La Poésie classique dans les Méditations

La Poésie classique dans les Méditations
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 445-456).
LA POÉSIE CLASSIQUE
DANS
LES « MÉDITATIONS »

On a beaucoup parlé du romantisme des classiques. En recherchant dans les œuvres les plus fameuses du romantisme les traces de l’esprit classique, on ne se livrerait pas seulement au jeu facile qui consiste à faire ressortir la vanité des classifications et dénominations d’école. La question a une tout autre portée. Il s’agit de constater dans l’histoire de notre littérature, à travers les changemens qui sont la condition même de la vie, la persistance de certains traits par lesquels se caractérise l’esprit français. Les plus hardis novateurs, alors même qu’ils se font fort de rejeter l’héritage de leurs aînés, le recueillent et le continuent. C’est, au sens large et précis du mot, la tradition. Aujourd’hui plus que jamais nous en sentons le prix, et nous voyons avec certitude que le maintien de cette culture française intéresse directement les destinées du pays. Alors même que nous semblons nous détourner de notre passé et nous abandonner à des influences étrangères, nous restons fidèles aux tendances essentielles de la race. C’est la vérité à l’appui de laquelle une édition nouvelle des Méditations[1] nous fournit tout un arsenal de preuves et un luxe de documens.

Cette édition inaugure une deuxième série de la célèbre « Collection des Grands Écrivains de la France » publiée par la librairie Hachette. Ce que la première série a fait pour les écrivains du XVIIe siècle, il restait à le faire pour ceux des XVIIIe et XIXe siècles. La nouvelle collection comprendra, non pas leurs œuvres complètes — c’est leur faute : pourquoi ont-ils tant écrit ? — mais leurs œuvres principales. Après les Méditations de Lamartine, que suivront les Harmonies et Jocelyn, viendront la Légende des siècles, qu’on nous promet pour une date très prochaine, puis le Génie du christianisme, des romans de Stendhal, de Balzac, etc. Pour le XVIIIe siècle, les chefs-d’œuvre de Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Diderot. Il faut féliciter la librairie Hachette d’avoir fait dater de la tourmente actuelle cette entreprise de longue haleine, qui est un hommage à l’esprit français et un acte de foi dans sa vitalité. Elle en a confié la direction à M. Gustave Lanson, qui, par sa large et précise érudition, en assurera le succès, et dont il n’est que juste de dire que le choix s’imposait.

Avec ses riches références, avec son appareil critique abondant et pourtant mesuré, l’édition savante des Méditations, due précisément à M. Lanson, sera désormais celle dont se serviront les historiens de la littérature comme du plus précieux instrument de travail. L’établissement même du texte offrait peu de difficultés. Il n’était que de nous remettre sous les yeux, tel que l’ont eu les contemporains, le petit recueil dont l’apparition émut si fort la sensibilité du XIXe siècle : les vingt-quatre Méditations poétiques parues, sans nom d’auteur, au Dépôt de la librairie grecque-latine-allemande, le 13 mars 1820. Les éditions qui se sont rapidement succédé n’y ont apporté que de légères modifications : Lamartine n’était pas l’homme des retouches et des corrections. L’embarras commence quand il s’agit d’assigner une date à chaque morceau : les indications fournies par le poète lui-même ne sont pas toujours exactes, et les recherches les plus minutieuses n’aboutissent souvent qu’à des conjectures. Un commentaire suivi accompagne le texte. Les nombreux rapprochemens qu’y a groupés M. Lanson permettent, en replaçant la poésie lamartinienne dans l’ensemble de la production contemporaine, de montrer, mieux qu’on n’avait encore fait, par quels liens elle se rattache à ce qui a précédé, et ce qu’elle a apporté de vraiment neuf.

Longtemps, on a considéré la date de 1820 comme celle d’une révélation. Un jeune poète, qui ne savait que son âme, venait d’inventer une poésie qui ne ressemblait à rien de déjà connu, et à laquelle tout ce qui suivrait devrait ressembler : cette révélation était une révolution. Lamartine n’avait pas été étranger à cette interprétation, où son amour-propre trouvait son compte. Rien de plus faux. Le caractère qu’a eu le moins la poésie lamartinienne, c’est celui de l’imprévu. La preuve en est dans le succès immédiat et incontesté qui l’a accueillie. M. Lanson a réuni les jugemens de la presse littéraire sur les Méditations. C’est à peine si, dans un concert de louanges, on discerne quelques fausses notes. Il est vrai que le Constitutionnel met fort au-dessus du Lac les petites pièces de Mme Desbordes-Valmore. Dans la Minerve littéraire, E. Dupaty traite le Lac de galimatias qui ne restera pas « dans la mémoire des gens de goût » et lui préfère les simples vers de M. Pillet. Dans le Globe, Ch. de Rémusat met Lamartine sur le même rang que Béranger et Casimir Delavigne, non sans qualifier ce dernier d’être « celui peut-être qui promet le plus à l’avenir. » N’oublions pas Mme du Genlis, qui, dans l’Intrépide, affecte d’être juste, mais sévère, — avec intrépidité ! Lamartine, ayant parlé de ruines qui dorment sous les herbes, « l’herbe est poétique, prononce cette prude personne, les herbes ne le sont pas, parce qu’au pluriel elles rappellent l’usage journalier qu’on en fait dans les cuisines. » Et, parmi les appréciations les moins pénétrantes, signalons celle de Victor Hugo, qui, dans le Conservateur littéraire, cite l’Homme, Dieu, la Poésie sacrée, la Semaine Sainte, met l’Invocation au-dessus de toutes les autres pièces du recueil, et, sauf le Souvenir, n’a remarqué aucune des poésies purement lamartiniennes. Son excuse est qu’il avait dix-huit ans. Mais l’applaudissement fut général. Plus encore qu’un succès de presse, les Méditations furent un succès de public. C’est donc qu’elles trouvèrent un public préparé à les comprendre. La révélation, s’il y en eut une, était très attendue.

Ni pour les sentimens ni pour leur expression, les Méditations ne contenaient rien qui fût de nature à choquer le lecteur et ses habitudes d’esprit. La versification en est toute classique. Le plus ancien souvenir d’une impression littéraire que Lamartine retrouvât dans sa mémoire, était celui de son père lui lisant Mérope. C’est en écoutant les vers de Voltaire que son oreille s’était ouverte à ’harmonie du vers français. Il est, une fois pour toutes, imprégné de Voltaire et de Racine : vous entendez bien qu’il s’agit de Louis Racine, dont le poème sur la Religion eut, au début du XIXe siècle, sa plus grande vogue. Il a lu pareillement Parny, Bertin, Gresset, et il a versifié à leur imitation : les quatre livres d’élégies, dont il a fait un beau jour le sacrifice, étaient dans cette manière, qui fut sa première manière et dont nous pouvons nous faire une idée par les morceaux conservés dans la Correspondance. Il goûtait dans ces petits poètes du XVIIIe siècle une nuance de tendresse encore superficielle et de sensibilité fugitive. Les Anglais lui enseignèrent la mélancolie, la rêverie triste, délicieusement triste, dans les brumes du paysage et dans les brumes de l’âme. Ossian plus que tout autre. « Ossian fut l’Homère de mes premières années : je lui dois une partie de la mélancolie de mes pinceaux. » Mais Young presque autant qu’Ossian. Nous avons coutume de railler Baour Lormian, — ou Lormian Baour, — et d’être sévères à Letourneur coupable de n’avoir pas traduit littéralement Shakspeare. Il serait plus juste de reconnaître tout ce que nous leur devons pour les nouveautés qu’ils ont acclimatées chez nous. Ajoutez le désenchantement de Werther et la notion de l’infini que Virieu avait rapportée d’Allemagne a son ami. Auparavant, Lamartine s’était plongé dans les Confessions et la Nouvelle Héloïse ; il découvrait un jour Chateaubriand ou Mme de Staël, un jour Pope ou Byron. On ne saurait trop le redire : dans les années qui ont suivi sa sortie du collège de Belley, il a été un grand dévoreur de livres. C’est alors qu’il a fait, une fois pour toutes, provision d’idées et de souvenirs littéraires. Parmi les ouvrages qui ont influé sur lui, M. Lanson ne se contente pas de signaler les grands livres ; il tient compte aussi, et avec raison, d’ouvrages secondaires, médiocres peut-être, mais imprégnés de l’air du temps et qui l’apportaient à un lecteur impressionnable. Le Lamartine des années d’apprentissage se tient au courant de tout ce qui paraît. « Ainsi le livre qu’il apportera, quelle que soit son originalité, sera rattaché par mille liens à la vie française, à la vie européenne d’hier et d’aujourd’hui : ce ne sont point du tout des chants sauvages éclos dans une solitude visitée seulement de quelques génies immortels. » Cinquante ans de modes littéraires ont précédé et préparé les Méditations.

Non certes que le morceau, le vers, la phrase, le mot, dont telle pièce ou tel passage de Lamartine évoque irrésistiblement le souvenir, en ait été à proprement parler l’origine. Cette poésie n’est nullement livresque. En multipliant les citations, le savant éditeur n’a pas prétendu que chacun accusât un emprunt du poète : il a voulu seulement indiquer les états d’âme déjà répandus dans la littérature, pour montrer que Lamartine en étoit pénétré et qu’ils agissaient en lui, par l’intérieur, comme les sources de son inspiration. Il ressort de ce travail de comparaison que tous les thèmes lamartiniens étaient déjà des lieux communs de la littérature sentimentale, avant que le poète les eût repris, pour leur donner, comme à autant d’ébauches, une forme définitive. Voici l’Isolement, première pièce et, en quelque sorte, préface du recueil. Il est composé de trois thèmes qui s’enchaînent : un thème pittoresque, la description du paysage au coucher du soleil ; un motif sentimental, l’impression d’universelle solitude causée par l’absence de la femme aimée ; un thème mystique, l’aspiration au bien idéal, vague objet de nos vœux. Or la méditation du soir devant la nature était à la mode depuis un demi-siècle, et déjà liée dans Werther au sentiment de la désespérance. L’idée que, pour un être qui lui manque, le monde est dépeuplé, était dans la Nouvelle Héloïse, dans Delphine et dans René. Enfin Mme de Staël avait dit : « Le sentiment de l’infini est le véritable attribut de l’âme… on ne peut entendre ni le vent dans la forêt, ni les accords délicieux des voix humaines ; on ne peut éprouver l’enchantement de l’éloquence ou de la poésie ; surtout on ne peut aimer avec innocence, avec profondeur, sans être pénétré de religion et d’immortalité. » Voici, placé à la fin du recueil, l’Automne. Chez les anciens et leurs imitateurs de la Renaissance, cette saison des fruits et des vendanges signifiait la richesse, l’abondance et la joie de vivre ; au contraire, chez certains poètes modernes des pays septentrionaux, au XVIIIe siècle, elle est devenue le symbole des mêmes idées tristes que l’hiver éveillait jadis chez les anciens ; chez Millevoye l’idée de la chute des feuilles s’associe à celle de la chute des jours. C’est alors que Lamartine s’empare du sujet : désormais, la Chute des feuilles nous fait l’effet d’une complainte d’ailleurs charmante, l’Automne est le chef-d’œuvre lyrique. Le thème du Golfe de Baïa, une promenade en barque, est dans Rousseau. Celui du Soir, évocation des morts dans tous les bruits et tous les rayons, a été popularisé par Ossian : « N’est-il point dans les airs quelque ombre dont la robe en passant fait frémir ton feuillage ? Souvent on voit les âmes des morts voyager dans les tourbillons des vents, quand la lune part de l’Orient et roule dans les Cieux. » Et ainsi de suite.

La teinte même partout répandue, la mélancolie, est la nuance alors à la mode, la seule qui se portât en poésie. Lamartine a reçu de son époque cette idée toute faite que, seul, le malheur a une vertu poétique. Que ce soit Elvire ou Graziella, il ne les chante qu’en les pleurant. Il s’apercevra plus tard qu’il y a une poésie de l’amour heureux et, — j’en demande pardon aux romantiques, — c’est auprès de sa femme qu’il s’en apercevra. Marianne Birch devenue Mme de Lamartine a inspiré au poète quelques-uns de ses vers les plus amoureux, pour ne pas employer une expression plus vive. Mais cette poésie du bonheur n’était pas encore familière aux imaginations ; Lamartine en a fait la découverte avant ses lecteurs ; c’est une des raisons pour lesquelles les secondes Méditations n’ont pas eu le même succès que les premières : l’auteur y était, à certains égards, en avance sur son public. Dans les premières Méditations, il avait été devancé par lui. Tous les thèmes qui y sont traités l’avaient été déjà chez nous, mais en prose ; ou bien, ils nous arrivaient dans des traductions de poètes étrangers : il restait à en trouver l’expression poétique. Ce sera l’œuvre de Lamartine. Or, — c’est la démonstration très neuve et très forte que nous devons à M. Lanson, — la forme sous laquelle l’auteur des Méditations va exprimer cette poésie diffuse, c’est la forme générale, universelle, où se reconnaît l’art des classiques. Il va fixer cette poésie sub specie æterni, non pas à l’usage d’une société et à la mesure d’un individu, mais pour tous les temps et pour tous les hommes, en fonction de l’être humain.

Ce travail de généralisation apparaît tout de suite, si on étudie les procédés de composition familiers à Lamartine. On s’est efforcé de reconnaître dans les « paysages » des Méditations ceux-là mêmes que le poète a eus réellement sous les yeux. Le soir où la première inspiration de l’Isolement s’est présentée à son esprit, il était bien, en réalité, assis sur une montagne, à l’ombre d’un vieux chêne : la montagne est le Craz qui domine Milly et que couronne un taillis de chênes. De là, il est exact qu’il apercevait un fleuve dont le cours, s’il ne serpente pas, traverse du moins la plaine : c’est la Saône. Mais la Saône ne mugit, ni ne gronde et ne blanchit pas en vagues écumantes. Et il n’y a pas de lac dans les environs. Il faut qu’à un certain moment, la vision se changeant en réminiscence, un autre paysage se soit substitué au paysage bourguignon, celui de Savoie, et qu’à l’image présente s’en soit ajoutée une autre évoquée par le souvenir. Lamartine s’est souvenu du paysage qu’il avait contemplé des hauteurs de Hautecombe : le Rhône y mugit, le lac du Bourget y étend ses eaux dormantes. Mais ce que Lamartine voit ou revoit, il est non moins vrai qu’il l’avait lu : colline, arbre, torrent, lac, vagues sont les élémens du paysage d’Ossian. « Je suis assis au sommet de la colline sur la mousse qui borde le torrent ; le feuillage d’un arbre antique frémit sur ma tête ; âmes pieds, les flots bourbeux du torrent roulent sur la bruyère ; plus bas, le lac présente une surface trouble et fangeuse… Il est midi, tout est calme ; je suis seul et la tristesse s’empare de mes pensées. » Et cela est de la littérature. Continuons : un son religieux s’élance « de la flèche gothique. » M. Reyssié qui, dans la Jeunesse de Lamartine, a poussé aussi loin que possible l’interprétation littérale et réaliste des vers de Lamartine et en a donné le commentaire local, est heureux de pouvoir préciser : « C’est l’angélus qui sonne à Sologny. » Mais il se désespère : « La flèche gothique, nous devons l’avouer, n’a jamais existé. » Elle existe : seulement, c’est dans Chateaubriand : « Au milieu de mes réflexions, l’heure venait frapper à coups mesurés dans la tour de la cathédrale gothique. » Du haut du Craz, et si loin que s’étende la vue, elle chercherait vainement à découvrir aucun « palais. » Lamartine ne s’est fait nul scrupule d’en introduire un. Et pourquoi non ? si ce palais faisait bien dans le paysage. Car on voit, maintenant, que ce paysage est composé, dirai-je : à la manière du paysage historique ? Lamartine, beaucoup plus conscient de son art qu’on ne l’a dit, à lui-même, dans le Ressouvenir du lac Léman, défini sa méthode de description :


Pour revoir en dedans je referme les yeux,
Et devant mes regards flottent à l’aventure,
Avec des pans de ciel, des lambeaux de nature.


On démêle ainsi les momens du travail qui s’est accompli dans l’esprit du poète et les apports successifs qui se sont combinés dans son imagination. Les habitudes littéraires de l’époque ont dessiné en lui la première ébauche ; elle a été précisée par le spectacle directement aperçu : les souvenirs d’autres « choses vues » ont complété l’image. N’oublions pas l’idée qui appelle tous ces élémens, les modifie et les organise, pour en former un cadre en accord avec le tableau ou le motif sentimental. Le poète crée ainsi un paysage qui n’est pas réel, mais qui est vrai. Ce n’est pas exactement le paysage où se trouvait le rêveur : c’est le Paysage où se trouvera chez elle toute rêverie mélancolique.

Du paysage passons à une scène, celle du Lac : le procédé est le même. Il existe un précieux carnet offert par Julie Charles à Lamartine et qui contient l’esquisse de plusieurs Méditations. Lamartine l’avait légué à M. Emile Ollivier. On lit, sur ce carnet, cette note au crayon : « Assis sur le rocher, à la fontaine intermittente, le 29 août 1817, pensant à toi (Julie). Abbaye d’Hautecombe, à pic sur le lac. Le jour à choisir si… Passé la journée du 29 dans les bois d’Hautecombe sur le lac de B…, avec cinq personnes bonnes et aimables. Souvenir de notre journée du mois de septembre passée sur le même lac avec elle. » Voilà l’aventure réelle. D’autre part, la promenade en barque avec la femme aimée était un thème littéraire en circulation. L’amant d’une première Julie, à laquelle la Julie de Lamartine devait sûrement son nom, s’était déjà souvenu du lac où l’on n’entendait qu’un bruit de rames. « Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. » Et les accens inconnus à la terre, avant d’être ceux d’Elvire, ont eu la voix d’une autre : « Atala et moi, nous joignions notre silence au silence de cette scène du monde primitif, quand tout à coup la fille de l’exil fit éclater dans les airs une voix pleine d’émotion et de mélancolie. » Entrons dans le détail. Rousseau a exprimé, et non pas le premier, l’émotion du retour aux lieux où l’on a aimé. « Voilà la pierre où je m’asseyais pour continuer au loin ton heureux séjour. » De là pour Lamartine a pu venir la suggestion littéraire. Mais voici le souvenir personnel ; on lit sur le Carnet Emile Ollivier : « 30 août, au bout de l’allée des petits peupliers, sur les restes d’un petit mur, assis à la place même qu’elle occupait le premier soir où nous nous promenâmes au clair de lune. Premier aveu. Premier baiser. » Bien imprudent qui voudrait, d’après le Lac, raconter les incidens de la promenade qu’ont faite un certain jour, sur un certain lac, Alphonse de Lamartine et Julie Charles. Mais il n’est nul promeneur amoureux qui ne retrouve dans sa propre émotion un peu de leur émotion. Ainsi, les souvenirs littéraires, la réalité et la Action se mêlent et deviennent : la Poésie.

Voulez-vous voir maintenant le portrait que le poète a tracé de lui-même, au cours de ses Méditations, et comment il l’a poussé au « type ? » L’art classique est fait de choix. Parmi les sentimens qui se pressaient, et souvent se contrariaient, dans son âme juvénile, Lamartine a choisi, éliminant les uns, accentuant les autres : il s’est simplifié, unifié. Un examen un peu attentif de la Correspondance ne nous laisse à ce sujet aucun doute. On sait combien cette correspondance abonde en renseignemens psychologiques pour les années de jeunesse. Dans les longues lettres de cette époque, si intimes, si sincères, le jeune homme inquiet, qui se regarde vivre, décrit, suivant l’ami auquel il s’adresse, les états d’âme avec lesquels son correspondant peut le mieux sympathiser. Toutes les émotions qu’il transposera dans ses vers s’y trouvent déjà consignées ; on les y saisit comme à leur source ; et, ainsi, il est vrai de dire qu’il a vécu sa poésie. Mais ces émotions ne sont pas les seules qui aient fait vibrer son âme. Sa vie intérieure est plus complexe que celle dont les Méditations portent le témoignage. Oui, le solitaire de Milly a eu ses heures de lassitude et de découragement ; oui, il a traversé ces crises de désespoir durant lesquelles tout nous devient indifférent de ce qui n’est pas notre propre détresse. Mais il était jeune, ardent, dévoré d’ambition : sa nature énergique reprenait vite le dessus ; il réagissait contre une dépression passagère pour s’élancer vers l’avenir, avec toute la violence passionnée propre aux âmes de désir. Après la mort de Mme Charles, son chagrin fut immense et de ceux qui se prolongent par un éternel regret : qui pourrait en douter ? Pourtant dans ces jours mêmes où on pourrait le croire anéanti par la douleur, nous le voyons tout occupé de projets littéraires et autres, dans une fièvre d’activité et une fermentation d’idées. En 1819, il est malade et, dans l’Automne, il dit adieu à la vie : cela ne l’empêche pas de multiplier les démarches pour obtenir un poste diplomatique et de lutter avec énergie contre les répugnances de la vieille dame anglaise qui refuse la main de sa fille à un jeune homme sans position. Ainsi des élémens complexes que lui fournissait la richesse de sa vie sentimentale, il a laissé tomber tous ceux qui ne secondaient pas son dessein poétique. Il a recueilli ceux-là seulement qui convenaient a un portrait idéal.

Cette poésie est toute personnelle, dit-on, car le poète se met en scène ; mais aux traits qu’il se prête, il faut bien de la complaisance pour reconnaître le jeune gentilhomme campagnard qui avait encore si peu vécu. Il se représente chargé d’ans et courbé par l’âge :


Mon front est blanchi par le temps,
Mon sang refroidi coule à peine.


En fait, il n’a pas la trentaine… A l’entendre, on croirait qu’il a épuisé la coupe des jouissances : il a eu la plus banale des aventures avec une petite amie, qui était moins qu’une ouvrière, et une brève liaison avec une femme mariée que la mort lui a enlevée. Surtout il se donne pour avoir tout lu et tout vu, creusé les philosophies, fait le tour des connaissances humaines et le tour du monde. Or, il a sans doute beaucoup lu, mais au hasard, et plus de poètes et de romanciers que de philosophes ; il a discuté des problèmes de l’âme, mais avec ses compagnons d’âge et son ami le romanesque curé de Bussières ; il a visité Rome et fait l’amour à Naples, il n’est pas encore le pèlerin du Voyage en Orient : pour être revenu de tout il lui manque d’y être allé. Peu importe : le Moi lyrique s’élargit : nous avons devant nous l’homme sur le déclin de l’âge qui se retourne vers ses belles années et juge la vie.

Et maintenant, le portrait de l’amante. Mais faut-il mettre le mot au singulier ? L’indiscrétion des biographes a répondu : elle n’a pas eu de peine à démêler dans les Méditations la trace de plusieurs influences féminines. La femme dont le souvenir flotte dans les brises embaumées du Lac n’est pas celle qui a inspiré l’Hymne au Soleil, le Golfe de Baïa et même les vers A Elvire. Elvire avait été précédée, dans la tendresse du poète, par une première Elvire, dont on sait qu’un jour la seconde fut jalouse. Elles sont deux : ne sont-elles que deux ? Cette dualité, ou cette pluralité, le lecteur ne s’en douterait pas, tant le poète a fondu les ressemblances individuelles dans la conciliante imprécision d’une seule image. Lui-même, en tête d’une même pièce, a brouillé les dédicaces. Si d’ailleurs il a pu donner d’abord à la petite Napolitaine le nom qui, par la suite, est resté à la seule Elvire, c’est qu’il avait commencé par en dessiner une image qui ne lui ressemblait guère : « Cette femme angélique, écrivait Mme Charles, m’inspire jusque dans son tombeau une terreur religieuse. Je la vois telle que vous l’avez peinte, et je vous demande ce que je suis pour prétendre à la place qu’elle occupait dans votre cœur. » Non, sous ces traits de « femme angélique, » la future Graziella ne se ressemble pas à elle-même ; il en est d’elle comme aussi bien d’Elvire : elle ressemble surtout à l’image idéale de la Femme que le poète portait en, lui. C’est, modernisée, la Muse des classiques, l’inspiratrice qui personnifie pour un poète l’éternel féminin. « Elvire et le Poète qui la pleure sont des images idéales, écrit justement M. Lanson, les équivalons romantiques des Phèdre et des Oreste classiques, dont la fonction est d’exprimer, non du passé historique et individuel, mais l’éternel présent du cœur humain. » Ainsi le subjectivisme romantique rejoint l’impersonnalité classique.

On voit alors en quoi consiste le caractère général des Méditations et quelle est, dans l’histoire du cœur humain, la page qu’elles ont écrite une fois pour toutes. Les Méditations sont un livre d’amour, cela ne fait aucune espèce de doute. Si les critiques de l’époque se sont attachés surtout aux parties philosophiques ou religieuses du recueil, le public ne s’y est pas trompé. Ce public était surtout celui des femmes et des jeunes gens : il l’est resté. Du reste, entre les pièces religieuses et les pièces amoureuses il n’y avait pas désaccord ; les premières contribuaient à donner à toute l’œuvre son noble caractère et à la séparer nettement de la poésie galante du siècle précédent. Cet amour est épuré à la fois par la douleur et par le souvenir :


Je l’ai dit à la terre, à toute la nature,
Devant tes saints autels je l’ai dit sans effroi,
J’oserais, Dieu puissant, la nommer devant toi.


On a qualifié cet amour de platonique ; restituons-lui son vrai nom, qui est : platonicien. Pour Lamartine, comme pour Pétrarque, comme pour Platon, l’amour est d’essence divine. Il traduit les idées absolues du Beau et du Bien, dont il est l’émanation, le symbole terrestre et humain. Il nous ramène à leur contemplation. Cette conception de l’amour était nouvelle dans notre littérature. Ce n’est pas celle des poètes de la Renaissance, qui conseillent à leur maîtresse de cueillir les roses de la vie. Ce n’est ni l’amour cornélien qui est une forme supérieure de l’estime, ni l’amour racinien qui est Vénus tout entière à sa proie attachée. C’est un amour qu’après Lamartine comme avant lui, aucun de nos grands poètes n’a célébré, ni celui de la Tristesse d’Olympio, ni celui du Souvenir. « Tous ceux qui pleuraient un amour perdu ou qu’un désir d’amour obsédait, écrit M. Lanson, tous ceux que nulle réalité ne contentait et que le rêve de l’infini tourmentait, tous ceux qui flottaient entre le doute et la foi, tous ceux-là ont trouvé que Lamartine, en se disant, les avait dits. Et tous ceux qui, dans l’avenir, seront pareils à ceux-là, se retrouveront comme eux dans les tristesses de l’amant d’Elvire. » J’ajoute : tous ceux que l’amour élève au-dessus d’eux-mêmes et exalte dans une sorte de communion avec l’infini. Ils trouveront tous un peu de leur tourment et de leur rêve, de leur tristesse et de leurs espérances dans les Méditations, qui sont le livre classique de cet amour éthéré et mystique.


Je ne puis terminer cet article sans adresser un mot d’adieu personnel au directeur très aimé qui vient de nous quitter trop tôt et qui laisse ici d’unanimes regrets. Francis Charmes était d’une bonté parfaite, accueillant à tous, et pour quelques-uns d’une amitié à toute épreuve. Nous étions entrés ensemble à cette Revue, où nous ne devions plus cesser d’être, comme il disait, voisins de chroniques. Pendant les années où il a présidé aux destinées de cette grande maison, j’ai toujours trouvé en lui le guide le plus sûr et le meilleur conseiller. Entre les qualités de son esprit une surtout le désignait aux fonctions qu’il a si heureusement remplies pour le bien de tous : le tact, qui était chez lui le plus naturellement délicat et le plus averti. En ces derniers temps, si durs pour beaucoup d’entre nous, il m’avait témoigné une affection empressée et touchante. Je lui en reste à jamais reconnaissant.


RENE DOUMIC.

  1. Lamartine. Méditations poétiques, nouvelle édition par M. G. Lanson. 2 vol. in-8o. Collection des Grands Ecrivains de la France. Deuxième série. — XVIIIe et XIXe siècles (chez Hachette).