La Plèbe orientale

La Plèbe orientale
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 63-97).
LA PLÈBE ORIENTALE


I. — LE FOYER

Où qu’on l’étudie, de la Turquie d’Europe aux confins du Soudan, cette plèbe des villes ou des campagnes vous frappe tout d’abord par son apparence de misère et d’abrutissement. Et cette impression, ce n’est pas seulement l’Européen qui l’éprouve, ce sont les Orientaux aussi. Leurs journalistes ne se font pas faute de le répéter, exactement dans les termes dont je viens de me servir.

Cependant, un observateur superficiel en juge autrement. La vigueur physique, la haute stature des mâles, la beauté plantureuse et épanouie des femmes excitent fréquemment l’admiration des touristes. Pour certains de nos écrivains, c’est un lieu commun de soutenir qu’en Orient la splendeur de l’animal humain est la récompense de son mépris pour la culture anémiante de l’Occident et les labeurs épuisans de nos civilisations. Ils se laissent éblouir par les gaillards solides et bien nourris qui paradent devant les consulats, en costumes chamarrés de kawass, par ces beaux guides syriens à la moustache conquérante et aux grands foulards flottans, par les âniers et les drogmans du Caire, tous ces lestes coquins, qui s’empressent, avec des gestes frôleurs, autour de la voyageuse pudibonde et ravie, — ou peut-être encore par les corpulences hyperboliques des boutiquiers levantins et les carnations lourdes et fraîches des jeunes effendis. Mais ces figurans bien en chair masquent le fond de la scène. Le vrai peuple, en général, est malingre et souffreteux. Seulement, il est si prolifique que sa fécondité finit par triompher de ses tares morbides, et que des types superbes émergent souvent de ce déchet humain. Néanmoins, ce déchet est formidable. Pour en avoir une idée approchante, il faudrait être un médecin continuellement en contact avec les classes pauvres, ou une de ces chrétiennes pieuses qui pénètrent, par charité, dans les intérieurs les plus abjects. J’ai interrogé quelques-uns de ces intrépides visiteurs. Leurs descriptions dépassent tout ce qu’on peut imaginer en fait de peintures affligeantes ou répugnantes. Mais, à Jérusalem, chez les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et dans les quartiers juifs, j’ai eu sous les yeux comme un musée vivant et étonnamment représentatif de la misère orientale. Nulle part ailleurs, sans doute, la hideur invraisemblable des plaies, l’anomalie presque extravagante des cas pathologiques n’atteint à un pareil degré d’horrible et d’imprévu.

Évidemment, ce serait une exagération flagrante de se former une idée de cette plèbe levantine d’après les habitans d’un ghetto, les pensionnaires d’un hospice ou d’un orphelinat. Mais ce qu’on voit dans les rues, ce qu’on surprend dans les maisons n’en permet point une appréciation plus flatteuse.

Disons-le tout de suite : l’habitation populaire orientale est quelque chose d’extrêmement vague. En Europe, nos prolétaires, quoiqu’ils prétendent, ont tout de même un foyer, ou, du moins, ils aspirent à en avoir un. En Orient, la plèbe ne paraît même pas s’en soucier. On vit dehors beaucoup plus que chez nous : le climat le permet davantage. Et, plus que chez nous aussi, l’ouvrier est presque toujours absent, soit pour son travail, soit pour son plaisir. Les enfans grouillent dans la rue, les femmes vont aux provisions, ou bavardent autour des fontaines. On ne rentre au logis que pour dormir et pas toujours pour manger. Mais ce logis que la femme européenne s’ingénie à rendre plus confortable, voire à orner, fût-il un taudis, la femme orientale s’en désintéresse complètement. Si elle en avait le désir, je crois bien d’ailleurs que le courage lui manquerait, tant la saleté du bouge qu’elle habite est opprimante et comme indestructible.

Au Caire, et dans toute l’Égypte, l’indigence et la grossièreté rudimentaire des habitations pauvres sont peut-être plus navrantes que dans les autres pays d’Orient... Deux ou trois pièces obscures et sans air se groupent, d’ordinaire, autour d’un vestibule non moins obscur. Le plâtre des murs s’écaille, et, des lattes vermoulues du plafond, tombent constamment sur le sol des débris de bois pourri, des parcelles de chaux ou des coulées de sable et de mortier. Les nattes qui tapissent ce réduit sont infestées d’une vermine nombreuse parmi laquelle les punaises immobiles font comme de petites éclaboussures jaunâtres. Et l’agitation de tous ces insectes invisibles imprime aux pailles des nattes une sorte de frémissement étrange et continu. Les chambres où l’on couche ont, pour tout mobilier, ces mêmes nattes cousues de puces et de punaises, et, dans un renfoncement, une pile de matelas aux étoiles criardes et malpropres. Une des chambres sert en même temps de salle à manger et de cuisine. Le mobilier y est presque aussi sommaire que dans les précédentes. Sur une planche fixée au mur à hauteur d’appui, quelques marmites arabes avec leurs couvercles en chapeau chinois, le tout détamé, maculé et vert-de-grisé. Dans un coin, un ou deux réchauds en terre, quelques assiettes creuses, une gargoulette, une paire de plateaux de cuivre ou de paille tressée, un coffre rempli de vieux croûtons. Plus loin, des baquets emboîtés l’un dans l’autre et juchés sur des bûches, au milieu d’une débandade de tamis, de passoires et de pincettes... Quelque chose de pis que ce désordre et cette incurie, c’est l’odeur nauséabonde qui remplit toutes les pièces et semble se dégager des murs, du sol, du plafond, des meubles. En réalité, tout y contribue et les habitans eux-mêmes plus que tout le reste. Il n’y a point d’eau dans ces maisons populaires : ce sont les outres en peau de buffle du sakka (le porteur d’eau) qui les approvisionnent, avec quelle parcimonie, on le devine. Et, comme les rues n’ont pas d’égouts[1], que tout ce qu’on y jette y pourrit et s’y dessèche doucement au soleil, l’infection du dehors est, pour les malheureux hôtes de ces quartiers, aussi véhémente et aussi dangereuse que celle du dedans.

En Syrie et en Palestine, surtout dans les milieux chrétiens, l’habitation s’améliore sensiblement et tend à se rapprocher de l’habitation européenne. Quand on traverse un village du Liban ou de la Bekka, on est surpris d’y rencontrer de fort belles maisons eu pierres de taille, percées de larges ouvertures ogivales et surmontées d’une coupole ou d’une terrasse. Mais la plupart de ces maisons ont été construites par des Syriens revenus d’Amérique, après y avoir amassé quelque argent. C’est une manière d’étaler leur petite fortune aux yeux de leurs compatriotes. Les gens qui s’offrent ces confortables bâtisses étant à demi façonnés aux mœurs occidentales, leur exemple ne prouve pas grand’chose pour les naturels du pays. D’ailleurs, même chez ces déracinés, les habitudes anciennes reparaissent, dès qu’ils se replongent dans le milieu natal. Ils ont bien, pour la montre, une ou deux pièces meublées à l’européenne et qu’ils s’empressent d’exhiber à l’étranger. Mais il ne faut pas pénétrer plus loin. Derrière ce décor trompeur, se cache la vie réelle de l’habitant, c’est-à-dire la vie orientale dans toute son incurie et sa rudesse primitive. En arrivant à Bethléem, où foisonnent les maisons cossues payées par l’argent américain, je pressentis tout de suite la saleté des intérieurs, avant même d’en avoir franchi le seuil. C’était à la messe de minuit, dans l’église des Capucins, où toute la population bethléémitaine était entassée, les hommes debout, les femmes et les enfans accroupis parterre sur des nattes. Une puanteur terrible et d’abord indéfinissable saturait l’atmosphère. Pourtant, les vêtemens de ce peuple étaient immaculés, éblouissans de blancheur. En l’honneur de la Nativité, ils avaient fait une lessive générale de leurs bardes, et l’on sentait, à d’âpres effluves chimiques, qu’on n’avait épargné ni le savon, ni la potasse pour ce lavage solennel. Mais la crasse expulsée des habits était restée sur les corps. Je ne m’étonnai pas, le lendemain, de la trouver dans les chambres, où je crois même qu’on la conserve et qu’on l’entretient.

Si le Turc de la plèbe, comme celui des hautes classes, a plus de décence extérieure, il est aussi, de tous les Orientaux, le plus sommairement logé. Ses maisons de bois, découpées à jour, comme des kiosques chinois, sont des glacières en hiver et de véritables étouffoirs en été. Vues du dehors, lorsqu’elles sont neuves, elles produisent un assez joli effet. Malheureusement, les intempéries du climat ont tôt fait de les transformer en de lamentables cambuses. Ajoutons que les réparations sont un raffinement occidental inconnu des Turcs et que, d’ailleurs, le système fiscal de l’Empire en fait un luxe très coûteux. Au bout de quelques années, ces chalets qui ressemblent toujours à des baraquemens provisoires, ne sont plus que des ruines branlantes. Rien de misérable et de désolé comme ces longues rues tortueuses de Stamboul, avec leurs enfilades de masures affaissées, qui festonnent, tout de guingois, pendant des kilomètres. Celles des riches vous évoquent les petites rues lugubres de nos villes de province, où les vieilles constructions en bois se sont conservées. Un soir, en remontant d’Atik-Ali vers la mosquée Mehmet, je retrouvai, sous ce ciel oriental, la tristesse et la solitude de nos plus mornes Avranches. Quant aux quartiers pauvres, ils apparaissent sordides comme des campemens de gitanes. Et ce qui en rend l’aspect si navrant, c’est peut-être le contraste entre la décrépitude de ces logis et l’étalage de prétentieuses élégances européennes que l’on surprend, de-ci, de-là, par une fenêtre ouverte, ou une porte entre-bâillée : des stores de cotonnade autrichienne, des lampes ou des suspensions de pacotille, et même, quelquefois, — une armoire à glace en pitchpin !...

Lorsque j’errais dans Stamboul, pendant l’automne de 1906, à part le quartier de Phanar et celui des Juifs, — ou encore celui du grand Bazar, sans cesse grouillant d’une population très active, — tout le reste de l’énorme ville avait l’air inhabité. De rares passans se faufilaient dans les ruelles, avec des mines circonspectes ou craintives. Parfois une ritournelle de graphophone s’échappant d’une maison hermétiquement close : c’était un harem qui tuait le temps en se grisant de musique au rabais. Partout un vide, un silence presque inquiétant. Je m’égarais ainsi dans la direction de Yédi-Koulé et des remparts byzantins. Je traversais de vastes quartiers déserts ; de loin en loin, la longue figure pâle d’une jeune fille grecque glissait entre les rideaux d’une fenêtre. Des terrains vagues se succédaient, des jardinets en friches, des placettes envahies par les décombres et les ordures, où de rares platanes ébranchés se desséchaient autour d’une fontaine poudreuse et tarie. J’atteignais une petite mosquée perdue, je m’asseyais sur la bordure de pierre qui protège les arbres de la cour. Personne aux alentours. Un calme, une absence presque totale de bruits à se croire dans une ville morte. Puis, tout à coup, du haut du minaret, la voix chantante du muezzin tournait avec lenteur aux quatre coins de l’espace ; et cet appel à la prière, qui tombait dans ce grand silence, cette voix solitaire, à laquelle nulle autre ne répondait, passait en mélancolie funèbre les sonneries de vêpres les plus mortuaires dans nos paroisses les plus abandonnées.

Il est vrai qu’en ce moment-là, la terreur de l’ancien régime pesait lourdement sur Stamboul. Non seulement, les moindres rassemblemens étaient interdits, mais l’espionnage dispersait la clientèle des cafés et des lieux publics. Les occupations journalières une fois terminées, oh sortait le moins possible. Chacun se terrait chez soi, en quittant l’échoppe ou le bureau. La vie de famille était jalousement fermée. En doit-on conclure que les Turcs, pour s’être résignés si longtemps à cette claustration forcée, ont, plus que les autres Orientaux, le culte du foyer ? J’avoue que je n’en sais rien. La crainte de la délation, sans parler du préjugé musulman contre tout visiteur mâle, rendait très difficile, lors de mon passage, même l’accès des plus humbles logis populaires. J’eus pourtant la bonne fortune d’en visiter un.

C’était à Scutari, chez un brave homme qui remplissait les fonctions de garçon de bureau dans une administration impériale. J’y avais été conduit par un Jeune-Turc, et, naturellement, celui-ci tenait à me donner de la basse classe ottomane une idée aussi flatteuse que possible. Après avoir grimpé une ruelle fort mal pavée, nous nous trouvâmes bientôt en présence d’un konak assez imposant :

— C’est là ! me dit mon guide.

Comme je m’étonnais qu’un employé subalterne fût si confortablement logé, il ajouta :

— Vous avez raison de vous étonner ! Ce konak appartenait autrefois à ma grand’mère qui en a fait cadeau au père du propriétaire actuel, un de ses anciens domestiques, dont elle voulait récompenser les loyaux services...

J’admirai la générosité de cette grand’mère, générosité qui, d’ailleurs, n’a rien d’exceptionnel en pays musulmans... Nous heurtâmes à la porte soigneusement barricadée, et, après une longue attente, une petite servante sans voile et nu-pieds vint nous ouvrir. Elle nous introduisit dans une pièce très spacieuse du premier étage, et, tout de suite, à une foule d’indices significatifs, j’eus l’intuition qu’on en avait fait la toilette, en prévision de ma visite. C’était si propre, si bien épousseté, et balayé, les meubles et les moindres objets rangés dans un si bel ordre, que toutes les explications de mon guide ne prévalurent point contre mes soupçons. D’ailleurs, la décoration de cette chambre n’avait pas dû changer depuis le temps où la donatrice en était sortie. Le divan, les tapis de Smyrne, les coussins, les coffrets, les petits miroirs pendus au mur, rien n’avait bougé. Alors ce décor ne pouvait plus m’intéresser, moi qui cherchais un intérieur strictement populaire. J’écoutais, d’une oreille distraite, les propos de mon compagnon, et, tandis qu’il me vantait une vieille boîte à musique posée sur une étagère, je regardais le plancher vermoulu et taché de plaques de moisissure, les fenêtres aux châssis mal joints et aux vitres absentes, je constatais la minceur des cloisons de bois, et je songeais que la pauvre grand’mère qui habitait autrefois ce konak avait dû y mourir de froid. Je songeais aussi à toutes les Désenchantées poitrinaires qui grelottent dans les yalis du Bosphore, — ces baraques en planches, dont les pilotis trempent dans l’eau et dont les pièces humides, traversées par le vent glacial de la Mer-Noire, n’ont, pour se réchauffer, qu’une poignée de charbons dans un brasero…

Cependant mon Jeune-Turc, qui s’entêtait à m’abreuver de couleur locale, me faisait remarquer la petite table préparée pour le maître de la maison. La servante y avait disposé, sur un plateau, une carafe de jus de raisin, une assiette de laitage, des concombres et des noisettes.

— Vous voyez, me dit-il, il va rentrer du bureau par le bateau de cinq heures. Il mangera sa collation, causera un instant avec sa femme et ses enfans. Son fils aîné, qui est musicien, lui jouera un air de mandoline. Après quoi, il ira se coucher pour recommencer le lendemain. Telle est la vie que le tyran nous fait à tous !…

En dépit de tous les discours de mon compagnon, cette vie-là restait néanmoins fort mystérieuse pour moi. En somme, on ne m’avait pas laissé franchir le sélamlik, la partie de l’habitation ouverte aux étrangers. J’aurais voulu pousser plus avant. Mais après une allusion timide que je risquai, je compris qu’il serait incivil d’insister.

Nous terminâmes notre inspection par le jardin, un rectangle clôturé de murs et attenant à la maison. Là, au moins, rien n’était truqué. C’était un désordre et un abandon inimaginables. Les carrés et les plates-bandes étaient incultes, on ne reconnaissait plus la trace des allées. Un bassin, qui occupait le milieu, était à sec. Des tas de chiffons, des débris de meubles et d’ustensiles s’amoncelaient, çà et là, parmi les mauvaises herbes. Et presque tous les arbres avaient été coupés !... Ainsi donc, le bon Turc, qui possédait ce lopin de terre, ne ressemblait point à celui de Candide : il ne cultivait pas son jardin. Ses fils jouaient de la mandoline, et lui, quand il avait mangé sa collation, il estimait qu’il n’avait plus qu’à s’aller coucher, ou à rêvasser sur un coussin.

C’est égal ! En regagnant l’embarcadère de Scutari, je m’imaginais quelle aubaine ce serait, pour un ouvrier ou un petit employé parisien, d’avoir, aux portes de la ville, un jardinet comme celui-là. Quels beaux dimanches il y passerait à bêcher, à sarcler, à soigner ses arbres fruitiers ! Et je mesurais, dans cette simple comparaison, toute la distance qui sépare notre peuple du peuple de là-bas !

Il va sans dire qu’une telle incurie domestique n’est un scandale que pour nous. Les Orientaux y sont accoutumés. Et c’est pourquoi, de Constantinople au Caire, l’insouciance du désordre et de la saleté ambiante tient du prodige. L’infection parmi laquelle ils vivent, ils la considèrent sans doute comme une fatalité du climat, à laquelle il est plus sage de se soumettre. Ceux qui ont visité l’Europe ne se privent pas d’ailleurs, quand on les attaque sur ce sujet, de retourner la critique contre nous et de dénoncer, avec d’âpres sarcasmes, la malpropreté de nos villes méridionales, et, en particulier, celle du vieux Marseille. Mais tout de même, nous sommes encore loin de compte. La richesse des fanges orientales, la puissance et la concentration de leurs miasmes est assurément incomparable. Certains de nos médecins établis là-bas vont même jusqu’à soutenir que le poison, par sa virulence même, devient un préservatif pour la plèbe qui le respire. A les en croire, il se ferait, chez ces misérables, une sorte de vaccination lente de l’ordure, qui finirait par les immuniser contre sa contagion. C’est une bonne plaisanterie. En réalité, la population pauvre est décimée, chaque année, par toutes sortes d’épidémies, conséquences de cette hygiène déplorable. Les enfans surtout sont frappés. Au Caire, la mortalité infantile qui est, en hiver, d’environ 450 décès par semaine (soit d’un neuvième supérieure au chiffre des naissances), s’élève aux mois de mai, juin et juillet, jusqu’à 700 et 800 décès[2], dans quelques centres, la peste règne à l’état endémique : d’où les quarantaines, fort désagréables, et souvent arbitraires, auxquelles les autorités ottomanes astreignent les bateaux de provenance égyptienne. Ailleurs, sévissent des maladies locales si tenaces, si réfractaires à toute mesure préventive, qu’à la longue, elles ont passé dans le sang et comme dans les habitudes des indigènes. Tel est, par exemple, le fameux « bouton d’Alep, » qui peut être mortel pour les étrangers et que les naturels du pays subissent à peu près impunément, — comme nous subissons la rougeole : ce qui tendrait à justifier la théorie de la vaccination automatique. Mais le remède est chanceux. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, dans toutes ces villes malsaines de l’Orient, il se fait un gâchage lamentable d’existences.

Les nourritures, presque toujours insuffisantes et de mauvaise qualité, sont une nouvelle cause de dépérissement. Les femmes, principalement, ont à en souffrir. Si nos sociologues gémissent, à bon droit, sur l’alimentation souvent défectueuse de l’ouvrière parisienne, que diraient-ils de la femme orientale, — j’entends de la femme du peuple, — qui est littéralement affamée par son mari ? Il est vrai que les hommes ne sont guère mieux nourris. Un pain, ou une galette, fabriqués avec des farines inférieures ou adultérées de farines de fèves et de haricots, — voilà à peu près tout leur repas. Pendant la saison chaude, ils se rattrapent sur les crudités, les pastèques, les tomates et les pimens, dont ils font une consommation immodérée. Or, ces légumes ou ces fruits, très rafraîchissans, sont à peine nutritifs. Sauf à l’époque du Beïram et à l’occasion des autres grandes fêtes, ils mangent fort peu de viandes, et encore des viandes, la plupart du temps, suspectes. C’est un écœurement, pour nous autres Européens, que l’aspect de ces boucheries populaires, où des bas morceaux de buffle ou de mouton bleuissent au bout d’un croc, mal défendus par un chiffon de cotonnade rouge contre les essaims de grosses mouches putréfiantes. Et qui ne se rappelle, avec répugnance, ces revendeurs de mous et de tripes, que l’on voit déambuler dans les rues de Stamboul, balançant, au long d’une perche, leur hideuse marchandise ?... Sans doute, le climat n’oblige pas l’habitant à une réfection aussi substantielle que chez nous. Un peut prétendre, sans paradoxe, que, dans ce pays, le soleil nourrit. Mais c’est à la condition qu’on n’exige pas de l’homme un travail trop fatigant. Ceux qui peinent dans les usines ou sur les ports sont forcés de s’alimenter exactement comme le travailleur européen. A Alexandrie, des portefaix musulmans, que j’interrogeais sur leur nourriture, me déclaraient qu’ils mangeaient de la viande, « comme des Anglais, » et ils m’avouaient aussi que, malgré l’interdiction religieuse, ils buvaient du vin en cachette, et même des alcools : autrement, ils ne résisteraient pas. Mais ces portefaix sont des privilégiés, des gaillards qui gagnent de gros salaires. Les autres, c’est-à-dire la grande masse, sont réduits aux plus indigentes pâtures.

Ce qui résulte de cette misère matérielle, c’est d’abord l’avilissement de la vie humaine. Ce troupeau de la plèbe, ces êtres mal logés, mal nourris, vêtus d’un lambeau d’étoffe, se distinguent, tout juste, par le visage, des animaux au milieu desquels ils vivent, des troupeaux d’ânes et des chiens errans. Ils en sont encore à l’état grégaire. Comme une matière industrielle débitée à des millions d’exemplaires identiques, ils se ressemblent tous. Ils n’ont pas d’individualité précise. En Algérie, j’ai entendu des touristes s’indigner de ce que nos colons appelassent tous leurs Arabes : Ahmed. Le fait est qu’il est difficile de les reconnaître. Leurs gouvernans, d’ailleurs, ne s’en sont guère embarrassés avant nous. Et c’est justement pour cela, parce que cette matière populaire est d’un prix médiocre ou nul à leurs yeux, qu’ils ne se sont point préoccupés, jusqu’à ces derniers temps, de la protéger mieux contre la maladie ou la famine et qu’ils l’ont laissée croupir dans son ordure. Le pullulement de la race les rassure. Pour dix qui meurent aujourd’hui, il en naîtra vingt, demain, qui boucheront les vides !

Il est assez naturel qu’une plèbe de cette espèce n’ait aucun sentiment de sa dignité et qu’en fait de contrainte, elle ne cède guère qu’au bâton. En Egypte, les Anglais ont prohibé, au moins théoriquement, l’usage de la courbache et, en général, tous les châtimens corporels. Mais, dans la pratique, il faut bien en venir aux coups. La trique est toujours l’ultima ratio. Un jour, à Stamboul, dans un bureau de police, j’assistai à une scène vraiment attristante pour les personnes sensibles. Une cinquantaine d’individus, des pauvres diables de voyageurs qui venaient faire viser leur tezkéré, avaient envahi l’escalier du local. J’avoue qu’ils se bousculaient fort et avaient l’air de grimper à l’assaut du premier étage. C’était à qui passerait sur le ventre du voisin... Soudain, deux agens parurent en haut de l’escalier, et, à coups de poing, à coups de plat de sabre, ils se mirent à refouler la cohue. Il y eut une panique, quelques cris de douleur, des chutes, des gens piétines. Mais, en moins de deux minutes, un ordre relatif était rétabli. Au fond, c’est la bonne méthode, et, pour le moment du moins, la seule possible. J’en eus la preuve, quelques jours après, sur un bateau des Messageries maritimes. Comme je me promenais sur le pont avec le commandant, nous fûmes subitement débordés par une horde de passagers de quatrième, des Syriens et des Juifs, qui, en dépit des règlemens, s’étaient évadés hors des barrières de l’avant. Le commandant ne leur dit rien ; il appela un homme de l’équipage, un gros Marseillais jovial et bon enfant. Celui-ci, jouant des coudes, distribuant des horions aux hommes, des tapes amicales aux femmes, le tout égayé de jurons et de galéjades, fit reculer aussitôt les intrus. Moitié riant, moitié grognant, ils battaient en retraite, amusés en somme par ces bourrades qui tournaient au colin-maillard... « Et voilà ! me dit le commandant. Si je leur avais envoyé un gradé, un personnage à galons, qui, d’un air digne et d’un ton sévère, les eût invités au respect du règlement, d’abord ils n’auraient pas compris. Et puis cela les eût mortifiés, et ils auraient opposé de la résistance. Tandis qu’avec ce système paternel, c’est fini tout de suite, et chacun est content ! »

Méprisés par les gens de condition supérieure, ces misérables se méprisent entre eux, et le sexe fort accable le sexe faible. Le mépris qu’ils ont de la femme est une des singularités qui nous frappe et qui nous choque le plus dans leur caractère. Non seulement, ils ne leur épargnent pas les mauvais traitemens, mais ils abusent de leur jeunesse. On sait qu’une fillette de douze ans peut être mariée à un individu de quarante. Les mères elles-mêmes poussent leur progéniture à ces unions monstrueuses. D’abord, il y a l’appât de la dot que le mari verse aux parens en échange de la victime. Et puis, la promiscuité où vivent les enfans est si dangereuse que, dès les premiers signes de la puberté, les mères n’ont plus de repos qu’elles n’aient marié leurs filles. Qu’une entremetteuse se présente, elle est accueillie avec transports, et l’on s’empresse de bâcler le marché. Musique, festin, promenade en voiture ou en charrette, tout marche bien d’abord ; mais plus tard, la jeune épouse, pour une raison ou pour une autre, vient-elle à déplaire à son maître, il ne balance guère à la répudier. S’il n’y a pas d’enfans, c’est vite fait : il lui « donne son papier, » — telle est l’expression consacrée. Si, au contraire, il y a des enfans, alors les débats s’éternisent devant le cadi. L’homme, obligé de servir une pension alimentaire, chipote sur la somme, ou, après l’avoir promise, refuse de la payer, soit par mauvaise foi, soit que réellement il ne le puisse pas. Il reprend sa femme, ou bien le divorce est ajourné ; et comme, en attendant, il ne veut pas se priver des joies conjugales, il introduit au logis une nouvelle épouse : l’abandonnée est réduite au rôle d’esclave, et ses enfans deviennent des souffre-douleurs.

La facilité du divorce est, en pays musulmans, vraiment scandaleuse. Le moindre prétexte suffit. Un propriétaire européen des environs d’Assiout me contait l’histoire que voici. Il avait un cuisinier indigène âgé de quelque cinquante ans et marié à une jeune et jolie femme. Un beau jour, il s’aperçoit que l’épouse a été remplacée par une adolescente à peine formée : — « Et ta femme ? dit le propriétaire. Où est-elle ? — Qu’est-ce que tu veux ? Je lui ai donné son papier : il était trop vieux !... » Et, en prononçant ce trop vieux, le cinquantenaire se livrait à toute une mimique de dégoût, extraordinairement expressive et plaisante à voir. Or la répudiée n’avait pas vingt-cinq ans. N’importe, il était trop vieux ! C’est plus qu’il n’en fallait pour la mettre au rancart[3] !

Malgré cet état précaire des ménages et une hygiène plus précaire encore, les enfans poussent avec une luxuriance que rien n’arrête. Il y aurait de quoi en être surpris, si l’on ne connaissait la violence extrême de l’instinct chez les Orientaux. Pour ces hommes, l’amour est la grande affaire de l’existence. L’âge ne refrène par leurs appétits : ils ne sont jamais rassasiés. A Péra, on me citait, comme un dicton courant, cette phrase qui exprimait alors toutes les ambitions d’un jeune Turc » : Une belle femme et une bonne sinécure ! » Le malheur, c’est qu’ils sont trop précoces. Si les femmes sont réputées nubiles à douze ou treize ans, les hommes peuvent contracter le mariage à quinze ou seize ans, quelquefois plus tôt. Les Européens attribuent volontiers à cette précocité amoureuse l’arrêt brusque que signalent tous les éducateurs dans le développement intellectuel des jeunes Orientaux et, en particulier, des jeunes Musulmans. Qu’il s’agisse de petits manouvriers, ou d’adolescens de la bourgeoisie, combien de fois n’ai-je pas entendu des directeurs de collège ou des chefs de chantier me répéter : « C’est un fait ! A quatorze ans, leurs cerveaux sont bouclés. Rien n’y entre plus ! » Il y a évidemment bien des exceptions embarrassantes à cette règle. Cependant il est certain que même les mieux doués manifestent, dès les approches de la puberté, une sorte de torpeur ou de paresse intellectuelle. Et si je me bornais à reproduire les appréciations des Européens, ou encore les propos des fonctionnaires coptes ou syriens contre leurs confrères musulmans, je devrais employer des expressions beaucoup plus vives.

Mais cette infériorité a ses compensations. Grâce à la jeunesse vigoureuse des conjoints, la splendeur de la race se maintient intacte. En Egypte surtout, elle est admirable. Quelles que soient les tares morbides qui la contaminent, elle se perpétue en des exemplaires si parfaits qu’on en oublie la masse débilitée, pour ne plus voir que l’élite robuste et saine. A un moindre degré, on pourrait presque en dire autant de tous les pays orientaux. Chez ces peuples simples et restés indemnes de toutes nos névroses de civilisés, la force et la beauté physiques font toujours prime. C’est en ce sens que, réellement, ils sont, comme ils le soutiennent, beaucoup plus démocratiques que nous. Il n’est haut emploi, il n’est fortune étourdissante à laquelle un gueux ne puisse prétendre, s’il a le don divin de la beauté et pour peu que les circonstances le favorisent. De tout temps, il en fut ainsi, aussi bien dans la Constantinople byzantine que dans la Stamboul musulmane. L’histoire de Basile le Macédonien, ce palefrenier du Cirque, qui passa de l’écurie au Sacré Palais, s’est rééditée depuis et se réédite encore en une infinité de variantes. Si un romancier s’amusait à recueillir les faits divers de ce genre qui circulent, chaque année, à Péra ou au Caire, il y découvrirait une mine de sujets invraisemblables, à la fois d’un réalisme un peu rude et d’une fantaisie égale à nos contes de fées les plus chimériques. Il n’y a pas que dans les Mille et une Nuits que les portefaix sont aimés par des princesses et que les veuves se consolent avec leurs intendans.

Dans une société ainsi organisée, il est trop évident que nos morales, pas plus que nos principes d’hygiène ne trouvent leur compte. En ce qui concerne la plèbe, la famille nous y apparaît peut-être encore plus instable que chez nos prolétaires occidentaux. Si, chez nous, elle est sourdement minée par les doctrines anarchistes, compromise aussi par l’égoïsme bourgeois, — là-bas, elle est livrée à tous les caprices du bon plaisir et de la sensualité, elle est sans cesse menacée, dans son foyer même, par tous les fléaux qui dérivent de la misère et de la barbarie. Mais le flot prolifique emporte tout. À cause de cette fécondité, les Orientaux peuvent être bien tranquilles sur leur destin. Ils savent qu’à la longue leur débordement finira toujours par noyer l’envahisseur.


II. — LE TRAVAIL

Cette plèbe orientale, encore si arriérée et si misérable, cherche-t-elle au moins à sortir de sa misère et à s’en affranchir par le travail ? En général, nous autres Français, nous sommes très injustes pour elle et nous ne voulons pas voir son effort. L’inertie de nos Arabes algériens nous fait mal juger des autres Musulmans et de toutes les races en contact avec l’Islam. Il est certain que, dans notre Afrique du Nord, si l’on met à part la population des villes, les indigènes ne brillent point par leurs qualités laborieuses ou industrieuses. Mais si l’on passe seulement d’Alger ou de Constantine à Tunis, on constate aussitôt une très sensible différence. Je ne surprendrai personne, je pense, en affirmant que le Tunisien est, en général, plus actif que l’Algérien. Quand on arrive en Egypte, les étonnemens redoublent. Toute cette vallée du Nil n’est qu’une immense ruche en continuelle effervescence. Alger et Tunis sont des villes endormies à côté d’Alexandrie et du Caire. Le mouvement, la circulation intense dans les quartiers commerçans, le grand nombre des échoppes, des usines et des chantiers, le foisonnement des manœuvres et des artisans, — tout cela nous rappelle immédiatement l’activité occidentale, avec quelque chose de plus dense, de plus vivant et de plus coloré.

Cependant, il faut s’empresser de le concéder aux personnes qui considèrent comme synonymes les mois d’Islam et de paresse : dans cette masse laborieuse, les Musulmans ne représentent la majorité que parce qu’ils sont sept ou huit fois plus nombreux que les Chrétiens et les Juifs réunis. Néanmoins, ils travaillent, eux aussi. D’ordinaire, ils prennent les gros métiers qui s’accommodent le mieux à leur vigueur physique, ou les métiers d’amateurs qui satisfont leur penchant à la flânerie et leur goût de la parade. Tandis que les uns sont terrassiers, maçons, charretiers, portefaix, les autres sont kavass, cochers, palefreniers ou saïs, drogmans, âniers, commissionnaires d’hôtels. Mais, si vif que soit leur éloignement pour les métiers manuels, il y a aussi parmi eux beaucoup d’artisans : des tailleurs, des ciseleurs, des ferblantiers, des brodeurs, des menuisiers, des relieurs. (Je nomme à dessein les plus relevées d’entre leurs professions.)

Ce qui m’ébahissait surtout et ce qui dérangeait tous mes préjugés d’Algérie, c’est que ces Egyptiens musulmans ne dédaignent même pas les métiers réservés d’habitude aux femmes, ou ceux qui exigent une habileté, une éducation professionnelle, des qualités d’élégance et de goût peu communes chez des peuples rudes ou guerriers. Ainsi, au Caire, les boutiques de blanchissage sont tenues fréquemment par des hommes. Rien n’est drôle, pour nous, comme de voir, à travers la moustiquaire de l’atelier, de grands garçons pâles courbés, le fer à la main, sur la planche à repasser, ou les doigts plongés dans un bol d’amidon. Non seulement ils repassent et blanchissent pour leurs compatriotes, mais le travail européen le plus fignolé n’a pas de secret pour eux : le linge de femmes, aussi bien que le linge masculin, ils savent l’apprêter comme une ouvrière de Londres ou de Paris ; et quand on s’arrête devant la porte, on aperçoit avec stupeur une figure de nègre toute luisante, qui émerge parmi les blancheurs nuageuses d’un jupon de dentelles. De même, un serrurier musulman peut très bien vous fabriquer un passe-partout dernier modèle, un article léger, portatif et fort proprement nickelé. Un bourrelier n’est pas davantage embarrassé pour vous confectionner une housse de malle ou de valise, le tout gansé et muni de coins en cuir, comme au Louvre ou au Bon Marché. Dans les quartiers excentriques, vous rencontrez des couturiers très adroits, qui cousent des tentes de campement, des vélums, de grands panneaux décoratifs en toile historiée, dont les motifs ornementaux sont empruntés à la peinture murale des temples antiques et des hypogées : on y reproduit, en couleur, les palmettes, les calices de lotus, les éperviers, les scarabées, toute la variété des dieux pharaoniques. Ailleurs, des ébénistes imitent le meuble européen, ou appliquent des incrustations de nacre sur des cadres de miroir, des fauteuils ou des étagères de style arabe très librement interprété.

Je l’avoue : je m’émerveillais de tout cela. Mais quand je manifestai mon admiration devant un cercle de Français, ce fut une risée générale. Quelqu’un me dit : « Vous n’avez donc pas regardé de près la camelote que ces gens-là vous livrent ? C’est bâclé, c’est fait sans soin, ni intelligence. Et leur incapacité se trahit dans les plus petites choses comme dans les plus grandes. Un faux-col que vous leur confiez vous revient plus sale qu’avant, jauni par toutes les boues du Nil. Une serrure qu’ils arrangent se détraque le lendemain, à moins qu’ils ne la rendent tout de suite hors d’usage. Le peu qu’ils savent, ils l’ont appris chez des patrons européens. Tant qu’ils restent sous leur surveillance, cela marche convenablement. Mais dès qu’ils s’établissent à leur compte, ou dès qu’ils sont livrés à eux-mêmes, ils sabotent, ils gâchent la besogne, par stupidité, par paresse incurable !... » — « C’est comme pour mes maçons ! dit un ingénieur : quand je les ai employés six mois, ils sont à peu près au courant. La saison finie, ils rentrent dans leurs villages, et quand ils me reviennent, l’année suivante, ils ont tout oublié : c’est à recommencer ! Il faut les seriner encore une fois !... Les terrassiers, même chose ! Tout seuls, ils n’arrivent pas à tracer une ligne droite. C’est plus fort qu’eux ! La courbe est, pour un Arabe, le plus court chemin d’un point à un autre. S’ils ne sont pas encadrés par des Italiens, ils pataugent, se lancent à l’aventure. Inutile, de compter sur leur présence d’esprit ! Pas ombre de réflexion, ni d’initiative ! D’ailleurs, les Arabes n’ont jamais rien inventé ! » — « Pardon ! jeta un médecin, ils ont inventé le zir ! » — « Et encore, ça n’est pas sûr ! » ajouta un autre. Or l’invention du zir, qui est une espèce de gargoulette, ce serait tout juste, comme chez nous, celle du fil à couper le beurre...

Faisons la part du paradoxe : il est probable qu’il subsiste un fond de vérité dans ces propos désobligeans. Mais il n’en est pas moins vrai qu’en Egypte, comme un peu dans tout l’Orient, l’ouvrier des villes s’efforce d’améliorer sa technique au contact de l’ouvrier européen, qu’il essaie de lui faire concurrence et que, souvent, il y réussit. La tentative vaut ce qu’elle vaut : l’essentiel est qu’on puisse la constater. Et c’est malheureusement ce que ne veulent jamais admettre les Européens de là-bas, accoutumés qu’ils sont à ressasser des lieux communs sur la stagnation orientale, — ou encore parce qu’ils exigent de ces travailleurs mal dégrossis une perfection qui dépasse leur degré de culture.

Où la critique trouverait plus équitablement à s’exercer, ce serait sur le chapitre de la domesticité, qui n’a pas dû changer beaucoup depuis l’époque patriarcale de l’esclavage. Les indigènes souffrent beaucoup moins que nous de sa routine et de son insuffisance, parce qu’ils y sont habitués. Et cependant, les usages d’Europe s’introduisent de plus en plus chez les gens des hautes classes. Comment concilient-ils leur service archaïque avec leur nouveau train de maison ? Il n’est pas commode, pour un voyageur, de se renseigner de visu sur ce sujet, puisque les intérieurs musulmans nous sont fermés, — sauf le sélamlik, le salon banal, où l’on reçoit tous les étrangers. D’autre part, les dames européennes, qui sont admises dans les harems, se font une maligne joie de dénigrer tout ce qu’on leur montre. Elles ne tarissent pas sur la paresse et la nullité des femmes, sur leur insouciance et leur désordre, le gaspillage et le gâchage qui règnent dans toutes les maisons, et, par-dessus tout, sur l’ignorance, la maladresse, la fainéantise et la malpropreté des domestiques. Si l’on interroge une institutrice ou une nurse anglaise, c’est encore pis. Toutes ces dames voudraient qu’une maison orientale fût ordonnée exactement comme les leurs ou comme celles de leur pays ; et précisément parce qu’elles y entrent avec des préventions irréductibles, elles sont souvent fort mauvais juges. Néanmoins, il faut bien que la négligence y soit extrême pour que des Orientales elles-mêmes en soient choquées. J’ai entendu des religieuses syriennes, des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, s’exprimer très sévèrement sur les maisons musulmanes où elles avaient séjourné en qualité d’infirmières. A les en croire, l’anarchie domestique y était scandaleuse.

Au fond, les maîtres en sont coupables au moins autant que les serviteurs. Car enfin il n’est pas impossible de dresser et d’éduquer même un Berbérin fraîchement débarqué des confins du Soudan. S’il y a des Européens qui se plaignent que ces Africains soient incapables de faire griller un bifteck, il y en a, en revanche, qui se félicitent de leurs talens culinaires. Chez un de mes amis d’Assiout, j’ai mangé d’excellente cuisine française apprêtée par un indigène ! Et le service était parfait, la table garnie de fleurs, les chambres merveilleusement entretenues. Évidemment, il y faut l’œil et la volonté du maître ; autrement, le rustre à peine façonné retombe tout de suite à l’ordure et à la barbarie ancestrales. Mais cela prouve, contrairement au préjugé européen trop répandu, qu’on peut obtenir de ces éducations beaucoup plus de bons résultats qu’on ne veut bien le dire. Certains Musulmans s’y emploient avec succès. J’ai visité, au Caire, des maisons qui, — du moins dans la partie qu’on m’a laissé voir, — ne laissaient rien à désirer ni pour le service, ni pour le confort. La ménagère française la plus scrupuleuse n’y eût rien trouvé à reprendre. L’ameublement et la décoration étaient du meilleur goût, et c’était charmant d’intimité. Les objets exotiques et modernes s’harmonisaient sans trop de peine avec le style local et les vieilles belles choses d’autrefois. Le téléphone et la machine à écrire n’y détonnaient pas trop à côté des boiseries arabes et des divans recouverts de tapis de Caramanie. Dans l’une, la vérandah vitrée du salon s’ouvrait sur un jardin, où s’épanouissaient les plus rares de nos fleurs de France, et le propriétaire ne me cacha point qu’il achetait toutes ses graines à Paris, — chez Vilmorin, — comme un bourgeois d’Orsay ou d’Argenteuil.

Sans doute, des intérieurs comme celui-là sont rares en Egypte. L’influence du climat et des mœurs anciennes contribue pour beaucoup à entretenir des habitudes invétérées de désordre et de négligence. Enfin, le caractère de la plèbe, où se recrute la domesticité, répugne à la minutie de nos raffinemens. Pourtant, ces esclaves incomplètement affranchis rachètent parfois leur indolence et leur rudesse par des qualités de dévouement et de probité fort estimables. Il n’y a qu’une voix pour louer lu bonté du serviteur turc. Pour les Européens, le Turc est un domestique comme on n’en fait plus. Il s’attache à ses maîtres, il est honnête, il est propre, et, par-dessus le marché, il n’est pas trop paresseux. En un mot, il a toutes les vertus du vieux temps, celles qui ont rendu légendaire, chez nous, le serviteur de famille. Même les Syriens musulmans excitent de semblables éloges. Je me souviens de l’émotion attendrie avec laquelle m’en parlait un hôtelier bavarois. C’était à Balabek, où domine l’élément chrétien. Il me disait : « Ah ! monsieur, comme ouvrier, comme domestique, il n’y a que le mousslim, le bon mousslim ! Tous ces chrétiens sont des canailles I »

Malheureusement, l’inertie du mousslim, son horreur instinctive du changement et sa règle pratique du moindre effort le rendent impropre, en général, à toutes les professions qui réclament un peu d’activité, d’habileté et de prévoyance. En Egypte, comme ailleurs, la majorité des petits commerçans se compose de Chrétiens et de Juifs. Dans cette tourbe rapace, les Grecs sont assurément les plus nombreux et aussi les plus heureux en affaires. Cafetiers, gargotiers, coiffeurs, épiciers (le bakal grec est un vrai type populaire), ils envahissent à peu près tous les négoces inférieurs. Pourtant, ils ont à se défendre contre de rudes concurrens : l’Arménien d’abord, dont la souplesse et l’astuce sont, à bon droit, célèbres, et, de plus en plus, le Persan, — le Persan musulman, qui, par son âpreté au gain, est en train de se rendre aussi odieux à ses propres coreligionnaires que leurs exploiteurs chrétiens. Mais rien ne prévaut contre la ruse du Copte. Celui-ci dame le pion à tous les autres. On prétend, au Caire, que, pour enrayer, dans une localité, la contagion hellénique ou juive, rien n’est souverain comme d’y introduire un peu de virus copte. Il est tellement efficace, ce virus, que, paraît-il, les microbes ennemis désertent la place dès son apparition. D’ailleurs les Coptes eux-mêmes se glorifient volontiers d’être, sans comparaison possible, les plus malins des commerçans et les plus avisés des calculateurs. L’un d’eux, pour me prouver la supériorité des gens de sa race sur les Juifs, me conta l’histoire suivante, qui est proverbiale en Egypte. Un marchand juif arrivé dans une ville, avec son domestique et son âne, remet une piastre au serviteur (environ vingt-cinq centimes) pour acheter des provisions. Il s’agissait de nourrir, là-dessus, le maître, le domestique et l’une. Comment faire, avec une somme si minime ? Le pauvre Juif, désespéré, confie son embarras à un Copte qui passait. — « Rien de plus facile ! dit celui-ci : donne-moi ta piastre ! » Pour deux millièmes, le Copte achète un pain ; pour deux autres millièmes, une énorme pastèque. — « Tu vois, dit le Copte au Juif, ton maître et toi vous mangerez le pain et la pastèque, l’âne mangera l’écorce et les pépins, et tous les trois vous boirez l’eau de la fontaine ! Comme cela, il reste, sur la piastre, un millième... que j’ai bien gagné pour ma peine !... »

C’est par une ingéniosité semblable dans l’art d’acheter et de trafiquer, par leur système de vente à petit profit, que les Arméniens de Constantinople ont soulevé de telles fureurs parmi la basse classe musulmane. En réalité, ils tuent la concurrence, ils rendent la vie impossible à leurs rivaux. D’ordinaire, en Europe, on rejette sur l’ancienne camarilla d’Yldiz toute la responsabilité des massacres arméniens. Mais si le peuple a obéi à des excitations officielles, il était franc dans sa haine. Tous ces petits boutiquiers, ces revendeurs, ces ouvriers et ces manœuvres que ruinait et affamait l’Arménien, en vendant ou en travaillant à vil prix, tous ces gens-là se sont rués d’enthousiasme à la vengeance et au meurtre. D’après les Français que j’ai interrogés, ce sont surtout les portefaix et les ouvriers du port qui furent assommés, et ce sont principalement les quartiers pauvres qui furent attaques et mis à feu et à sang. N’oublions pas d’ailleurs que, dans tout boutiquier oriental, il y a un usurier et un accapareur. Le bon mousslim imprévoyant leur est livré, pieds et poings liés, comme une brebis de tonte et d’occision. D’où les colères qui le précipitent, par intermittence, contre les manieurs d’argent. Lorsque j’étais en Egypte, j’ai entendu circuler, un peu partout, des rumeurs menaçantes contre les Coptes, qu’on accusait de capter progressivement la richesse foncière du pays.

Une autre cause de malaise et de mécontentement dans la plèbe orientale, c’est la hausse des objets de consommation et des loyers, — la cherté croissante de la vie. D’un bout à l’autre du Levant, à Constantinople comme à Smyrne, à Damas, à Beyrouth, au Caire, j’ai recueilli des doléances identiques, aussi bien chez les Européens que chez les indigènes. Ceux-ci, en particulier, trouvent que la « civilisation » leur coûte gros. Et les pauvres, qui n’en bénéficient que d’une façon lointaine, ont des raisons plus pressantes de s’en plaindre. Sans doute, ils sont très sensibles à toutes les améliorations matérielles que nous leur apportons et ils consentiraient à les payer ce qu’elles valent, si à cette hausse des vivres et de l’habitation correspondait une hausse parallèle des salaires. Or, la journée de l’ouvrier n’a pas augmenté. A Louqsor, un de nos compatriotes m’avouait que les Arabes employés aux fouilles ne recevaient pas plus de trois piastres par jour, — soit environ soixante-quinze centimes. J’accorde que leur travail est extrêmement grossier. Mais comment ces malheureux s’arrangent-ils pour vivre dans une ville où les voyageurs cosmopolites rivalisent de prodigalités ? Les hôteliers, les âniers et les drogmans, font des affaires d’or. Eux, les pauvres diables, avec leurs trois piastres, ils n’auront bientôt plus la ressource, comme dans l’histoire copte, de se régaler d’une pastèque, puisque, cette pastèque, un touriste américain s’amuse, sous leurs yeux, à en donner cinq francs au marchand de légumes, pour le simple plaisir d’étonner la galerie.

Ainsi s’expliquent et se justifient, en somme, les récriminations des nationalistes égyptiens contre les usiniers et les entrepreneurs européens ou levantins, — et aussi contre l’administration khédiviale (lisez : l’administration anglaise), qui ne fait rien, disent-ils, pour remédier à la situation précaire du peuple travailleur. Poussant le tableau au noir, ils prédisent, dès maintenant, les pires catastrophes. Déjà des velléités de révolte semblent se dessiner dans le prolétariat oriental. Çà et là, des grèves ont éclaté : grève de typographes à Alexandrie, grève des employés de chemin de fer à Haïdar-Pacha, grève des ouvriers du port à Galata, grève des employés de tramways à Stamboul !... Est-ce à dire que l’esprit socialiste commence à s’introduire dans ces pays ? Ce serait forcer les faits que de le conclure. Presque tous les grévistes dont il s’agit ici sont des Chrétiens, des Arméniens ou des Grecs, qui ont reçu au moins quelques rudimens d’instruction européenne. Par leur mentalité, ils sont très supérieurs à la masse populaire. D’ailleurs les journalistes jeunes-turcs ou jeunes-égyptiens reconnaissent eux-mêmes que l’antagonisme de classes n’existe pas encore en Orient. Néanmoins, il est incontestable que des symptômes alarmans se produisent même dans les couches profondes de la population islamique. L’envahissement de la civilisation leur a rendu la lutte pour l’existence singulièrement plus difficile qu’autrefois. Voici que nous les forçons à travailler. Or, chez eux, bien plus qu’en Europe, le droit au travail est loin d’être égal pour tous.

Cette plèbe, dans son ensemble, est extraordinairement divisée contre elle-même, — d’abord par le sang versé et les inimitiés séculaires, et ensuite par des différences de races qui engendrent des inégalités d’aptitudes. Qu’on songe aux innombrables communautés religieuses qui pullulent en Orient et que des haines féroces divisent en une foule de clans ennemis : Musulmans chiites et Musulmans orthodoxes, Druses, Bédouins et Ansariehs, Chrétiens de toutes confessions et de toutes obédiences, Grecs et Latins, Maronites, Jacobites, Nestoriens, Arméniens et Coptes. Une ville comme Damas ou Beyrouth est un abrégé vivant de l’histoire des religions avec leurs schismes et leurs hérésies. Et, si l’on réfléchit que chacune de ces communautés ou de ces confessions a produit des types humains contradictoires, de véritables races distinctes, on conviendra que la fusion des prolétariats orientaux est, pour le moment du moins, un problème fort embarrassant à résoudre.

Je sais bien que, depuis les derniers événemens, les élites se sont efforcées d’atténuer ces haines et que, très noblement, elles ont donné l’exemple de l’oubli, et du pardon des injures. Des accolades solennelles se sont échangées en public, entre les chefs des vieux partis hostiles. Mais croit-on que le peuple ait perdu si vite le souvenir des atrocités commises, lui qui en a le plus souffert ? On a la mémoire longue en Orient. Si nos protestans, après deux siècles, se souviennent toujours des Dragonnades, pense-t-on que les massacres bien plus récens de Syrie, d’Arménie, de Constantinople puissent être volontairement oubliés par les parens ou les coreligionnaires des victimes ?... Je me rappelle encore avec quel frémissement de colère et d’indignation, un Français, simple spectateur des tueries arméniennes, me racontait les horreurs dont il avait été témoin. Il avait réuni en panoplie, dans son cabinet de travail, des poignards, des casse-tête, des matraques hérissées de clous, toute une variété d’armes semées dans la rue par les égorgeurs en fuite et qu’il avait ramassées derrière eux. Détachant un couteau très aigu et très affilé, il me dit : « Celui-ci, j’ai vu un Turc le plonger jusqu’au manche dans le cou d’un Arménien. Et, quand ce fut fait, l’homme retira de la plaie le couteau tout chaud et tout dégouttant, et, par deux fois, il le glissa entre ses lèvres, et il huma le sang... » Cette scène de cannibalisme n’est qu’un épisode isolé entre cent autres aussi révoltans. Encore une fois, pense-t-on qu’il suffit d’une cérémonie expiatoire au cimetière arménien, ou d’un baiser politique donné par un cheik à un patriarche, pour que l’éponge soit passée à tout jamais sur ces actes abominables et qu’il n’en soit plus question ? Les faits divers relatés journellement par la presse nous prouvent, hélas ! le contraire.

Même après les démonstrations patriotiques qui viennent d’avoir lieu, après tous les appels à la concorde, les haines religieuses ne désarment pas en Orient... Le jour de la proclamation, à Jérusalem, de la nouvelle Constitution ottomane, il s’y produisit un incident vraiment significatif et même un peu comique, si l’on tient compte des circonstances actuelles. On s’était réuni sur le parvis de la mosquée d’Omar, Chrétiens, Musulmans et Juifs, pour acclamer la liberté et fraterniser ensemble. Ce fut, paraît-il, débordant d’enthousiasme. On sortit de l’enceinte sacrée, musique en tête, et l’on se répandit à travers la ville, pleine de bannières et toute bourdonnante de discours. Un groupe de manifestans Israélites s’avisa de vouloir traverser la petite place du Saint-Sépulcre, dont l’accès est rigoureusement interdit à ceux de leur religion. Aussitôt des moines grecs et arméniens, brandissant des massues, leur coupèrent le passage : « Liberté ! fraternité ! » protestèrent les Juifs. A quoi les moines répondirent : « Que celui qui veut entrer s’avance, on lui réglera son affaire ! » Le plus beau, c’est qu’à la mosquée d’Omar, ces mêmes moines avaient défilé, comme les autres, sur l’estrade oratoire, pour y célébrer la liberté et l’égalité civique de tous les cultes.

Il y a quelque distance, comme on le voit, de la théorie à la pratique. Si, d’autre part, on ouvre les journaux égyptiens, on constate que chaque semaine, ou peu s’en faut, des collisions sanglantes éclatent, dans les villages comme dans les villes, entre fellahs musulmans et surtout entre musulmans et coptes. On trouble les offices du voisin, on dévalise les couvens, on pille les maisons, on s’assomme à coups de nabbout. Dernièrement, un copte s’étant converti à l’Islam, pour prendre femme contre le gré de son curé, ses nouveaux coreligionnaires l’escortèrent en grande pompe jusqu’à son logis. Et, pour mieux fêter ce joyeux événement, ils jugèrent à propos de tomber sur les chrétiens et de mettre le feu à quelques cambuses, ce qui fit presque une émeute dans la localité.

A supposer que ces haines s’apaisent, qu’une sorte de niveau finisse par s’établir entre tous ces élémens ethniques si divers, il resterait toujours, pour la plèbe orientale réconciliée, un ennemi commun plus ou moins déclaré. Ne nous le dissimulons pas : cet ennemi, c’est nous-mêmes, nous Européens, qui, par nos entreprises industrielles, nos opérations financières, nos agiotages effrénés (auxquels d’ailleurs les Orientaux s’associent avec empressement), bouleversons sans cesse les conditions économiques de ces pays. Et ainsi, quoi qu’on fasse pour pallier le conflit, l’avenir, de ce côté-là, ne s’annonce point très rassurant.


III. — COMMENT ILS S’AMUSENT

Malgré tout, ce peuple est joyeux, non pas gai au sens français du mot. Il est joyeux, en ce sens qu’il s’applique à jouir le plus possible de sa pauvre vie, acceptée tout uniment telle qu’elle lui est faite. Sa joie, c’est l’expansion brutale et grave de l’instinct qui se satisfait. Il ne s’élève guère au-dessus des simples plaisirs de l’amour et de la boisson. Mais il a un appétit très vif de l’existence fastueuse et splendide, un sentiment de la vie en gloire et en beauté, qui poétise ses bordées et ses ripailles. C’est pourquoi ces gens ne sont point économes. Un manœuvre qui a peiné pendant des mois pour amasser deux cents ou trois cents francs, au prix des plus dures privations, n’hésite pas à les dépenser en une nuit : pendant quelques heures, il aura mené le train d’un pacha, ou, du moins, il s’en sera donné l’illusion. Il aura eu sa minute de triomphe. Cet homme que vous avez vu, la veille, rouler des tonneaux ou manipuler des caisses sur le port, se promène aujourd’hui en voiture comme les riches. Il a remplacé ses guenilles par une défroque somptueuse qu’il a louée. Une fille ne lui suffit pas : il lui en faut deux ou trois. Il ne se borne pas à les payer, il se laisse voler par elles : il jette son argent sur les chemins et par les fenêtres. Et, le lendemain, il reprend le labeur coutumier, la bourse vide et à moitié nu, mais la mémoire pleine de beaux souvenirs.

Précisément, parce que la plèbe orientale est glorieuse et paradeuse, l’ivrognerie, comme la luxure, ne s’y manifeste point de façon aussi grossière et répugnante que dans la nôtre. Cependant, on boit beaucoup en Orient, beaucoup plus que nous ne pouvons le supposer. Peut-être, en Egypte, le peuple est-il plus sobre, surtout en fait de boissons fermentées. Mais en Syrie, en Anatolie, à Constantinople et dans toute la Turquie d’Europe, ce qui s’absorbe d’eau-de-vie est inimaginable. Si nos prolétaires ont leur absinthe, ceux de là-bas ont leur araki, une espèce d’anisette extrêmement capiteuse. A tout propos, on boit l’araki. On vous en offre un petit verre presque aussi souvent que l’inévitable tasse de café. Sans doute, ce sont les chrétiens principalement, les Grecs et les Syriens, qui consomment cette liqueur. Mais la contagion de l’exemple a gagné les Musulmans. D’ailleurs, s’il avait besoin d’y être encouragé, le peuple ne ferait, en cela, qu’imiter les classes élevées. Parmi les disgraciés ou les suspects de la politique, ces hauts fonctionnaires ou ces princes que la tyrannie soupçonneuse du Sultan emprisonnait dans leurs villas, on m’en citait un grand nombre qui, entre quatre murs, se tuaient d’alcool au moins autant que d’amour. Et je me rappelle une singulière rencontre que je fis un jour à Damas, dans une buvette populaire, tenue par un brave Piémontais, le « barba Tita, » comme le désignait son enseigne. Cet individu, venu tout exprès pour exploiter ses compatriotes, les terrassiers qui travaillaient à la ligne du Hedjaz, avait installé discrètement son commerce au fond d’une petite rue arabe voisine du Séraï. J’y entrai par curiosité, et, quelques instans après, ma surprise fut extrême d’y voir paraître un Turc fort correctement habillé et de très grande allure, mais à la démarche incertaine et aux gestes saccadés et bizarres. Il parla familièrement au patron, lutina les servantes, finit par s’asseoir au milieu d’une bande d’Italiens en pantalons et en vestes de velours, et il commanda à boire pour toute la tablée. Le « barba Tita » ne tarda point à me révéler que ce personnage était un exilé, que la police laissait aller et venir, parce que son ivrognerie le rendait inoffensif, et que le malheureux s’achevait dans des soûleries quotidiennes avec les ouvriers de passage.

Des désespérés comme celui-là sont des cas exceptionnels assurément. Et je me hâte d’ajouter que, même dans les cafés de la plus basse catégorie, les scènes d’orgies crapuleuses, qui s’étaient si souvent chez nous, sont extrêmement rares. Quand on veut boire, on boit à huis clos, en famille, ou en cachette. Les cafés, dans tout l’Orient, apparaissent plutôt comme des lieux de réunion ou de flânerie que comme des lieux de godaille. Aussi bien, les boissons, peu variées, sont encore très anodines : du thé, du café, du jus de raisin, et, le plus souvent, de l’eau claire. On fume, on cause, ou l’on joue. (Les Arabes et tous les Orientaux sont passionnés pour le jeu.) Quelquefois, on se contente, pendant la saison chaude, d’y prendre le frais. Le kaouadji choisit un endroit très ventilé dans une ruelle, ou dans un cul-de-sac, il suspend une toile, en guise de vélum, d’un mur à l’autre, dispose par terre des nattes et quelques bancs de bois où les cliens s’accroupissent, et cela fait un café en plein air. Mais ces installations rudimentaires sont reléguées dans les quartiers pauvres. Aujourd’hui, le confort européen s’introduit jusque dans les plus modestes locaux indigènes. A Constantinople, au Caire, à Beyrouth, les cafés de la plèbe se distinguent à peine de nos bars et de nos estaminets méridionaux. Même mobilier et même décoration. Un phonographe installé sur une table y débile des chansons arabes ou turques. Le long des murs, s’aligne toute une variété de chromos ; et ces chromos ont à peu près expulsé les vieux cadres persans d’autrefois, ces peintures sur verre qui représentaient les lieux-saints de l’Islam ou, parfois, des scènes de la Bible, le sacrifice d’Isaac, ou Joseph vendu par ses frères. Maintenant, les images qu’on expose aux yeux du populaire, ce sont des illustrations de faits-divers tout contemporains, par exemple des épisodes de la guerre russo-japonaise : sujet passionnant, qui excite l’enthousiasme des foules musulmanes ! A Damas, je remarquai fort un de ces chromos où l’on voyait un détachement d’infanterie nipponne culbuter des moines russes brandissant des crucifix sur le front des troupes ; et j’admirai l’impudeur des Allemands qui fabriquent ces barbouillages et qui n’éprouvent aucun scrupule à flatter ainsi, dans leur clientèle orientale, le fanatisme religieux et les passions anti-européennes. Mais c’est au Caire, en particulier, dans les parages du Khan des Orfèvres, que j’ai retrouvé la physionomie très ressemblante, et, pour ainsi dire, l’atmosphère de nos cafés occidentaux. Des habitués y faisaient leur partie de cartes ou d’échecs, d’autres lisaient leurs journaux. Des politiciens échauffés y commentaient le Lewa, le journal de Moustafa Kamel. Enfin, pour que l’analogie fût complète, l’enfant de la maison, rentré de l’école, y écrivait ses devoirs sur un coin de table, et, de temps en temps, d’une langue studieuse, il léchait les pâtés sur son cahier.

En dehors de la flânerie et des jeux au café, les autres divertissemens de la plèbe orientale se réduisent aux solennités religieuses, aux fêtes de mariage et de circoncision, voire aux enterremens qui sont, dans ces pays, une cérémonie plutôt gaie. Nulle part, ces manifestations n’ont autant de pittoresque qu’en Égypte. Ce sont de véritables « pompes, » des spectacles d’un apparat un peu burlesque, mais qui, en tout cas, accrochent l’œil et amusent l’imagination. Les carrosses des mariés traversent la ville, peinturlurés du haut en bas, couverts de soies brochées, de tapis en velours grenat tout frangés et chamarrés d’or. En tête du cortège, des baladins à pied gesticulent. D’autres, à cheval, à dos d’âne ou à dos de chameau, défilent majestueusement. Une charrette décorée d’oripeaux et de guirlandes traîne une espèce de cuveau, où des histrions se démènent. Déguisés en femmes, ils miment des danses obscènes, ou bien, avec des contorsions et des déhanchemens de gitons, ils tournent du côté du public leur croupe monstrueusement gonflée. Cette mise en scène, d’un caractère si franchement populaire, fait la joie de la foule, à laquelle d’ailleurs elle s’adresse. Et c’est encore pour l’ébaudissement du bon peuple que les cortèges de circoncision se maintiennent dans un éclat relatif, bien que les nouvelles mœurs aient une tendance à diminuer la publicité un peu tapageuse de ces exhibitions.

Je n’en ai vu qu’un seul, au Caire, pendant un séjour de trois mois, mais j’en ai gardé un souvenir très spécial. C’était le soir, vers neuf heures, dans une des grandes rues qui aboutissent au Palais d’Abdin. Tout à coup, des cuivres mugirent, au milieu d’une rumeur de procession. Une bande de musiciens, soufflant dans des trombones, heurtant des cymbales, tapant sur des tambours, ouvrait la marche, suivie d’un orchestre arabe, dont les flûtes et les darboukas rivalisaient de vacarme. Immédiatement derrière, une escouade de jeunes gens portait des torches et même des lampes de jardin. Puis, venait le nouveau circoncis, un enfant de douze à treize ans, encadré et soutenu par deux petits garçons de son âge, qui lui donnaient le bras. Tous les trois s’avançaient à pas comptés, d’un air pudique et recueilli, en redingote noire et cravate blanche, un bouquet virginal à la main. L’attitude de la victime était vraiment touchante de gaucherie, d’ingénuité, et aussi d’une mélancolie bien en rapport avec la circonstance. Les gens du quartier, accourus sur leurs portes, applaudirent ; des pétards éclatèrent ; on se pressait pour contempler la suite du cortège, qui souleva un murmure d’admiration. C’était une véritable retraite aux flambeaux : des hommes se succédaient deux par deux, soutenant sur leurs épaules des perches pliantes auxquelles pendaient des lustres allumés, tout éblouissans de pendeloques. Enfin, pour clore le défilé, un individu étrange, nu-pieds, les cheveux crépus, sanglé dans une ceinture de cuir, son gros ventre proéminent sous une galabieh de cotonnade bleue, — un vrai type d’esclave de la comédie latine, — trimballait avec dignité, au bout d’un bâton, une espèce de pot à feu, où grésillait de la résine...

Cette frise vivante, qui rougeoyait à demi dans les ténèbres, m’intéressait certainement pour d’autres raisons que les spectateurs. Mais, avec leur sens de la représentation, leur amour de tout ce qui brille, ces boutiquiers et ces ouvriers cairotes s’en émerveillaient. De menus événemens comme celui-là embellissent et dramatisent un peu leur existence. d’ailleurs, dans tous les pays d’Orient, les deux tiers de la population passent leur temps à regarder l’autre. A Jérusalem, c’est la grande occupation des habitans. Presque chaque semaine, il y a une ou plusieurs réceptions officielles. Vu l’abondance de dignitaires ecclésiastiques, administratifs ou diplomatiques, ces cérémonies toujours les mêmes se multiplient indéfiniment, sans lasser la curiosité de la Ville Sainte. Aujourd’hui, c’est le nouveau wali qui fait son entrée ; demain, ce sera le patriarche syrien, après-demain le patriarche grec orthodoxe, puis le patriarche grec catholique, le patriarche arménien, le Légat du Saint-Père, ou même l’Empereur d’Allemagne en personne. Le corps consulaire en uniforme, les fonctionnaires, la garnison, tout ce monde très galonné et décoré est en mouvement. Les cochers lancent leurs guimbardes bondées sur le raidillon qui conduit à la gare. Claquemens de fouet éperdus, salves d’artillerie ! Les terrasses des cafés et des maisons sont noires de monde. On connaît d’avance le programme et les figurans. On sait qu’on n’aura aucune surprise. N’empêche ! On s’écrase pour mieux voir ; il faut bien essayer de se distraire !

Il est cependant, même pour la plèbe, des plaisirs d’ordre plus intellectuel, comme celui qu’ils prennent à s’entendre conter des histoires extraordinaires ou voluptueuses. Les récits des conteurs arabes sont célèbres dans le monde entier. Mais il m’a semblé qu’en Orient, — du moins dans les villes, — ils ont beaucoup perdu de leur vogue. J’y ai rencontré bien moins de conteurs populaires qu’en Algérie. Deux ou trois fois au plus, — et dans les quartiers très excentriques, — j’ai vu des artisans faire la lecture, le soir, au milieu d’un petit cercle d’auditeurs accroupis devant les portes. On m’affirme d’autre part que les Mille et une Nuits ont été mises à l’index par les rigoristes, comme lecture indécente et graveleuse, et que cet interdit s’explique encore par le fait que des récitateurs peu scrupuleux y introduisaient subrepticement des contes de leur cru, des interpolations franchement obscènes et ordurières. Il se peut enfin que les générations nouvelles n’aient pas autant de goût que les anciennes pour ce délassement patriarcal. En revanche, j’ai constaté un peu partout, dans le peuple comme dans les classes élevées, un engouement de plus en plus marqué pour le théâtre. Et je ne dis pas le théâtre rudimentaire des Orientaux, — le guignol de Karagheuz ou des ombres chinoises, — mais un théâtre moderne, imité plus ou moins du nôtre.

Cela bouleversait, de nouveau, tous mes préjugés. On m’avait tant répété que les peuples de race ou d’éducation sémitique répugnent à la conception du drame que, pour moi, c’était devenu un axiome indiscutable. Les Arabes et, en général, les Musulmans, pensais-je, n’ont ni l’intelligence ni le goût du théâtre. Et pourtant, si le sémitisme est la cause de cette répugnance, comment expliquer que, dans tous les pays du Levant, les troupes de chanteurs et d’acteurs se composent presque exclusivement de Juifs ? Mais ne cherchons point de raisons a priori. Tenons-nous-en au simple fait. Or il est incontestable qu’en Orient, les Musulmans comme les Chrétiens aiment le théâtre. Je ne parle pas de ces adaptations ou de ces imitations dramatiques qui ont été tentées, voilà déjà longtemps, par les lettrés turcs ou arabes : ce sont récréations de dilettantes. Je ne parle pas non plus de ces cafés-concerts, si fréquens aux alentours des lieux de plaisir, ces établissemens équivoques où de crapuleux acteurs exécutent des danses et des chants indigènes, qui ne servent que de prétexte à leur vrai métier. Ce qui m’a paru plus significatif que tout cela, ce sont les petites salles misérables, où la plèbe des grandes villes va chercher des émotions dramatiques à sa portée, et où des compositeurs strictement populaires s’appliquent à lui servir le régal qu’elle désire, tout en s’efforçant de contrefaire naïvement le théâtre des riches et des Européens.

A Constantinople, ce genre-là n’existait pas, lorsque je m’y trouvais, c’est-à-dire en pleine tyrannie hamidienne. Karagheuz lui-même et les spectacles d’ombres étaient défendus par la police, comme pouvant se prêter à des allusions séditieuses. Mais à Smyrne, à Beyrouth, à Damas, au Caire, j’ai eu de quoi repaître ma curiosité. Je donne la palme aux imprésarios du Caire, qui m’ont semblé les plus ingénieux, les plus bouffons et, si j’ose le dire, les plus « dans le train. » Tout de même, c’est encore l’enfance de l’art. Un de ces théâtres, où j’entrai, était une ancienne boutique désaffectée : les murs à peine crépis, le sol en terre battue. Quelques bancs de bois et des nattes pour le public. Une lampe à pétrole pendue aux solives, en guise de lustre. La scène, élevée sur des tréteaux, n’a pas de coulisses ; deux portes symétriques et masquées d’un lambeau d’andrinople en tiennent lieu. Mais il y a un rideau, qui glisse sur des tringles et qu’on écarte ou ramène à chaque fin ou commencement d’actes. Enfin on distribue des billets à l’entrée, derrière une planche percée d’un judas, et, quand vous sortez, on vous remet des contremarques comme au grand théâtre de l’Ezbékieh. Les acteurs improvisés sont évidemment des malandrins du quartier, de joyeux coquins très délurés et très éveillés aussi, grâce à leur contact perpétuel avec les cosmopolites. Le soir où j’assistai à la représentation, ils nous servirent une pièce enfantine, pleine de brigands et gendarmes, qui passionna fortement l’auditoire. Cependant, leur grand succès, ce fut une espèce de farce, où un Européen était berné par un ânier ou un porteur d’eau égyptien. Et, autant que je pus comprendre et deviner d’après l’accoutrement grotesque du personnage, le dindon de la farce était un Anglais. Il y eut aussi des pochades très pimentées avec des rôles de femmes tenus par des hommes, suivant l’usage antique et musulman, et d’autres où figuraient des jeunes garçons également déguisés en femmes. Mais il faudrait le latin pour signifier seulement de quoi il s’agissait.

Encore une fois, c’est l’enfance de l’art. A Damas, j’ai vu beaucoup mieux que cela. J’y tombai sur une troupe manifestement plus exercée et à prétentions plus littéraires. Le public aussi, quoique fort môle, était supérieur au précédent. Néanmoins, acteurs, public et local, tout restait très simple, pour ne pas dire très primitif. C’était à l’époque du Rhamadan, dans un café de la Grande Place. Or, pendant cette période de jeûne et d’abstinence, les divertissemens nocturnes ont un éclat et une vogue exceptionnels. Je me disais : « Je vais me régaler de couleur orientale. Je suis à Damas, à deux pas du désert. Je vais entendre des chants et assister à des danses comme, de ma vie, je n’en ai vu ni entendu ! » Et, sur cette agréable assurance, je pénétrai dans la baraque en planches, où devait se donner la fête. Tout de suite, l’aspect de la salle me réjouit : c’était d’un bariolage si pittoresque ! Et la rudesse de l’aménagement comme de la décoration vous émouvait, par une telle évidence de candeur et de bonne volonté. Les bancs du parterre étaient munis de dossiers et de coussins en étoffe rouge. Au-dessus, se déployait, en fer à cheval, la rangée des loges, avec des chaises de paille pour s’asseoir, — et, détail touchant, une gargoulette pour se rafraîchir. Je m’installe dans la mienne, je contemple ma gargoulette, posée devant moi sur le rebord de l’accoudoir : elle est égueulée et fort crasseuse. Mais le mouvement, l’animation de la salle accaparent toute mon attention. Dans les loges assez peu garnies, il y a quelques officiers en uniforme, tout reluisans sous leurs aiguillettes en sautoir ; des familles de bourgeois chrétiens, deux ou trois femmes en chapeaux très voyans et très empanachés. Çà et là, de petits fonctionnaires turcs, des élèves de l’Ecole militaire. On me signale même, parmi les notables musulmans, un ancien gouverneur de Syrie, dont le nom est célèbre là-bas. Tout ce monde restreint des premières est insignifiant, il compte à peine. Le vrai public, c’est celui du parterre, le bon public populaire qui se presse sur les bancs ou qui s’accroupit sur les nattes : soldats de la garnison, en pantalons et en dolmans de toile bleue, la toile des cottes et des bourgerons de nos ouvriers, paysans de la banlieue, portefaix, Bédouins en dalmatiques éclatantes, immobiles sous le cache-nuque et les torsades de cordons en poils de chameau qui leur encerclent le crâne, — enfin la patrouille de nuit, qui occupe un banc spécial, des types farouches de bandits, les bras croisés et le fusil entre les jambes. Parmi cette foule, une escouade de serveurs circule continuellement : un mouchoir torchonné autour de la tête, un enfant passe entre les files des spectateurs, en tendant un brasero où les fumeurs de narguilés saisissent des charbons au bout d’une pincette. Un garçon rince des tasses et des verres dans une vasque ancienne, à demi recouverte par le nouveau plancher du parterre. C’est un va-et-vient étourdissant de marchands de cacouettes, de noisettes, de pistaches, d’amandes grillées, de pois chiches et de bonbons…

Les trois coups réglementaires retentissent. Le rideau s’écarte, et, comme un seul homme, toute l’assistance se lève, tandis que, sur la scène, la troupe au complet entonne l’hymne impérial : « Louange à Dieu ! et longue vie au Sultan Abd-ul Hamid ! » Puis, cette formalité officielle accomplie, on se rassied » et la pièce commence… Premier décor : une salle à manger moderne, telle du moins que peut la concevoir une imagination levantine.

Endimanchée d’une robe de satin rose, une maigre Juive pleurnicheuse et criarde y soutient une conversation avec une jeune bonne en tablier à bavette. Survient un pénitent drapé dans une cagoule qui congédie les deux femmes et qui se précipite au-devant d’un druide, vieillard vénérable à barbe de fleuve. Leurs propos, d’abord courtois, tournent à l’aigre, on se querelle, on s’injurie. Finalement, le Pénitent en cagoule soufflette le Druide… Qu’est-ce que tout cela signifie ? Où sommes-nous ? À quoi rime cette salle à manger de ménage pauvre, cette Juive et sa bonne, ces deux barbons en costume de carnaval ?… Peu à peu, en attrapant des mots au vol, en suivant, tant bien que mal, l’intrigue, quelle n’est pas ma stupeur de constater que j’assiste, — ce soir de rhamadan, à Damas, dans la cité des Khalifes — à une représentation du Cid de Corneille ! Oui ! notre Cid français traduit en vers arabes !… Plus de doute ! Voici Rodrigue, la taille guêpée dans un pourpoint vert pomme, en culotte rose tendre et en bottes chantilly. La Juive en jupe de satin, c’est Chimène, et la jouvencelle que j’avais prise pour la bonne, c’est Elvire, sa confidente. Le Druide n’est autre que don Diègue, et le Pénitent noir représente le comte de Gormaz !… À mesure que la pièce se poursuit, mes présomptions se transforment en certitudes, et mon ahurissement redouble. Je reconnais mes personnages classiques sous des travestissemens invraisemblables : ce qui n’est pas toujours commode. Ainsi, maintenant, voici que des fanfares éclatent : un cycliste paraît, en bottines lacées, culotte courte et maillot. On s’incline devant lui, on le fait asseoir sur un fauteuil avec de grandes marques de respect : c’est le roi de Castille, don Alphonse ! Pour achever de m’en convaincre, sa garde se range de chaque côté de son trône. Cette garde espagnole, elle a une crânerie toute militaire sous ses justaucorps Louis XV et ses tricornes à la française, et elle manœuvre ses tromblons avec ensemble, bien qu’elle comprenne deux légionnaires romains, et, — qui dira pourquoi ? — un domino brun !...

Quel tohu-bohu ! quelle cocasserie ! J’avoue que mon premier mouvement avait été du dépit. Moi qui escomptais les plus pures jouissances exotiques, je m’échouais dans une soirée de l’Odéon. Mais c’était si drôle, si bon enfant, que bientôt je fus conquis et que j’écoutai la pièce avec le même recueillement que l’auditoire. Ah ! ceux-là, comme ils vibraient ! surtout les simples gens du parterre ! Les passages de bravoure étaient applaudis frénétiquement. On sentait que ces hommes de race guerrière étaient de toute leur âme avec Rodrigue. Lorsque l’acteur s’avança, — un jeune Egyptien très svelte et au profil admirablement pur, — et lorsque, se cambrant dans son pourpoint vert pomme, faisant sonner les éperons de ses bottes chantilly, il se mit à déclamer les stances fameuses :


Percé jusques au fond du cœur...


vraiment je sentis passer autour de moi le frisson du sublime. La patrouille de nuit, appuyée sur les canons de ses fusils, était comme pétrifiée d’admiration. Personne ne bougeait plus, depuis les officiers resplendissans d’aiguillettes jusqu’aux portefaix en blouses de travail. En revanche, quand Chimène, — l’impudique ! — vint étaler ses douleurs d’amoureuse devant le Roi, — alors les susceptibilités musulmanes se réveillèrent dans tous ces mâles. Ce fut un éclat de rire général. Puis, comme elle continuait ses doléances inconvenantes, on la houspilla, on cria à cette dévergondée de retourner au harem. Le tapage ne s’apaisa qu’avec la réapparition de Rodrigue, qui s’affirma de plus en plus comme le héros préféré et l’idole du public.

Pourtant il était bien gringalet, ce jeune acteur égyptien, et il avait une façon si ridicule de renifler aux endroits pathétiques ! Et puis, pour mes oreilles d’Occidental, ce nasillement de la récitation arabe faisait une si déconcertante et si barbare mélopée ! Corneille parlant nègre ne m’aurait pas semblé plus burlesque... Eh bien ! malgré tout cela, j’étais pris, moi aussi, comme les troupiers et les Bédouins du parterre. Je les aimais de se passionner pour cette rhapsodie qui m’apportait, à moi, un peu de notre France. J’étais fier qu’un des nôtres eût trouvé des paroles capables de pénétrer dans des âmes si profondément étrangères, si obscures pour nous, si fermées à tout ce qui nous touche ! Et quand, la pièce finie, le rideau se releva sur le chœur, qui entonnait, encore une fois, l’hymne impérial : « Louange à Dieu et longue vie au Sultan ! » je l’avoue, je me levai d’enthousiasme, parmi tous ces Musulmans debout, et, durant ces minutes-là, je fus à l’unisson avec eux.

J’accorde tout de suite que des spectacles de ce genre sortent un peu de l’ordinaire et aussi que la masse populaire demeure Ignorante de ces nouveautés. Il n’en est pas moins vrai que, dans les grands centres, cette imitation plus ou moins instinctive de nos plaisirs occidentaux est un symptôme extrêmement curieux. Petit à petit, la plèbe citadine stimulera par son exemple les rustres réfractaires ou retardataires. Et puis le théâtre est un instrument de culture que les élites d’Orient ne peuvent pas manquer d’employer tôt ou tard et de faire servir au relèvement intellectuel de leur peuple. Déjà, dans les villes, il y court de lui-même ; et il accueille, avec non moins de plaisir, les drames en images du cinématographe. Cette lanterne magique nouveau-style tient lieu de journal à ces illettrés, en leur commentant les faits-divers contemporains et les événemens de la politique. Le sujet qu’ils préféraient, il y a deux ans, c’étaient les éternelles victoires japonaises. A Alexandrie et au Caire, quand un directeur de cinématographe annonçait sur son programme la prise de Port-Arthur ou la bataille de Tsoushima, il faisait salle comble. Ce sont là des indications qui ont leur valeur, aussi bien pour les patriotes qui aspirent à diriger ces foules, que pour le passant qui les regarde en simple témoin.


IV. — L’INCONNU.

Dans cette revue forcément sommaire, nous avons tâché seulement de dégager les caractères généraux qui distinguent la plèbe orientale prise en bloc. Or, précisément parce que cette plèbe est en voie de transformation ou d’évolution, certains de ces caractères peuvent nous paraître contradictoires, comme le sont les influences qui se combattent en elle : c’est l’éternel antagonisme du passé et de l’avenir, souvent si mêlés que l’un offusque l’autre. D’un côté, une misère navrante, un état presque voisin de l’état de nature, un dédain ou une insouciance complète de tout ce qui concourt au bien-être et à la dignité du travailleur civilisé. Et cependant, un incontestable effort laborieux ou industrieux. Mais, en revanche, un attachement à la routine qui semble incurable. Une certaine préoccupation de plaisirs plus raffinés ou plus intelligens. Et, malgré cela, une tendance à s’immobiliser dans les simples joies brutales d’autrefois.

De ces contradictions mêmes, il ressort néanmoins que ce peuple est loin d’être inerte, comme nous le croyons trop aisément. Il est clair qu’il bouge. Que veut-il, que cherche-t-il en définitive ? Ses guides eux-mêmes, dont les formules sont si précises, seraient bien embarrassés pour le dire. Ce sont eux, les intellectuels, qui ont fait la révolution. Le peuple, lui, n’y a compris qu’une chose, c’est qu’on le délivrait d’une tyrannie également odieuse pour tous. Il n’est pas même sûr qu’il souhaite plus d’honnêteté dans les affaires publiques. Appétits de vengeances, petites ambitions à assouvir, impatience et humiliation de la tutelle ou de la concurrence étrangère, et, si l’on veut, tout à fait à l’arrière-plan, vague désir d’imiter le Japon, — à cela se réduit, pour l’instant, l’effervescence de la masse orientale. Il se peut que la cohésion artificielle de l’Empire n’en soit pas plus gravement compromise. Il se peut enfin (et nous le souhaitons !) que, dans un avenir prochain, une patrie ottomane, voire une patrie égyptienne, parvienne à s’organiser au milieu de tous ces bouleversemens. Mais une patrie se fonde toujours contre quelqu’un : malgré le bénéfice probable qu’en retirerait la civilisation générale, voilà ce que nous, Européens, nous ne devons pas oublier.


LOUIS BERTRAND.

  1. Le conseil des ministres égyptiens vient seulement de sanctionner un projet d’égouts pour la ville du Caire. Les travaux de canalisation qui vont commencer ne seront achevés que dans dix ans, en 1918.
  2. Nous tenons ces renseignemens, avec quelques autres, de l’obligeance de M. Eyoub Remeid, un des jeunes publicistes les plus distingués du Caire.
  3. Si l’on désire être édifié sur cette question, qu’on lise l’ouvrage très curieux, très documenté et très intéressant de Mme Ruchdi Pacha : les Répudiées. (Félix Juven.)