La Pierre de Lune/II/Troisième narration/03

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 81-89).
Seconde période. Troisième narration


CHAPITRE III


Je n’ai qu’un souvenir confus de ce qui se passa à Hotherstone’s Farm.

Je me rappelle que je trouvai un accueil cordial, un souper monstre qui eût suffi pour nourrir un village entier en Orient, enfin une chambre d’une exquise propreté où tout était à souhait sauf un amollissant lit de plume, reste de la barbarie de nos pères. Je passai une nuit fort agitée, avec consommation incessante d’allumettes. J’éprouvai une immense sensation de bien-être lorsque le jour parut et que je pus me lever.

Il avait été convenu entre Betteredge et moi que j’irais le prendre pour nous rendre ensemble à Cobb’s Hole d’aussi bonne heure que je le voudrais, ce que mon impatience interpréta en allant le trouver dès que je le pus. Sans attendre mon déjeuner à la ferme, je pris une croûte de pain et me mis en route au risque de trouver le bon Betteredge encore au lit. À ma vive satisfaction, je constatai chez lui une impatience égale à la mienne ; il était prêt et m’attendait, sa canne à la main.

« Comment vous portez-vous ce matin, Betteredge ?

— Pas bien, monsieur.

— Je le regrette, et de quoi souffrez-vous donc ?

— Je ressens les atteintes d’une maladie nouvelle, monsieur Franklin, et toute de mon fait personnel ; je ne veux pas vous inquiéter, mais vous êtes sûr de l’attraper avant la fin de la matinée.

— Du diable si j’y consens !

— Voyons, monsieur, ne sentez-vous pas une chaleur inaccoutumée au creux de l’estomac et des battements insupportables au sommet de la tête ? Pas encore ? Cela vous prendra à Cobb’s Hole ; j’appelle ce malaise la fièvre d’enquête, et moi je la gagnai en compagnie du sergent Cuff.

— Aïe ! aïe ! Alors le remède ne gît que dans la lecture de la lettre de Rosanna Spearman, je suppose ! Allons, partons, afin de l’avoir. »

Malgré l’heure matinale, nous trouvâmes la femme du pêcheur en train de travailler dans sa cuisine. Lorsque Betteredge m’eut présenté, la bonne Mrs Yolland s’acquitta du cérémonial strictement réservé (à ce que j’appris plus tard) aux étrangers de distinction. Elle déposa sur la table une bouteille de gin hollandais avec une couple de pipes neuves, et entama la conversation par ces mots.

« Quelles nouvelles de Londres, monsieur ? »

Avant que je pusse formuler une réponse à cette question infiniment complexe, une apparition sortit d’un coin obscur de la cuisine et s’avança vers moi. S’appuyant sur une béquille, une fille pâle, l’air hagard, avec d’admirables cheveux noirs et des yeux durs et perçants, s’approcha clopin-clopant de la table près de laquelle j’étais assis. Là, elle me contempla comme si j’étais pour elle un objet à la fois de curiosité et d’horreur dont la vue exerçait une sorte de fascination sur son esprit.

« Monsieur Betteredge, dit-elle sans lever les yeux de dessus ma personne, veuillez répéter son nom encore une fois.

— Le nom de ce gentleman, répondit Betteredge, qui appuya fortement sur le mot gentleman, est M. Franklin Blake. »

La fille me tourna le dos et quitta sur-le-champ la cuisine. Je crois que Mrs Yolland me fit des excuses à sa façon sur la bizarre conduite de sa fille, et que Betteredge me les transmit en langage plus civilisé. Mais je parle sans la moindre certitude, car je n’avais d’oreilles que pour écouter le son lointain des coups frappés par la béquille de Lucy ; elle résonna d’abord sur l’escalier de bois, puis on l’entendit au-dessus de nos têtes ; enfin le bruit revint sur l’escalier, quelques secondes après, la boiteuse se montrait à la porte, une lettre à la main, et me faisait signe de sortir de la pièce.

Je laissai Mrs Yolland au beau milieu de ses excuses, et je suivis cette étrange créature, qui me mena jusqu’à la berge en trottinant toujours devant moi de plus en plus vite. Elle me conduisit derrière les bateaux, dans un endroit où les gens du hameau ne pouvaient ni nous voir ni nous entendre ; enfin elle s’arrêta et se tourna vers moi.

« Tenez-vous là, me dit-elle, je veux vous regarder. »

Il n’y avait pas à se tromper sur l’expression de sa physionomie ; je lui inspirais l’horreur et le dégoût les plus violents. N’accusez pas ma vanité si je dis qu’aucune femme ne m’avait encore regardé ainsi ; je me permettrai seulement d’affirmer modestement que pas une ne me l’avait laisser voir. Un homme finit par perdre patience quand il est soumis à une pareille inspection. Puisque la vue de ma personne révoltait Lucy la Boiteuse, j’essayai d’attirer son attention sur un objet moins odieux.

« Je crois que vous avez une lettre à me remettre, dis-je, est-ce celle que je vois dans votre main ?

— Répétez donc cela ! » fut la seule réponse que je reçus.

Je répétai ces mots, comme un enfant bien sage récite une leçon.

« Non, dit cette fille, se parlant à elle-même, mais sans cesser de diriger sur moi son implacable regard, je ne puis voir ce qu’elle trouvait dans ce visage, je ne découvre rien de ce qui lui plaisait dans cette voix ! »

Tout à coup elle se détourna et appuya sa tête d’un air de lassitude sur le sommet de sa béquille.

« Oh ! ma pauvre amie, fit elle d’un ton ému qui adoucissait la dureté de son organe. Oh ! mon trésor perdu ! que pouviez-vous donc trouver de séduisant dans cet homme ! »

Elle releva la tête d’un air farouche et me regarda de nouveau.

« Pouvez-vous boire et manger ? » me dit-elle.

Je fis de mon mieux pour garder mon sérieux et je répondis :

« Mais oui !

— Pouvez-vous dormir ?

— Oui.

— Quand vous voyez une pauvre fille en service, ne sentez-vous aucun remords ?

— Certainement non, pourquoi en aurais-je ? »

Elle me jeta brusquement, comme on dit, la lettre au nez.

« Prenez-la ! cria-t-elle en fureur ; je ne vous ai jamais vu avant ce moment, et j’espère, Dieu aidant, ne plus vous revoir désormais. »

Sur ce gracieux adieu, elle me quitta et s’enfuit à toutes béquilles. La seule façon dont je pusse m’expliquer sa conduite est celle qui sans doute s’est déjà présentée à l’esprit de chacun ; je dus supposer qu’elle était folle.

Après avoir adopté cette conviction, je m’occupai des recherches plus intéressantes dont la lettre de Rosanna Spearman m’offrait la matière.

L’adresse était écrite ainsi qu’il suit : « Pour Franklin Blake, Esquire. Pour être remise en ses mains, et n’être confiée à personne d’autre, par Lucy Yolland. »

Je brisai le cachet ; l’enveloppe contenait une lettre, et celle-ci, à son tour, renfermait un morceau de papier. Je lus d’abord la lettre :

« Monsieur, si vous êtes curieux de connaître la raison de mon attitude vis-à-vis de vous pendant que vous étiez chez lady Verinder, faites ce qui vous est indiqué dans le mémorandum ci-joint, et faites-le en l’absence de tout témoin. Votre très-humble servante,

Rosanna Spearman. »

Je pris ensuite le bout de papier, dont voici la copie textuelle :

« Mémorandum. — Aller aux Sables-Tremblants à l’heure de la marée basse ; marcher vers la Broche du Sud, jusqu’à ce que la balise des rocs Sud et la hampe du drapeau placés au-dessus de Cobb’s Hole soient sur une même ligne. Placer le long des rochers un bâton ou quelque chose de droit qui puisse guider la main, juste dans la ligne de la pointe et du drapeau ; prendre garde en faisant cela qu’un bout du bâton soit au coin de celui des rochers qui surplombe les sables mouvants. Tâter le long du bâton parmi les herbes marines pour trouver une chaîne. Glisser la main qui tiendra la chaîne jusqu’à ce qu’elle arrive à la partie qui s’étend sur les pointes de rochers allant vers les sables mouvants, et alors tirer fortement la chaîne. »

Comme je lisais ces derniers mots, soulignés dans la lettre, j’entendis la voix de Betteredge derrière moi. L’inventeur de la fièvre de découverte succombait à un accès de cette impitoyable maladie.

« Je n’y puis tenir plus longtemps, monsieur Franklin. Que dit sa lettre ? Pour l’amour de Dieu, monsieur, dites-moi ce qu’elle contient. »

Je lui tendis la lettre et le mémorandum. Il lut la première sans y attacher grand intérêt, mais le second produisit une vive impression sur lui.

« Le sergent l’avait dit ! cria Betteredge. Dès le début, il n’a cessé de croire que Rosanna possédait un mémorandum de sa cachette. Et le voici ! Dieu nous garde, monsieur, le secret qui a tant intrigué tout le monde, et jusqu’au célèbre Cuff lui-même, il est là, prêt à se dévoiler à vous ! Le flot est monté maintenant, chacun peut le voir ; quand la marée sera-t-elle basse ? Il leva les yeux et, voyant un garçon qui raccommodait un filet à peu de distance de nous :

« Tammie Bright ! cria-t-il de toutes ses forces.

— Je vous entends, répliqua le gamin.

— Quand la marée descend-elle ?

— Dans une heure. »

Nous regardâmes tous deux nos montres.

« Nous pouvons passer par la côte, monsieur Franklin, dit Betteredge, et arriver ainsi aux Sables tout à loisir. Qu’en dites-vous ?

— Partons. »

Pendant la route, je fis appel à la mémoire de Betteredge pour me retracer le rôle qu’avait joué Rosanna à l’époque de l’enquête du sergent Cuff. Avec son aide, j’établis clairement la suite des faits dans ma tête. Le voyage secret de la housemaid à Frizinghall, le mystérieux travail nocturne pour lequel elle s’était enfermée à clef dans sa chambre et avait gardé de la lumière jusqu’au matin, l’achat suspect de cette caisse de plomb et des deux chaînes à chien, la conviction arrêtée du sergent que Rosanna avait caché quelque chose aux Sables, et son ignorance absolue de ce que cela pouvait être : toutes ces circonstances me revinrent nettement à l’esprit, pendant que nous nous dirigions tous deux le long de ces rochers bas qu’on nomme la Broche du Sud.

Avec l’aide encore de Betteredge, je trouvai bientôt la place d’où je pouvais voir la balise de la pointe et le drapeau de la côte sur une même ligne. Dociles aux indications du mémorandum, nous posâmes ma canne dans la direction voulue aussi fermement que nous le pûmes, eu égard aux inégalités que présentait la surface des roches, puis nous regardâmes nos montres et attendîmes.

Il s’en fallait environ de vingt minutes que la marée commençât à descendre. Je proposai d’attendre sur la berge de sable au lieu de rester sur ces roches mouillées et glissantes. Arrivés au sable sec, je m’apprêtai à m’asseoir et je pensais que Betteredge en ferait autant, lorsqu’à ma grande surprise je le vis se préparer à me quitter.

« Pourquoi vous éloignez-vous ? lui dis-je.

— Relisez la lettre, monsieur, et vous le saurez. »

Un coup d’œil jeté sur ce papier me rappela en effet qu’on me recommandait d’opérer mes recherches à moi tout seul.

« Il est un peu dur pour moi de vous quitter en ce moment ; dit Betteredge ; mais cette malheureuse fille a eu une cruelle mort, et je me crois tenu à respecter son dernier caprice. D’ailleurs, ajouta-t-il confidentiellement, rien dans cette lettre ne vous oblige à m’en faire un secret ensuite. Je vais rester dans le bois de sapins jusqu’à ce que vous me rejoigniez. Seulement ne tardez pas plus longtemps qu’il ne le faudra, monsieur ; la fièvre d’enquête est une maladie difficile à gouverner dans des circonstances comme celles-ci. »

Là-dessus, il me quitta.

Si court que fût le temps que j’avais à attendre, l’impatience me le fit paraître horriblement long. Dans des cas semblables, l’habitude de fumer est une précieuse ressource. J’allumai un cigare et je m’assis sur la berge.

Le soleil répandait son éclat sur tous les points environnants, et rien qu’à respirer la délicieuse fraîcheur de l’air, on se sentait heureux de vivre. La solitaire petite baie elle-même saluait le matin avec gaieté. Il n’était pas jusqu’au sable mouvant qui, brillant comme un mirage doré, ne dissimulât ses sombres abîmes sous un sourire trompeur.

Je n’avais vu aucune journée aussi belle depuis mon retour en Angleterre.

La marée descendit avant que j’eusse achevé mon cigare. Le sable commença à onduler, puis je vis sa surface frémir d’une façon sinistre, comme si quelque esprit de ténèbres eût vécu et se fût agité dans ses profondeurs. Je jetai mon cigare et revins aux roches.

Les instructions écrites m’enjoignaient de suivre la ligne de ma canne couchée à terre, en commençant par le côté qui touchait à la balise.

J’avançai de cette manière jusqu’à moitié du bâton, sans rencontrer autre chose que les pointes des rochers. Mais à un pouce ou deux plus loin, ma patience fut récompensée. Dans une étroite fissure, je rencontrai la chaîne ; j’essayai de la suivre avec ma main dans la direction du sable mouvant. Mais je me sentis arrêté par les herbes marines, qui recouvraient la fissure et y avaient sans doute poussé depuis que Rosanna avait choisi cette fente pour y déposer la chaîne. Il était également impossible d’arracher le varech et de passer ma main à travers. Je marquai donc la place où commençait la chaîne, et j’entrepris d’après une idée à moi d’en retrouver l’autre partie, là où elle devait entrer dans le sable. Mon plan était de sonder sous les roches, en cherchant à retrouver ainsi le passage de la chaîne ; je pris mon bâton à la main et m’agenouillai sur le bord de la Broche du Sud.

Dans cette position, ma figure se trouvait rapprochée de la surface du sable mouvant. Ce contact ébranla mes nerfs, et l’affreux frémissement périodique du sable fit passer devant mes yeux la vision d’une femme morte revenant sur la scène de son suicide et m’aidant dans mes investigations ; je fus saisi d’une terreur inexprimable à l’idée de la voir sortir des profondeurs du gouffre et me désigner l’endroit que je cherchais. Malgré les rayons brûlants du soleil, un frisson glacial parcourut mes membres. J’avoue même que je fermai les yeux, lorsque le bout de ma canne s’enfonça dans le sable.

Pourtant, à peine le bâton fut-il entré de quelques pouces, que je me sentis délivré de ma frayeur superstitieuse et que je fus tout entier au succès de mon entreprise. Sondant en aveugle, dès ma première tentative je tombai juste ! la canne frappa la chaîne.

De la main gauche, je saisis fortement une poignée d’herbes marines, je me couchai sur le bord des rochers et tâtai tout le long avec ma main droite, qui rencontra la chaîne.

Je la tirai sans difficulté, et je vis apparaître au bout la boîte de fer blanc laqué. L’action de l’eau avait tellement rouillé la chaîne, qu’il me fut impossible de la détacher du crochet qui retenait la boîte ; je plaçai celle-ci entre mes genoux, et au prix des plus grands efforts je parvins à enlever le couvercle ; l’intérieur était rempli d’une matière blanchâtre que je reconnus pour être du linge dès que je l’eus touchée.

En vidant la boîte, j’y trouvai aussi une lettre chiffonnée ; je vis qu’elle portait mon nom, je la mis dans ma poche, et j’achevai d’enlever le linge ; il en sortit un gros paquet, qui avait naturellement pris la forme de son contenant, mais que l’humidité n’avait nullement détérioré.

Je portai le linge, sur le sable sec, et là je le déroulai et l’étendis ; on ne pouvait se méprendre sur cet objet de toilette ; c’était une robe de nuit.

La partie du dessus ne présentait que d’innombrables plis et replis ; mais en retournant l’objet, qu’y vis-je ? La tache de peinture provenant de la porte du boudoir de Rachel !

Mes yeux restèrent fixés sur cette tache, et la mémoire me ramena violemment en arrière. Les mots du sergent Cuff me revinrent à l’esprit comme si cet homme eût été de nouveau près de moi ; il me sembla l’entendre indiquer la conclusion irréfutable qu’il fallait tirer de la tache faite sur la porte :

« Découvrir s’il y a dans la maison un vêtement qui porte une tache de peinture. S’assurer à qui il appartient. Savoir comment le possesseur de cet objet peut expliquer qu’il était dans la chambre et qu’il a frôlé la peinture entre minuit et trois heures du matin. Si ses explications ne sont pas satisfaisantes, vous n’aurez pas loin à chercher pour trouver celui qui a volé le diamant ! »

Les uns après les autres, ces mots passèrent à travers ma tête et se répétèrent comme un refrain mécanique. Cette situation durait depuis plusieurs minutes qui m’avaient paru des siècles, quand j’entendis quelqu’un m’appeler. Je levai les yeux et vis que Betteredge était à bout de patience ; il se dirigeait vers le rivage.

La vue du vieillard me rappela à moi-même, et je sentis que l’enquête commencée était encore incomplète. J’avais bien découvert la tache sur la robe de nuit, mais à qui appartenait cet objet de toilette ?

Mon premier mouvement fut de consulter la lettre que j’avais trouvée dans le coffre et que j’avais dans ma poche ; mais au moment où je la prenais, je pensai que le moyen de plus court était de demander la solution de l’énigme au vêtement lui-même, car selon toute apparence il devait être marqué du nom de son possesseur.

Je le pris entre mes mains et cherchai la marque.

Je la trouvai, et lus :

Mon propre nom !

J’avais sous les yeux la marque bien connue qui m’assurait que le vêtement m’appartenait ; je regardai tout autour de moi ; c’était bien le soleil qui brillait sur ma tête et faisait miroiter les eaux de la baie ; je voyais Betteredge se rapprocher de moi ; j’examinai de nouveau les lettres ; mon nom, mon propre nom me sautait aux yeux.

« Je n’épargnerai rien, ni le temps, ni les peines, ni l’argent, pour mettre la main sur l’auteur du vol. »

J’avais quitté Londres ces mots sur les lèvres, j’avais pénétré le secret que le sable avait caché à toute créature vivante ; et le témoignage irrécusable de la tache de peinture venait me convaincre que le voleur… c’était moi !