La Pierre de Lune/II/Troisième narration/07

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 123-138).
Seconde période. Troisième narration


CHAPITRE VII


Au bruit que je fis, Rachel se leva du piano et me vit devant la porte, que je fermais derrière moi.

Nous nous regardâmes en silence, toute la longueur de la pièce nous séparant ; le mouvement qu’elle avait fait en se levant paraissait être le seul dont elle fût capable ; il semblait qu’elle eût concentré dans ses yeux fixement attachés sur moi tout l’effort de ses facultés physiques et morales.

Je craignis de lui être apparu trop brusquement. Je m’avançai vers elle et lui dis doucement : « Rachel ! » Au son de ma voix, elle recouvra ses couleurs en même temps que l’usage de ses membres ; elle s’avança de son côté, mais sans parler, et se rapprocha de plus en plus de moi comme si elle agissait sous une influence plus forte que sa volonté ; son teint reprit sa chaude coloration, et la flamme de l’intelligence brilla de nouveau dans ses yeux. J’oubliai le motif de ma visite, les soupçons honteux dont elle avait terni mon nom. Passé, présent, avenir, j’oubliai toutes les considérations dont l’honneur me faisait une loi de me souvenir. Je ne vis plus qu’une chose : la femme que j’aimais s’avançait vers moi ; elle tremblait, son irrésolution lui donnait un charme de plus, je n’y pus résister plus longtemps ; je la saisis dans mes bras, et couvris sa figure de baisers.

Il y eut un instant où je crus que mes caresses m’étaient rendues, un instant où il me sembla qu’elle aussi avait oublié. Illusion bientôt détruite, car dès qu’elle eut repris possession d’elle-même, sa première action volontaire me laissa cruellement voir qu’elle se souvenait. Avec un cri qui était comme un cri d’horreur, avec une force à laquelle, l’eussé-je voulu, j’aurais eu peine à résister, elle me repoussa loin d’elle. Je lus une colère sans merci dans son regard, et le mépris le plus impitoyable se peignit sur ses lèvres. Elle me toisa de la tête aux pieds, comme elle l’eût fait d’un étranger qui l’aurait insultée.

« Lâche, s’écria-t-elle ; vil, méprisable lâche, sans cœur et sans honneur ! »

Telles furent ses premières paroles ! De toutes les injures qu’une femme peut adresser à un homme, elle choisit la plus sanglante pour me la jeter à la face !

« Je me souviens du temps, Rachel, lui dis-je, où vous m’auriez témoigné votre mécontentement d’une offense dans des termes moins indignes de vous et de moi ; je vous demande pardon. »

Ma voix dut trahir l’amertume qui remplissait mon cœur. Dès les premiers mots de ma réplique, ses yeux, qui s’étaient détournés de moi, revinrent involontairement me chercher ; elle me répondit d’un ton sourd et avec un calme maussade que je ne lui avais jamais vu.

« J’ai peut-être quelque excuse à invoquer, dit-elle. Après ce que vous avez fait, il peut sembler bas de vous imposer ainsi à moi ; il peut sembler vil de spéculer sur ma faiblesse pour vous ; il peut sembler lâche d’abuser de ma surprise pour me contraindre à subir vos baisers. Mais ce n’est là qu’une opinion de femme : je ne devais pas m’attendre à ce que vous penseriez de la sorte. J’aurais mieux fait de me contenir et de ne vous rien reprocher. »

Elle mettait le comble à ses insultes par la manière dont elle les excusait. L’homme le plus dégradé de la terre se fût révolté contre de pareilles humiliations.

« Si mon honneur n’était pas entre vos mains, lui dis-je, je vous quitterais sur l’heure et ne vous reverrais jamais. Mais vous venez de me parler de ce que j’ai fait : qu’est-ce donc, je vous prie ?

— Ce que vous avez fait ? Et c’est vous qui osez m’adresser cette question ?

— Oui, je vous l’adresse.

— J’ai gardé le secret sur votre infamie, répliqua-t-elle, et j’ai supporté les conséquences de mon silence obstiné. N’ai-je pas bien mérité que vous m’épargniez l’insulte de vos questions ? Tout sentiment de reconnaissance est-il donc mort chez vous ? Vous étiez autrefois un gentleman. Vous étiez cher à ma mère, et encore plus à mon cœur. »

Ici la voix lui manqua. Elle retomba sur sa chaise, me tourna le dos et couvrit sa figure de ses deux mains.

Je dus attendre avant d’être en état de parler ; pendant cet instant de silence, je ne sais ce qui me fit le plus souffrir de son langage méprisant ou de l’orgueilleuse réserve qui refusait de m’admettre au partage de ses chagrins.

« Si vous ne voulez pas rompre le silence, dis-je, c’est moi qui le ferai ; je suis venu ici parce que j’ai à vous entretenir d’un objet très-sérieux. Voulez-vous m’accorder la justice de m’écouter ? »

Elle ne bougea ni ne répondit. Je ne renouvelai pas ma question et je ne me rapprochai pas de sa chaise. Soutenu par une fierté égale à son obstination, je lui fis le récit complet de ma découverte aux Sables-Tremblants et de tout ce qui m’y avait amené ; mon histoire fut assez longue ; mais du commencement jusqu’à la fin, jamais elle ne leva les yeux sur moi ni ne prononça un seul mot.

Je conservai mon calme ; mon avenir dépendait, selon toute apparence du sang-froid que je garderais ; le moment était venu de vérifier l’exactitude des suppositions de M. Bruff. Tout entier à l’épreuve que j’allais tenter, je me plaçai bien en face d’elle.

« J’ai une question à vous faire, quoiqu’elle m’oblige à revenir sur un sujet pénible, lui dis-je ; Rosanna Spearman vous montra-t-elle la robe de nuit ? Oui ou non ? »

Elle fit un bond qui l’amena tout près de moi. Ses yeux fouillèrent mon visage, pour ainsi dire, comme si elle cherchait à y découvrir une expression inaccoutumée.

« Êtes-vous donc en démence ? » demanda-t-elle.

Je me contins encore et dis avec calme :

« Rachel, voulez-vous répondre à ma question ? »

Elle poursuivit sans prendre garde à moi :

« Avez-vous un mobile que je ne comprenne pas ? L’avenir vous inquiète-t-il et suis-je pour quelque chose dans vos craintes ? On dit que la mort de votre père vous a rendu héritier d’une grosse fortune, venez-vous alors m’offrir l’équivalent de la perte de mon diamant ? Et vous reste-t-il assez de cœur pour sentir la honte de votre situation ? Est-ce là le secret de votre prétendue innocence et de la ridicule histoire de Rosanna ? La conscience se réveille-t-elle enfin chez vous au fond de tous ces mensonges ?

Ici je l’interrompis, incapable de me maîtriser plus longtemps.

« Vous m’avez indignement calomnié, m’écriai-je ; vous osez me soupçonner d’avoir volé votre joyau ; j’ai le droit de savoir et je saurai le motif de cette accusation ! »

À mesure que je m’échauffais, sa colère grandissait aussi.

« Vous soupçonner, fit-elle ; mais, misérable que vous êtes, quand je vous ai vu de mes propres yeux voler le diamant ! »

Je fus frappé de stupeur à cette révélation foudroyante qui faisait crouler l’édifice des suppositions de M. Bruff. Malgré mon innocence, je restai muet devant elle. À ses yeux, comme aux yeux de quiconque m’aurait vu en ce moment, je dus avoir l’air d’un coupable écrasé par la découverte son crime.

Elle recula devant le spectacle de mon accablement et de son triomphe ; elle fut effrayée du morne silence que je gardais.

« Je vous ai épargné pour un temps, dit-elle, et je vous aurais épargné encore maintenant, si vous ne m’aviez forcée à parler. »

Elle fit le geste de quitter le salon, mais elle hésita avant de gagner la porte.

« Pourquoi êtes-vous venu au-devant de cette humiliation ? reprit-elle ; pourquoi m’avoir forcée à rougir de moi-même ? »

Elle fit quelques pas et s’arrêta de nouveau.

« Pour l’amour de Dieu ! dites donc quelque chose, s’écria-t-elle avec violence ; s’il vous reste un peu de pitié, ne me laissez pas m’oublier à ce point ! Parlez et obligez-moi à quitter cette pièce ! »

Je m’avançai vers elle, ne sachant vraiment ce que je faisais. Peut-être conservais-je un vague espoir de la retenir jusqu’à ce qu’elle m’en eût dit davantage. Du moment où j’avais appris que le témoignage sur lequel Rachel me condamnait était le témoignage de ses yeux, rien, pas même la certitude de mon innocence, ne me soutenait plus. Je la pris par la main ; mais, bien que je m’efforçasse de parler hardiment et d’aller droit au but, tout ce que je pus trouver fut :

« Rachel, il fut un temps où vous m’aimiez. »

Elle frissonna et détourna les yeux, mais sa main resta sans force dans la mienne.

« Laissez-la aller ! » dit-elle faiblement.

La pression de ma main paraissait agir sur elle comme avait agi le son de ma voix lorsque j’étais entré dans la chambre. Elle m’avait appelé lâche, elle m’avait fait un aveu qui me marquait d’un sceau d’infamie et cependant je sentais que je restais son maître tant que ma main était en contact avec la sienne.

Je l’attirai doucement vers le milieu de la pièce et l’assis près de moi.

« Rachel, lui dis-je, je ne puis vous donner aucune explication sur la contradiction que je vais vous soumettre moi-même ; je me bornerai à dire la vérité comme vous venez de la dire vous-même. Vous me vîtes, de vos propres yeux, prendre le diamant. Devant Dieu qui nous entend, je jure que je l’ai ignoré jusqu’à ce jour. Douterez-vous encore de moi ? »

Elle ne m’avait ni écouté ni entendu.

« Laissez ma main. » murmura-t-elle.

Ce fut sa seule réponse. Sa tête tomba sur mon épaule, et sa main serra la mienne au moment même où elle me priait de lui rendre sa liberté.

Je ne voulus pas insister, mais ce fut tout ce qu’elle obtint de moi. Mon seul espoir de reparaître jamais la tête haute parmi les honnêtes gens dépendait de l’influence que je conservais sur elle et qui pouvait la décider à se confier entièrement à moi. Je pouvais espérer que quelque indice, insignifiant en apparence, mais qui deviendrait mon ancre de salut, avait échappé aux yeux de Rachel, et que cette enquête, soigneusement reprise, aboutirait à la constatation de mon innocence. J’avoue donc que je gardai la pleine possession de sa main, et que je ne négligeai rien pour reconquérir l’autorité qu’elle m’avait laissé prendre sur elle autrefois.

« J’ai quelque chose à vous demander, dis-je ; je désire que vous me racontiez jusqu’au moindre incident de ce qui s’est passé depuis le moment où nous nous sommes dit bonsoir, jusqu’à celui où vous m’avez vu prendre le diamant. »

Elle souleva sa tête de dessus mon épaule et fit un effort pour dégager sa main.

« Oh ! pourquoi y revenir ? fit-elle ; pourquoi ?

— Je vais vous dire pourquoi, chère Rachel ; vous et moi, nous sommes victimes d’une erreur monstrueuse, qui revêt le déguisement de la vérité. Si nous repassons ensemble tous les faits de cette soirée, peut-être parviendrons-nous encore à nous entendre. »

Sa tête retomba sur mon épaule ; les larmes s’amassèrent dans ses yeux et commencèrent à couler le long de ses joues.

« Oh ! dit-elle, n’ai-je donc jamais eu cet espoir ? n’ai-je donc jamais tenté de voir les choses ainsi que vous le désirez en ce moment ?

— Vous n’avez essayé qu’à vous toute seule, lui répondis-je ; vous n’avez pas agi de concert avec moi qui puis vous venir en aide. »

Ces mots parurent enfin éveiller en elle un peu de cet espoir que je cherchais à trouver moi-même. Elle répondit dès lors à mes questions, non-seulement avec bonne volonté, mais en usant de son intelligence ; elle s’ouvrit tout entière à moi.

« Commençons, repris-je, par ce qui suivit le moment où nous nous séparâmes pour la nuit. Vous êtes-vous couchée, ou êtes-vous restée éveillée ?

— J’allai me coucher.

— Avez-vous remarqué l’heure ? était-il tard ?

— Pas très-tard ; environ minuit, à ce que je crois.

— Vous êtes-vous endormie ?

— Non, je ne pouvais dormir ce soir-là.

— La soirée vous avait agitée ?

— Je songeais à vous. »

La réponse m’ôta toutes mes forces ; il y eut quelque chose dans le son de sa voix encore plus que dans ses paroles, qui m’alla droit au cœur ; ce n’est qu’après un moment de silence que je fus en état de continuer mon interrogatoire.

« Aviez-vous conservé de la lumière ? demandai-je.

— Aucune, jusqu’à ce que je me relevasse ; alors j’allumai ma bougie.

— Combien de temps croyez-vous qu’il se fût écoulé depuis le moment où vous vous étiez couchée ?

— Une heure à peu près ; oui, je crois qu’il devait être une heure du matin.

— Êtes-vous restée dans votre chambre à coucher ?

— Je venais de passer une robe de chambre pour aller chercher un livre dans mon boudoir.

— Aviez-vous déjà ouvert la porte ?

— Je venais de l’ouvrir.

— Mais vous n’étiez pas entrée dans le boudoir ?

— Non, je m’arrêtai au moment d’y entrer.

— Pourquoi ?

— J’avais vu de la lumière sous la porte, et j’avais entendu des pas qui se rapprochaient.

— Eûtes-vous grand’peur ?

— Non, pas alors ; je savais combien ma pauvre mère dormait mal, et je me rappelai que, ce même soir, elle avait essayé en vain d’obtenir que je lui confiasse la garde de mon diamant. Son inquiétude à ce sujet me paraissait exagérée, et je crus qu’elle venait voir si j’étais endormie, ou causer avec moi de ce joyau si elle voyait encore de la lumière chez avec moi.

— Que fîtes-vous alors de votre côté ?

— J’éteignis ma bougie, afin qu’elle pût croire que j’étais couchée. Je n’étais guère raisonnable, moi non plus, car je tenais absolument à conserver mon diamant auprès de moi et dans le meuble que j’avais choisi.

— Après avoir soufflé votre lumière, êtes-vous allée vous coucher ?

— Je n’en eus pas le temps ; au moment où je l’éteignis, la porte du petit salon s’ouvrit, et je vis entrer…

— Vous vîtes entrer… ?

Vous.

— Étais-je habillé comme de coutume ?

— Non.

— Vêtu d’une robe de chambre ?

— En effet, et tenant le bougeoir de votre chambre à la main.

— J’étais seul ?

— Tout seul.

— Pouviez-vous voir ma figure ?

— Oui, parfaitement, votre bougie l’éclairait en plein.

— Mes yeux étaient-ils bien ouverts ?

— Oui.

— Vous n’y remarquâtes rien d’étrange ? Leur expression n’était pas fixe, ou absente ?

— Je n’y vis rien de ce genre. Votre regard était animé, et même plus brillant que de coutume. Vous promeniez vos yeux autour de la pièce, comme un homme qui sait qu’il se trouve dans un lieu où il ne devrait pas être et qui a peur d’être découvert.

— Avez-vous observé autre chose lors de mon entrée ? quelle était ma démarche ?

— La même que celle que vous avez toujours. Vous vous êtes avancé jusqu’au milieu du salon, puis vous vous êtes arrêté en regardant autour de vous.

— Que fîtes-vous, quand vous m’aperçûtes ?

— Je ne pus ni bouger ni parler ; j’étais pétrifiée ; il me fût impossible d’appeler et même de fermer ma porte.

— Dans la position que vous occupiez, pouvais-je vous voir ?

— Vous l’eussiez pu, bien certainement, mais vous ne regardâtes pas de mon côté ; cette question est inutile, je suis sûre que vous ne m’avez pas vue.

— Comment cela ?

— Auriez-vous pris le diamant en ce cas ? auriez-vous agi comme vous l’avez fait ? seriez-vous ici maintenant si vous aviez vu que j’étais éveillée et que je vous regardais ? Ne me forcez pas à parler de cet affreux moment ; je veux vous répondre avec calme ; tâchez de ne pas me faire sortir de mon sang-froid. Continuez, mais changez de sujet. »

Elle avait raison à tous les points de vue ; je poursuivis :

« Que fis-je, après m’être arrêté au milieu de la pièce ?

— Vous vous détournâtes, pour vous diriger ensuite droit vers le coin où se trouvait mon cabinet indien.

— Lorsque je fus près du meuble, je vous tournais le dos ; comment pouviez-vous voir ce que je faisais ?

— Je suivais tous vos mouvements ; il y a trois glaces dans mon boudoir et vous étiez placé de telle façon que l’une d’elles reflétait vos moindres gestes.

— Que vîtes-vous ?

— Je vous vis poser votre bougeoir sur le haut du cabinet ; vous ouvrîtes et fermâtes chacun des tiroirs les uns après les autres, jusqu’au moment où vous arrivâtes à celui qui contenait mon diamant. Vous considérâtes ce tiroir pendant un moment, puis vous y mîtes la main et vous en sortîtes la Pierre de Lune.

— Mais comment savez-vous que j’en ai retiré le diamant ?

— Je vis votre main plonger dans le tiroir, enfin je vis le scintillement de la Pierre qui brillait entre vos doigts lorsque votre main reparut.

— Ma main s’est-elle approchée de nouveau du tiroir, pour le fermer par exemple ?

— Non, vous teniez la Pierre dans votre main droite et vous avez repris votre bougeoir de dessus le meuble avec votre main gauche.

— Ai-je regardé après cela de nouveau autour de moi ?

— Non.

— M’avez-vous vu quitter la chambre aussitôt ?

— Non, vous êtes resté immobile pendant un temps assez long, je voyais votre figure de côté dans la glace ; vous sembliez tout absorbé par une méditation peu agréable.

— Que s’ensuivit-il ?

— Vous interrompîtes tout à coup vos réflexions et vous quittâtes la chambre.

— Ai-je fermé la porte après moi ?

— Non ; je vous vis entrer vivement dans le couloir en laissant la porte ouverte.

— Et après ?

— Votre lumière disparut, le son de vos pas s’éteignit, et je demeurai seule dans l’obscurité.

— Ne s’est-il rien passé depuis ce moment jusqu’à celui où toute la maison apprit la perte du diamant ?

— Rien absolument.

— En êtes-vous parfaitement sûre ? N’avez-vous pas pu finir par vous endormir ?

— Je n’ai pas dormi un seul instant et ne me suis pas recouchée. Il n’est rien survenu depuis ce moment jusqu’à celui où Pénélope est entrée chez moi. »

Je laissai tomber sa main ; je me levai et fis quelques pas. Aucune de mes questions n’avait été laissée sans réponse ; tous les détails que je désirais connaître m’avaient été donnés. J’étais revenu à l’hypothèse du somnambulisme ou de l’ivresse, et il fallait y renoncer une fois de plus. La parole du témoin oculaire de mes actions pendant cette nuit faisait évanouir ces diverses suppositions. Que restait-il à faire ? Que pouvais-je dire ? Le fait brutal, palpable du vol se dressait seul devant moi au milieu des horribles ténèbres qui m’enveloppaient. La vérité si ardemment cherchée se dérobait à ma poursuite. C’était en vain que j’avais découvert aux Sables-Tremblants le secret de Rosanna Spearman ; c’était en vain que j’avais fait appel à Rachel elle-même et que j’avais recueilli de sa bouche l’abominable histoire qu’on vient de lire.

Elle fut la première cette fois à rompre le silence.

« Eh bien, dit-elle, vous m’avez questionnée, je vous ai répondu, vous me faisiez espérer qu’il jaillirait quelque lumière de mon récit, comme vous l’espériez vous-même ; qu’avez-vous à me dire maintenant ? »

Le ton dont elle me parlait m’avertit que mon influence sur elle s’était de nouveau évanouie.

« Nous devions récapituler ensemble ce qui s’était passé pendant la soirée de mon jour de naissance, continua-t-elle, et nous espérions après cela arriver à nous entendre. En sommes-nous là ? »

Elle attendit impitoyablement ma réponse. Je répliquai de la manière la plus maladroite. L’exaspérante conviction de mon impuissance me jeta hors de mes gonds. Imprudemment et mal à propos, je lui reprochai de m’avoir, par son silence, laissé ignorer jusqu’à présent la vérité.

« Si vous aviez parlé lorsque vous auriez dû le faire, commençai-je ; si du moins, ce qui est de stricte justice, vous aviez consenti à vous expliquer… »

Elle poussa un cri de fureur ; ces quelques mots de reproche semblèrent avoir porté sa colère jusqu’au paroxysme.

« M’expliquer ! répéta-t-elle ; non, cet homme n’a pas son pareil sur la terre ! Quoi ! je le ménage lorsqu’il me brise le cœur ; je sauve sa réputation sans me soucier de compromettre la mienne, et lui, lui entre tous se retourne contre moi et m’accuse de n’avoir pas su m’expliquer ! Après que j’ai cru en lui, que je l’ai aimé jusqu’à la folie, après que j’ai pensé à lui nuit et jour, il s’étonne que je n’aie pas saisi la première occasion de lui dire : « Mon cher trésor, vous n’êtes qu’un voleur ! Vous le héros que j’aimais et que je respectais, vous vous êtes introduit chez moi à la faveur de la nuit, afin de voler mon diamant ! Voilà donc ce que j’eusse dû faire ! Ah ! malheureux homme, vil et méprisable ! j’aimerais mieux avoir perdu cinquante diamants que de vous entendre mentir ainsi que vous le faites ! »

Je pris mon chapeau ; par compassion pour elle, je le dis dans toute la sincérité de mon âme, je me levai sans prononcer un seul mot et j’ouvris la porte par laquelle j’étais entré.

Elle me suivit, m’arracha la porte des mains, la referma et me ramena à la place que je venais de quitter.

« Non, dit-elle, pas encore ! Il semble que je vous doive une justification de ma conduite envers vous. Eh bien, vous resterez et vous l’entendrez, ou vous ne sortirez d’ici, si vous l’osez, que par la force ! »

J’avais le cœur navré de la voir dans un pareil état d’exaspération et de l’entendre s’exprimer avec cette violence. Je ne pus lui répondre que par un signe indiquant que je me soumettais à ses volontés.

L’animation de la colère ne rougissait plus ses joues, je m’assis en silence, elle attendit un instant pour s’affermir dans son calme, et lorsqu’elle commença, il ne restait en elle qu’un signe visible de sa récente émotion ; elle parlait sans me regarder et tenait ses mains crispées sur sa poitrine tandis que ses yeux étaient cloués au parquet.

« Il eût été, selon vous, de stricte justice que je m’expliquasse, dit-elle en reprenant mes expressions ; vous allez voir si j’ai essayé de vous disculper ou non. Je vous ai dit que je ne m’étais ni endormie ni même recouchée après que vous eûtes quitté mon boudoir. Il est inutile de vous importuner du récit de mes pensées, vous seriez incapable de les comprendre ; je me contenterai de vous dire ce que je fis, lorsqu’après un certain temps je pus prendre un parti. Je m’abstins d’éveiller toute la maison et de raconter à chacun ce qui venait de se passer, comme j’aurais pourtant dû le faire. En dépit du témoignage de mes yeux, je vous aimais tellement que j’aurais admis n’importe quoi, fut-ce même une impossibilité, plutôt que de vous imputer un vol commis avec préméditation. À la suite de longues réflexions, je me décidai à vous écrire.

— Mais je n’ai jamais reçu de lettre de vous.

— Je le sais ; attendez un peu et vous apprendrez pourquoi. Ma lettre était tournée de façon à ne pouvoir être comprise que de vous, car je ne voulais pas qu’elle vous perdît à jamais si le hasard la faisait tomber en des mains étrangères. En termes intelligibles pour vous seul, je disais que j’avais lieu de vous croire sérieusement obéré ; j’ajoutais que ma pauvre mère et moi savions de source certaine que vous ne vous montriez pas assez délicat sur les moyens de vous procurer de l’argent. En vous rappelant la visite de l’homme de loi français, vous eussiez compris à quoi je faisais allusion. Si vous aviez continué votre lecture, vous seriez arrivé à une partie de ma lettre où je vous offrais de vous prêter la plus forte somme d’argent que je pourrais me procurer, toujours, bien entendu, à la condition qu’aucun mot à ce sujet ne serait prononcé après cela entre nous ! Et j’aurais su me la procurer, » s’écria-t-elle.

En même temps ses yeux se levèrent sur moi et les couleurs lui revinrent :

« À défaut d’autre moyen, j’aurais moi-même engagé le diamant. C’est en ces termes que je vous écrivis. Attendez ! je fis mieux que cela. Je convins avec Pénélope qu’elle vous remettrait cette lettre quand vous seriez tout seul. Je me proposais de m’enfermer dans ma chambre, de laisser le boudoir ouvert et à votre disposition pendant toute la matinée ; j’espérais, je croyais même avec toute la ferveur de mon âme, que vous saisiriez l’occasion et que vous replaceriez secrètement le diamant dans mon tiroir. »

Ici j’essayai de l’interrompre ; elle leva impatiemment la main, et m’arrêta ; à travers les rapides fluctuations de son caractère, la colère semblait la reprendre. Elle se leva de sa chaise et s’approcha de moi.

« Je sais ce que vous allez me dire, poursuivit-elle ; vous allez me rappeler de nouveau que vous ne reçûtes aucune lettre de moi ; en effet, je déchirai ce que j’avais écrit.

— Et pour quelle raison ?

— Pour la meilleure de toutes. Je préférai détruire ma lettre plutôt que de la perdre pour un homme tel que vous ! Quelles furent donc les premières nouvelles qui me parvinrent dans la matinée ? À peine mon petit plan était-il achevé que je sus que vous, oui, vous !  !!! mettiez plus d’empressement que tout autre à envoyer chercher la police ! Vous aviez pris l’initiative, vous déployiez toute l’activité imaginable dans les recherches ! vous poussiez même l’audace jusqu’à me parler de la perte de ma Pierre ! de cette Pierre volée par vous-même ! de cette Pierre qui, pendant tout ce temps-là, était entre vos mains ! Après une pareille preuve de votre infernale astuce, il ne me restait qu’à déchirer ma lettre. Dire que même alors, lorsque l’interrogatoire de l’officier de police me rendait folle, mon cœur conservait encore assez de faiblesse pour ne pas vouloir vous abandonner entièrement. Je me disais : « Il a joué son odieuse comédie devant toutes les personnes de la maison ; je verrai s’il ose la soutenir en face de moi. J’appris que vous étiez sur la terrasse ; je m’y rendis, et me contraignis à vous regarder, à vous parler. Avez-vous oublié ce que je vous dis ? »

J’aurais pu répondre que chacune de ses paroles m’était présente. Mais à quoi bon en ce moment ?

Comment pouvais-je lui dire que son apostrophe m’avait surpris, affligé ; que je l’avais crue sous l’influence d’une excitation nerveuse, que même je m’étais demandé pendant un instant si la disparition de son joyau était aussi mystérieuse pour elle que pour nous, mais que pourtant la vérité ne s’était jamais fait jour dans mon esprit ? N’ayant pas une seule preuve à donner à l’appui de mon innocence, je ne pouvais espérer la persuader de tous ces sentiments pourtant trop réels.

« Il peut vous convenir d’oublier, poursuivit-elle, mais moi, il me convient de me souvenir ; je sais d’autant mieux ce que je vous dis, que je préparai mes paroles avant d’aller vous trouver ; je vous donnai à plusieurs reprises l’occasion de m’avouer la vérité ; je ne négligeai rien pour vous faire comprendre, sans vous le dire en face, que je connaissais votre faute. À toutes mes insinuations vous ne répondîtes qu’en jouant l’étonnement, en simulant l’innocence comme vous le faites encore à l’heure qu’il est. Quand je vous quittai ce matin-là, je n’avais plus d’illusions ; je vous jugeais pour ce que vous étiez et pour ce que vous êtes, c’est-à-dire pour le plus vil misérable qui ait jamais existé.

— Je répète que, si vous vous étiez expliquée à ce moment, Rachel, vous m’eussiez quitté sachant que vous jugiez indignement un homme innocent.

— Si j’avais parlé devant quelqu’un, répliqua-t-elle avec une indignation croissante, vous étiez déshonoré pour toute votre vie ! Et si je vous avais parlé en tête-à-tête, vous eussiez nié votre crime comme vous le niez en ce moment ! Vous imaginez-vous que je vous aurais cru ? Eût-il reculé devant un mensonge celui qui avait fait ce que je vous ai vu faire et qui s’était conduit ensuite comme je vous ai vu vous conduire ? Je vous le répète, je n’ai pu supporter l’idée de vous entendre encore mentir, après avoir déjà eu l’affreux chagrin de vous voir voler. Vous en parliez vraiment comme d’un malentendu que quelques mots auraient suffi à dissiper ! Eh bien ! le malentendu a cessé. Votre justification s’est-elle produite ? Non, non ! les choses en sont au même point ! Je ne vous crois plus maintenant ! je nie que vous ayez trouvé la robe de nuit, je nie que Rosanna Spearman vous ait écrit ; je ne crois pas un seul mot de votre récit. Vous l’avez volé, car je vous ai vu ! Vous affectiez d’aider les gens de police, je l’ai vu ! Vous mîtes le diamant en gage chez M. Luker, à Londres, j’en suis sûre ! Vous avez grâce à mon misérable silence, laissé planer sur un innocent les soupçons qui auraient dû se porter sur vous ! À peine en possession de votre proie, vous vous êtes dès le lendemain enfui vers le continent. Après tant de bassesses, il ne vous en restait plus qu’une à commettre, c’était de venir ici, la fausseté sur les lèvres, et d’oser me dire que j’ai mal agi envers vous ! »

Si j’étais resté un instant de plus dans la pièce, je ne sais quelles paroles m’eussent échappé, que j’aurais regrettées à jamais. Je passai devant elle, et j’ouvris la porte pour la seconde fois ; mais avec la violence obstinée d’une femme hors d’elle-même Rachel me saisit par le bras et me barra le passage.

« Laissez-moi, Rachel, lui dis-je ; c’est préférable pour chacun de nous, laissez-moi. »

Je sentais son souffle agité près de mon visage ; son sein se soulevait convulsivement, et elle me maintenait avec une force factice contre la porte.

« Pourquoi être venu ici ? continua-t-elle avec désespoir, je vous le demande encore, pourquoi ? Craignez-vous que je ne vous dévoile ? Maintenant que vous possédez richesse, position, que vous pouvez épouser la fille la mieux née de notre pays, craignez-vous que je ne dévoile à d’autres ce que je n’ai jamais dit qu’à vous ? Je ne parlerai pas, je ne pourrais pas me résoudre à vous perdre ! Je vaux moins, oui, moins si c’est possible, que vous-même ! »

Des larmes et des sanglots lui coupèrent la voix ; elle essaya, mais en vain, de les réprimer ; elle m’étreignait de plus en plus fort.

« Je ne puis vous arracher de mon cœur, disait-elle, même à l’heure présente ! Ah ! vous n’êtes que trop en droit de compter sur cette honteuse faiblesse qui ne sait même pas lutter contre vous ! »

Elle me lâcha tout à coup, et tordit ses mains avec douleur.

« Toute autre femme fuirait à son approche ! s’écria-t-elle. Oh ! mon Dieu ! je me méprise encore plus sincèrement que je ne le méprise lui-même ! »

Les larmes me gagnaient en dépit de mes efforts ! je ne pouvais plus supporter cette triste scène.

« Vous saurez un jour combien vous m’avez injustement accusé, dis-je ; sinon, vous ne me reverrez jamais ! »

Je la quittai ; elle se leva précipitamment de la chaise sur laquelle elle s’était laissée tomber un instant auparavant : elle me suivit, la noble créature, jusque dans la chambre voisine, et sa dernière parole fut une parole de miséricordieuse tendresse.

« Franklin ! dit-elle, Franklin, je vous pardonne ; oh ! Franklin, cher Franklin, nous ne nous reverrons jamais ! Dites au moins que vous me pardonnez. »

Je me tournai de façon qu’elle pût lire sur mon visage ce que ma voix était impuissante à exprimer ; je lui fis un signe de la main, et je l’aperçus comme une vision lointaine à travers les pleurs qui obscurcissaient mon regard. L’instant d’après, cette scène de désolation avait cessé. Je me retrouvai de nouveau dans le jardin. Je ne la voyais ni ne l’entendais plus.