La Poésie allemande en Alsace

LA POESIE ALLEMANDE EN ALSACE.

L’Alsace est une des provinces les plus intéressantes de la France ; allemande par les habitudes de l’esprit, elle est profondément française par le cœur : c’est là son originalité et sa mission. Si l’Alsace ne restait pas fidèle à la culture intellectuelle des peuples germaniques, si elle n’en conservait pas du moins la meilleure part, je crois qu’elle manquerait à sa tache ; elle y manquerait surtout, si elle n’était pas attachée de cœur à sa nouvelle patrie. Sur ces deux points, l’Alsace a rempli son devoir. Il y a longtemps que ses fils ne forment plus chez nous une race à part ; ils ont été si bien mêlés depuis deux siècles à tous les événemens de notre histoire, ils se sont associés si vaillamment à nos victoires ou à nos désastres, que leur sang ne se distingue plus du nôtre ; le pays de Kléber est certainement une des provinces les plus patriotiques de la France. Quant à ces communications intellectuelles que l’Alsace doit établir entre l’Allemagne et nous, il y a là, depuis 89 surtout, une tradition qui se développe de jour en jour. Lorsque Goethe passait à Strasbourg de si fécondes années, lorsqu’à l’ombre de la vieille cathédrale et sous l’influence de Herder son génie s’éveillait tout à coup, Strasbourg, quoique très attachée à la France, était un foyer d’études toutes germaniques. On pensait, on parlait, on écrivait en allemand ; c’est en allemand que Goethe rédigeait sa thèse de docteur sur les rapports de l’état et de l’église, et la soutenait devant la faculté de droit. Consultez au contraire les écrivains de l’Alsace au XIXe siècle ; presque tous, nourris des travaux scientifiques de l’Allemagne, destinent leurs écrits à la France. C’est pour la France que M. Willm a publié son Histoire de la philosophie allemande, M. Bergmann ses recherches sur les poèmes islandais, M. Louis Spach ses études archéologiques et littéraires sur l’ancienne Alsace, M. Charles Schmidt, sur les mystiques allemands du XIVe siècle, ses biographies, son mémoire de Gerson, de Gérard Roussel, de Jean Sturm, et ce beau livre couronné par l’Académie française, où il décrit la transformation de la société antique sous l’influence des idées chrétiennes. Je ne cite pas tous les noms, l’Alsace est riche en hommes d’étude ; rappelons au moins à l’honneur de Strasbourg que deux jurisconsultes y ont traduit pour la France le grand ouvrage de Zachariae sur le code civil, et qu’un chimiste illustre, récemment arraché à ses travaux par une mort prématurée, le traducteur de Liebig, le continuateur de Berzelius, M. Charles Gerhardt, y unissait avec éclat la précision de l’esprit français à l’ardeur créatrice de la science allemande. Dans tous ces graves domaines, philosophie, théologie, histoire, droit, science, l’Alsace a accompli la tâche que sa position lui assigne ; elle s’inspirait « le l’Allemagne et pensait à la France.

Il y a pourtant une exception à ce mouvement général : tandis que la philosophie et les lettres s’exerçaient à parler notre langue, la poésie continuait à se servir de l’ancien idiome du pays. Est-ce à dire que la poésie fût moins française d’inspiration que les sévères travaux de la pensée ? Non certes ; elle exprimait des sentimens tout français, mais elle aimait à les exprimer avec les accens du terroir. De là une situation fâcheuse pour les poètes de l’Alsace ; l’Allemagne ne pouvait guère sympathiser avec eux, et la France, dont ils étaient les enfans dévoués, ignorait jusqu’à leurs noms. Déjà, à la fin du XVIIIe siècle, un poète honnête homme, un sage plein de douceur et de finesse, Conrad Pfeffel, avait écrit des fables, des apologues, où une morale excellente s’exprime sous une forme souvent ingénieuse. La vie de Conrad Pfeffel est singulièrement touchante ; si l’Alsace a produit des illustrations plus glorieuses, elle ne saurait citer un nom qui représente avec plus de grâce toutes ses qualités aimables. Pfeffel, jeune encore, avait perdu la vue ; il trouva un refuge dans la poésie et la pratique du bien. Un profond amour de l’humanité, la bonhomie, la finesse, une sorte de sagesse stoïcienne tempérée par la morale de l’Évangile, voilà ce qui distingue les apologues de Conrad Pfeffel, plutôt que l’imagination et la force ; mais l’originalité ne réside pas nécessairement dans l’éclat de la fantaisie et la vigueur de la pensée, elle résulte surtout de la sincérité du cœur, et rien de plus sincère que la poésie de Pfeffel. Malgré de si précieux titres, la destinée de ses œuvres n’a pas été heureuse. Apprécié d’abord au-delà du Rhin, adopté même parmi les écrivains qui servent à l’éducation de la jeunesse, le fabuliste alsacien a été peu à peu abandonné en Allemagne, à mesure qu’une littérature plus nationale triomphait de l’influence française. Ne doit-on pas expliquer ainsi le jugement si sévère et si dur que M. Cervinus a porté sur Pfeffel dans son Histoire de la Poésie allemande ? La France cependant ignorait ce poétique moraliste inspiré de son esprit, et il a fallu qu’un autre enfant de l’Alsace, un disciple de Pfeffel, M. Paul Lehr, traduisît en vers pour les lecteurs français les meilleurs apologues de son maître. La traduction de M. Paul Lehr, entreprise avec amour, exécutée avec un soin scrupuleux, ouvrira sans doute une nouvelle période à la littérature alsacienne ; ce sera du moins un signal, et les poètes à venir, si Pfeffel a des successeurs, confieront eux-mêmes à l’idiome de la France l’expression de leur pensée.

En attendant, voici un poète, le dernier poète allemand de l’Alsace, M. Auguste Lamey, qui vient de recueillir en deux volumes toutes les inspirations d’une longue carrière honorablement parcourue[1]. Je dis le dernier poète allemand de l’Alsace, car les sentimens qui animent ce pays sont décidément trop français pour que l’emploi d’une langue étrangère ne soit pas désormais une contradiction flagrante. Il n’en faut pas d’autre preuve que le livre même dont je parle. Je comprendrais un poète obstinément fidèle à un passé disparu pour toujours, et qui protesterait contre les nouvelles destinées de son pays dans la langue de ses ancêtres ; mais un poète dévoué à la France, un poète, qui prend part à toutes les émotions de la France, qui chante toutes ses joies, tous ses triomphes, et qui les chante dans un idiome que la France n’entend pas, voilà ce que l’avenir ne verra plus. La situation de M. Auguste Lamey a donc quelque chose de douloureux. Quand il a commencé à écrire, aux dernières années du XVIIIe siècle, l’allemand était encore la langue littéraire de l’Alsace : M. Lamey se mit à chanter comme Pfeffel ; mais voilà plus d’un demi-siècle qu’il composait ses premiers vers, et dans ce long intervalle la langue, dont il se servait a cessé d’être l’organe des classes lettrées. Qu’est-il arrivé ? M. Lamey a perdu son auditoire ; l’Allemagne ne peut donner sa sympathie aux sentimens qu’il exprime ; la France, qui les aimerait, est privée de les entendre.

Le premier volume des poésies de M. Lamey est consacré à des sujets politiques. De 1789 à 1848, la plupart des commotions qui ont agité la France sont pour l’auteur une occasion d’espérance ou d’alarmes que sa verve de poète ne laisse pas échapper. On dirait une sorte de chronique alsacienne. C’est l’histoire contemporaine, mais vue à distance en quelque sorte ; on n’y ressent que le contre-coup affaibli des événemens. Le poète, du fond de sa province, aperçoit le beau côté des choses, et dans son juvénile enthousiasme il a des accens d’espérance pour toutes les grandes péripéties de la révolution. Il était bien jeune sans doute quand 89 éclata. Quel sujet de chant pour une âme ardente ! M. Lamey célébra la régénération de l’humanité dans des vers où le vague et la déclamation ne manquent pas, mais que recommande aussi une sorte de gravité stoïque. Tournez la page, vous trouverez cette même gravité, ce même stoïcisme patriotique et religieux dans des Chants de Décade (Decaden Lieder), espèce de cantiques qui appartiennent à l’histoire de la révolution en Alsace, car ils furent chantés dans les églises et les temples de Strasbourg de 1798 à 1795. Ce sont des chants graves, sévères, qui glorifient la vertu, le patriotisme, le courage civil, le sacrifice de soi, l’immortalité de l’âme. Nous voici en 1800, et le poète chantera le consul Bonaparte, comme il a chanté les journées de 89. Le pape Pie VII vient en France en 1805 ; une voix s’élève à Strasbourg pour saluer le saint pontife, c’est la voix de M Auguste Lamey. Ainsi va le poète, trop jaloux de son indépendance pour se livrer jamais aux partis, et n’obéissant qu’aux émotions de son cœur. L’invective et la satire répugnent à son âme affectueuse ; quand il est triste, il se tait. Dans cette fidèle chronique, tracée par un témoin, il y a souvent de longues lacunes : ce sont les tristes jours où la liberté se voile ; mais dès que les institutions libérales reparaissent, un cri de joie s’échappe de ses lèvres. Au reste, qu’il chante ses impressions sous la république, sous le consulat et sous la monarchie de juillet, M. Lamey ne fait jamais œuvre de partil Les seules passions qu’il éprouve sont des passions, générales, l’amour du progrès, le sentiment du droit et de la dignité de l’homme. Si ces idées, un peu vagues, ne donnent pas à ses vers une physionomie très distincte, la candeur et la loyauté des sentimens rachètent ce qui manque à l’originalité de la poésie. Le principal intérêt de ce volume, je le répète, c’est de nous montrer l’Alsace, pendant cette dramatique période qui suit 89, sagement et généreusement attentive aux transformations de la mère-patrie.

La nature a fourni aussi à M. Auguste Lamey quelques inspirations heureuses. Je signalerai surtout une pièce intitulée le Chant de la Moselle, qui rappelle ça et là les tableaux printaniers de l’école souabe. « Chantons, dit le poète, la fée de la Moselle. On a souvent chanté le Rhin, chantons la belle fiancée du Rhin, belle quand son corsage est orné de roses, belle quand son front est couronné de pampres. Vous savez comme le Rhin roule en mugissant à travers les monts et les rochers ; la Moselle, sa fiancée, s’avance au-devant de lui, timide comme une jeune fille. Elle a peur, elle hésite ; avant d’arriver, elle revient sur ses pas, elle se perd, elle se retrouve, et, courant de çà, de là, elle répand ses richesses au sein d’une merveilleuse vallée. Temples, cités, ruines antiques, venez la saluer au passage, baisez les pieds de votre reine. » Mais la Moselle de M. Auguste Lamey n’est pas toujours la reine que saluent les monumens de Trèves ; elle aime à s’égarer dans la plaine, à écouter longuement la chanson d’un berger, à prendre sa part des jeux et des travaux rustiques. Écoutez ces bruits de chasse ! La Moselle est une amazone qui bondit au son du cor, elle appelle le cerf que harcèlent les chiens, et lui ouvre, comme un asile, les plis de sa robe verte. Une autre fois, le tablier relevé, elle s’assied joyeuse au repas des vendangeurs ; la liqueur pétille dans le pressoir, le vin fermente… Le vin, c’est la Moselle encore, c’est l’esprit et l’âme de la fiancée du Rhin, et la pièce se termine par un de ces Trinklieder que tous les poètes de l’Allemagne ont chantés.

Ajoutez à ces tableaux des fragmens épiques et dramatiques, qui attestent un louable effort vers le beau, ajoutez-y des traductions de La Fontaine, de Béranger, de Victor Hugo, de Lamartine ; vous verrez que l’étude, comme la nature et la politique, a heureusement inspiré M. Auguste Lamey. Il y a dans tout cela un accent de simplicité qui charme l’esprit. M. Lamey a été chargé d’honorables emplois dans l’administration et la magistrature ; sa vie, comme celle de Conrad Pfeffel, a été consacrée à la pratique du bien ; aujourd’hui, à la fin de sa carrière, il rassemble ces chants épars nés sous l’impression même des événemens, et dont quelques-uns, il y a déjà un demi-siècle, ont répandu de sages idées chez ses compatriotes. Goethe a émis le vœu que chaque esprit cultivé donnât ainsi le journal poétique de sa vie ; à Dieu ne plaise qu’un tel vœu soit jamais exaucé ! Nous n’avons que trop de ces gens qui, poétiquement ou non, prétendent raconter leur vie sans avoir vraiment vécu. Si pourtant ce désir de Goethe peut être quelquefois réalisé, c’est sans doute en des circonstances comme celles où s’est trouvé M. Lamey. Encore une fois, M. Lamey est le dernier des poètes allemands de son pays ; il a exprimé le patriotisme français de l’Alsace dans la langue germanique à l’époque même où cette langue s’effaçait de plus en plus devant la nôtre. Cette contradiction, dont M. Lamey a dû souffrir, sera peut-être son originalité dans l’avenir ; nous devions au moins la signaler, nous devions témoigner notre sympathie à cet esprit tout allemand, à cette âme toute française, à cet héritier de Pfeffel qui n’aura pas de successeur.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V. DE MARS.

  1. Gedichte, von Augus Lamey. Strasbourg, 1856, 2 vol.