La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre I/I

Gallimard (p. 23-28).

LIVRE I

LES ÉLÉMENTS DE SA POÉSIE

CHAPITRE PREMIER

LES LIVRES

Mallarmé est un poète français, avec le degré de spontanéité, d’ignorance originale qu’implique une nature de poète. Avant d’aborder sa psychologie, il est utile de rappeler qu’elle ne saurait porter que sur un artiste. On a fort exagéré sa culture livresque. M. Mauclair, qui fut un de ses vrais disciples, fait de lui un penseur qui subit directement l’influence des métaphysiciens allemands, Fichte, Schelling, Hegel, ce dernier surtout. Il les avait peut-être feuilletés, mais n’avait, me semble-t-il, à peu près rien retenu de leur métaphysique abstraite.

Pourtant Mallarmé lui-même, reconnaissons-le, contribue à présenter son labeur sous ce jour. Il lui plaisait que sa poésie donnât l’idée d’une œuvre érudite, et qu’une bibliothèque d’Alexandrie ou de Byzance, placée à son horizon, la commandât comme une montagne significative.

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.

Et dans la Prose pour des Esseintes, il dépeint la poésie comme une tâche pénible, consciente et desséchée de savant.

Car j’installe par la science
L’hymne des cœurs spirituels
Et l’œuvre de ma patience,
Atlas, herbiers et rituels.

C’est l’idée aussi que conçoivent à peu près de lui ceux qui le tournent en ridicule. On le compare à Lycophron. Adversaires et amis dépassent la juste mesure.

L’aveu de Mallarmé n’a qu’une valeur poétique. Il n’est pas besoin de le connaître beaucoup pour savoir, que, lorsqu’il fait allusion, dans son œuvre, au Poète, c’est du Poète idéal qu’il s’agit,

Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change.

Mallarmé, par sa passion même d’absolu, était détourné de la culture livresque. Dans l’étude des livres, dans la critique, il voyait « le banal malentendu d’employer, comme par besoin sa pure faculté de jugement à l’évaluation de choses entrées déjà censément dans l’art ou de seconde main, bref à des œuvres. La Critique, en son intégrité, n’est, n’a de valeur ou n’égale presque la Poésie à qui apporter une noble opération complémentaire, que visant, directement et superbement, aussi les phénomènes ou l’univers[1] ».

Autrement, la critique doit s’attacher non à des œuvres, mais à des idées générales, devenir non une histoire naturelle des esprits, mais une esthétique. Et c’est en se mouvant dans cet ordre d’idées que Mallarmé arrive à proclamer — mettez de sa part le sourire nécessaire — son incompétence sur toute autre chose que l’absolu.

Il rappelle, notons-le, le « lointain » que « comportaient » pour les Parnassiens comme lui, « artistes unis dans une tentative restreinte[2] », les noms des philosophes. Il crut de Villiers de l’Isle-Adam ce que d’autres crurent de lui-même, et, sur la foi de l’auteur d’Axël, il l’affirme lecteur de Saint Bernard, Saint Thomas (déjà !), Kant et Hegel.

L’aptitude lui manquait aux longues suites de raisonnements. Sa pensée par analogie relève de l’esprit de finesse, non de l’esprit de géométrie. De là sa logique particulière. Il a pensé avec des images plus qu’avec des idées, avec des mots plus qu’avec des phrases. Il fut le maître — et la victime — du discontinu. Et ainsi s’explique peut-être son malaise à lire docilement des séries d’idées suivies. Toute idée pure, lors même qu’elle serait neuve, par le fait seul que l’expriment les termes coutumiers et sans relief, lui donne, à lui poète pour qui toute découverte est une découverte verbale, l’impression du déjà vu. Aussi lui qui fut, malgré tout et sous ces réserves, un artisan et un semeur de pensée, admire-t-il particulièrement la prose la plus vide d’intelligence, celle de Gautier, de Janin, de Saint-Victor, de Banville, de Mendès[3]. Les feuilletons dramatiques de ces cinq auteurs, de Mendès surtout, lui paraissent le comble de l’art. Sans doute le beau langage, les images déterminaient en lui des associations imprévues, lui donnaient l’illusion que dans l’écrit se trouvait la pensée en lui déclenchée. De la critique de Mendès il dit : « J’essaie, devant de tels rideaux de raison, de prestige, de loyauté et de charme sur cela (le théâtre) de ne percevoir pas le vide contemporain derrière[4] ». En réalité, ces rideaux pendaient en lui, créés et agités par le jeu du kaléidoscope verbal, et c’est vraiment que derrière il ne percevait pas, après celui du théâtre, un second vide, celui du journaliste.

Au seuil de cette étude, j’ai voulu simplement avertir que l’on n’attribue pas comme fond à la poésie de Mallarmé l’ample bibliothèque de chêne et de reliures où la Pléiade mit son orgueil et dont les romantiques comme Hugo et Gautier, les Parnassiens comme Lecomte de Lisle « bibliothécaire pasteur d’éléphants » aspiraient candidement à donner l’illusion. Rien, sinon, se confondant avec une décoration d’appartement (il nous le laisse entendre) « l’effilé de multicolores perles qui plaque la pluie, encore, au chatoiement des brochures… sous la verroterie du rideau [5] ».


  1. Divagations, p. 155.
  2. Villiers, p. 32.
  3. Divagations, p. 372.
  4. Divagations, p. 372.
  5. Divagations, p. 236.