La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre I/X

Gallimard (p. 92-96).

CHAPITRE X

LE SYMBOLE

De la faculté d’apercevoir les analogies, surgit dans une organisation poétique la tendance à construire des symboles. Les deux termes s’impliquent. « Le symbole d’une idée ou d’un concept de l’entendement, dit Kant, est une représentation analogique de l’objet, c’est-à-dire une représentation d’après les relations qu’entretient ce concept avec certaines conséquences, et qui sont les mêmes que celles qu’on attribue à l’objet lui-même avec ses propres conséquences, bien que les deux objets soient d’une nature absolument différente : ainsi les êtres organisés, une montre ». Le symbole implique entre deux images plastiques différentes une analogie de rapports telle que l’art, se plaçant pour l’animer à l’intérieur de l’une, reproduise des rapports de succession analogues à ceux qui constituent la vie de l’autre. Il ne serait pas exact de dire que toute poésie est symbolique. Elle le devient seulement quand il y a chez l’auteur ou le lecteur conscience que la signification vivante de l’œuvre est dépassée, englobée, par une vie autre, plus large, à laquelle elle sert de support.

Une œuvre classique n’est symbolique que par accident et par surcroît. Son symbolisme on pourrait l’appeler un épiphénomène. Un Corneille, un Racine, un La Fontaine, n’ont prétendu à rien autre qu’à traiter consciencieusement un sujet précisé : ils sont, en ce sens, les frères de leurs contemporains, les peintres hollandais. Le moyen âge au contraire produit des œuvres nettement symbolistes, telles que le Roman de la Rose et la Vita Nuova.

Le xixe siècle reprend avec ampleur cette poésie symbolique. La transformation presque parallèle du vieux docteur Faust, du don Juan espagnol et moliéresque, du Juif-Errant des légendes, en symboles de l’humanité est caractéristique. L’œuvre poétique décisive, le « grand genre » vers lequel conflue de partout le ljrisme romantique, on les reconnaît facilement dans ce poème symbolique sur le développement de la nature et de l’humanité qui fut l’ambition de tous. Si des ambitions symboliques demeurent chez les Parnassiens, elles passent au second plan, et leur poésie aspire à cette précision qui localisait dans son sujet un poème classique. Aussi le symbolisme est-il, de ce point de vue, une réaction contre le Parnasse. Il forme une suite logique au lyrisme pur, à l’exaltation romantique du moi. « La vérité nouvelle, dit Gourmont, entrée dans l’art avec le symbolisme, c’est l’idéalité du monde[1]. » Vérité bien ancienne d’ailleurs, et une vérité n’entre dans l’art que sous la forme d’un sentiment.

Quand on parle du mouvement symboliste, le nom de Mallarmé vient d’abord à l’esprit. Si nous laissons de côté la question du vers libre, liée au symbolisme, non seulemeni de fait, mais de droit (n’est-ce point le sentiment de l’idéalité du vers parallèle au sentiment de l’idéalité du monde ?), nul mieux que Mallarmé, par la nature de son génie et par le sens de son art, ne fut authentiquement un symboliste.

On ne le voit guère dans ses tout premiers poèmes. Les Fenêtres et le Sonneur sont construits exactement selon la formule de la comparaison parnassienne, comme le Pot de Fleurs ou le Vase Brisé.

Ainsi germa l’amour dans mon âme surprise...
Souvent aussi la main qu’on aime...
Ainsi pris du dégoût de l’homme à l’âme dure...

Cette armature visible tombe bientôt, le second terme disparaît (et l’on sait si Mallarmé poussera loin de ce côté sa logique). Le Vierge, le Vivace est devenu le Vase brisé du symbolisme. Mais tandis que le symbolisme romantique, sorti du lyrisme, tend vers la forme épique et se trouve soutenu par le flot ample du développement oratoire, le symbolisme de Mallarmé — et celui aussi de l’école symboliste — est bien plutôt un lyrisme replié sur lui-même jusqu’à trouver son essence dépouillée, froide et pure. Il a ses antécédents chez Vigny et Baudelaire, dans leur inquiétude impuissante et leur sensibilité de malade. Tandis que le symbolisme romantique, celui de l’épopée lamartinienne ou hugolienne, cherche, dans la matière légendaire ou lyrique, des symboles de l’humanité, le symbolisme de la Maison du Berger, de l’Albatros, ou du Voyage, d’Hérodiade, de l’Après-Midi d’un Faune et du Cygne, de la Gardienne, de la Chevauchée d’Yeldis, du Voyage d’Urien, de Couronne de Clarté, en revient toujours, inévitablement, au même symbole personnel, au Poète, point central et lieu commun de toute cette poésie.

Là, le symbole presque constant, c’est le voyage du Poète à la recherche de lui-même. Il existe une chaîne certaine d’Urien et de Yeldis au Voyage et à la Maison du Berger. Quand l’idée n’est pas ce voyage du Poète à sa propre recherche, c’est, mieux encore, la contemplation immobile et unique du Poète par lui-même. Et à ce titre Hérodiade reste bien l’œuvre type du symbolisme. Hêrodiade, sous une forme somptueuse de pierreries parnassiennes, c’est déjà et c’est bien ce mythe de Narcisse, sur lequel reviendra sans cesse le symbolisme avec une obstination non point étrange, mais nécessaire. Et le Faune de l’Après-Midi, lui aussi, plus subtil, plus fuyant, plus liquide qu’Hérodiade, restitue ce même Narcisse.

Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte
Au bosquet arrosé d’accords.

On voit à quel point ce chapitre sur les sources intérieures du symbole mallarméen pourrait se rattacher à celui qui figure plus haut sur l’Intelligence de la Rareté. À Madame de Staël lui demandant quelle sorte de femme il préférait, Napoléon répondit : Celle qui fait le plus d’enfants. Si l’on jugeait ainsi les écoles esthétiques et les œuvres d’art, on placerait le symbolisme à un rang bien inférieur, d’abord parce qu’il a peu produit, et ensuite parce que la tour d’ivoire où la perspicacité de Sainte-Beuve renfermait déjà son premier précurseur Alfred de Vigny, la contemplation du poète autour de son âme, réalisent bien des conditions de stérilité. Le symbolisme romantique, lui, était né d’une confiance napoléonienne en la vie.

Ce siècle est grand et fort, un noble instinct le mène.
Partout on voit marcher l’idée en mission,
Et le bruit du travail plein de parole humaine
Se mêle au chant divin de la création,

écrivait Victor Hugo au lendemain de 1830. Et voilà la Muse qui produira beaucoup d’enfants et qui de tous points se place à l’opposé du Narcisse mallarméen et symboliste.

Mallarmé, avec sa qualité rare et ses limites, confirme le mot cité plus haut sur l’idéalité du monde « vérité entrée dans l’art » avec le symbolisme. Si, comme les pragmatistes, nous donnons pour mesure à la vérité la somme d’action qu’elle engendre, s’il n’y a de vérité poétique que celle qui rend la poésie féconde, l’idéalité du monde devient au contraire l’erreur capitale entrée dans l’art avec le symbolisme, et la fonction du poète sera de proclamer comme Gautier : Je suis un homme pour qui le monde extérieur existe, de donner à l’Homo sum la suite que lui donne Térence. L’idéalisme est une vérité de philosophe, non une vérité d’artiste. Et que l’on n’objecte pas Axël, dont la racine est dans les Souvenirs Occultes des Contes Cruels. Cet idéalisme qui entoure la poésie de Mallarmé d’un air supérieur et raréfié, qui fait à la fois son échec et sa hauteur, formule de ses sacrifices autant que somme de sa richesse, par delà le symbole qui le dessine, abordons-le maintenant nu.


  1. Le Livre des Masques, I. Préface.