LA PLÉIADE FRANÇAISE

PREMIÈRE PARTIE


I. LES ORIGINES DE LA PLÉIADE

En ce temps-là, vers 1544 ou 1545, dans le pittoresque Paris de François Ier, les curieux qui passaient par la rue des Fossés-Saint-Victor, — aujourd’hui rue du Cardinal-Lemoine, — y pouvaient admirer une assez belle maison, « où, sous chaque fenêtre de chambre, on lisait de belles inscriptions grecques, en gros caractères, tirées du poète Anacréon, de Pindare, d’Homère et de plusieurs autres. » C’était la docte demeure de maître Lazare de Baïf, ancien protonotaire ; ancien ambassadeur du roi de France auprès de la république de Venise, et, plus récemment, à la diète de Spire ; conseiller au Parlement ; maître des requêtes ordinaires de l’hôtel du roi ; avec cela savant helléniste, et, depuis que Budé, en 1540, s’était laissé mourir, « la grande lumière de l’érudition française de son temps. » Nous avons de Lazare de Baïf quelques opuscules : De re Vestiaria, 1526 ; De Vasculis, 1531 ; De re Navali, 1537, qui procèdent, comme l’indiquent assez leurs titres, de la même intention que le De Asse du maître. Le De Asse de Budé avait fait époque dans l’histoire de l’érudition française, et le moindre intérêt en était de justifier son titre. S’il y était traité congrûment des monnaies des anciens, il y était question de bien d’autres choses encore. Et, en effet, dans ce premier âge de l’érudition, à l’aide des ressources que fournissaient les textes juridiques habilement interrogés, la philologie, l’archéologie naissante, la numismatique et la glyptique, il s’agissait principalement, on s’efforçait de reconstituer « l’économie politique ou privée » des anciens, et, par exemple, de spécifier les ornemens qui faisaient l’élégance d’une dame romaine, — mundus muliebris, quo mundior millier fit, — c’est l’objet du De re Vestiaria ; ou encore les ustensiles dont les contemporains de Marc-Aurèle se servaient en ménage, et c’est l’objet du De Vasculis. Lazare de Baïf écrivait aussi quelquefois en français ; et sa traduction des Quatre Premières Vies de Plutarque est malheureusement perdue, mais nous avons sa traduction en vers de l’Electre de Sophocle, 1537, et de l’Hécube d’Euripide : la Tragédie d’Euripide, nommée Hécuba, traduite du grec en rhythme françoise, dédiée au Roy ; Paris, 1544, de l’imprimerie de Robert Estienne. La traduction d’Hécube est suivie, dans cette même édition, de quelques autres pièces de vers dont la plus importante est la Fable de Biblis et Caunus, suyvant Ovide en sa Métamorphose[1].

Ce savant homme avait un fils, — un fils naturel, né d’une mère probablement vénitienne, — Jean-Antoine, dont il avait confié l’éducation « aux meilleurs maîtres » de l’époque, Charles Estienne, Ange Vergèce, Tusanus ou Toussaint, le disciple et l’ami de Budé :


Qui chez lui nourrissait une gaie jeunesse
De beaux enfans bien nés… :


et finalement, après son ambassade de Spire, quand il avait eu repris possession de sa maison de la rue des Fossés, à un Limousin du nom de Jean Dinemandi, bon humaniste et aimable homme, qui se faisait appeler du nom de Daural, — Auratus, — ou Dorat. Un jeune page ou secrétaire, que Lazare de Baïf ramenait de sa dernière ambassade, et dont il avait sans doute apprécié les qualités d’esprit, si même il n’avait éveillé en lui le goût de l’érudition, fut admis à prendre part aux leçons de Daurat : c’était Pierre de Ronsard, gentilhomme vendômois, alors âgé d’une vingtaine d’années. Sa famille le destinait aux armes ou à la diplomatie. Mais la vocation avait été plus forte, et son père, Louis de Ronsard, qui avait pour la littérature l’aversion naturelle d’un bon gentilhomme de son temps, étant mort en 1544, le jeune diplomate, rendu à lui-même, s’enflamma bientôt, dans la docte maison de Lazare de Baïf, désormais devenue la sienne, d’une singulière ardeur pour les études nouvelles. La poussa-t-il toutefois jusqu’à s’enfermer « sept ans durant, » avec Daurat et Jean-Antoine, pour y recommencer son éducation, dans les murs un peu sombres du collège de Coqueret ? C’est ce que ne se lassent pas de raconter ses biographes[2]. Ils nous le montrent, sept ans durant, « continuant à l’estude jusqu’à deux et trois heures après minuit ; » et, quand il allait se coucher, « resveillant Baïf qui se levoit et prenoit la chandelle afin de ne laisser refroidir la place. » Mais Lazare de Baïf n’étant mort qu’en 1547, et Daurat, selon toute apparence, n’étant devenu principal du collège de Coqueret qu’à la fin de cette même année, c’est de sept ans à dix-huit mois, tout au plus, qu’il faut réduire ce temps de laborieux apprentissage. On notera de plus qu’à cette date les premiers essais du poète avaient déjà vu le jour, et dans les Œuvres poétiques de Jacques Peletier du Mans, qui parurent à la fin de 1547, on trouve une Ode de Pierre de Ronsard : Des beautés qu’il voudroit en s’Amie :


Noir, je veux l’œil et brun le teint
Bien que l’œil vert le François tant adore.
J’aime la bouche imitante la rose
Au lent soleil de may desclose…
La dent d’ivoire, odorante l’aleine
A qui s’égalleroient à peine
Toutes les fleurs de la Sabée
Ou toute l’odeur desrobée
Que l’Inde richement ameine.


On trouve plus d’une chose encore dans ce mince et curieux recueil de Jacques Peletier : une traduction des deux premiers chants de l’Odyssée ; une traduction du premier livre des Géorgiques ; des Vers lyriques de l’« invention » du poète, une pièce contre Un poète qui n’écrivait qu’en latin :


J’escri en langue maternelle,
Et tasche à la mettre en valeur,
Affin de la rendre éternelle,
Comme les vieux ont fait la leur :
Et soutien que c’est grand malheur
Que son propre bien mespriser
Pour l’autruy tant favoriser…


C’est déjà la doctrine de la Défense et Illustration de la Langue françoise. Et on y trouve enfin, comme les premiers vers de Ronsard, les premiers vers aussi de Joachim du Bellay. Ils sont adressés : À la ville du Mans, qu’ils invitent à cesser de « prendre gloire en ses Grébans, » pour « donner le prix « à son Peletier :


Cesse, le Mans, cesse de prendre gloire
En les Grébans, ces deux divins esprits…


N’est-on pas tenté de conclure de là que, si Ronsard et du Bellay ne se connaissaient pas avant la rencontre que la légende a placée en 1548, ce fut Jacques Peletier qui les présenta l’un à l’autre ? Ronsard revenait de Gascogne, où l’on ne sait ce qu’il était allé faire. Joachim du Bellay étudiait le droit à Poitiers. Orphelin de père et de mère, élevé par un frère qui ne semble guère s’être occupé de lui, sa jeunesse avait été solitaire et maladive, mélancolique et désœuvrée, dans son « petit Lire » sur ses rives de Loire. La disgrâce ou l’éloignement de son puissant parent, le cardinal du Bellay, invité par le roi Henri II à prendre le chemin de Rome (1547), venait de lui enlever, pour un moment du moins, le protecteur sur lequel il avait compté pour l’aider à faire son chemin dans le monde. Il s’en consolait en composant des vers. Ronsard, gentilhomme et poète comme lui, n’eut sans doute pas de peine à lui persuader de quitter les lois pour la poésie. Du Bellay l’en crut ; ils prirent ensemble le chemin de Paris ; ensemble ils se mirent sous la discipline de Daurat ; et, de concert avec Baïf, s’exaltant les uns les autres, ensemble ils constituèrent la Brigade, puis la Pléiade. C’était, dit-on, le nom et le signe sous lequel autrefois s’étaient réunis sept poètes de l’époque des Ptolémées : Lycophron, Théocrite, Aratus, Nicandre, Apollonius, Philippe, et Homère le jeune. La nôtre fut complète quand à Daurat, Ronsard, du Bellay et Baïf se furent adjoints Pontus de Tyard, Etienne Jodelle, et Rémy Belleau[3].

Quels caractères, ou quel idéal avaient-ils donc en commun ? Ils ne le savaient pas encore eux-mêmes. Ils ne le sauront, ils ne s’en rendront compte qu’après la publication de la Défense et Illustration de la Langue française et ce qu’elle soulèvera d’ardentes contradictions. Mais ils aimaient tous passionnément deux choses : la gloire et le grec. Ils avaient aussi, très vif, quoique très confus, le sentiment ou l’instinct de l’art. Très différens en cela des Lazare de Baïf et des Budé, de leur maître Daurat lui-même, — et, on l’a pu voir, de Rabelais, — ce qu’ils goûtaient de Pindare ou d’Homère, de Théocrite et même de l’obscur Lycophron, c’en était le mérite d’art. Nous disons bien : de Théocrite avec Lycophron, ou, si l’on le veut et plus généralement, de l’alexandrinisme. Les Alexandrins ont toute sorte de défauts : mais celui qu’ils n’ont certes pas, c’est d’avoir manqué d’art, si même on ne doit dire que, ce qui les caractérise dans l’histoire de la littérature, et ailleurs, c’est d’avoir, à force d’art, comme étouffé en eux la spontanéité, la liberté, la largeur de l’inspiration. En ce sens il se pourrait qu’il y eût plus d’art, — s’il y a plus de recherche et de virtuosité, des intentions plus formelles et plus définies, — dans le Laocoon que dans la Vénus de Milo. Infiniment plus curieux de la forme que du fond, c’est cette recherche d’art que les poètes de la Pléiade semblent avoir surtout appréciée de leurs modèles grecs ou latins. Ce sont des maîtres à écrire qu’ils ont vus principalement en eux. Et, si l’on voulait tirer la poésie de l’ornière où elle rampait, c’était précisément ce qu’il fallait alors. Car, pour le danger qu’ils couraient, et qu’aussi bien n’ont-ils pas tout à fait évité, de n’aboutir par ce chemin qu’à des imitations un peu froides ou un peu vides, et à une conception trop artificielle de la poésie, en tant que trop éloignée des sentimens ou des idées de leur temps, leur ambition de gloire pouvait suffire à les en préserver, leur ambition, et, de plus, une autre influence, italienne celle-ci en son principe, mais déjà et profondément transformée par le génie français. Je veux parler de l’influence de l’école lyonnaise.


II. L’ÉCOLE LYONNAISE

On exagérerait à peine si l’on disait de la ville de Lyon qu’elle était vraiment alors, pour la seconde fois dans l’histoire, autant ou plus que Paris même, la capitale intellectuelle et poétique de la France. Sa situation « en pays de frontières, ès marches des pays de Savoie, de Dauphiné, d’Italie, d’Allemagne[4] » en avait fait le plus grand marché de l’Europe entière : totius Europæ celeberrimum emporium. Des exilés italiens, — Florentins, Lucquois, Vénitiens, Génois, des Albizzi, des Pazzi, des Gondi, des Gadagne, — y avaient apporté, avec le génie de la banque et l’industrie des arts de la soierie, des goûts, des habitudes, une manière de « bâtir, » et de vivre, et de penser, qui se sentait de l’esprit de la Renaissance. Le luxe, un peu lourd encore, n’était nulle part plus répandu. Les imprimeurs n’étaient nulle part plus nombreux, ni plus célèbres : Sébastien Gryphius, Guillaume Roville, Jean de Tournes, Etienne Dolet, François Juste, le premier éditeur du Gargantua de Rabelais. Et l’imprimerie, comme l’on sait, était alors un art et même une science. Et pourquoi n’ajouterions-nous pas à tous ces noms, si chers encore aux bibliophiles, celui de Jean Grolier, « trésorier général des troupes françaises, » Lyonnais de famille et de naissance, ami de Budé, « Mécène des gens de lettres, » — ainsi l’appelle Cælius Rhodiginus, — protecteur des Alde[5], et dont un grave historien, le président de Thou, un homme qui savait le prix d’une belle impression et d’une bulle reliure, a pu dire, dans son Histoire, « que les plus belles bibliothèques de Paris et autres endroits du royaume ne recevaient d’ornement que des livres de Grolier. » C’étaient ceux qui portaient la devise ou l’ex libris bien connu : Grolerii Lugdunensis et amicorum.

Du mélange ou sous l’action de toutes ces influences, un tempérament local s’était formé, — chose assez rare en France ! — et dont les traits caractéristiques, s’ils étaient d’ailleurs analogues à son long passé, ne s’étaient toutefois jamais manifestés avec autant d’évidence qu’alors. Au contact de l’Italie, le tempérament lyonnais avait pris conscience de lui-même ; il avait reconnu sa vraie nature ; et, de l’italianisme, pour se l’approprier, ou plutôt pour le transformer en soi-même, il n’avait pris, comme autrefois, que ce qui lui convenait. A Lyon, dans la ville de richesse et de luxe, de commerce et d’art, de travail et de ferveur, qui se souvenait toujours d’avoir été la ville de Vettius Epagathus et de sainte Blandine, le naturalisme italien s’était comme chargé d’une signification mystique ; et le platonisme, d’un divertissement pour les beaux esprits, ou d’une matière à « mettre en sonnets » s’y était changé comme en une religion intérieure, secrète et passionnée, de la beauté. La joie de vivre qui respire dans l’art italien, et jusque dans la mélancolie des sonnets de Pétrarque, s’était à Lyon comme enveloppée de sérieux. On y pouvait bien imprimer le Décaméron de Boccace, mais nulle part, et en ce temps-là surtout, on n’avait jamais moins joué avec l’amour. La volupté, plus profondément sentie qu’ailleurs, y trouvait cependant moins qu’ailleurs sa satisfaction et sa fin en elle-même. Le mysticisme et la sensualité, l’ardeur de la passion et la décence, la contrainte même du langage, l’enthousiasme et le sang-froid s’y étaient alliés dans des proportions indéfinissables, mais d’une manière unique. Et c’est pourquoi, s’il s’était rencontré, vers 1540, dans la ville de Maurice Scève et de Louise Labé, un poète de génie pour donner de tous ces traits une expression définitive, nous en aurions peu de plus grands. Mais, à défaut de ce poète, l’influence de ce même Scève, que l’on vient de nommer, de Pontus de Tyard, de Louise Labé, n’en a pas moins été considérable sur les poètes de la Pléiade ; et il est intéressant de le montrer.

Aussi bien ceux-ci n’ont-ils point fait difficulté de le reconnaître, et je n’en sache pas un, depuis Ronsard jusqu’à Etienne Pasquier, qui n’ait tenu à honneur de rendre hommage à Maurice Scève. Ils ont surtout admiré sa Délie, qui parut pour la première fois en 1544 chez Antoine Constantin, — trois ou quatre ans donc avant qu’aucun d’eux eût senti s’éveiller en lui l’ambition poétique ; — et, ne fût-ce que pour cette raison, Délie, objet de plus haute vertu, marque une date ou une époque dans l’histoire de notre poésie.

La forme seule en serait déjà digne d’attirer l’attention, et le titre tout seul en a quelque chose de symbolique. Délie en effet, c’est Délie sans doute, c’est une maîtresse du poète, Pernette du Guillet peut-être ; c’est peut-être un ressouvenir de la Délie de Tibulle ; mais c’est en même temps l’anagramme de l’Idée. La disposition typographique du poème est un autre symbole, et dissimule assurément quelque autre intention ; il se compose en effet de 449 dizains, très artistement rimes, — ababbccdcd, — et séparés en groupes de 9 par des Figures et Emblèmes, soigneusement gravés, tels que la Femme et la Lycorne, avec cette devise : « Je perds la vie pour le voir ; » Actéon, avec la devise : « Fortune par les miens me chasse ; » ou le Paon, avec celle-ci : « Qui bien se voit orgueil abaisse. » Mais voici bien une autre affaire ! De ce total de 449 dizains, quand on retranche les cinq premiers, qu’on pourrait appeler liminaires, et les trois derniers, — qui forment conclusion, en prolongeant le poème au-delà de la mort de l’amant, — il nous en reste 441, lequel nombre, étant additionné chiffre à chiffre, donne 4 + 4 + 1 = 9, et divisé par 9, donne 49, qui est lui-même le carré de 7, comme 9 est le carré de 3. Qu’il y ait là-dedans « de la cabale, » ainsi qu’on dit familièrement, nous n’en pouvons guère douter, et nous dédions ce problème de mathématique littéraire à la méditation des spécialistes[6]. Mais le lecteur ne s’étonnera pas que, pour s’être soumis à une semblable contrainte, l’auteur de Délie en soit devenu généralement inintelligible, et au contraire il admirera que, dans la nuit de ce poème obscur, on voie, pour ainsi dire, étinceler encore tant et de si singulières beautés.


CCXXI
Sur le Printemps, que les Aloses montent,
Ma Dame, et moy sautons dans le bateau
Ou les Pescheurs entre eux leur prinse comptent,
Et une en prent : qui sentant l’air nouveau,
Tant se débat, qu’en fin se saulve en l’eau
Dont ma Maîtresse et pleure et se tourmente.
— Cesse, lui dy-je, il faut que je lamente,
L’heur du Poisson que n’as sçeu attraper,
Car il est hors de prison véhémente
Ou de tes mains ne peux onc eschapper[7].


N’y a-t-il pas là tout un petit tableau de genre pris sur le vif, ad vivum, et dont la grâce maniérée ne manque assurément ni d’élégance ni de charme ? Mais dans le dizain que voici n’y a-t-il pas quelque chose de plus ; et n’y retrouve-t-on pas ce mélange de mysticisme et de sensualité que nous avons plus haut essayé de définir ?


CCLXXIV
Si poingnant est l’esperon de tes grâces
Qu’il mesguillonne ardemment où il veult,
Suyvant toujours tes vertueuses traces,
Tant que sa poincte inciter en moy peult
Le hault désir qui nuit et jour m’émeult
A labourer au joug de loyaulté,
Et tant dur est le mors de ta beaulté
(Combien encor que tes vertus l’excellent)
Que sans en rien craindre ta cruaulté,
Je cours soubdain, ou mes tourmens m’appellent.

On aimera moins celui-ci :


CCCVI
Ta beaulté fut premier et doulx Tyrant
Qui m’arresta très violenlement ;
Ta grâce après, peu a peu m’attirant,
M’endormit tout en son enchantement :
Dont assoupy d’un tel contentement
N’avois de toy, ni de moy congnoissance.
Mais ta vertu, par sa haulte puissance,
M’éveilla lors du sommeil paresseux
Auquel Amour par aveugle ignorance,
M’espouvantoit de maint songe angoisseux.


Mais quelque raideur que l’on y sente encore, et tout obscurs ou tout embarrassés qu’on les trouve, ce sont là de vrais vers de poète ; et ce sont surtout d’autres vers que ceux de Marot. Sont-ils d’ailleurs imités de quelque modèle italien ? C’est possible. On imite beaucoup alors, souvent sans choix et toujours sans scrupule. Mais ce qui n’est pas en tout cas imité, c’est l’accent : et sans doute c’est ce que l’oreille des poètes de la Pléiade en a d’abord apprécié.

Ils en ont dû apprécier également la composition mathématique ou symétrique ; et, en effet, il faut le noter, c’était la première fois, en français, que l’on consacrait au développement d’un seul thème tout un long poème, lequel, s’il s’était inspiré du Canzoniere de Pétrarque, en différait toutefois par ce point capital qu’il ne s’était pas formé successivement, au cours du temps et de la vie, mais d’un seul coup, comme une œuvre d’art, et qu’ainsi la seule apparence en manifestait l’intention esthétique.

Ils y trouvaient autre chose encore, et c’était cette manière de transformer en un idéal qui le dépassait lui-même la réalité d’un amour vécu. Délie, en devenant l’Idée, ne cessait pas d’être Délie ; on la sentait vivante, on la devinait aimée, passionnément désirée dans les vers du poète ; et c’était le symbole qui remplaçait enfin l’allégorie. S’il n’y a de science que du général, il n’y a peut-être de grande poésie que de l’universel ; et Marot ne s’en était pas rendu compte, ni ses disciples, — Mellin de Saint-Gelais, Héroët, La Borderie, — mais Maurice Scève l’avait compris :


Toute douceur d’amour est détrempée
De fiel amer et de mortel venin ;


ou encore, et pour exprimer cette idée que rien ne meurt que pour renaître :


Quand sur la nuit le jour vient à mourir
Le soir d’ici est aube à l’antipode.


C’étaient de ces vers que les poètes de la Pléiade mettront entre guillemets, « », pour attirer l’attention du lecteur sur ce qu’ils enveloppent de signification générale. Et, faute d’avoir pris comme eux cette précaution, si on leur eût dit que Scève était quelquefois difficile à comprendre, je crains qu’ils n’eussent répondu qu’aucun mérite en lui ne leur plaisait davantage ; n’était plus conforme à la définition du poète ; et ne pouvait plus heureusement contribuer à diriger la poésie elle-même vers les voies nouvelles qu’ils rêvaient.


C’est aussi bien ce que va nous dire en propres termes Pontus de Tyard, — dont il suffit de mentionner en passant les Erreurs amoureuses, 1549, visiblement inspirées de la Délie de Scève, et d’ailleurs insignifiantes, — mais dont la traduction des Dialoghi d’amore, de « Léon Hebrieu », c’est, dit-on, le pseudonyme de Juda Abrabanel, fils d’Isaac, le célèbre rabbin[8], et les Dialogues philosophiques méritent qu’on s’y arrêté un moment. Il était gentilhomme, aussi lui, de grande famille, comme Ronsard, comme du Bellay, et s’il n’était pas précisément Lyonnais, étant né au château de Bissy, dans les environs de Chalon-sur-Saône, c’était à Mâcon qu’il avait fait, depuis 1538, son principal établissement, et c’était à Lyon qu’il avait toutes ses relations. Il admirait beaucoup Maurice Scève :


Scève si haut son sonna
Sur l’une et l’autre rivière,
Qu’avec son mont Fourvière,
La France s’en étonna.
Qui premier la course a pris
Pour la louable carrière,
…………………
Premier emporte le prix
Auquel tous vont aspirant…


Et, ainsi qu’on le voit, ce n’était pas seulement la primauté, mais la « priorité » qu’il revendiquait pour l’auteur de Délie, dans la carrière désormais ouverte à cette Pléiade dont lui-même, Pontus, faisait alors partie. Ce qui le caractérise, et ce qui le distingue de ses émules, ce sont précisément les deux traits que nous avons déjà vu poindre au travers des combinaisons arithmétiques de Délie : la curiosité des choses de la science ; et, si je l’ose dire, la nébulosité de son platonicisme. Il a d’ailleurs plus tard intitulé du nom de son ami l’un de ses plus savans Discours : Scève, ou Discours du Temps, de l’An et de ses parties. Aussi s’ex-plique-t-on qu’en 1551, pour ses débuts de philosophe, il ait choisi de traduire les Dialogues d’amour. L’ouvrage était depuis quinze ans célèbre en Italie, presque aussi répandu que le Courtisan de Balthasar Castiglione. Il ne l’était guère moins à Lyon, puisqu’en cette même année 1551, une autre traduction, par Denys Sauvage, venait faire concurrence à celle de Pontus. Et si ces Dialogues peuvent être appelés le bréviaire de l’amour platonique, n’est-il pas permis de supposer que Pontus et Denys Sauvage ont dû peut-être à Scève l’idée de les traduire ? Délie n’est effectivement qu’une « illustration » des théories développées dans les Dialogues d’amour, dont la première édition italienne est de 1534, et qu’on résumerait assez bien en disant qu’elles se ramènent à la formule connue : « Le beau n’est que la splendeur du vrai. »

Mais deux des Dialogues ou des Discours originaux de Pontus de Tyard, nous intéressent davantage encore : ce sont ceux qu’il a intitulés : Solitaire Premier, ou Discours des Muses et de la Fureur poétique, et Solitaire second, ou Discours de la musique. S’ils n’ont paru qu’en 1552, chez Jean de Tournes, après la Défense et Illustration de la langue françoise, je n’en considère pas moins la connaissance comme nécessaire à l’intelligence du manifeste de la Pléiade ; et j’en ai toujours la même raison. C’est ici l’enseignement propre de l’école lyonnaise. Pontus n’est que l’interprète ou le secrétaire de Maurice Scève ; et les théories qui seront celles de Ronsard ou de du Bellay, plus approfondies, sont dans ses Discours plus philosophiquement rattachées à leurs principes. ! En voici un exemple : Pontus cause avec Pasithée, l’objet idéal de ses Erreurs amoureuses, l’interlocutrice habituelle de ses Discours, et Pasithée lui fait une objection :


— Mais, répliqua-t-elle, que répondrez-vous à ce que dient vos censeurs, que si, par estranges façons de parler, vous taschez d’obscurcir et ensevelir dans vos vers vos conceptions, tellement que les simples et les vulgaires, qui sont, jurent-ils, hommes de ce monde comme vous, n’y peuvent recognoistre leur langue, pour ce qu’elle est masquée et déguisée de certains accoutremens estrangers, vous eussiez encore mieux fait, pour atleindreà ce but, de non estre entendus, de ne rien écrire du tout.

— Je leur répondray, dy-je. que l’intention du bon poète n’est de non estre entendu, ni aussy de se baisser et accommoder à la vitté du vulgaire, duquel ils sont les chefs, pour n’attendre autre jugement de ses œuvres que celuy qui naistroit d’une tant lourde cognoissance. Aussi n’est-ce en si stérile terroir qu’il désire semer la semence qui lui rapporte louange. Bien désireroit-il que ces chassieux, mais aveugles, eussent la vue bonne et peussent cognoître que ce qu’ils cerchent sous le nom de facilité n’est rien moins que facilité, mais doit avoir nom d’ignorance painte aux rudes linéamens de leurs grossières inventions…

Qu’y a-t-il, Pasithée, dy-je en m’interrompant, pour ce que je la voyois, se couvrant d’un garni parfumé, commencer de sourire : ay-je fait quelque faute ?

— Non, ne vous esmouvez point, Solitaire, dit-elle : car je souriois d’un mot que j’attendois en votre réponse, et qu’autrefois je vous ay ouy dire à un monsieur qui se tourmeutoit sus ce même argument… Vous sçavez bien qui je veux dire.

— Non fais, pardonnez-moy, lui répondy-je.

— Vous souvient-il pas, répliqua-t-elle, de celui qui un jour arrivant icy me trouva une Délie en main ; et de quelle grâce, l’ayant prinse et encore non leu le second vers entier, il se rida le front, et la jetta sur la table à demy courroucé ?

— Oh, si fais deà, respondy-je, et ay bien mémoire qu’entre autres choses, quand je le vy autant nouveau et incapable d’entendre la raison que les doctes vers du seigneur Maurice Scève, — lequel vous sçavez, Pasithée, que je nomme toujours avec honneur, — je luy respondis qu’aussi se soucioit bien peu le seigneur Maurice que sa Délie fut veuë ni maniée des veaux[9].

Un autre passage n’est pas moins curieux :


— Je ne veux louer entre nous nos poètes, répondy-je, parmy lesquels je souhaite que l’envie ne s’acharne au mespris l’un de l’autre, et leur désire au reste tant heureuse continuation que les est rangers ayent par cy après à nous rendre ce que par l’ignorance de quelques siècles passés nous avons été contraints leur prêter de louange et d’admiration. Bien voudroy-je que quelqu’un plus hardy et plus que moy suffisant, entreprint et vint à chef d’un art poétique approprié aux façons françoises… Je requerrais qu’à l’image des anciens, nos chants eussent quelques manières ordonnées de longueur de vers, de suite en entremellement de rimes et de modes de chanter, selon le mérite de la matière entreprise par le poète, qui observant en ses vers les proportions doubles, triples, d’autant et demi, d’autant et tiers, aussi bien qu’elles sont rencontrées aux consonances, seroit digne poète musicien, et témoigneroit que l’harmonie et les rimes sont presque d’une mesme essence, et que sans le mariage de ces deux, le poète et le musicien demeurent moins jouissans de la grâce qu’ils cherchent aquérir.


Assurément, ni du Bellay, ni Ronsard, ni Baïf n’exprimeront leur idéal poétique avec plus de précision, ni surtout ne le dériveront d’une source plus haute ; et on peut dire en ce sens que, si Daurat a été l’érudit de la Pléiade, Pontus de Tyard en a été, lui, le philosophe. Oserai-je ici me servir du terme propre, et théologique ? Il a vraiment conçu la poésie comme une ascèse, c’est-à-dire comme un exercice, — du grec ἄσϰειν (askein), — ou un combat de l’âme, s’efforçant de se dégager de la matière, et de reconquérir, par la noblesse ou l’élévation continue de la pensée, sa dignité perdue. Ce qui ne sera chez ses jeunes et triomphans émules qu’une attitude peut-être, ou une forme aristocratique de leur dédain du vulgaire, est bien dans ses Discours toute une philosophie, et presque une religion. Servons-nous encore de ses expressions : « La fureur divine, dit-il, est l’unique escalier par lequel l’âme puisse trouver le chemin qui la conduise à la source de son souverain bien et félicité dernière ; » et, des quatre sortes dont peut l’homme être épris de divine fureur, « la première est par la fureur poétique procédant du don des Muses ». Que si cette religion est d’ailleurs un peu vague, et si cette philosophie s’embarrasse, pour ne pas dire qu’elle s’empêtre dans le pédantisme de son style, les traits n’en sont pas moins reconnaissables. Sans doute aussi, — et le choix de la forme du dialogue semblerait l’indiquer, — Pontus causait-il mieux qu’il n’écrivait. Ses avis, ses conseils auront eu probablement plus d’influence que ses exemples. Cela s’est vu quelquefois dans l’histoire. Et c’est pourquoi nous avons cru devoir lui faire ici la place qu’on ne lui donne généralement qu’à la suite de du Bellay et de Ronsard.


Qui premier la course a pris
Pour la louable carrière
Premier doit avoir le prix
Auquel tous vont aspirant.


On en peut dire autant, ou presque autant, de Louise Labé, « la belle Cordière. » A la vérité, ses Œuvres n’ont paru qu’en 1555, à Lyon, chez Jean de Tournes, mais elles « couraient » depuis déjà longtemps, et nous en trouvons la preuve dans l’Epître dédicatoire de l’auteur à M. C. D. B. L. (Mlle Clémence de Bourges, lyonnaise.) Elle y dit en effet : « Tant en escrivant premièrement ces jeunesses que en les revoyant depuis, je n’y cherchois autre chose qu’un honneste passe temps et moyen de fuir oisiveté… Mais depuis que quelcuns de mes amis ont trouvé moyen de les lire sans que j’en susse rien, et que ils m’ont fait croire que je les devois mettre en lumière, je n’ai osé les éconduire ; » et d’autres indices nous permettent de reporter la date de ces jeunesses aux environs de 1550 ou 1549. La liste en est courte : trois Élégies ; vingt-quatre Sonnets, dont un en langue italienne ; et le dialogue intitulé : Débat de folie et d’amour. Le Débat, qu’il faut rapprocher du Conte du Rossignol, 1547, que l’on attribue quelquefois à l’imprimeur Gilles Corrozet, offre cette particularité que, dans une forme ou dans un cadre qui sent encore son moyen âge, Débats, Dits et Disputes, on le croirait traduit de l’antique ; et cependant il semble bien être de l’invention de Louise Labé. On en connaît la conclusion devenue proverbiale : la Folie ayant aveuglé l’Amour, celui-ci se plaint à Jupiter, et le roi des dieux rend entre eux cette sentence :


Pour la difficulté et importance de vos différens et diversité d’opinions, nous avons remis votre affaire à trois fois, sept fois, neuf siècles, — remarquons ce choix de nombres et rappelons-nous les combinaisons de Délie : — et cependant vous commandons de vivre aimablement ensemble sans vous outrager l’un l’autre. Et guidera Folie l’aveugle Amour, et le conduira partout où bon lui semblera. Et sur la restitution de ses yeux, après en avoir parlé aux Parques, en sera ordonné.

Les Grecs eux-mêmes ont-ils inventé de plus joli mythe ? Mais ce sont surtout trois ou quatre sonnets qui ont perpétué le nom de la Belle Cordière. Il n’en faut pas davantage à un poète pour s’inscrire à jamais dans l’histoire d’une littérature ! et quand ce poète est une femme, et une femme qui aime, je ne sais s’il ne suffirait pas d’un seul.


IX
Tout aussi lui que je commence à prendre
Dans le mol lit le repos désiré,
Mon triste esprit, hors de moy retiré
S’en va vers toy incontinent se rendre.
Lors m’est avis que dedens mon sein tendre
Je tiens le bien, ou j’ay tant aspiré
Et pour lequel si haut j’ay soupiré
Que de sanglots ay souvent cuidé fendre.
O doux sommeil, ô nuit à moy heureuse,
Plaisant repos, plein de tranquillité,
Continuez toutes les nuiz mon songe,
Et si jamais ma poure âme amoureuse,
Ne doit avoir de bien en vérité
Faites au moins qu’elle en ait en mensonge ![10]


On conte que la fortune fut clémente à « sa pauvre âme amoureuse ; » et, sans essayer ici de surprendre, après trois cent cinquante ans écoulés, le secret de son bonheur, on peut dire du moins que, rarement, la reconnaissance de ces plaisirs mêlés de larmes qui sont quelquefois tout l’amour, se traduisit en termes d’une mélancolie plus passionnée.


XIV
Tant que mes yeus pourront larmes espandre
A l’heur, passé avec toy, regretter
Et qu’aus sanglots et soupirs résister
Pourra ma voix et un peu faire entendre ;
Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignard Lut, pour tes grâces chanter ;
Tant que l’esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fois que toy comprendre ;
Je ne souhaitte encore point mourir,
Mais quand mes yeus je sentiray tarir,
Ma voix cassée, et ma main impuissante.
Et mon esprit en ce mortel séjour
Ne pouvant plus montrer signe d’amante,
Priray la mort noircir mon plus cler jour.


Je ne connais guère de plus touchante ni de plus belle modulation que ce passage des deux premiers quatrains au premier tercet. Louise était musicienne : ils étaient tous musiciens dans l’école. Mais ce fut cette fois la mort qui ne répondit pas à l’appel, et quand il s’éloigna pour ne plus revenir, la « Belle Cordière » était jeune encore[11]. Le temps, en apaisant les regrets, amena-t-il le repentir ? Mais jusque dans le repentir elle garda l’orgueil de son amour, et le roman se termina par ce hardi défi ;


XXIV
Ne reprenez, Dames, si j’ay aimé !
Si j’ay senti mile torches ardentes,
Mile travaux, mile douleurs mordantes,
Si en pleurant j’ay mon tems consumé,
Las ! que mon nom n’en soit par vous blâmé.
Si j’ai failli, les peines sont présentes,
N’aigrissez point leurs pointes violentes ;
Mais estimez qu’Amour, à point nommé,
Sans votre ardeur d’un Vulcan excuser,
Sans la beauté d’Adonis acuser,
Pourra, s’il veut, plus vous rendre amoureuses
En ayant moins que moi d’occasion,
Et plus d’estrange et forte passion,
— Et gardez-vous d’estre plus malheureuses !


Comment s’appelait cet ami tant aimé ? et quelle fut Louise Labé ? C’est ce qu’il est sans doute inutile de rechercher plus indiscrètement. Calvin, qui ne la connaissait point, — mais auquel il suffisait qu’elle ne fût point calviniste, — l’a traitée quelque part, avec sa tolérance coutumière, de « courtisane de bas étage », plebeia meretrix ; et les biographes de Louise Labé, tour à tour, ont parlé d’elle comme Calvin, ou détendu contre lui « sa vertu. » Pour nous, qui ne retenons d’elle que ses vers, nous ne croyons pas que l’on se puisse tromper à l’ardeur de passion qu’ils respirent, et, littérairement, c’est tout ce qui nous importe. Qui aima-t-elle ? et comment aima-t-elle ? Elle aima passionnément, voilà tout ce que nous pouvons dire, et c’était la première fois qu’en notre langue, la passion s’exprimait ou se déchaînait avec cette véhémence et cette naïveté. Pour la première fois, les voiles étaient ici déchirés, dont l’amour s’enveloppait encore dans la Délie de Scève, et aucune allégorie ne s’interposait plus, — on serait tenté de dire : ni aucune préoccupation littéraire, — entre le sentiment et son expression. Il ne faut pas douter que les poètes artistes de la Pléiade en aient été frappés comme nous, et l’exemple de Ronsard lui-même, on le verra bientôt, donnerait à penser qu’il n’a pas lu sans fruit le mince volume des Œuvres de Louise Labé, Lyonnaise.

Ajoutons que Louise Labé, le bon Pontus et le« seigneur Maurice Scève » ne sont pas les seuls représentans que l’on puisse nommer de l’école lyonnaise ; et, pour ne rien dire de Jeanne Gaillarde ou de Marguerite du Bourg, de Sibylle et de Claudine Scève, cousines ou sœurs de Maurice, et de tant d’autres femmes poètes dont la réputation de talent, d’esprit et de beauté a gravité autour de celle de Louise Labé, on retrouverait des traits de la « Belle Cordière, » dans la personne et dans les Rimes de Pernette du Guillet. C’est encore à Maurice Scève qu’elle adressait ce joli dizain :


Puisque de nom et de fait trop sévère
En mon endroict te puis appercevoir,
Ne t’esbahis si point ne persévère
A faire tant par art et par sçavoir
Que tu lairras d’aller les autres veoir :
Conque de toy je me voulsisse plaindre,
Comme voulant la liberté contraindre ;
Mais advis m’est que ton sainct entretien
Ne peult si bien en ces autres empraindre
Tes mots dorés, comme au cueur qui est tien.


« O poète ! ô chose inconstante et légère, va donc, et cours où la beauté t’appelle ! » Aime d’autres femmes et prodigue leur comme à moi la flatterie de tes vers ! Mais, dans ma solitude, laisse-moi seulement croire qu’aucune n’y sera plus sensible que celle qui fut ta créature ! » La première édition des Rymes de gentile et vertueuse dame Pernette du Guillet, lyonnaise, a paru pour la première fois en 1545, chez Jean de Tournes, et ainsi précédé de deux ans la publication des Marguerites de la Marguerite des Princesses, 1547. Si nous en faisons la remarque, c’est qu’il serait injuste d’oublier la part que la reine de Navarre a eue dans ce mouvement d’émancipation du génie féminin qui, dès le règne d’Henri II, allait mêler aux inspirations d’une littérature jusqu’alors toute masculine quelque chose des grâces et de la douceur d’un autre sexe.

Là peut-être, en effet, se résume l’influence de l’école lyonnaise ; — et là est sa gloire. On a entendu Rabelais parler de la femme, ou plutôt on ne l’a point entendu, car nous ne l’avons point cité, mais nous avons dit comment il en avait parlé. C’est pourquoi, dans un livre bizarre : le Fort inexpugnable de l’Honneur du sexe féminin, d’un certain François Billon, qui parut en 1555, mais qui fut écrit à Rome en 1550, et dont l’objet n’est autre que de venger la « réputation du sexe peu prisé, » les dames de Lyon occupent, à elles seules, autant ou plus de place que celles de tous les autres endroits du royaume, et, je crois, que celles même de la cour de France. C’est justice ; et aucunes, assurément, n’ont fait plus dans cette première moitié du XVIe siècle pour l’honneur ou la dignité de leur sexe. Elles ont fait mieux ; et ce qu’avait été Laure de Noves pour Pétrarque, ou Béatrix Portinari pour Dante, elles le sont devenues pour le poète et pour l’artiste : la Délie de Scève, l’Olive de Du Bellay, la Pasithée de Pontus, la Cassandre ou l’Hélène de Ronsard. L’idéale beauté dont on rêve, et qui nous fuit, elles en ont à leurs yeux précisé le contour et comme incarné l’image en leur personne. De l’exaltation du désir d’amour ou de son épuration, elles ont fait la source même de l’inspiration poétique. Elles ont réussi, — comme on l’a dit énergiquement et admirablement, — « à faire dériver les hauts instincts moraux non de la raison, mais du cœur même et des entrailles. » C’est ce qu’elles ont ajouté du fond même de leur race ou de leur tempérament local à ce qu’il y a souvent de trop extérieur dans le pétrarquisme lui-même. Grâce à elles et par elles, dans la société comme dans la littérature française la femme a pris un rang qu’à moins d’être souveraine, elle n’avait tenu ni dans la littérature, ni dans la société de l’Italie de la Renaissance. Nous en verrons les conséquences ; et si, comme on le prévoit sans doute, elles s’étendront beaucoup plus loin que l’œuvre de la Pléiade, c’est là pourtant que nous allons commencer de les apercevoir.


III. LA PUBLICATION DE LA DEFENSE

Les événemens littéraires, comme les autres, sont toujours assez rigoureusement déterminés dans leurs causes lointaines et profondes : ils le sont moins dans leurs causes prochaines ; et c’est ici la part de cet inattendu qui est l’un des charmes de l’histoire. Du fond de leur collège de Coqueret, où ils continuaient d’helléniser, on ne saurait donc dire quand ni comment Ronsard, Du Bellay et Baïf se seraient décidés à sortir, si, dans les derniers mois de l’année 1548, un mince volume n’avait paru chez le libraire Corrozet, qui portait le titre de : l’Art poétique françois, pour l’instruction des jeunes studieux et encor peu avancés en la poésie françoise. L’auteur en était un avocat parisien, du nom de Thomas Sibilet[12]. L’ancienne école, celle qui se réclamait des exemples et du nom de Marot, avait-elle eu peut-être connaissance ou soupçon des propos révolutionnaires qui s’échangeaient au collège de Coqueret ? On ne sait ; mais toujours est-il que la publication de ce petit volume émut vivement les jeunes novateurs. Non que le livre ait une grande valeur ! Et, au contraire, on pourrait même dire qu’il n’en a proprement aucune. Mais, l’énumération complaisante et admiratrice des anciens genres à forme fixe, — ballade, rondeau, virelai, chant royal et « autres épisseries, » — y tenait une place considérable. Mais, des cinq espèces de rime que l’auteur y signalait à l’attention des « jeunes studieux », celle qu’il appelait l’équivoque, et qui ne consistait que dans le simple calembour, comme dans ces vers de Marot,


En m’esbattant je fay rondeaux en ryme,
Et en rymant bien souvent je m’enryme ;


parce qu’elle était « la plus difficile et la moins usitée », lui paraissait « la plus élégante. » Mais encore, s’il apportait des exemples à l’appui de ses définitions, il n’en donnait que de Marot et deux ou trois tout au plus de Saint-Gelais et de Maurice Scève. Mais il ne craignait pas de comparer les coq-à-l’âne de Marot à la satire d’Horace, de Perse et de Juvénal, et nos moralités, — ô profanation ! — à la tragédie des Latins et des Grecs. Et enfin, parmi tous ces blasphèmes, s’il osait hasarder quelques nouveautés timides, — sur le caractère de l’inspiration poétique par exemple, ou sur les qualités de la langue nationale, — justement elles étaient de celles dont les hellénisans du collège de Coqueret étaient en train d’élaborer l’éloquente expression.

Avec cela, le sentiment de l’art y faisait cruellement défaut, et on le voyait bien dans le chapitre du sonnet. Car, on le sait aujourd’hui, ce n’est ni Du Bellay, ni Pontus de Tyard qui ont introduit le sonnet dans notre poésie française ; et ce chapitre, qui est daté de 1548, aurait dû suffire depuis longtemps à le prouver, si d’ailleurs nous n’avions des sonnets de Jacques Pelelier du Mans et de Marot lui-même, imitations ou traductions de Pétrarque. Mais Sibilet ne craignait pas de comparer le sonnet à l’épigramme, et le barbare ! il en trouvait la « structure un peu fâcheuse, » bien loin d’en sentir la beauté quasi mathématique et la singulière valeur d’art. A toutes les qualités du poème à forme fixe, dont la principale est de permettre de sertir ou d’enchâsser la pensée dans une monture d’exécution parfaite, le sonnet joint ce grand avantage d’être libéré de la pire contrainte qui gêne la ballade ou le rondeau, et c’est celle du « refrain. » Il s’achève en s’ouvrant, et son dernier vers le prolonge en perspectives infinies. Le bon Sibilet ne se montrait guère plus artiste dans le chapitre qu’il intitulait : Du Cantique, Chant lyrique, ou Ode et Chanson. Toute la différence qu’il trouvait de l’ode à la chanson était que la seconde « est moindre en nombre de couplets que la première, et de plus inconstante façon en forme de style. » Et en effet ode ou chanson, il est certain que c’est le même mot, mais la signification en diffère, jusque dans l’analogie, de tout l’intervalle qui sépare une inspiration familière d’une œuvre d’art accomplie.

On conçoit donc aisément l’indignation de Ronsard et de Du Bellay à la lecture de ce livre ; et très vraisemblablement, c’est alors qu’ils résolurent, pour y répondre, d’écrire la Défense et Illustration de la langue françoise. Il fallait en finir avec l’école de Marot. Et puisqu’en littérature, comme partout, on ne détruit que ce que l’on remplace, le manifeste s’accompagnerait de la publication d’un ou plusieurs recueils de vers qui démontreraient par l’exemple l’excellence de la théorie. Du Bellay donnerait les Sonnets de son Olive, et Ronsard les premiers livres de ses Odes ; les plus « pindariques » de toutes, celles où l’on verrait le mieux la distance qui sépare une chanson d’avec une ode. On se mit donc résolument à l’œuvre, et, au mois de mars ou d’avril 1549, paraissait la Défense et Illustration de la langue françoise, en même temps que l’Olive et les Vers lyriques de J. D. B. A. ; — au mois d’octobre le Recueil à Madame Marguerite, du même Du Bellay (Marguerite de France, duchesse de Berry, sœur d’Henri II) ; — et tout au commencement de 1550 (le privilège est daté du 10 janvier 1549), les Quatre premiers livres des Odes de P. de R. V., Pierre de Ronsard, Vendômois. Nous avons dit que dans le même temps Pontus de Tyard donnait à Lyon le premier livre de ses Erreurs amoureuses. Etienne Jodelle avec sa Cléopâtre, et Baïf avec ses Amours de Francine n’allaient pas tarder à les suivre.

Une dernière observation, avant d’aborder la Défense et Illustration de la langue françoise, ne paraîtra pas inutile. Si l’Art poétique de Thomas Sibilel a peut-être obligé Ronsard et Du Bellay d’entrer en lice ou en ligne un peu plus tôt, et autrement qu’ils ne l’eussent voulu, tous ces détails nous montrent ce qu’il y avait déjà de préformé dans leur doctrine ; et, à cet égard, c’est comme si l’on disait que la Défense et Illustration, indépendamment de son contenu, que nous examinerons plus tard, a signalé ou inauguré en France l’avènement de la critique. Ils nous montrent encore que, si la critique veut agir avec efficacité, le moyen n’en est pas tant d’attaquer directement les auteurs ou les œuvres, ni peut-être d’en produire qui leur soient supérieures ou qu’on leur préfère, mais de leur enlever ou de leur soustraire leur public, en l’inquiétant sur ses propres goûts. Et ils nous font enfin pressentir ce que sans doute on verra pleinement dans l’œuvre de la Pléiade : c’est à savoir quelle est jusque dans la production de l’œuvre d’art, — et combien grande ! — la part de la volonté.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez pour tous ces détails, et d’autres encore sur Lazare de Baïf, le livre de M. Lucien Pinvert, 1 vol. in-8o ; Paris, 1900, Fontemoing.
  2. Claude Binet, Vie de Ronsard, dans le second volume de la grande édition des Œuvres ; Paris, 2 vol. in-fol., 1623. G. Buon.
  3. On consultera sur l’Alexandrinisme, dont la connaissance ou du moins quelque teinture est indispensable à l’étude de la Pléiade française : Auguste Couat : la Poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées, in-8o ; Paris, 1882 Hachette ; — Franz Susemihl : Geschichte der Griechiscken Litteratur in der Alexandrinerzeit, 2 vol. in-8o ; Leipzig, 1892, Teubner ; — et Georges Lafaye, Catulle et ses modèles, in-8o ; Paris, 1894, Imprimerie nationale.
  4. Ce sont les termes des Lettres Patentes de 1419, instituant « deux foires franches » en la ville de Lyon. Cf. Monfalcon, Histoire de Lyon, 2 vol. in-4o ; Paris et Lyon, 1847. Guilbert et Dumoulin.
  5. Voyez dans une belle édition du De Asse, — Venise 1522 — l’épitre dédicatoire de François d’Asola, beau-frère d’Alde l’ancien, à Jean Grolier : Christianissimi Gallorum regis secretario et Galliarum Copiarum quæstori.
  6. On retrouvera les mêmes préoccupations scientifiques sous une autre forme, et le même étalage d’érudition, dans l’autre grand poème de Maurice Scève, son Microcosme, dont nous ne disons rien ici, parce qu’il n’a paru qu’en 1562.
  7. L’orthographe que nous reproduisons est celle de l’édition de Paris, chez Nicolas du Chemin, 1564.
  8. Isaac Abrabanel, né à Lisbonne on 1437, mort à Venise en 1508. Ses Commentaires sur l’Ancien Testament sont demeurés, dit-on, classiques.
  9. L’orthographe et la ponctuation sont celles de l’édition de 1587. Discours philosophiques de Pontus de Tyard, Paris, chez Abel l’Angelier.
  10. L’orthographe est celle de la réédition de 1853, Paris, Simon Raçon.
  11. On ne connaît pas avec exactitude la date de sa naissance, et on s’est accordé longtemps à la placer en 1524 ou 1525. Des recherches plus récentes ont établi qu’on pouvait la reculer presque d’une dizaine d’années, jusqu’aux environs de 1515 ou 1520. Cf. Charles Roy. Œuvres de Louise Labé ; Paris, 2 vol. in-18, 1887. A. Lemerre.
  12. Voyez sur ce point : Joachim du Bellay, par M. Henri Chamard, 1 vol. in-8o, Lille, 1900, Le Bigot.