delorme, des Consolations et de Volupté, l’historien érudit, mais incomplet de Port-Royal, M. Sainte-Beuve, mérite une mention à part. Par la délicatesse de ses analyses, par la finesse de ses aperçus, par la peinture poétique de la vie familière, il a conquis un rang élevé que personne ne songe à lui disputer, et la génération nouvelle ne consultera pas en vain ses ouvrages. Si la lecture de Volupté offre plus d’un danger, si elle rappelle trop souvent les pages énervantes d’Obermann, si Joseph Delorme n’est pas toujours exempt de puérilité, si les Pensées d’Août demeurent parfois impénétrables aux yeux les plus clairvoyans, en revanche les Consolations se recommandent par une élévation constante, et les premiers portraits littéraires tracés par la plume savante de l’auteur sont des modèles de franchise et de vérité. Il y a dans ces portraits telle page qui rappelle tour à tour la grâce de Greuze et la fidélité de Latour. C’en est assez pour marquer la place de M. Sainte-Beuve parmi les esprits les plus ingénieux, parmi les voix les plus disertes, parmi les imaginations les plus heureuses de notre temps. Ses œuvres, si nombreuses et si variées, offrent à la génération nouvelle une double leçon. Tant qu’il s’est tenu dans le domaine des vérités générales, il a trouvé pour rendre ses pensées des paroles abondantes et fidèles ; dès qu’il a déserté le champ des vérités générales pour entrer dans le champ des vérités individuelles, anecdotiques, l’expression lui a manqué. Limpide et lumineux dans les Consolations, il est devenu obscur, énigmatique dans les Pensées d’Août. N’y a-t-il pas dans les applaudissemens qu’il a recueillis, dans l’indifférence qu’il a subie, un enseignement significatif, un avertissement salutaire pour la génération nouvelle ?

Quel sera l’avenir prochain de notre littérature ? À quelles sources faut-il lui conseiller, sinon de se régénérer, du moins de se renouveler ? Question délicate, et que personne ne peut se flatter de résoudre d’une façon positive. Il est permis cependant de présenter à cet égard des conjectures très probables. Le bon sens indique en effet trois sources diverses dont chacune est pourvue d’une valeur spéciale : l’antiquité, l’Europe moderne, et la France elle-même. Il serait loisible d’ajouter l’Orient, mais l’Orient est encore trop peu connu pour qu’il soit nécessaire d’en tenir compte dans les discussions purement littéraires. L’Orient jusqu’à présent n’est pas sorti du domaine de l’érudition pure. L’Inde et la Perse ne sont encore que des objets de pure curiosité pour les hommes qui se livrent à la culture de l’imagination. Il s’écoulera peut-être un demi- siècle avant que les poètes de notre pays rangent l’Inde et la Perse parmi leurs études habituelles. Ainsi la première source dont nous ayons à discuter l’utilité n’est autre que l’antiquité classique. Or, je ne crains pas de l’affirmer, cette source, quelque salutaire, quelque féconde qu’elle soit, ne suffirait pas à renouveler notre littérature. La Grèce est assurément une mère généreuse, une conseillère pleine de sagesse et d’autorité que les meilleurs esprits ne consulteront jamais sans fruit. Pourtant ce serait folie de demander à la Grèce le renouvellement de l’imagination française. Les plus beaux ouvrages enfantés sous le ciel d’Athènes contrarient, sur trop de points nos idées religieuses et morales pour qu’il soit prudent de vouloir les imiter. Vainement invoquerait-on l’exemple glorieux d’André Chénier : il ne faut pas oublier que le chantre de la Jeune Captive, en se nourrissant du fait de la poésie grecque, ne portait pas son ambition au-delà du style. Ramenée à ces termes, l’étude de l’antiquité mérite en effet les plus vives sympathies. Depuis la simplicité homérique jusqu’à la grâce alexandrine de Théocrite, depuis l’énergie virile d’Eschyle jusqu’au génie un peu efféminé d’Euripide, depuis les strophes impérieuses de Pindare jusqu’aux pensées délicates de Bion et de Moschus, la Grèce est pleine d’enseignemens, mais, pour tirer parti des leçons qu’elle nous offre, il faut surtout porter son attention sur la sobriété du style. Nulle part mieux qu’à l’école d’Athènes, nous ne pouvons apprendre l’art d’enfermer en peu de mots des pensées abondantes. Rome ne vient qu’en seconde ligne, car elle confond trop souvent la concision avec la précision. Athènes est et demeure la maîtresse souveraine dans toutes les questions qui se rattachent à l’expression de la pensée ; Rome, souvent plus mâle dans la conception. n’a jamais rencontré dans le maniement de la parole la même grace, la même spontanéité, la même harmonie. Le style d’Athènes est un chant mélodieux ; le style de Rome, plus viril, j’en conviens, est loin d’avoir le même charme. Toutefois, je crois fermement que la littérature française, en se modelant sur la littérature grecque, se condamnerait à la stérilité. En dehors des questions de style, la Grèce ne peut nous donner que des conseils, car, en reprenant les sentimens et les pensées qu’elle a si éloquemment exprimés, nous n’avons devant nous qu’une seule route ouverte, la route de la servilité.

L’Europe moderne, alliée à la France par la religion, par la philosophie, par le développement politique, n’est pourtant pas sans danger dans l’ordre littéraire, dès qu’on veut chercher en elle un sujet d’imitation. Je m’explique. Leibnitz a pu rêver la création d’une langue universelle, et son rêve n’avait rien d’insensé, puisque l’illustre auteur de la Théodicée ne songeait qu’aux intérêts de la philosophie ; mais, dans l’ordre poétique, ce rêve, s’il venait à se réaliser, ne porterait aucun profit à l’imagination. La vérité proclamée pour la première fois par l’illustre médecin de Cos, reprise par Montesquieu et plus tard par Herder, n’a pas encore perdu aujourd’hui une parcelle de sa valeur : les langues et les races dépendent de la configuration des lieux. Vouloir ramener la poésie de tous les peuples à l’unité ne va pas à moins qu’à tenter l’impossible. Il ne faut jamais oublier que chaque peuple a son génie et ne peut s’en dépouiller. La fierté castillanne, la mollesse italienne, la rêverie allemande, la mélancolie anglaise, ne sont pas de purs caprices, des accidens passagers, et ce qui le prouve, c’est que nous pouvons compter sans peine les génies qui ont dérogé au caractère de leur pays. Contre Dante, aussi mâle qu’Eschyle, nous avons Pétrarque, l’Arioste et le Tasse. Byron ne pouvait naître en Allemagne, Goethe ne pouvait naître en Angleterre ; sur les bords du Rhin ou de la Tamise, Cervantes n’eût pas été compris. Si l’Europe moderne peut offrir à la France d’utiles enseignemens, elle ne peut jamais devenir pour elle un sujet d’imitation. Consultons-la, étudions-la, nourrissons-nous de sa pensée, mais n’essayons pas de transplanter chez nous les procédés familiers à son intelligence, car l’imitation la plus fidèle, la plus ingénieuse, n’aboutirait jamais qu’à la stérilité, n’obtiendrait que l’indifférence. À cet égard, nous pouvons parler avec une entière sécurité, nous n’avons pas à redouter le reproche de présomption. L’expérience a été faite sous la restauration, et chacun sait les fruits qu’elle a portés. Pendant quinze ans, la France s’est évertuée à imiter l’Europe moderne, et n’a réussi qu’à produire des œuvres impersonnelles. Les hommes qui ont laissé de leur passage une trace durable et glorieuse n’ont gravé leurs noms dans toutes les mémoires qu’en renonçant à l’imitation. Quant à ceux qui se sont donnés pour les filleuls de Shakespeare ou de Calderon, de Goethe ou d’Alighieri, les mémoires les plus complaisantes n’ont pas retenu leurs noms. Cette leçon vaut la peine d’être méditée.

Pour se renouveler, pour se rajeunir, l’imagination française, tout en tenant compte de l’antiquité classique et de l’Europe moderne, doit surtout consulter l’histoire même de la France dans l’ordre littéraire. C’est là, si je ne m’abuse, qu’elle puisera les enseignemens les plus salutaires. Original chez les trouvères et les troubadours, libre encore dans ses allures après la mort politique de la langue romane, rajeuni d’abord, puis bientôt détourné de sa voie par la renaissance, qui l’aurait mené à l’impersonnalité si elle n’eût été contrariée dans son action, plus puissant et plus fécond au XVIIe siècle dès qu’il interprète l’antiquité au lieu de la copier, fidèle au passé, mais fidèle à sa vocation quand il transforme le génie d’Athènes, moins pur sans doute, moins harmonieux dans ses œuvres, plus expansif, plus contagieux lorsqu’il s’abandonne tout entier à ses inspirations, le génie français dit assez à la génération nouvelle le chemin où elle doit s’engager. L’étude exclusive de l’antiquité classique la glacerait et paralyserait ses mouvemens ; l’étude de l’Europe moderne, tout en lui suggérant des idées nombreuses et variées, tuerait en elle toute originalité. Il faut donc absolument qu’elle rentre en elle-même et s’interroge, si elle veut devenir vraiment forte. Le passé, conseil utile pour tous, ne peut séduire, comme sujet d’imitation, que les intelligences boiteuses.

Si la génération nouvelle se décide à s’interroger, si elle renonce à décrier l’antiquité, qu’elle connaît assez mal, à copier au hasard l’Europe moderne, qu’elle accepte follement comme un symbole de protestation contre l’antiquité, — alors, mais alors seulement, elle entrera dans une voie féconde, et nous verrons s’accomplir sous nos yeux de prodigieuses métamorphoses. Le roman s’occupera de l’homme, de ses passions et de ses pensées, et négligera l’ameublement et le costume. Les bahuts et les tentures disparaîtront devant l’analyse de la souffrance. La décoration une fois simplifiée, les personnages s’agrandiront. Au théâtre, le changement sera peut-être plus frappant encore, car de toutes les formes littéraires la forme dramatique est aujourd’hui la plus malade. Nous verrons l’émotion prendre la place de la curiosité. Les spectateurs n’auront plus devant eux des panoplies que le poète baptise des noms les plus fameux ; les armures vides et sonores ne se promèneront plus sur la scène pour éblouir le regard sans occuper la pensée, et ce jour-là le bout-rimé sera détrôné. Enfin la poésie lyrique, la plus personnelle de toutes les formes littéraires, si Von se reporte à son origine, à sa mission, et qui cependant, depuis tant d’années, a réussi à devenir impersonnelle, retrouvera sa vraie nature en renonçant à la description ; elle n’essaiera plus de jouter avec l’école vénitienne, avec l’école flamande ; elle n’engagera plus une lutte impuissante avec Rubens, avec Paul Véronèse, et se contentera d’exprimer des pensées élevées, des sentimens généreux.

Et qu’on ne m’accuse pas de rêver des prodiges imaginaires, des métamorphoses qui ne se réaliseront jamais : j’ai la ferme conviction que toutes ces prophéties pourront s’accomplir. Ma conviction est d’autant plus profonde, que l’histoire entière me donne raison, et que les trente dernières années, c’est-à-dire le passé d’hier, démontrent jour par jour la vérité de ma pensée. Pourquoi la littérature impériale occupe-t-elle si peu de place dans la mémoire des hommes éclairés ? N’est-ce pas parce qu’elle s’est entêtée à copier servilement l’antiquité classique ? On me répondra qu’elle l’a parodiée, cela est vrai ; mais l’eût-elle comprise assez bien pour ne pas la défigurer, elle n’eût pas échappé à l’oubli. Pourquoi tant d’essais applaudis avec fracas sous la restauration ont-ils laissé si peu de traces ? N’est-ce pas parce qu’ils relevaient de l’Europe moderne, au lieu de relever du génie national ? La question n’est pas difficile à résoudre. Enfin, pourquoi Mérimée, Lamartine, Déranger, George Sand, ont-ils conquis une, popularité durable ? N’est-ce pas parce qu’ils ont exprimé dans une langue harmonieuse et limpide des pensées personnelles qui ne relevaient ni de l’antiquité ni de l’Europe moderne ?

L’étude peut féconder le génie, mais ne réussira jamais à le suppléer. Laissons à chacune de nos facultés son rôle et sa mission. La génération nouvelle, moins puissante et moins glorieuse à cette heure que la génération arrivée à maturité, qui se repose et déserte la combat avant d’avoir usé ses forces, ne manquera pas de conquérir dans l’histoire une place importante, si elle veut comprendre la vraie nature des devoirs imposés à l’imagination aussi bien qu’à la volonté. Qu’elle étudie le monde intérieur, qu’elle sonde la conscience, au lieu de compter les couleurs d’une toge ou d’un surcot, d’un tabard ou d’une tunique ; qu’elle écoute les battemens du cœur, au lieu de promener la main sur les clous d’une armure, et l’avenir ne lui manquera pas.

Que si nous essayons d’exprimer par une formule philosophique le sens intime de toutes les pensées, de tous les argumens qui viennent de se produire, cette formule ne sera pas difficile à trouver : il s’agit tout simplement d’opposer l’esprit à la matière. Le matérialisme a corrompu notre littérature, le spiritualisme peut seul lui rendre son éclat et sa jeunesse. À mesure que la poésie attribuait au monde extérieur une plus grande importance, l’homme allait s’amoindrissant Que la matière redescende au rang qui lui appartient, que l’esprit remonte au rang qu’il n’aurait jamais dû quitter, et l’art renouvelé retrouvera l’autorité qu’il a perdue. C’est mon vœu, c’est mon espérance ; c’est le vœu, c’est l’espérance de tous les hommes sensés.


GUSTAVE PLANCHE