La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 5


Alexandre Maloine, éditeur (p. 25-31).
chapitre v



La coloration des mots



Je sais bien que les décadents ont pour expliquer leur obscurité une théorie merveilleuse : leurs vers ne paraissent obscurs qu’à ceux qui ne savent pas les comprendre, faute d’être initiés aux mystères de la poésie décadente qui est, paraît-il, en même temps un art et une science fort difficiles. Selon eux, les mots ont des couleurs, et leur théorie est née de ces vers de Baudelaire :

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme le hautbois, verts comme les prairies ;
Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expression des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,

Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Qui ne connaît pas la couleur des mots ne peut comprendre la poésie décadente.

C’est ce que Adoré Floupette explique à son ami Tapora, pharmacien : « Les mots ne peignent pas, ils sont la peinture elle-même. Autant de mots, autant de couleurs ; il y en a de verts, de jaunes et de rouges comme les bocaux de ton officine ; il y en a d’une teinte dont vivent les séraphins et que les pharmaciens ne soupçonnent pas. Quand tu prononces : renoncule, n’as-tu pas dans l’âme toute la douceur attendrie des crépuscules d’automne ? On dit : un cigare brun. Quelle absurdité ! Comme si ce n’était pas l’incarnation même de la blondeur que le cigare ! Campanule est rose, d’un rose ingénu ; triomphe, d’un pourpre de sang ; adolescence, bleu pâle ; miséricorde, bleu foncé ».

M. René Ghil, dans son Traité du verbe, dit : « Que surgissent maintenant les couleurs des voyelles, sonnant le mystère primordial. Colorées ainsi se prouvent à mon regard exempt d’antérieur aveuglement les cinq :

A noir, E blanc, I bleu, O rouge, U jaune, dans la très calme beauté des cinq durables lieux s’épanouissant le monde au soleil ; mais l’A, étrange qui s’étouffe des quatre autres la propre gloire, pour ce qu’étant le désert, il implique toutes les présences. »

Comme vous voyez, c’est très clair. Aussi maintenant voici empruntée, aux Vers de couleur de M. Noël Laumo, une symphonie florale des plus symboliques :

Orchis ineffeuillé, hyacinthe purulente,
Gamme jaune sur le vert, d’orange diézé,
Squelette de fakir par Djaggernauth baisé,
Ophis perlant dans l’ombre une trille hululante,
Cyclamen querelleur nimbé d’un rêve clair,
Recueillement poudré du pic et de l’éclair,
Ciel morent aigrette d’une estompe de mauve,
Remembrances d’un cœur qui sait l’idéal jaune !

Certes, j’en connais des gens qui voient tout en jaune, et je souhaite que l’auteur, malgré la couleur de son idéal, ne voie pas de cette façon. Cela dit, je gagerais que, malgré les explications précédentes, vous n’y ayez rien compris. Eh bien ! ni moi non plus.

Du reste, cette théorie des mots colorés n’est pas précisément neuve et nullement de l’invention des poètes décadents. Il y a longtemps que les neuropathologistes ont signalé l’audition colorée, symptôme relativement fréquent d’affections cérébrales ou auriculaires graves.[1]

Tenez, pour vous éclairer sur la valeur de cette théorie des mots colorés, je vais pêcher au hasard dans un volumineux recueil d’écrits qui m’ont été donnés par des aliénés.

Voici d’abord le début d’une lettre qui m’a été adressée par un pauvre diable atteint de débilité mentale avec dépression mélancolique.

« Messieurs les docteurs aliénistes,

« Le prétexte dont s’est servi jusqu’à ce jour l’inhumain clergé (pédéraste pour les trois quarts d’entre eux) d’infliger par les douches et tabliers, et camisole de force, une mortification tant chez l’homme que chez la femme surtout, pour maintenir une hérésie surtout, celle des hosties représentant un DIEU tant prôné qu’aujourd’hui tout le monde le craint, et personne ne peut le définir que d’une manière très imparfaite et sous l’impression de violentes passions, surexcitées sys--ma-TI-quement par les capitalistes : possédant des fonds de roulement, pour l’établissement de maisons qui font en tant de commerce à petits bénéfices, doivent pourtant sauvegarder la morale publique et la VÉRITÉ, deux éléments indispensables à l’existence autant que le boire et le manger hygiéniques : condition sine quâ non du prestige de la médecine dans un pays rival des puissances voisines, l’objet de toutes les convoitises à cause de ses riches produits en céréales et alcools, moins en combustibles et en métaux à cause de la paresse acariâtre de ses fanatiques habitants excusés seulement par les augmentations de chaleur du soleil et des inventions de chauffage à l’intérieur des établissements. »

Voyons, est-ce que cela ne vaut pas la prose de M. Poictevin, de M. Léo d’Arkaï ou de M. Louis-Pilate de Brinn’Gaubast ?

Voici maintenant de la poésie ou du moins quelque chose qui a la prétention d’être des vers :

Des misères ne la vie
J’ai cherché
D’émanciper
Les chances de l’avenir,
Augmenter
Les baisers
De mes beaux jours.

J’ai essayé les charmes

Du passé,
L’honneur des grands,
Le souvenir de l’éternité
L’accomplissement
De mes dévouements,
Le châtiment
Des calices célestes,
La honte des enfers,
Enseveli dans l’ombre
De mes bienfaits.

Aujourd’hui
Me voilà grandi
Des honneurs de l’espérance.
Je raviverai la honte
Du passé
Au grand scandale
De l’avenir.

Voilà de la poésie qui s’affranchit carrément des rythmes et des lois.

On peut dire que ces prétendus vers sont coulés dans des moules nouveaux et très réalistement vrais, d’autant mieux que celui qui les a composés n’a jamais connu la prosodie. C’était un pauvre jardinier, très ignorant et très simple, qui se figura tout à coup qu’il était frère de Jésus-Christ et, par suite, appelé à prêcher un nouvel Évangile. Dans ses moments d’exaltation, il composait ces sortes de poésies décousues et qui, au point de vue de l’expression des idées principalement, offrent, comme on voit, de grandes analogies avec les productions des décadents.

  1. M. d’Abendo, de Catane, vient précisément d’ouvrir une enquête sur l’audition colorée (Revista clinica et terapeutica, Octobre 1896). Il rapporte un certain nombre de faits et un, entre autres, fort curieux.

    Il s’agit d’un peintre âgé de 28 ans. Dans la famille de ce peintre il n’y a que des névropathes. Dès son enfance, il a montré beaucoup de prédilection pour la peinture. Intelligent, il montra de bonne heure un caractère violent et inquiet qui s’accentua de plus en plus avec les années. À 18 ans, n’ayant pas obtenu d’un oncle des subsides pour étudier la peinture, il voulut attenter aux jours de celui-ci. Il s’est engagé et pendant son séjour au régiment il a gardé une attitude irréprochable. Rentré du régiment, il devint mélancolique à force de penser à son idée de devenir peintre. Pendant trois ans, il essaya toutes sortes de métiers. Enfin, à l’âge de 24 ans, il put se livrer à son étude préférée ; il travailla d’abord avec tant d’ardeur qu’il obtint un second prix. Il a des périodes de 15, 20 et 30 jours de paresse et ensuite des accès d’activité fébrile. Son caractère est toujours impulsif, violent, misanthrope. Il y a quelques années, il a eu des idées de persécution pendant quelques mois. Physiquement il ne présente aucun stigmate de dégénérescence. Il affirme que depuis son enfance il s’est aperçu du phénomène de l’audition colorée, mais qu’il n’y a attribué aucune importance. Il croyait que ce phénomène était naturel et normal. Certaines couleurs lui causaient un état émotif, d’autres évoquaient chez lui des gradations de tonalité musicale. Le jaune pâle, par exemple, exprime une note élevée qui, comme il dit, lui va au cœur.

    Le violet représente la plus haute note de la gamme. Le vert est une note haute, mais selon lui « insensible ». Le blanc représente un son du milieu de la gamme, le noir une note grave, le rouge le son le plus creux qu’il existe.

    Les voyelles se présentent chez lui colorées et de la manière suivante : A est blanc ; E est jaune ; I est rouge ; O est noir ; U est terre cuite ; AI est blanc veiné de rouge ; AE est blanc et jaune séparés ; OU est terre noire de Sienne ; EI est jaune veiné de rouge ; AU est blanc sale.

    Les consonnes n’ont pas de coloration spéciale. Chaque mot réveille l’association des couleurs des voyelles ; par exemple, le mot pane (pain) se présente blanc-jaune ; le mot vino (vin) rouge-noir.

    Le malade affirme qu’au concert et au théâtre il a devant lui sans cesse des associations chromatiques. Il ne connaît pas la musique. Les sensations olfactive, gustative, visuelle, etc. ne déterminent aucun phénomène d’audition colorée. Son sens spécifique est normal, son sens chromatique excellent.