La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre I/VII

Gallimard (p. 73-79).

CHAPITRE VII

LA PRÉCIOSITÉ

On peut imaginer plusieurs détours pour rattacher Mallarmé au courant des lettres françaises, pour lui dresser l’arbre généalogique auquel a droit tout écrivain. L’obscurité de propos délibéré, la tendance à remplacer dans l’expression un système de clarté directe par un jeu de lumières réfléchies, s’appelle la préciosité. Et le précieux, qui chez nous régna en maître, y est demeuré toujours abondant et tenace[1]. Si l’on doit traiter Mallarmé comme une nature d’exception, voilà bien à cette exception une perspective plus générale.

La préciosité, si vivace avant le classicisme, reparaît dans le romantisme avec le style Louis XIII. Elle était, à l’époque où débuta Mallarmé, installée assez solidement au pied et au flanc du Parnasse : Gautier, dans les Emaux et Camées, Banville partout, lui avaient dessiné un visage qui plaisait. Victor Hugo, si attentif à s’annexer les nouvelles terres poétiques, à recréer autour de lui, dans le monde du verbe français, l’image de l’empire aux cent trente départements qu’il parcourait enfant derrière la Grande-Armée, s’était donné largement à elle dans les Chansons des Rues et des Bois. L’art du xviiie siècle remis à la mode, le plaisir à transposer en vers Watteau et Fragonard, contribuaient à élargir ce mouvement. Les Fêtes Galantes, nous apprend M. Lepelletier, furent inspirées à Verlaine par le livre des Goncourt sur ces maîtres. Et l’une des premières pièces de Mallarmé, le Placet Futile, né dans le même temps presque et sous la même inspiration que les Fêtes Galantes, indique déjà ses affinités avec les petites chapelles d’autrefois.

J’ai longtemps rêvé d’être, ô duchesse, l’Hébé
Qui rit sur votre tasse au baiser de vos lèvres.
Mais je suis un poète, un peu moins qu’un abbé,
Et n’ai point jusqu’ici figuré sur le Sèvres.

Nommez-nous... et Boucher sur un rose éventail
Me peindra flûte aux mains endormant ce bercail,
Duchesse, nommez-moi berger de vos sourires.

Le sonnet a été refait pour les Poésies Complètes avec d’intéressantes variantes.

Cette préciosité émaillée rappelle, plus que le xviiie siècle, l’Adone ou les poètes de l’âge d’Élisabeth, et plus encore que ceux-ci Gongora[2]. Ils se seraient disputé une image comme celle-ci.

Bruges multipliant l’aube au défunt canal
Avec la promenade éparse de maint cygne.

Comme eux, comme les Alexandrins qui vivaient autour des Ptolémées, Mallarmé eût fait un charmant poète de cour. Sa préciosité tient en partie à ce qu’il est resté un aristocrate, un mondain qui, outrant son désir d’une plus grande délicatesse et d’un cercle plus intime, a rencontré la solitude. D’un salon très noble et très clos, il garde cette réserve, ce refus courtois de se livrer, pareil à une feinte invisible de fleuret. C’est « du monde, dit-il, que les lettres sont le direct affinement[3] ». Lui qui adora le Livre, qui vécut pour lui, il lui apporta, comme sa ferveur la plus fine, le détachement apparent d’un La Rochefoucauld, la rareté, cette grâce plus légère du génie.

Et de fait ce qui se détourne en la préciosité, n’est-ce pas un instinct de décence et de distinction ? La marquise de Rambouillet avait fait de son salon une défense contre l’invasion de vulgarité et d’impudence gasconne qui à la suite d’Henri IV avait envahi Paris. Comme Madame de Rambouillet s’était retirée de la cour, Mallarmé se retira de la littérature fréquentée. Et cette décence et cette distinction figurent l’ombre, un peu, d’une défiance, d’une rétraction devant la vie, toute la Vie.

Les quelques numéros, si délicieux à feuilleter, de la Dernière Mode, sous leur couverture turquoise ne nous rappellent-ils point la Chambre Bleue d’Arthénice ? C’est après avoir fait le métier d’architecte, après une révolution dans l’art de se loger élégamment, que Madame de Rambouillet s’occupa de meubler sa maison de beaux esprits et son langage de mots sans reproche. Et ainsi la Dernière Mode s’ingéniait à ce que, de la maison à la toilette, de la toilette aux bijoux, des bijoux au livre feuilleté que leur or passager allumait, comme sous un corps heureux et frais, circulât un même sang de beauté, un souci perspicace de les harmoniser. Il était naturel que les feuilles de l’œuvre de Mallarmé se tournassent vers cette atmosphère de salon familier, et plusieurs sonnets sont repris à des albums de femmes et de jeunes filles. Comme les auteurs de la Guirlande de Julie, il eût aimé pour ses vers, mieux que la typographie de tous, l’écriture d’un Jarry. Le Poète « afin de compter, par leurs visages, ses invités... ne présenterait qu’intimement le manuscrit, il est célèbre ! Feuillets de hollande ancien, ou en japon, ornement de consoles, en l’ombre ; ni quoi que ce soit, décidant l’essor extraordinaire en l’abstention d’aucune annonce, le fait a lieu, ou le miracle[4] ». Mais les invités ne sont jamais venus, et quelque cher sourire, seul, a pu en donner parfois l’illusion : éventails de Mademoiselle Mallarmé, lits mystérieux, vases de cristal vides, Mallarmé n’a guère, dans ces sonnets, voulu qu’animer, en se jouant précieusement, le mobilier de la Chambre Bleue. Il les a écrits aux marges d’une Dernière Mode rêvée.

Même préciosité dans ses sonnets d’amour, Victorieusement fui, Quelle soie aux baumes du temps, M’introduire dans ton histoire, Ô si chère de loin, Dame sans trop d’aurore. C’est l’esthétique raffinée, distillée à nouveau dans un difficile alambic, du Placet Futile. Et la préciosité n’est-elle point d’ailleurs dans la poésie moderne la langue la plus habituelle à l’amour ? C’est par elle que du Roman de la Rose à Pétrarque, de Pétrarque à notre xvie siècle, aux sonnets de Shakespeare, c’est par cet excès juvénile de toilette avant le rendez-vous, que toute poésie amoureuse débute. Le sonnet d’Oronte est plus naturel et plus primitif que la chanson d’Alceste, et tard seulement, par un raffinement suprême, par un équilibre précaire de raison nue, le génie classique arrivera à exprimer en termes mesurés et vrais « ce que peut dire un cœur vraiment épris », à balayer la complexité charmante de la poésie précieuse pour s’élargir aux vallées humaines, au fleuve du lyrisme romantique. Ce fut l’œuvre de la prose, puis du théâtre racinien, et jusqu’à Lamartine je crois qu’il n’existe pas, hormis quelques sonnets de Louise Labé et la Belle Vieille de Maynard, une pièce de lyrisme amoureux qui ne soit une œuvre de préciosité.

La préciosité du sentiment n’explique pas toute la préciosité du langage, mais elle la prépare et s’harmonise avec elle. Celle-ci se rapporte, dans l’ordre de la parole, à une habitude systématique d’employer des expressions neuves et des images trouvées. Et ainsi elle ne se définirait pas autrement que le style, n’était cette différence, capitale, du systématique... La préciosité, qui désigne les objets par des termes inattendus, ne crée pas des mots, mais bien plutôt restreint le nombre des mots pour plier à des services nouveaux et logiques ceux-là qu’elle a choisis. Dès qu’elle s’est appliquée à élaborer un langage, elle a produit comme son fruit naturel la périphrase. Et peut-être en pourrait-on trouver l’origine dans de très lointaines et universelles tendances de la parole humaine, dans l’immémoriale devinette, dont les enfants, figurant ici encore, sans doute, en raccourci, une évolution qui s’étendit sur des siècles, font de petits recueils deux ou trois ans avant d’inaugurer les « cahiers de poésies ». Dans le Dictionnaire de Somaize, la porte du jour signifie les fenêtres, les trônes de la pudeur les joues, le flambeau du jour le soleil, l’âme des pieds les violons, les commodités de la conversation les sièges. Ceux de ses vers dont Boileau est le plus fier sont ceux-là où s’éprouve en une périphrase non plus le brillant d’un trait, mais le poids d’une définition. La périphrase du xviiie siècle oscille de l’un à l’autre. Et Mallarmé en hérite. Les Chinois appellent, paraît-il, la bicyclette un petit mulet que l’on fait marcher en le tenant par les oreilles et en lui donnant des coups de pied dans le ventre. User de ce moyen de transport, c’est, selon Mallarmé, « enrouler, entre les jarrets, sur la chaussée, selon l’instrument en faveur, la fiction d’un éblouissant rail continu[5] ». Faut-il citer

Le flot sans honneur de quelque noir mélange,

qui désigne apparemment les cocktails complexes d’outre-mer,

                                   le sacre
Mal tû par l’encre même en sanglot sibyllin,

« L’échevèlement d’ondée à mes carreaux[6] » Voulez-vous dire : il pleut ? Dites : Il pleut. — Soit. Cependant, à quoi bon, quand il pleut, dire : il pleut, si l’on n’est ni coiffeur, ni franc-maçon ?

Mais cette préciosité, chez Mallarmé, est mise au point par un soupçon d’ironie. Elle devient souple, agréable, légère. Ce n’est pas en lui-même qu’est détestable le : Il en rougit le traître ! qui passe pour le Qu’il mourût ! du précieux ridicule. Il le devient par l’occasion où il est prononcé, par le contraste entre la situation tragique d’une Juliette qui trouve Roméo mort et la pointe sur laquelle elle piroitette. Le ridicule s’évanouit si celui qui parle n’est pas dupe et si l’esprit de la comédie lyrique est présent. Ainsi, d’ordinaire, dans la prose de Mallarmé. Voici précisément le poignard de Théophile, bien reconnaissable, mais refondu selon une forme contournée de coupe-papier japonais. Et il s’agit en effet de l’acte très simple d’une brochure à couper. « Au sujet de brochures à lire, d’après l’usage courant, je brandis un couteau, comme le cuisinier égorgeur de volailles. Le reploiement vierge du livre, encore, prête à un sacrifice dont saigna la tranche rouge des anciens tomes ; l’introduction d’une arme, ou coupe-papier, pour établir la prise de possession[7]. »

Cette broderie ironique, elle-même, nous conduit à la seconde et à la plus profonde des raisons cachées derrière la préciosité. Une formule précieuse — même sous la forme ancestrale de la devinette — découvre et fixe entre deux objets des analogies inattendues. Cette analogie, la préciosité du xviie siècle, sous un reflet de volonté cartésienne, la représente non comme un hasard, mais comme l’effet d’un dessein. Ainsi, dans le Cid,

Ce sang sur la poussière écrivait mon devoir...
Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous.

Et Pyrame dans la tragédie de Théophile s’écrie :

Voyez comme ce marbre est fendu de pitié,
Et qu’à notre douleur le sein de ces murailles
Pour receler nos feux s’entr’ouvre les entrailles.

Dans cet embryon, l’on peut reconnaître déjà le sens des correspondances qui fera le lyrisme moderne, la poursuite des rapports qui hantera obstinément Mallarmé. Mais alors il faudra que la poésie substitue à ces intentions particulières qui sont ternes, prosaïques et lourdes, la subtilité et la souplesse d’une harmonie générale entre la nature et l’homme, le jeu ondoyant des analogies spontanées, voilées. Ainsi le génie précieux de Mallarmé est comme drainé par l’ironie et l’analogie, qui modèlent sa pente selon un dessin plus général, et la raccordent à un ensemble plus vaste de paysage humain.


  1. Giraudoux...
  2. Voir dans le numéro 3 de l’Esprit Nouveau un curieux article sur Gongora et Mallarmé.
  3. Divagations, p. 343.
  4. Divagations, p. 370.
  5. Divagations, p. 255.
  6. Divagations, p. 248
  7. Divagations, p. 277.