La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre I/V

Gallimard (p. 56-59).

CHAPITRE V

LA PASSION DE L’ARTIFICIEL

Que l’œuvre d’art devienne une œuvre d’artifice, que la spontanéité poétique aboutisse, dans sa perfection, à se cristalliser sous quelque forme savante, cela c’est l’esthétique même du Parnasse. Mais par delà le Parnasse il nous faut remonter à Baudelaire, à son goût raisonné de l’artificiel, dont l’influence s’est exercée jusqu’aujourd’hui sur la littérature d’exception, et que Mallarmé, par une sympathie de tempérament a, dans sa première période et même plus tard, repensé et revécu. On peut au centre de la poésie de Mallarmé placer l’idole baudelairienne, la femme construite, fardée, transformée dans un laboratoire de toilette. On en trouverait l’analogue plus délicatement transposé, dans le goût presque exclusif qui porte Mallarmé vers la chevelure féminine : ses sonnets d’amour, ses évocations de femmes la suscitent immédiatement et presque seule[1]. Sur ce motif, d’ailleurs renouvelé d’un des plus beaux poèmes de Baudelaire, Hérodiade se développe. La chevelure d’abord aperçue fait courir dans les reins du Faune la brûlure du désir.

Mon œil trouant les joncs dardait chaque encolure
Immortelle, qui noie en l’ombre, sa brûlure
Avec un cri de rage au ciel de la forêt ;
Et le splendide bain de cheveux disparaît
Dans les clartés et les frissons, ô pierreries !

Il a mis les caresses les plus douces de son langage à évoquer ailleurs le « trésor présomptueux de tête » et « la considérable touffe ».

Et tous ces vers indiquent que dans la chevelure il goûte ce qui fait sortir la femme de sa chair pour la fondre à une ressemblance minérale et métallique. Ainsi la chevelure n’est-elle pas le point de départ de l’Ève Future créée par Villiers, la première pièce interchangeable de l’Andreide ?

Blonde dont les coiffeurs divins sont les orfèvres,

dit-il dans le sonnet galant du Placet Futile. C’est là ce qui fait ruisseler comme la crinière même qu’ils expriment les vers d’Hérodiade.

Je veux que mes cheveux qui ne sont pas des fleurs
À répandre l’oubli des humaines douleurs,
Mais de l’or, à jamais vierge des aromates,
Dans les éclairs cruels et dans leurs pâleurs mates
Observent la froideur stérile du métal,
Vous ayant reflétés, joyaux du mur natal,
Armes, vases, depuis ma solitaire enfance.

J’ai noté l’Hadaly de Villiers. Sur la ligne baudelairienne où nous la rencontrons, il faut mentionner un livre dont les affinités avec Mallarmé furent sinon plus directes, du moins plus connues et plus discutées. Dans une causerie sur les Précieux de 1885, au sujet de À Rebours, M. Vielé Griffin dit que « le livre de Huysmans eut un succès prodigieux auprès des jeunes d’alors ; il leur semblait désormais possible de rompre les digues de la banalité qui enserrent toujours plus ou moins l’existence[2] ». Mallarmé s’intéressa, comme les jeunes gens, à ces vieilleries qui trouvent leur prix dans un style curieux de transition entre le naturalisme et le symbolisme. Il ne faut pas oublier que c’est sous l’invocation de des Esseintes que Mallarmé met la Prose où se formule son Art Poétique.

Il remercie ainsi des Esseintes du goût que celui-ci témoigna pour Hérodiade, muse de l’art baudelairien, madone diabolique de la stérilité, beauté inaccessible que l’on ne touche point sans l’annuler.

                                  Conte moi
Quel sûr démon te jette en ce sinistre émoi,

Ce baiser, ces parfums offerts, et le dirai-je ?
Ô mon cœur, cette main encore sacrilège,
Car tu voulais, je crois, me toucher, sont un jour
Qui ne finira pas sans malheur sur la tour...

On évoque l’apostrophe des Fleurs du Mal.

Et je chéris, ô bête implacable et cruelle,
Jusqu’à cette froideur par où tu m’es plus belle.

Chez Baudelaire, le goût est parallèle de l’artificiel dans l’amour, de la création consciente et savante dans la poésie. Il regardait comme l’honneur suprême du poète de réaliser exactement ce qu’il avait voulu. De même ce que Mallarmé cherche, par l’artificiel et par delà l’artificiel, en Parnassien ici logique, c’est une concrétion suprême et fixe de durée. Il ne conçoit en art de réalité supérieure et dernière que refaite, rectifiée, par des distillations successives, et j’ai indiqué le biais par où cette tendance se combine avec une poésie impressionniste. Il envisage la littérature ordinaire, la syntaxe de tous, la somme de clichés dont nous vivons, comme il regarde la femme naturelle, sorte de vin commun par delà lequel son imagination évoque la liqueur d’or, l’essence précieuse ; et le langage courant emploie à son sujet l’image la plus exacte lorsqu’il parle de poésie alambiquée.

Calices balançant la future fiole,

dit-il nommant les Fleurs. Sur le rêve de cette fiole il s’obstine avec la patience d’un Balthazar Claës. Sa vie coula à la recherche d’une poésie où la pureté idéale de la nature apparût, comme l’Hadaly de Villiers, surgie sur l’effort le plus savant et le plus subtil de l’art.


  1. Voir Paul Delior : La Femme et le Sentiment de l’Amour chez Stéphane Mallarmé (Mercure de France, juillet 1910).
  2. Phalange du 15 janvier 1900, p. 581.