La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre II/VI

Gallimard (p. 301-312).

de splendeur et de féerie, et l’appelle la Fête du Poète : l’élu est cet homme au nom prédestiné, harmonieux comme un poème et charmant comme un décor. Dans l’empyrée, il siège sur un trône d’ivoire, ceint de la pourpre que lui a le droit de porter, le front ombragé des géantes feuilles du laurier de la Turbie. J’ouïs des strophes ; la Muse vêtue du sourire qui sort d’un jeune torse, lui verse l’inspiration — cependant qu’à ses pieds meurt une nue reconnaissante. La grande lyre s’extasie dans ses mains[1]. »

Les pièces du premier Parnasse nous révèlent pourtant, je crois, que, si sa prose pouvait avoir tout le flux, l’ondoiement qu’il voulait, il fut toujours incapable de construire, selon la formule ordinaire, un poème. L’analyse d’une pièce en partie manquée, celle des Fleurs, nous le fera saisir avec précision.

I

Des avalanches d’or du vieil azur, au jour
Premier et de la neige éternelle des astres
Jadis tu détachas les grands calices pour
La terre jeune encore et vierge de désastres.

Voici dès la première strophe l’entassement des images qui se recouvrent et ne prennent pas le temps de développer dans l’espace leur contour. Déjà — et bien que Mallarmé ne soit encore qu’un Parnassien plus subtil — c’est au lecteur à déployer l’éventail, à faire épanouir dans sa fraîcheur à lui la rose de Jéricho. Creusant dans le même sens Mallarmé arrivera plus tard à d’apparentes énigmes

Comme mourir pourpre la roue
Du seul vespéral de mes chars.

et tous les derniers sonnets.
II

Le glaïeul fauve, avec les cygnes au col fin,
Et ce divin laurier des âmes exilées
Vermeil comme le pur orteil du séraphin
Que rougit la pudeur des aurores foulées.

La substitution de avec à comme est déjà toute mallarméenne. Au lieu de la comparaison, qui rapproche, par l’écorce, des ressemblances superficielles, l’analogie perçue de l’intérieur, le sens des correspondances mystiques. Le glaïeul a jailli du même acte créateur que le cygne ; l’un et l’autre font remonter le poète platonicien à une Idée de souplesse svelte.

La seconde image, délicieuse de lumière et de matin, est vraiment la création, par le vers, d’une fleur fraîche. Le laurier est posé comme un orteil de séraphin qui aurait effleuré l’aurore. L’image ainsi serait belle, mais resterait vaporeuse, conventionnelle. Il faut que ce rose soit chargé d’une âme qui le rende palpitant, d’une pâte qui l’enracine et l’attire vers le cœur du tableau : l’ange a marché sur des aurores vivantes, dont il garde la pudeur exhalée, et le vers alors devient d’une pulpe plus solide, qui ne lui laisse plus nommer le laurier, mais qui fait de lui le laurier.

III

L’hyacinthe, le myrte à l’adorable éclair
Et, pareille à la chair de la femme, la rose
Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair,
Celle qu’un sang farouche et radieux arrose !

La strophe fléchit. L’adorable du premier vers, donné par l’allitération, participe à une fausse image. Le beau rejet mis à part, les plus vagues banalités, les épithètes impropres et de hasard, s’accumulent. La mauvaise image du dernier vers est induite à son mal par la rime féminine (plate ainsi que l’autre.) C’est exactement le contraire de l’image splendide, à la strophe précédente : le sang, au lieu de circuler avec la vie intérieurement dans la rose, se plaque du dehors sur elle, en réalité la dessèche et la glace.

IV

Et tu fis la blancheur sanglotante des lys
Qui roulant sur des mers de soupirs qu’elle effleure
À travers l’encens bleu des horizons pâlis
Monte rêveusement vers la lune qui pleure.

L’incapacité d’étoffe, d’ampleur, de développement peuvent ici se toucher. Mallarmé a dû partir pour un grand poème musical, sensuel, inspiré par la Sensitive de Shelley. (Si je ne fais là qu’une hypothèse, je crois qu’elle mène à une idée juste.) Dès la troisième strophe, il y a échoué, et je pense en voir la raison. C’est qu’à prendre tour à tour chacune des fleurs pour lui donner dans un quatrain un cadre d’émail, il va contre le génie de son art. Il abdique cette liberté d’arabesque dont il a besoin, cette docilité inquiète à suivre la logique de ses impressions rares. Il n’est pas de continuité qui lui pèse davantage que celle de l’énumération. Il répugne à toutes les figures du développement régulier, mais plus encore à sa forme inférieure qui est la succession mécanique et prévue. Le poème suggéré par ses lectures anglaises reste à l’état de brouillon, la plume paraît s’être cassée sur une strophe avortée. La quatrième détourne presque inconsciemment, après cet échec, le poème dans l’éther mallarméen « de vue et non de vision ». Les lys ne sont pas « une fleur » sur laquelle s’arrête l’imagination. Mais on dirait que, comme les couleurs du prisme dans leur blancheur, sous leur main cueilleuse de gerbes, ils ont réuni l’âme de toutes les fleurs et stylisé l’espace du jardin le soir. C’est le jardin entier qui par eux musicalement s’exhale dans ces quatre vers d’enchantement, et qui, vers l’horizon où la lune flotte,

monte en quatre plis de terre vaporisée.
V

Hosannah sur le sistre et dans les encensoirs,
Notre dame, hosannah du jardin de nos limbes !
Et finisse l’écho par les célestes soirs,
Extase des regards, scintillements des nimbes !

La strophe, par ses sonorités un peu vides, arrête cette fuite d’âmes, ce dégagement rêveur et mol des lys, des fleurs dans le soir, et met derrière eux le fond d’or byzantin qui hante alors Mallarmé, et qui, plus subtilement évoqué, reparaîtra dans Hérodiade et la Prose.

VI

Ô Mère, qui créas en ton sein juste et fort,
Calices balançant la future fiole,
De grandes fleurs avec la balsamique Mort
Pour le poète las que la vie étiole.

La dernière strophe termine dans le cercle de Baudelaire le poème commencé dans le souvenir de Shelley. Les fleurs ne valent que par la fleur de beau poison qu’elles méditent et distillent,

Et l’opium puissant brise la pharmacie.

— par la mort dont l’image monte de leur jonchée. Et ce sentiment paraît, autant que du poème, sortir de l’acte même qui le construit. Dès le commencement l’inspiration s’est ralentie et dispersée, et de l’Ange aux fleurs que peut-être le poète voulait dresser tout entier comme une Hérodiade vivante, il n’a peint que l’orteil de laurier rougissant. Le chant des fleurs tourne au chant de la mort, les calices vivants à la fiole d’or qu’Hérodiade exaltera, parce que la fatalité de cette poésie est, à peine née, de glisser, par un couloir de musique, dans le silence.

Cette même défaillance que les Fleurs convertissent en un horizon de beauté, on la retrouve plus dénuée au terme des deux grands poèmes de Mallarmé. Hérodiade et l’Après-Midi. L’un et l’autre tournent assez court, sur un brouillon de vers faibles. Il semble que le poème, fait dans un mouvement musical, et où ce mouvement demeure visible, ne s’arrête pas à ces limites qu’assignent d’ordinaire la composition oratoire ou la vision plastique, mais se ralentisse et meure de lui-même dans l’extinction de son souffle intérieur.

Le poème en stances de quatre vers (les Fleurs, les Fenêtres), le poème en terze rime (le Guignon, Aumône), se développent en rejets, en entrelacements d’une stance à une autre. Mallarmé comme Verlaine rompt ici avec la netteté un peu rigide que prennent en pareil cas les cadres parnassiens. Le poème en vers suivis et le sonnet, qui l’un et l’autre permettent cette perpétuité musicale et souple, restent ses formes poétiques sinon préférées, du moins les mieux réussies.

La stance de quatre octosyllabes, qu’il manie merveilleusement dans la Prose, est pour lui (le nom de prose est choisi à dessein dans la langue de l’église) une sorte de mode mineur. Le cantique, inédit, de Saint-Jean, est fait en strophes de trois hexasyllabes, terminées par un trissyllabe, — le rythme de Banville dans sa pièce : À la Font-Georges. Ce sont là des exceptions, et je passe à ses modes habituels.

Le poème en alexandrins suivis, Las de l’amer repos, Toast Funèbre, L’Après-Midi, Hérodiade, est construit de ces rejets et de ces arabesques que j’ai étudiés avec le Vers. Il est un mouvement, qui s’oppose de façon frappante, bien que ses moyens rythmiques soient analogues, au mouvement oratoire de Victor Hugo. Il déroule dans un ballet souple et spontané la suite des images motrices. Il présente la poésie de Mallarmé dans son état d’ampleur et de fraîcheur les plus natives. Que Mallarmé ait abandonné cette forme pour la brièveté dense du sonnet, c’est le témoignage le plus net de la rétraction, du scrupule excessif, de la probité maladive, qui le stérilisèrent si tôt.

Le sonnet, avec ses quatre marches nettes et bien, taillées, sa composition sobre, ramassée, indiquée par allusions, devient, à la fin son instrument poétique presque unique. Ses attaches au Parnasse demeurent ici visibles. Il n’est pas étonnant que le Parnasse, réaction contre l’éloquence romantique, ait pris en faveur cette forme serrée, qui resta étrangère à Lamartine et à Victor Hugo, ait vu là le terme de sa technique marmoréenne et métallique, de son art lucide, conscient, volontaire. Baudelaire l’avait patiemment pratiqué, mais la forme de ses sonnets est malhabile et lâche, et il n’en est pas dans les Fleurs du Mal deux qui soient sans défaut. D’autre part c’est de 1858 que datent les Sonnets Humoristiques de Soulary, qui fut, dans ce métier, le plus parfait contremaître, et dont l’influence, bien que non avouée (la province a toujours tort), domina pas mal les Parnassiens. Les sonnets de Sully-Prudhomme, inégaux, les sonnets de Hérédia, distillés, font, dans ce monde poétique, survivre le « buste » à la « cité ». Le sonnet parnassien paraît se proposer de joindre la sensation subtile, la pensée et l’image rares du sonnet baudelairien au métier probe, solide, ingénieux, du canut lyonnais qui tissa en sa chambre bureaucratique les Rêves ambitieux.

Or Théophile Gautier, dans son excellent Rapport de 1867, avertissait qu’« un sonnet demande un plan comme un poème épique, et ce qu’il y a de plus difficile à composer, en poésie comme en peinture, c’est une figure seule. Beaucoup d’auteurs oublient cette loi de l’art, et leurs œuvres s’en ressentent ; ni la perfection du style ni l’opulence des rimes ne rachètent cette faute »

Gautier entend ici composition dans son sens classique. Des sonnets de Sully Prudhomme, développement d’une pensée fine et grave, les sonnets de Hérédia où se groupent savamment et sobrement les plans d’un tableau unique, forment de belles et d’irréprochables compositions. Quel est dans un sonnet de Mallarmé le mode de composition ?

Je laisse de côté les sonnets baudelairiens, à forme classique, du début, le Pitre châtié, le Sonneur, Renouveau, Tristesse d’Été : ils sont taillés sur le patron de l’école. Remarquons cependant que ce sont des « sonnets irréguliers » et ce mot faisait maugréer, peut-être à bon droit, Gautier. Si Mallarmé appréciait la forme du sonnet, il ne la réalisait qu’avec des difficultés, et jusqu’au bout il écrivit des sonnets irréguliers, sans retour de rimes aux quatrains, s’autorisant de l’exemple de la Renaissance anglaise[2].

L’Hommage à Wagner, sonnet de transition, reste très classiquement composé. Premier quatrain : le vieux décor, le vieux théâtre, sur qui la poussière figure la banalité, le déjà vu. Second quatrain : la vieille poésie, qui n’est plus un chant ailé, mais une matière de bibliothèque.

Enfouissez le moi plutôt dans une armoire.

Tercets : Le théâtre régénéré par la musique wagnérienne, dont le rayonnement transfigure aussi le Livre. Le premier quatrain correspond au premier tercet (théâtre ancien — théâtre nouveau), le second quatrain au second tercet (livre mort — livre vivant) et le sonnet est construit sur les deux motifs entrecroisés du théâtre et du livre.

Il y a là enchaînement d’images au moyen d’une idée. Mais dans les sonnets qui suivent, et où la manière de Mallarmé atteint ses extrémités logiques, tout énoncé de l’idée disparaît. La suggestion et l’allusion deviennent les deux seules puissances maîtresses, et le sonnet, au lieu d’être un complexe enchaîné et organique, devient une juxtaposition d’images qui s’exhalent, sans se grouper, ni s’ordonner, autour d’une émotion.

Je choisis pour exemple deux des sonnets jugés les plus obscurs, l’Anniversaire de Verlaine, et le Tombeau de Baudelaire.

Dans l’Anniversaire de Verlaine, deux ordres d’images sont fondus en une sorte d’idée platonicienne : les tombes d’un cimetière, sous lesquelles repose quelque part le poète, les nuages d’un ciel qui courent en l’obscurcissant devant une étoile. À ces visions, sans les nommer, conduisent les quatrains : ils les suggèrent, les créent en nous, des deux n’en font qu’une, chacune étant la métaphore de l’autre, n’ayant d’existence que reflétée par l’autre. Quant au Poète, malgré les hasards, malgré la voie vagabonde de sa destinée, il demeure — est-ce son souvenir ou ses vers ? les deux — auprès de nous, intimité délicate et tendre, et la mort est un frêle accident qui à sa pure nature n’a rien changé.

Le Tombeau de Baudelaire, d’apparence incohérente et inintelligible, est plus typique encore. Je le goûte d’ailleurs médiocrement, bien que j’aime la sinuosité acrobatique de la phrase qui court le long des tercets :

Le temple enseveli divulgue par la bouche
Sépulcrale d’égoût bavant boue et rubis
Abominablement quelque idole Anubis
Tout le museau flambé comme un aboi farouche

Ou que le gaz récent torde la mèche louche
Essuyeuse on le sait des opprobres subis
Il allume hagard un immortel pubis
Dont le vol selon le réverbère découche

Quel feuillage séché dans les cités sans soir
Votif pourra bénir comme elle se rasseoir
Contre le marbre vainement de Baudelaire

Au voile qui la ceint absente avec frissons
Celle son ombre même un parfum tutélaire
Toujours à respirer si nous en périssons.

Allusion et suggestion s’emploient à l’état pur. Le sujet est les Fleurs du Mal. Il s’agit non de les peindre ou de les exprimer, mais de les évoquer chez le lecteur, de « faire » mentalement ces fleurs

Chaque quatrain forme une suite de quatre images dont chacune est engendrée, comme une rallonge, de la précédente. Celles du premier quatrain suscitent, première fleur, de Baudelaire le génie religieux, l’âme que hantent les hérédités catholiques, et, plus lointainement encore, les primitives terreurs religieuses. Ailleurs Mallarmé montre le catholicisme prêtant « des entrailles à la peur qu’a d’elle-même, autrement que comme conscience humaine, la métaphysique et claustrale éternité... puis expirant le gouffre en quelque ferme aboi dans les âges[3] ». C’est la métaphore du sonnet. Quelque chose, comme le chien vigilant et tourmenté dans les ténèbres, aboie vers le mystère. Du temple enseveli, de la religion dont la lettre s’écroule, demeurent cette inquiétude, ce sursaut farouche.

Fleur antique, religieuse, dans le premier quatrain. Fleur « récente », passionnée, fleur du feu dans le second. On peut trouver étrange cette idée de commémorer Baudelaire en accumulant des couches d’interprétations symboliques, même phalliques, autour du manchon Auer. Bouvard et Pécuchet interprétaient ainsi le timon des chars normands.

Le feuillage aride, évoqué dès le début du premier tercet, leur succède naturellement, les enveloppe comme la corolle sèche de leur bouquet artificiel. Mais, intérieure, pure, essentielle, la troisième fleur est l’idée même des Fleurs du Mal, — Celle son Ombre même en laquelle passe une image démentie sitôt que suscitée, absente sitôt que présentée.

Au voile qui la ceint absente avec frissons,

et cette Idée le dernier vers l’exprime toute nue, car il est la paraphrase même du tilre baudelairien, — belles et vénéneuses —

Toujours à respirer si nous en périssons,

Dans le poème en prose de la Gloire, Mallarmé écrit : « Il est, cet an, d’amers et lumineux sanglots, mainte indécise flottaison d’idées désertant les hasards comme des branches, tel frisson et ce qui fait penser à un automne sous les cieux. » On trouvera dans ces quatre lignes, dans les quatre moments ou les quatre marches de la phrase, exactement le dessin du Tombeau de Baudelaire et même le crayon schématique de tout sonnet mallarméen. Des images discontinues et brisées, puis ces images émanées du hasard peu à peu se cristallisent selon des lignes décisives, ensuite le frisson (le mot revient, dans la phrase de la Gloire et dans le sonnet, à la même place) qui signale que tout va s’unifier en une vision suprême ; enfin, préparée par ces puissances de suggestion et par « ce qui fait penser », l’Idée, celle de l’Automne, celle des Fleurs baudelairiennes.

On peut refaire ce travail sur d’autres sonnets : Quand l’ombre menaça, Le Vierge, le Vivace, L’Hommage à Puvis, Mes bouquins refermés, on retrouvera ce même dessin qui, des images juxtaposées, pressées comme une matière poétique, en quelque désordre, va vers l’évocation d’une Idée définitive. L’Idée, préparée par ces accords épars et peu à peu réunis d’images, ressemble à ce qu’est, dans la poétique nouvelle dont discourait Mallarmé, l’alexandrin parfait « à ne sortir, joyau, épée ou fleur » qu’après des préludes.

Lisez Salut, dit à un banquet de poètes que Mallarmé présidait. Cela est parfaitement limpide et léger. Salut ouvre le recueil des Poésies et quiconque hésite à affronter l’œuvre aura, sans aller plus loin, dans cette goutte de rosée frêle, l’image de tout cet art.

Rien, cette écume, vierge vers
À ne désigner que la coupe ;
Telle loin se noie une troupe
De sirènes mainte à l’envers.

Nous naviguons, ô mes divers
Amis, moi déjà sur la poupe

Vous l’avant fastueux qui coupe
Le flot de foudres et d’hivers
Salut

Solitude, récif, étoile
À n’importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile.

On a la sensation de ce papier blanc, de ce vide mystérieux où poser la plume et la goutte d’encre faisait pour Mallarmé un rite abordé craintivement. Le vers ici ne désigne que la coupe levée aux doigts du poète, la coupe sur le vide, sur la mer, écume vivante peut-être, — littéralement le panache mousseux un instant fleuri entre des parois de cristal. Voyez : des images qui ne se suivent pas, mais, comme les sirènes mêmes, entre un jaillissement et une disparition, plongent, s’appellent, se présentent de flanc, sous un rayon, en un chœur, comme une écharpe. De ce frêle verre de Murano, le jeu poétique fait jaillir, toutes voiles dehors, un Bucentaure de poètes. Ici le Maître, ayant d’un regard dénombré ses amis, s’assure et sourit. Voyez dispersée, puis carguée en la toile coupante, la gerbe fine du dernier tercet ! Pas une phrase, mais une constellation de quinze mots, et, autour, la page blanche. Qu’un écrivain avide d’encre trace péniblement la figure à gros traits : trois points, trois clous de diamant, suffisent ici pour la déterminer, pour en poser, en un ciel platonicien, l’essence.

Cette manière, Mallarmé la pousse à l’extrême dans ses autres sonnets en octosyllabes. Il veut y réaliser, semble-t-il, l’acte pur de l’écrivain devant le papier blanc. Presque plus de construction grammaticale, les verbes tus. Dans le sonnet à Puvis, les mots des deux quatrains sont enfilés sur un fil verbal imperceptible, réduit à son expression la plus simple, l’auxiliaire « a ». Des mots piqués pour circonscrire, avec le moins de matière, le plus possible de silence expressif, voilà le poème.

Dans un sonnet de Mallarmé, la composition n’est donc pas nulle, mais nouvelle. L’ordre, apercevons-le non dans la place immobile des images, mais dans leur mouvement. Et en même temps que dans le mouvement des images et du vers « rival jaloux auquel le songeur cède la maîtrise » l’ordre s’affirme dans ce mouvement subjectif qu’est l’intelligence en action du lecteur. La composition n’est pas donnée sur le papier comme un ensemble de simultanéités, elle est effectuée par le lecteur selon des indications, suivant le doigt discrètement et sûrement tendu, le sourire bienveillant qui flotte sur le poème.

Il nous faut donc, si nous voulons l’appliquer à Mallarmé, éliminer du terme composition à peu près tout ce qu’il signifie d’ordinaire, lui enlever non seulement son sens mécanique, mais aussi son sens organique, pour ne lui laisser qu’un sens psychologique. Un poème de Mallarmé n’est pas un groupement, mais une succession. Quand nous avons discerné son motif initial, nous en sommes maîtres, nous le revivons. Un tel état est impliqué en somme dans toute composition lyrique, mais la composition lyrique ordinaire se tient assez près de la composition logique pour qu’elle soit à vue convertible en celle-ci. Son désordre, comme l’indique Boileau, est savant, il est l’effet de l’art. Pour suivre un poème de Mallarmé, il faut se replacer au contraire à la cause de son art, et, au lieu de le prendre tout à fait dans sa réalité, le suivre dans son devenir. Le poème se comporte chez lui exactement comme l’image qui en est l’élément. Il cherche à réaliser une existence motrice dans le temps plus qu’une existence visuelle dans l’espace. Hyperbole et paradoxe du lyrisme, il fuit à des confins où l’air respirable lui manque.


  1. Divagations, p. 119.
  2. Divagations, p. 34.
  3. Divagations, p. 300.