La Poésie bretonne pendant la guerre

La Poésie bretonne pendant la guerre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 923-936).
LA
POESIE BRETONNE
PENDANT LA GUERRE

On sait que la Bretagne, « la terre de granit, » n’a pas marchandé son dévoûment pendant la malheureuse guerre de 1870-1871. Le courage des mobiles bretons à Châtillon, à l’Hay et en d’autres rencontres a été justement apprécié pendant le siège de Paris, et leur héroïsme modeste méritait d’autant mieux la louange qu’ils étaient parmi nous comme des étrangers qui ne parlaient pas notre langue[1]. Le nom de France personnifiait à leurs yeux l’idée de la patrie, et cette population énergique, à demi primitive par ses mœurs et par ses traditions, avait gardé en même temps cette simplicité et cette franchise qui font obéir sans murmure à la voix du devoir. Un jour viendra sans doute ou la Bretagne sera française de langue et de mœurs ; la centralisation, l’enseignement primaire exclusivement français, les relations avec le reste de la France, si fort multipliées par l’établissement des chemins de fer, tendent à faire disparaître toute originalité provinciale et à transformer la France entière en faubourgs de la bruyante capitale ; Il est permis de douter que cette assimilation soit un bien : les patriotismes locaux, qu’elle détruit peu à peu, n’affaiblissent en rien l’attachement à la grande patrie ; ce sont des centres de cohésion et de force qu’il sera peut-être difficile de remplacer. L’unité française, il est vrai, nous est d’autant plus chère que notre patrie est sortie mutilée d’une lutte déplorable ; mais il ne faut pas chercher cette unité dans une discipline factice, dans une réglementation oppressive, qui soient une entrave à la vie morale et intellectuelle des populations. Paris a joué dans notre histoire le rôle d’une fournaise où les métaux les plus réfractaires sont tordus et mélangés par une flamme intense. C’est Paris qui a enfanté l’idée française; aujourd’hui que cet enfantement est achevé, ne jetons plus dans la gueule avide de la fournaise les joyaux de nos vieilles provinces; souffrons que chacune garde ce qu’elle a encore d’originalité, et laissons faire au temps, qui établira assez tôt dans notre pays la fastidieuse uniformité des mœurs et du langage. Qu’on ne nous parle pas de nécessités politiques : nous avons assez vu, pendant la douloureuse épreuve de l’hiver dernier, que la France n’a qu’un cœur, bien qu’elle ait plusieurs langues. Qu’on lise les harmonieuses plaintes du grand poète provençal dans l’Armana Prouvençau de 1871, qu’on lise les poésies patriotiques en langue allemande, écrites pendant la guerre et trop peu connues chez nous : les unes, sous le titre significatif de Chants de la Haine[2], enflammées et vibrantes, — les autres, graves et mélancoliques, adieu de l’Alsace asservie[3] ; — qu’on lise, au moins dans des traductions, quelques-uns des chants que la guerre a fait naître sur les lèvres des Français de Bretagne, et l’on se convaincra que l’unité du sentiment peut exister sans l’unité du langage. C’est ce que nous voulons montrer aujourd’hui pour la Bretagne par quelques citations.

La guerre était à peine déclarée, que paraissait dans l’Electeur du Finistère une poésie intitulée Ar Zoudard Iaouank (le jeune soldat). C’est la première par ordre de date et en même temps une de celles qui ont eu le plus de succès. Réimprimée en feuille volante à la fois à Lannion et à Morlaix, les colporteurs la répandirent promptement par les campagnes. Tout en acceptant vaillamment la guerre, le poète ne cachait pas ses regrets de voir la paix troublée et ses craintes pour ceux qui partaient rejoindre leurs régimens ou leurs équipages :


« Et marins et soldats — passaient sans discontinuer — dans nos bourgs et nos villages — en chantant des sones et des gwerz[4].

« Oui, ils chantaient tous sur les chemins, — dans les champs et les bois, — et pourtant ne croyez pas — qu’ils partaient sans aucun regret ;

« Ne croyez pas que ce fût sans douleur — et un crève-cœur sans égal — qu’ils quittaient tout ce qu’ils aimaient, — leur père, leur mère, tous leurs parens,

« Leurs compagnons et leur douce amie — (toute leur joie, l’objet de leurs désirs), — leur village et son clocher élevé, — et par-dessus tout leur patrie, la Basse-Bretagne !

« Ils ont pleuré, à noyer leur cœur, — en leur faisant leurs adieux, — mais le temps des larmes est passé, — et ils ne songent plus qu’à faire leur devoir :

« Se battre comme de vrais Bretons, — frotter rudement les Prussiens, — et mourir contens, s’il le faut, — pour ceux qui sont restés à la maison !

« Et sur les chemins, tout du long, — et par les champs de blé jaunissans — partout les hommes leur disaient : — « Dieu soit avec vous, les gars! »

« Et les jeunes filles les regardaient — tristement, et plus d’une pleurait... »


Plus d’une fiancée en effet devait être rendue veuve avant même de passer à son doigt l’anneau de l’épouse ! Pendant que soldats et marins allaient rejoindre, la garde mobile se formait. Le départ de ces jeunes gens, qui abandonnaient, sans savoir s’ils les reverraient jamais, leur pays, leurs familles et leurs amours, a donné naissance à quelques chansons sentimentales ou plaisantes, devenues depuis populaires. C’est le moment de l’enthousiasme; on traduit en breton la Marseillaise et le Rhin allemand de Musset[5], et on chante (j’emprunte quelques vers à la Chanson de la garde mobile de Lannion) :


« Cependant je crois volontiers — que nous en viendrons à bout. — Pourvu que les Français s’entendent, — nous irons nous promener à Berlin. »


On sait assez que nous n’allâmes pas loin sur la route de Berlin. L’armée battue, la France envahie, il fallut faire un prompt appel au patriotisme du pays étonné. « Debout! debout! vaillans gars de Bretagne, pour défendre votre pays et votre foi ! »

War-za ! War-za ! Potred-vad Breiz !
Wit harpa ho pro hag ho feiz !

Les mobiles de Bretagne vinrent s’enfermer dans les murs de Paris. Nous les vîmes défiler tristes, mais résignés, modestes, mais courageux. La nostalgie fit aussi bien que la mitraille des ravages dans leurs rangs, et il en est auxquels le regret du pays fit perdre la raison. Dans cette grande ville, dont tous ne comprenaient pas la langue, ils étaient comme exilés, eux qui gardaient m plus profond du cœur les traditions du foyer domestique ; mais le sentiment du devoir passait avant tous les autres :

« Adieu, Marie, ma douce amie ; — adieu, je vais dans un moment, — là-bas sous les remparts, — mourir en défendant mon pays.

« De tous côtés sonnent les trompettes, — de tous côtés tirent les canons ; — il faut aller de bon cœur — et sans peur, comme un vrai Breton,

« Adieu, adieu pour ce monde, — où nous ne devons plus nous revoir ; — nous nous retrouverons un jour dans le ciel — avec tous les bons soldats de la foi !

« Les boulets, au-dessus de ma tête, — sifflent dans l’air en passant ; — les remparts sont tout en feu, — de tous côtés je vois des morts !

« Voici, voici le jour des noces ! — Mon sang, à moi, est le vin rouge du festin, — et le clairon et le canon — remplacent le biniou[6] !

« Viens donc, viens donc, mon petit cœur, — viens que je passe à ton doigt — l’anneau de l’épouse, — plus beau que celui d’une reine !

« Adieu encore, adieu dans ce monde ! — Souviens-toi toujours de ton soldat, — mort pour sa patrie et sa foi, — comme tout bon fils de la Bretagne ! »

Cette pièce est courte et sans prétention, mais il me semble que la simplicité de l’expression et la vérité du sentiment lui donnent un charme tout particulier. C’est le moment de la colère nationale contre l’invasion, de l’organisation précipitée de la défense, de l’espoir du succès final. Cette fièvre de la lutte « à outrance, » nous la retrouvons dans une pièce datée du 21 septembre, et que nous demandons la permission de traduire en entier :

DEBOUT, BRETONS !

« Le moment est venu, debout tous ! — et plutôt la mort que la défaite ! — Debout, bons gars de la Basse-Bretagne, — debout, il faut aller à la guerre !

« Dans la plaine comme dans la montagne, — dans les villes et aux champs, — dans les bois et sur les rives de la mer, — écoutez la voix de notre mère Arvor[7].

« De tous les côtés, de près, de loin, — accourez quand elle vous appelle ; — accourez comme des enragés — pour défendre votre mère dans sa détresse !

« Des méchans, nommés Prussiens, — veulent opprimer les Bretons, — tout brûler, tout détruire, et voler — jusqu’à la vache ou la chèvre du pauvre.

« Ah ! vous tous qui aimez la Basse-Bretagne, — qui aimez votre femme et votre enfant — et aussi la foi de vos pères — plus que l’or et les biens ;

« Accourez tous, accourez, — jeunes et vieux, même les femmes, — terribles comme des loups furieux, — pour défendre notre mère bien-aimée !

« Venez avec vos instrumens de travail — pour casser la tête à l’ennemi ! — Aux mains des hommes de cœur — qui parlent le breton,

« Tout est bon : pioche, pelle, — couteau, faucille, cognée, — fourche de fer ou penn-baz[8] ; — c’est avec ces armes que nos pères vainquirent.

« Venez, chacun avec son outil : — aux mains d’un Breton, un penn-baz — est une arme terrible. — Bâton au vent ! poussez des cris effrayans !

« Chaque matin, faites vos prières, — puis frappez, cassez des têtes, — sans aucun remords, comme des diables ; — ces gens-là ne sont pas chrétiens !

« Hommes vomis par l’enfer, — mourez tous ! Un jour vos os, — disséminés dans nos champs, — nous donneront force avoine et froment.

« Hélas ! il n’y a pas à dire, — il vous faut vaincre, si vous ne voulez — voir votre patrie, le beau pays de Bretagne, — passer aux ennemis de votre foi,

« Vos maisons incendiées et détruites, — vos chevaux et vos vaches enlevés, — car ils ne laisseront rien, — il vous faudra aller chercher votre pain !

« Oh ! songez bien à cela, — et dites-moi alors — s’il ne vaut pas mieux cent fois mourir — pour votre foi et pour la Basse-Bretagne !

« Debout donc, hommes de cœur ! — Marchez, chacun avec son outil, — combattez pour les vôtres et pour votre patrie, — et, si vous mourez, que votre mort sera belle[9] ! »

Pendant que Paris résiste à l’armée assiégeante par la force de l’inertie, que tombent Strasbourg et Metz, que l’armée de l’ouest s’organise au camp de Conlie, que la campagne se poursuit sur la Loire avec peu de succès pour nos armes, les chansons et complaintes bretonnes se multiplient. C’est par exemple une ballade sur le combat de L’Hay, une autre sur « la capitulation infâme » de Metz, où le maréchal Bazaine est traité de second Judas Iscariote, ce sont des complaintes et des chansons sur le départ des mobilisés pour le camp de Conlie.

Toute la jeunesse bretonne était à la guerre, et il n’était manoir ni chaumière qui n’eût un de ses enfans combattant sous la bise et sous la neige, dont le sort incertain, attaché à celui de la France, entretenait les longues causeries d’hiver. Ce sentiment d’inquiétude et de tristesse nous semble assez bien exprimé dans une poésie d’un des meilleurs écrivains de la Bretagne bretonnante, un vrai poète, M. Luzel.


NOS FRÈRES A LA GUERRE.

« Le soir, je vais me promener — sur la route ou dans l’avenue, — et, tourné du côté de l’est, — je me dis en moi-même :

« C’est là-bas ! là-bas nos frères — (ô temps de malédiction et de malheur!) — sont à une guerre effroyable, — tous les jours au feu et dans le sang!

« Ils ont tout délaissé en même temps: — parens, amis, patrie; — pleins de courage, ils sont allés à la guerre — pour leur foi et la Basse-Bretagne ;

« Pour que la loi soit respectée, — pour que puisse faire sa prière — tout bon Breton, dans sa vieille église, — avec tous les enfans de sa paroisse;

« Pour que ce ne soit pas l’ennemi, — après notre mal et notre travail, — qui récolte le blé de nos champs, — et aussi les fruits de nos jardins;

« Pour qu’il y ait du pain dans chaque maison — pour nos enfans, en tout temps, — pour que tout n’y soit pas détruit, — brisé, foulé aux pieds, incendié!

« Ils sont partis sans peur de la mort, — pour leurs parens, leur foi, leur patrie, — et pour tout cela tout bon Breton — sans regrets répandra tout son sang!

« Coucher la nuit sur la terre nue, — à la clarté des étoiles et de la lune, — marcher sous la pluie et la neige, — et manger peu après cela;

« Exposer tous les jours sa vie, — être abandonné dans un fossé, — ou, ce qui est pis encore, — être estropié à tout jamais...

« Quand je songe à cela, mon esprit — est frappé d’horreur et d’épouvante, — et je me dis : Les hommes dans ce monde — sont pires que les bêtes!

« Au lieu de se tuer entre eux et de se haïr, — de se faire du mal et de se nuire, — pourquoi ne pas s’entr’aimer? — N’est-ce pas pour cela qu’ils ont été créés?

« Ah! malédiction sur la guerre! — et sur tous ceux qui cherchent, nuit et jour, — à jouer le rôle de la mort, — comme si elle était trop paresseuse!

« Et nous trop jeunes ou trop vieux, — qui restons à la maison, demandons la bénédiction — de Dieu sur nos frères, pour que dans leur pays — ils reviennent, sans tarder, avec la victoire[10]! »


La guerre terminée, — sans la victoire, — les complaintes abondèrent. Aucune ne nous semble mériter les honneurs de la traduction. Cette sorte de littérature ne brille pas plus en breton qu’en français par la délicatesse du sentiment ou par la beauté du style, et elle n’a d’intérêt que pour les personnes qui veulent étudier dans toute sa naïveté la forme la plus humble de la poésie populaire. Je ne veux ici qu’en signaler l’existence. Une de ces pièces a pour sujet « l’explication des misères de Paris pendant le siège. » Le triste drame de la commune vint fournir une nouvelle matière aux faiseurs de ballades, et « l’histoire véritable de la vie et des vaillantises du grand comte Mac-Mahon, duc de Magenta et maréchal de France, » fut mise en complainte. Ce n’est pas du reste dans ces feuilles volantes, vendues dans les campagnes par les colporteurs, qu’il faut chercher les œuvres des vrais poètes de la Bretagne. Ceux-là publient leurs œuvres comme variétés en langue nationale dans les journaux et les recueils du pays; c’est là que nous avons choisi la plupart de nos citations, c’est là que nous prendrons une dernière pièce dont le sage apologue nous semble utile à entendre, même hors de Bretagne. L’auteur, M. Luzel, a imité un passage des Pèlerins polonais de Miçkiewicz, mais il a imité en maître qui transforme son modèle.


LA MÈRE MALADE.

« Écoutez! Une mère était restée dangereusement malade — sur son lit; son fils courut à la ville — le plus vite qu’il put, afin de chercher des médecins — pour lui donner des remèdes et guérir son mal.

« Il n’était pas riche, mais il ne craignait pas — de donner tout son argent pour sa mère chérie, — Il amena trois médecins, les plus renommés — et les plus savans, d’après ce qu’on lui avait dit. « En arrivant dans la maison, ils s’empressèrent de tâter — le bras et la tête de la veuve, et ils la trouvèrent très malade. — « Il faut la saigner, » dit l’un d’eux. — a Vous êtes un âne; vous ne savez rien du tout,

« Lui répondit le second : elle serait morte avant la nuit, — si vous lui tiriez une seule goutte de sang. Ne voyez-vous pas — que ses pieds sont glacés?» « Laissez-moi en paix à l’instant! — Elle a le feu à la tête, mettez votre main sur son front! »

« Je dis qu’il faut lui donner de l’eau chaude. » « Et moi qu’il faut la saigner! » — « Ni eau chaude, ni saignée! car sachez bien — que ce serait tuer la pauvre femme que de faire comme vous dites : — elle a le choléra, croyez-m’en si vous voulez, »

« Dit le troisième. « Comment! le choléra? » — « Oui, vous êtes deux ânes, et vous ne savez rien! — La femme mourra sûrement, si elle prend votre remède !» — « Eh bien ! qu’elle meure plutôt que de vous écouter! »

« Et ils criaient tous les trois, et ils frappaient du pied, — et leurs yeux étaient rouges comme le sang. — Et pendant ce temps-là la pauvre femme, semblable à un cadavre, — ne parlait ni ne bougeait; elle allait mourir.

« Son fils était là qui écoutait, le cœur navré, — et il dit alors aux médecins : « Peu importe le remède, — pourvu que ma mère soit guérie; — mais, au nom de Dieu, hâtez-vous! »

« Mais ils ne purent tomber d’accord — ni sur la maladie, ni sur le remède, — et alors le fils leur dit : « Allez au diable! — Moi, je guérirai ma mère, et vous, vous la tueriez sûrement! »

« Et il se jeta sur le corps refroidi de sa mère, — embrassant ses pieds, ses mains et son visage; — il répandit de vraies larmes d’amour, — et il rappela sa mère à la santé, à la vie.

« Écoutez! Cette mère qui est dangereusement malade, — avec des blessures épouvantables, c’est notre mère la France, — et les médecins qui ont été appelés pour la soigner — la conduiront à la mort, s’ils n’y prennent bien garde.

« O mes chers compatriotes, croyez-moi, pour soulager la douleur — et les maux d’une mère, le meilleur remède, — c’est de l’aimer. Soyons donc unis — dans l’amour de la patrie, et elle sera encore sauvée[11]. »


Ces extraits ont montré mieux que ne l’eût fait un commentaire le caractère véritable de la poésie bretonne contemporaine. L’inspiration en est pure, et la pensée souvent élevée; le patriotisme du poète a pour point de départ la Bretagne et sa foi, mais il s’étend à la France entière : c’est une poésie simple, honnête et religieuse. Une population qui peut lire dans sa langue des œuvres de ce mérite a une éducation morale au moins aussi élevée que celle dont les romans à quatre sous et les journaux à cinq centimes sont la pâture de prédilection. Il faut habituer nos populations rurales à lire et à raisonner; mais, pour que cette éducation les pénètre et devienne partie intégrante de leur être, il faut qu’elle s’adresse aux humbles dans la langue qu’ils aiment et qu’ils comprennent. A ne parler que de la Bretagne, si le paysan breton lit peu et n’a par conséquent que des connaissances bien restreintes, c’est parce que le français lui est trop peu familier pour qu’il lise avec plaisir dans cette langue, c’est encore parce qu’il ne trouve guère dans sa propre langue d’autre lecture que des ouvrages de piété ou ces feuilles volantes que vendent les colporteurs. Pour toute littérature, il n’a que quelques « mystères, » imprimés ou manuscrits, qu’on lit dans les longues soirées d’hiver et qu’on représente encore quelquefois; mais qu’on écrive dans sa langue des œuvres à sa portée, d’agriculture, de science populaire, d’histoire, de littérature, et qu’on les répande à un prix modique, le paysan les achètera et les lira avec intérêt.

La cause de l’éducation populaire par la langue populaire va peut-être gagner à la rivalité des partis politiques et à la compétition des candidats qui se disputent l’oreille du paysan breton, et sont forcés de l’entretenir dans sa langue. Les seuls partis en présence en Bretagne sont le parti légitimiste et le parti républicain libéral[12]. Le parti bonapartiste n’existe pas, du moins comme état-major et comme cadres, car il a peut-être encore des sympathies parmi ces paysans qui savent gré à l’empire du bon prix auquel ils vendaient leurs « cochons. » Ce n’est pourtant pas que l’empereur Napoléon III ait été ménagé dans les complaintes populaires que j’ai signalées plus haut. Dans une d’elles, une seule, je l’ai trouvé représenté comme trahi[13]; mais c’est l’exception. En général il est fort maltraité; on l’appelle « l’empereur Badinguet[14] » ou « un franc-maçon sans conscience[15] ; » ailleurs encore, dans une brochure que nous citerons plus loin, « Napoléon le Maudit[16]. » Il n’est pas probable que l’ex-empereur cesse d’être traité de la sorte dans les publications bretonnes, du moins dans celles qu’inspire le parti républicain, car le parti légitimiste, dans l’intérêt de sa stratégie électorale, aime mieux faire retomber sur la république et sur les républicains la responsabilité de la guerre et des malheurs qu’elle a entraînés. Dans la polémique en langue bretonne, le parti légitimiste a l’avantage de compter dans ses rangs le clergé, qui, pour l’exercice de son ministère, fait du breton une étude spéciale, et le cultive avec un amour vraiment patriotique[17]. Aussi les publications légitimistes sont-elles plus nombreuses et en général d’ms une langue plus correcte et plus élégante que les publications républicaines. Nous allons les passer rapidement en revue. C’est d’abord la traduction, sur feuilles volantes pour la distribution dans les campagnes, des lettres manifestes « d’Henri V[18]; » c’est ensuite une poésie intitulée Ann Dasprener, « le libérateur[19]. »


«....Du sang d’Henri IV, il reste une goutte — de ce sang si fort, si doux, si généreux, — gardé par la Providence pour que la France soit de nouveau — le plus beau royaume après celui de Dieu.

« Il n’est pas permis de différer, quoi que nous entendions crier. — Soyons une fois gens de cœur, défendons-nous des méchans; — Henri V est devant nous avec son drapeau blanc; — il est notre vrai roi... Français, faites-lui place!»


Nous ne partageons pas l’opinion du poète anonyme, mais nous devons reconnaître que c’est là un langage digne et élevé, et nous le cherchons en vain dans d’autres publications inspirées par la même foi politique. Nous ne le trouvons certainement pas dans un petit écrit intitulé Ce qui est arrivé à Paris pendant que les républicains rouges étaient maîtres de cette ville[20], où l’on identifie les républicains aux fédérés, et où l’on met sur le dos de la république les crimes de la commune. Nous avons remarqué dans ce récit le nom d’un personnage que l’auteur représente comme occupant un rang élevé chez les insurgés, et que nous n’avons vu jusqu’ici figurer dans aucune histoire de la commune, « Satan, général des fédérés, » et c’est après un discours de ce « général » qu’on procède à l’assassinat des otages et à l’incendie de la ville. La conclusion était un avis aux électeurs :


« Ce n’est pas assez que les méchans, les fédérés, les républicains, aient été vaincus, il faut que les gens honnêtes, les gens d’ordre, s’unissent et s’entendent contre les républicains, de peur que ceux-ci ne viennent à lever de nouveau la tête. Il nous faut maintenant parler hautement; soyons des gens d’ordre, de foi et de religion.

« Ouvrons nos yeux, le jour des élections approche. Choisissons nos gens, nos vrais amis. Laissons de côté les gens douteux.

« Trois fois on a fait l’essai de la république: la première fois avec Robespierre, la seconde fois avec Ledru-Rollin, et cette dernière fois avec Félix Pyat et consorts. En voilà assez, et même trop. Dieu nous garde désormais de la quatrième république! »


Le parti républicain descendit enfin dans l’arène avec une brochure : Aux gens de la campagne[21], tirée à 12,000 exemplaires, et répandue gratuitement dans les campagnes. On sait qu’au 2 juillet dernier le Finistère nomma les républicains libéraux à une écrasante majorité, qui était le démenti éclatant des élections précipitées du 8 février. La petite brochure bleue devait avoir eu sa part d’influence dans ce succès, car, pour en détruire l’impression dans l’esprit du paysan, trois brochures légitimistes ont déjà paru en réponse. L’une est intitulée Réponse à la lettre des républicains[22] ; une autre : Bons avis d’un Breton aux électeurs de la campagne[23], la troisième, qui est presque un petit volume, porte pour titre : Que faire[24]? Les connaisseurs de breton en font grand cas comme langue ; mais nous regrettons d’y trouver la flamme de cette passion qui animait les prédicateurs de la ligue au XVIe siècle[25]. Ce n’est certainement pas la fin des publications politiques en langue bretonne. Tout récemment encore, un des élus du 2 juillet publiait une brochure sous ce titre : «Un mot aux électeurs de ma paroisse » (Eur guer da elektourien va farrez)[26].

Ce penchant instinctif qui pousse le paysan breton à lire ce qui est écrit dans sa langue est un indice et un conseil pour eaux qui veulent travailler sérieusement à instruire et à élever le peuple. Ce n’est point par des articles écrits entre deux chopes dans les journaux de Paris et des grandes villes qu’on préparera la victoire de cette sainte cause; il faut, pour faire œuvre libérale, s’adresser directement au paysan. Comme le disait il y a quelques jours en termes excellens un journal de Bretagne, « observez combien, dans la conversation, le paysan témoigne d’intérêt pour les choses pratiques qui le touchent et qu’il ignore; rappelez-vous, lorsqu’a été soulevée la grande question politique de la réélection, le succès de lecture et de commentaire qu’obtint une brochure de quelques pages qui lui parlait le langage du bon sens. De ces exemples et de bien d’autres, il faut conclure que l’aversion apparente du paysan breton pour la lecture est bien moins sa faute que celle des classes supérieures qui montrent si peu de sollicitude à l’éclairer. Le simple et unique moyen de le faire lire est de lui donner de bons livres. » Aussi est-ce avec une véritable satisfaction que nous signalerons, en terminant cette courte revue des publications bretonnes, un almanach à la fois politique et littéraire qui paraît en ce moment sous le titre d’Almanach de Basse-Bretagne, fait pour les gens de la campagne, pour l’année 1872[27]. Cet almanach, rédigé par des amis de la Bretagne et de la littérature bretonne, a pour but de fournir aux paysans une lecture à la fois agréable et instructive. C’est ainsi qu’à côté d’une biographie de M. Thiers il donne un article sur la manière de préparer le beurre (article qui a pour auteur un agriculteur distingué de Bretagne, membre de l’assemblée nationale, M. Th. de Pompery); c’est ainsi qu’une notice sur l’Alsace et la Lorraine côtoie un article sur l’histoire de la langue bretonne. Nous souhaitons à cette œuvre patriotique le succès qu’elle mérite.

Nous ne pouvons penser à l’état d’ignorance où est encore plongée notre province de Bretagne sans que notre esprit se reporte vers un autre petit peuple, frère du peuple breton par le sang et par la langue. Les Gallois sont de même race que nos Bretons de France, et leur langue est de très près apparentée au breton armoricain[28]; or la population du pays de Galles est une des plus instruites de l’Europe. D’où vient cette différence entre ces deux branches de la race celtique? On a dit souvent que les Gallois devaient leur supériorité intellectuelle au protestantisme, qui met la lecture de la Bible (et par suite l’instruction primaire) au premier rang des devoirs du chrétien, tandis que le catholicisme, sans défendre précisément la lecture, ne fait rien pour l’encourager. Il y a quelque vérité dans cette observation ; mais il y a autre chose encore. Ce qui a permis à l’instruction de se répandre si promptement et de jeter des racines profondes dans le sol gallois, c’est qu’elle avait pour véhicule et pour organe la langue même du pays, le gallois; on n’avait pas établi, comme première condition de l’éducation populaire, que ce pays devait d’abord, par une sorte d’isomorphisme linguistique, abandonner sa langue et ses mœurs, pour adopter celle de l’état auquel il appartient, — celle de l’Angleterre. A supposer qu’on eût réussi dans cette tâche de dénationaliser le pays de Galles, combien de générations intermédiaires eussent été sacrifiées ! C’eût été d’ailleurs sans profit pour l’unité britannique, car il n’est pas inutile de remarquer que les Gallois, qui ont conservé leur langue et leur littérature nationale, sont de fidèles sujets de la reine Victoria, tandis que les Irlandais, qui laissent avec indifférence périr leur langue et leur littérature, qui sont devenus Anglais par la langue et par les mœurs, sont rebelles jusqu’au fond de l’âme. La prépondérance de la culture française a empêché qu’il en fût de même en Bretagne qu’en Galles; en effet, les deux pays ont cela de commun, que pour tous deux, — le pays de Galles par la conquête, la Bretagne par l’union personnelle sous le mari de la duchesse Anne de Bretagne, — la réunion à un état de race et de langue différentes a entravé leur développement national. Il n’y a nul danger aujourd’hui, ni pour l’Angleterre, ni pour la France, à voir le fil de la tradition se renouer. La France même y semble intéressée. La population bretonne, devenue française par les liens de l’affection comme par ceux de la politique, a droit, sous un régime de suffrage universel, à sa part d’instruction; mais en Bretagne la classe moyenne, de qui devrait venir l’initiative, ignore ou plus souvent, ce qui est pis encore, dédaigne le breton, et rougirait de s’en servir autrement que pour adresser la parole à une servante ou à un garçon de ferme. D’autre part, bien des gens au nom de l’unité française s’opposent à l’emploi des langues provinciales comme moyen d’instruction; ils voudraient imposer un niveau unique à la France, celui de la langue française, comme si une population pouvait abandonner la langue de son foyer. En attendant que tout le monde en France sache le français (et ce jour est encore éloigné), cette population qui s’instruirait, si on s’adressait à elle dans son langage, végète dans l’ignorance. A qui la faute, sinon aux doctrinaires de la centralisation, qui veulent façonner la France à leur fantaisie sans examiner l’état des choses, sans se soucier des légitimes traditions de nos provinces?

On reproche avec raison à certains démocrates de parler au peuple de ses droits sans jamais lui parler de ses devoirs; on pourrait avec une égale justice adresser ce reproche à quelques défenseurs de la prépondérance de la bourgeoisie dans la conduite des affaires publiques. La classe moyenne veut garder la direction morale et politique du pays; mais elle doit la mériter en étant dans la nation la classe la plus instruite, la plus active, la plus dévouée au bien public. Qu’elle se mette donc à l’œuvre de l’éducation populaire dans les campagnes aussi bien que dans les villes! Ce ne sera pas seulement une mesure de prudence devant le flot populaire qui monte, ce sera aussi un acte de justice, l’accomplissement du devoir qui incombe à l’aîné dans une famille d’orphelins. Si un régime de liberté peut s’établir définitivement en France, ce sera en s’appuyant fortement sur les paysans, à la condition qu’ils soient instruits et qu’ils s’intéressent aux affaires publiques; on les y intéressera, non-seulement en travaillant à leur apprentissage politique par le maniement des affaires communales et départementales, mais aussi en entreprenant leur éducation dans la langue qu’ils comprennent. C’est, à l’heure incertaine où nous sommes, un des plus pressans devoirs du parti libéral en province.


H. GAIDOZ.

  1. On évaluait à 8,000 environ le nombre des mobiles bretons ne parlant pas la langue française, » Compte-rendu de ta Société bretonne d’assistance aux blessés et aux malades pendant le siège de Paris.
  2. Lieder des Hasses; politische Gedichte von einem Elsœsser. Genève 1871.
  3. Elsœssische Sonnette. Bâle 1871.
  4. Les gwerz sont des chansons épiques ou historiques, et le terme de sone désigne les chansons d’amour et toute œuvre qui touche au genre lyrique.
  5. Ces traductions ont été publiées dans le Journal de Lannion du 15 septembre 1870.
  6. Espèce de musette ou cornemuse.
  7. Arvor est ici l’Armorique personnifiée.
  8. Sorte de gourdin avec une espèce de boule naturelle à l’extrémité d’où le nom de « bâton à tête, » penn-baz.
  9. Cette poésie a été publiée dans le Lannionnais avec la signature Fanch Ar Moal, un pseudonyme, croyons-nous.
  10. Le texte de cette poésie a été donné par le Publicateur du Finistère du commencement de décembre.
  11. Le texte original de cette pièce a été publié dans le Lannionnais du 29 juillet, et reproduit dans le dernier n° de la Revue celtique.
  12. Ce dernier ferait bien, soit dit en passant, et il le pourrait sans aller pour cela jusqu’à l’intolérance, de ne pas laisser se glisser dans ses rangs des hommes qui ont été les partisans, pour ne pas dire les complices du plébiscite impérial du 8 mai 1870. C’était par exemple un véritable scandale de voir au mois de septembre dernier, à Quimper, se porter comme candidat soi-disant républicain au mandat de conseiller-général un ancien partisan de l’empire, à qui son concurrent légitimiste reprochait avec raison sa volte-face subite.
  13. Chanson nevez var sujet ar bla 1870. Morlaix, Haslé.
  14. Brezel ar Pruss, Morlaix, Haslé.
  15. Quéméiad an ezac’h. Lannion, Le Goffic.
  16. Cette épithète me remet en mémoire une inscription bretonne écrite à la craie sur le mur d’une maison au Moulin-Saquet, et recueillie après le siège par un de mes amis. Je la cite telle qu’elle a été écrite, bien qu’il n’y ait nulle orthographe. L’auteur inconnu, garde mobile ou soldat, parlait breton sans savoir l’écrire :

    Napoléon tris mab eunant Lucifer
    Neus distrujet France et nantier.

    « Napoléon III, fils aîné de Lucifer, — a perdu la France entière. »

  17. Le seul recueil qui paraisse en langue bretonne est un journal religieux hebdomadaire, intitulé Feiz ha Breiz, « Foi et Bretagne; » il se publie à Quimper.
  18. La traduction de ces lettres a été faite simultanément à Saint-Brieuc, imprimerie L. Prudhomme, et à Quimper, imprimerie de Kérangal.
  19. Brest, Lefournier.
  20. Ar pez a zo c’hoarveet e Paris, epad ma oa bet ar republikaned-ru mistri er guer-ze, Morlaix, Lédan.
  21. Dan dud divar ar meas, 16 pages in-8o; Brest, Gadreau.
  22. Respount d’a lizer ar republicanet, 16 pages in-12; Quimper, Kérangal.
  23. Aliou mad eur Bretoun d’ann Eleklourien divar ar meaz, 36 p. in-12; Brest, Lefournier.
  24. Petra da ober, 48 p. in-12; Quimper, Kérangal.
  25. Cette brochure est signée Mikeal ar Balch, labourer douar, « Michel Le Balc’h, cultivateur, » peut-être pour inspirer plus de confiance aux paysans en paraissant venir d’un des leurs; mais l’auteur n’est pas un cultivateur, c’est un ecclésiastique des environs de Plouguernau.
  26. Une brochure in-8o, Brest, Gadreau.
  27. Almanac Dreiz-Izel, gret evit am dud diwar ar tneas, evit ar bloaz 1872. Brest, Gadreau; Paris, Franck.
  28. Voyez notre article sur le Pays de Galles dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1871.