Librairie des Bibliophiles (p. 85-88).

LA BALLADE DES GRILLONS


En hiver, dans un coin de l’âtre
Que la flamme au reflet bleuâtre
N’atteint pas de ses tourbillons,
— Loin des landes et des prairies, —
Pour nous conter leurs rêveries,
Accourent les petits grillons.

Ils nous disent : « La plaine est blanche,
Le givre étincelle à la branche,
Le hibou gémit dans les bois,
Et le cavalier sent en croupe
— Ainsi qu’un cauchemar — la troupe
Des loups aux sinistres abois.


Sur les flancs des gorges étroites,
— Hérissés, les oreilles droites, —
Ils vont, faméliques, fiévreux ;
Et si l’un d’eux, soudain s’affaisse,
La bande en hurlant le dépèce,
Car les loups se mangent entre eux !

Tandis que, là-bas, dans les fermes,
— Protégés de portails bien fermes
Et de chiens hérissés de clous, —
Les moutons saintement stupides
Font des rêves chauds et limpides,
Et se gaussent des pauvres loups !

Ж

Pleins de ruses et de mystères,
Les renards, autres prolétaires
Que la misère a faits fripons,

— Maigres, à travers les broussailles, —
Chassent des souvenirs de cailles
Et des fantômes de chapons ;

Tandis qu’enfermés dans leurs cages,
— Bien chauds, bien repus et bien sages, —
Les descendants de Chanteclair,
Près des Pintes et des Copées[1],
Raillent les dures équipées
De Renard qui couche au bel air.

Ж

Le piéton qu’éblouit la neige,
Sous le lourd sommeil qui l’assiège,
Se sent par l’angoisse envahir,
Et dans le chemin solitaire,
Il plante son bâton en terre
Pour s’empêcher de défaillir ;


Tandis que quelque otieux moine,
— Aussi tenté que saint Antoine,
Et plus prompt à capituler, —
Caresse, au lieu de bréviaire,
Le menton de sa chambrière,
Et se damne avant de ronfler… »

En hiver, dans un coin de l’âtre,
Que la flamme au reflet bleuâtre
N’atteint pas de ses tourbillons,
— Loin des landes et des prairies, —
Pour nous conter leurs rêveries,
Accourent les petits grillons.

  1. Noms de poules dans le Roman de Renart.