La Place royale
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome II (p. 219-221).
◄  Notice
Examen  ►


À MONSIEUR ***[1].


Monsieur,

J’observe religieusement la loi que vous m’avez prescrite, et vous rends mes devoirs avec le même secret que je traiterois un amour, si j’étois homme à bonne fortune. Il me suffit que vous sachiez que je m’acquitte, sans le faire connoître à tout le monde, et sans que par cette publication je vous mette en mauvaise odeur auprès d’un sexe dont vous conservez les bonnes grâces avec tant de soin. Le héros de cette pièce ne traite pas bien les dames, et tâche d’établir des maxime qui leur sont trop désavantageuses, pour nommer son protecteur ; elles s’imagineroient que vous ne pourriez l’approuver sans avoir grande part à ses sentiments, et que toute sa morale seroit plutôt un portrait de votre conduite qu’un effort de mon imagination ; et véritablement, Monsieur, cette possession de vous-même, que vous conservez si parfaite parmi tant d’intrigues[2] où vous semblez embarrassé, en approche beaucoup. C’est de vous que j’ai appris que l’amour d’un honnête homme doit être toujours volontaire ; qu’on ne doit jamais aimer en un point qu’on ne puisse n’aimer pas ; que si on en vient jusque-là, c’est une tyrannie dont il faut secouer le joug ; et qu’enfin la personne aimée nous a beaucoup plus d’obligation de notre amour, alors qu’elle est toujours l’effet de notre choix et de son mérite, que quand elle vient d’une inclination aveugle, et forcée par quelque ascendant de naissance à qui nous ne pouvons résister. Nous ne sommes point redevables à celui de qui nous recevons un bienfait par contrainte, et on ne nous donne point ce qu’on ne sauroit nous refuser. Mais je vais trop avant pour une épître : il sembleroit que j’entreprendrais la justification de mon Alidor ; et ce n’est pas mon dessein de mériter par cette défense la haine de la plus belle moitié du monde, et qui domine si puissamment sur les volontés de l’autre. Un poëte n’est jamais garant des fantaisies[3] qu’il donne à ses acteurs ; et si les dames trouvent ici quelques discours qui les blessent, je les supplie de se souvenir que j’appelle extravagant celui dont ils partent[4], et que par d’autres poëmes j’ai assez relevé leur gloire et soutenu leur pouvoir, pour effacer les mauvaises idées que celui-ci leur pourra faire concevoir de mon esprit. Trouvez bon que j’achève par là et que je n’ajoute à cette prière que je leur fais que la protestation d’être éternellement,

MONSIEUR,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur[5],
Corneille.



  1. Cette épître ne se trouve que dans les impressions antérieures à 1660. Nous donnons le texte de l’édition originale (1637).
  2. Var. (édit. de 1644-57) : intriques.
  3. Les éditions de 1652 et de 1657 ont fantasies, au lieu de fantaisies.
  4. Var. (édit. de 1644-57) : de se souvenir que je les mets en la bouche d’un extravagant, et que par d’autres poëmes…
  5. Var. (édit. de 1644-57) : Votre très-humble et très-fidèle serviteur.