Librairie des Bibliophiles (p. 47-53).

LE HIBOU


Du sein des châtaigniers qui couvrent la colline
Et que dore au couchant le soleil qui décline,
— Dans le calme d’un soir tranquille et souriant, —
S’élève comme un bruit de volière affolée ;
Cris, jurons et sifflets : une cohue ailée
De mille oiseaux moqueurs traquant un chat-huant.
 
Approchons. Voyez-vous là-haut, sur cette branche,
Ce gros oiseau dont le plumage à peine tranche
Sur l’écorce de son perchoir ? C’est le hibou ;
L’oiseau des sombres nuits et des cavernes sombres,
— Morne rôdeur des soirs, chassant au sein des ombres
Les oiseaux du soleil, qu’il mange dans son trou ;


Il tourne lentement ses yeux ronds et stupides,
Et tâche de parer, — en vain, — les coups rapides
De ses gais assaillants, vingt fois moins gros que lui :
Mais le soleil combat pour la troupe joyeuse,
Et le grand duc regrette, hélas ! le tronc d’yeuse
Où l’œil éblouissant du jour n’a jamais lui.

L’essaim des agresseurs autour de lui bourdonne ;
Chacun veut arracher sa plume, chacun donne
Son coup de langue et son coup de bec à la fois.
« Brigand ! » dit le pinson ; « Voleur ! » dit l’alouette.
« Rends-moi mes fils ! — Rends-moi mes œufs, que ta chouette
A mangés ce matin pour s’éclaircir la voix !

— Vieux sorcier ! dit le geai, lui tirant une penne,
Qu’as-tu donc à gémir ainsi qu’une âme en peine,
Lorsque nous dormons tous, à travers la forêt ?
— Sur mon nid, je le sais, tu jetas un augure ;
Mais je t’arracherai les yeux de la figure
Et les cornes du front, foi de chardonneret !


— Qu’il est laid ! qu’il est sot ! ajoute un rouge-gorge.
Il miaule. — Il pue. — On m’a raconté qu’il égorge
Des rats et des crapauds pour nourrir ses hiboux.
— C’est un vil croque-mort qui mange aux cimetières !
— Un tartufe, qui court, le soir, sur les gouttières,
Après la chatte en rut, qui le croit son époux !… »

Et la troupe folâtre, évitant bec et serre,
S’élance, fuit, revient, s’écarte, se resserre,
Et tourbillonne autour du gros duc ahuri.
Ô gai charivari, qu’eût peint Aristophane !
Où l’on crie, où l’on frappe, où l’on siffle et ricane,
Où le bon sens met la sottise au pilori !

Ж

Mais le soleil déjà, désertant les vallées,
Dore à peine le haut des monts et des feuillées ;
Et le hibou, qui sent que la lumière fuit

Et que ses ennemis s’en iront avec elle,
S’agite sur sa branche, et sent frémir son aile,
Et piaule, en invoquant le silence et la nuit.

L’ombre accourt. Les vainqueurs se dispersent par bandes
Et regagnent les bois, les genêts et les landes.
Soudain le chat-huant pousse son cri : « Hou-hou !
Hou-hou-hou !… » — La forêt tout entière tressaille…
Cachez-vous bien, petits oiseaux, sous la broussaille,
Car maintenant c’est la revanche du hibou…

Il saute gauchement de sa branche et se glisse
Dans la forêt, parmi les hêtres au tronc lisse,
Promenant avec soin sous les rameaux penchés
Sa grosse tête, ainsi qu’une lanterne sourde ;
Et son aile, discrète, encor qu’elle soit lourde,
Surprend dans leur sommeil les oisillons couchés.

Malheur à toi qui dors la tête sous ton aile.
Pauvre pinson ! Déjà de sa double prunelle

Il t’enveloppe. — Et toi qui caches dans ton sein
Tes petits endormis, et qui, toute pensive,
Rêves qu’ils voleront bientôt, ô pauvre grive !
Vois-tu ces yeux de feu ? Malheur ! c’est l’assassin !

Malheur à toi, bouvreuil, qui sifflas la chouette !
À toi, merle des bois, satirique poète !
À toi, beau loriot, vêtu d’un manteau d’or !
À toi qui, le matin, t’éveillant la première,
Vive alouette, au ciel montes dans la lumière,
Et troubles dans son creux le chat-huant qui dort !

« Ah ! vous êtes joyeux, vous êtes beaux, vous êtes
Amoureux ? Pour vous seuls la nature et ses fêtes ?
Pour vous la forêt verte et le printemps vermeil ?
Dit-il ; pour vous les monts, la vallée et la plaine ?
Vous pouvez dans l’azur monter sans perdre haleine ;
Vous pouvez sans loucher regarder le soleil ?

Eh bien ! je vous envie, et sur vous je me venge,
Moi qui vis dans la nuit, dans l’ordure et la fange,

Moi qui miaule toujours et n’ai pas d’autre chant,
Moi qui crains le soleil et l’espace sans bornes,
Moi qui mange des rats et qui porte des cornes,
Moi qui suis laid et sot, ridicule et méchant… »

Et son ongle au hasard cueille sous la feuillée
Les nourrissons, la mère en sursaut réveillée,
Des chanteurs, des époux, des frères, des amants ;
Et, tout en poursuivant cette moisson nocturne,
Par intervalle, il jette un appel taciturne,
Ou fait trembler les bois de longs ricanements.

Ж

Mais quoi ! l’aube déjà blanchit les hautes cimes ?
L’Angélus sonne ?… Allons, brigand souillé de crimes,
Rentre dans ta caverne et tire le verrou !
On pourra bien toujours suivre, sur les verdures,
Aux taches de sang frais aussi bien qu’aux ordures,
La piste que tu suis en regagnant ton trou !…


Et dire qu’autrefois on prôna ta sagesse ;
Que Phidias, sculptant Athéné la déesse,
Posa ton ongle noir sur son casque doré !
Qu’on te crut un savant, un philosophe austère,
Un mage étudiant le ciel plus que la terre,
Et lisant l’avenir dans ce livre sacré !

Toi l’oiseau de Minerve, étrangleur bête et lâche,
Qui, pour mieux tout plonger dans l’ombre qui te cache,
Souillerais le soleil s’il n’était pas si haut ?
Toi la science, toi la sagesse ? Imbécile !
Tu n’es bon qu’à clouer au chapeau de Bazile,
Ou bien en cul-de-lampe au journal des V......