La Pitié suprême (1879)/Les maudits ont besoin de têtes inclinées

VIII

 
Les maudits ont besoin de têtes inclinées
Sur eux, sur leur mystère et sur leurs destinées ;
Un regard sans courroux leur semble une faveur ;
Et qui se penchera si ce n’est le rêveur ?
Qui leur prodiguera la bonté vénérable ?

Qui donc ramassera le morceau misérable
Du czar doré jadis, du roi fleurdelysé ?
Qui donc aura souci du vieux césar brisé ?
Dans ce monde où l’histoire affreuse n’illumine
Que des fourmillements de tombe et de vermine,
Qui donc consolera ? qui donc, si ce n’est lui,
Sera l’auguste Job des opprobres d’autrui ?
Attendri sur l’effet par l’énigme des causes,
Ayant devant l’esprit l’obscurité des choses,
Il se couchera, grave, indulgent, attristé,
Sur ce vaste fumier qu’on nomme humanité,
Et, des abjections compagnon volontaire,
Voyant la tyrannie et le tyran à terre,
Pour racler cet ulcère il prendra ce tesson.
Oh ! plaindre, c’est déjà comprendre. L’horizon
Montre à l’œil moins sévère une aube moins confuse ;
La grande vérité sort de la grande excuse.
Retirez l’anathème, une lueur paraît.
Veilleur fiévreux, chercheur du suprême secret,
En vigie au plus haut de la noire mâture,
Le penseur, attentif à toute la nature,

Comparant l’élément et le destin, confond
Dans le même regard surhumain et profond
Les souffles, les hasards, le colosse, la mouche,
Le monstre qui s’éveille et l’astre qui se couche,
Le trajet d’un brouillard aux cieux, et le chemin
Qu’un nuage d’erreurs fait dans l’esprit humain ;
Et les linéaments de l’Inconnu surgissent ;
Et les princes hagards que les meurtres rougissent,
Avec les Genséric la nuit coïncidant,
Et le glaive et le sceptre, et la griffe et la dent,
Et le tigre et le maître, et l’horreur babélique,
Dans ces compassions immenses, tout s’explique.
Sitôt qu’on a cessé de maudire, le sort
Semble un chaos calmé d’où l’ordre auguste sort ;
Les mystères, devant le songeur sans colère,
Sont le gouffre, mais sont le gouffre qui s’éclaire ;
Ils n’ont plus de démence, et blanchissent, pareils
À des cieux noirs où vont se lever des soleils ;
Et voilà tout à coup que dans l’ombre sacrée,
Calmes, pleines de Dieu, des lois font leur entrée.
On ne lit pas le livre, on en épèle un mot ;

Et l’on frissonne, tant on sent le bras d’en haut,
Tant l’homme est faible, et tant l’énormité divine
Paraît dans ce qu’on voit et dans ce qu’on devine !

On reconnaît qu’ils sont bien peu de chose, hélas !
Tous ces tristes Nérons conduits par les Pallas,
Pour qui Dieu n’est qu’un spectre et les hommes des nombres.
Cette espèce de mont formé de règnes sombres,
Cet édifice affreux que chaque âge construit
Avec des attentats, de la gloire et du bruit,
Et qui, sanglant, rayé de suintements fétides,
Fait bloc avec les rois, mornes cariatides,
Ce chaos de faits lourds, tristes, hideux, navrants,
Qui charge la mémoire informe des tyrans,
Toutes ces actions sauvages et terribles
Qui donnent dans l’histoire aux Tibères horribles
Des aspects monstrueux de démons écrasés,
Ce tas des vieux forfaits, bronzes vertdegrisés,
Cet amas du granit le plus dur des abîmes,

Ce grand rocher du mal, alluvion des crimes,
Colossal piédestal de Némésis debout,
Large, énorme, une larme, ô Dieu bon, le dissout !

Car les pleurs sont sacrés ; ils sortent, pur dictame,
Les pleurs humains, du cœur, les pleurs divins, de l’âme ;
Dès que, s’examinant soi-même, on se résout
À chercher le côté pardonnable de tout,
Dès qu’on a rejeté l’amertume chagrine,
Le réel se dévoile, on sent dans sa poitrine
Un cœur nouveau qui s’ouvre et qui s’épanouit.

Un ange vit un jour les hommes dans la nuit ;
Il leur cria du haut de la sereine sphère :
Attendez ; je vous vais chercher de la lumière.
Il revint apportant dans sa main la pitié.