La Pierre de Lune/II/Première narration/5

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 1-11).
Seconde période. Première narration


CHAPITRE V


Ma main laissa retomber le rideau. Mais ne supposez pas, de grâce, que le terrible embarras de ma situation m’occupât uniquement en ce moment.

Je portais un intérêt si fraternel à M. Godfrey que je ne me demandai même pas comment il se faisait qu’il ne fût pas au concert. Non, je pensais seulement aux mots saisissants qui venaient de lui échapper : Je le ferai aujourd’hui même. Il les avait prononcés sur un ton de résolution alarmante. Qu’était-ce donc que ce qu’il allait faire ? Serait-ce quelque chose de plus déplorable encore, de plus indigne de lui que ce qu’il avait fait déjà ? Allait-il apostasier ? Abandonnerait-il la Société maternelle des petits vêtements ? Aurions-nous vu pour la dernière fois son angélique sourire dans le comité ? Fallait-il renoncer à admirer désormais son incomparable éloquence à Exeter-Hall ? La seule idée de conjectures aussi graves s’appliquant à un homme comme lui me causait un tel effroi, que j’allais, je crois, m’élancer de ma cachette et le supplier de s’expliquer, au nom de tous les comités des Dames de Londres, lorsque j’entendis tout à coup une autre voix dans la chambre ; cette voix pénétrait à travers les épais rideaux avec un son dur, hardi, dépourvu de tout charme féminin ; vous l’aurez déjà reconnue, c’était celle de Rachel Verinder.

« Pourquoi êtes-vous monté ici, Godfrey, dit-elle, au lieu d’entrer dans la bibliothèque ? »

Il rit doucement, et répondit :

« Miss Clack est dans la bibliothèque.

— Clack dans la bibliothèque ! » elle s’assit immédiatement sur le canapé ; « vous avez bien raison, Godfrey, nous sommes beaucoup mieux ici. »

Un moment auparavant, j’étais en proie à une véritable fièvre, et ne savais à quoi me résoudre. Tout mon sang-froid me revint alors, et il ne me resta aucune hésitation. Me montrer après ce que j’avais entendu devenait impossible ; me retirer — à moins que ce ne fût dans la cheminée — était une autre impossibilité. Je n’avais que le martyre devant moi ! et je me dus à moi-même d’arranger sans bruit les rideaux, de façon au moins à voir et à entendre ; puis je subis mon martyre en m’inspirant de l’esprit des premiers chrétiens.

« Ne vous mettez pas sur le divan, poursuivit la jeune personne ; approchez une chaise, mon cher Godfrey ; j’aime que les gens auxquels je parle soient placés en face de moi. »

Il prit la chaise voisine, qui était un siège bas, trop petit pour lui, dont la taille était si élevée que jamais je ne vis des jambes paraître autant à leur désavantage.

« Eh bien, fit-elle, que leur avez-vous dit ?

— Exactement ce que vous m’aviez écrit, chère Rachel.

— Que maman n’allait pas bien du tout aujourd’hui, et que je n’aimais pas à la laisser seule pour aller à un concert ?

— Ce sont là les mots mêmes dont je me suis servi ; chacun a été désolé de votre absence, mais a compris parfaitement vos motifs. Ces dames m’ont chargé de leurs amitiés, et de leurs vœux pour que l’indisposition de lady Verinder ne soit que passagère.

Vous ne croyez pas que son état soit sérieux, n’est-ce-pas, Godfrey ?

— Bien loin de là ! je suis certain que dans peu de jours, elle ira bien.

— Je le pense aussi, je me suis un peu effrayée d’abord, mais je vois comme vous. Vous avez été bien aimable d’aller porter mes excuses à des personnes qui vous sont presque inconnues. Mais pourquoi n’êtes-vous pas au concert ? Vous avez fait là un sacrifice bien dur.

— Ne dites pas cela, Rachel ! si vous saviez seulement combien je suis heureux ici, et avec vous ! »

Il joignit les mains et la regarda. Dans la position qu’il occupait, il me faisait face ; je ne puis rendre le malaise que j’éprouvai en voyant sur sa figure exactement la même expression pathétique qui me charmait lorsque, sur la plateforme d’Exeter-Hall, il faisait appel à la charité en faveur de ses semblables malheureux !

« On a de la peine à se défaire de ses mauvaises habitudes, Godfrey ! Mais là, vrai, tâchez donc, pour me faire plaisir, d’abandonner celle de me faire des compliments.

— Je ne vous ai jamais fait de compliments, Rachel, de ma vie. Un amour heureux peut quelquefois parler le langage de la flatterie, mais une passion sans espoir, mon amie, ne dit que la vérité. »

Il approcha sa chaise, et en prononçant les mots : « une passion sans espoir, » il lui prit la main. Il y eut un moment de silence, et sans doute lui, qui pénétrait dans tous les cœurs, avait réussi à toucher le sien. Je commençai à comprendre les mots : « Je me déciderai aujourd’hui même. » Hélas, les esprits habitués aux convenances rigides ne pouvaient manquer de s’expliquer maintenant « ce qu’il ferait ! »

« Avez-vous oublié, Godfrey, nos conventions, lorsqu’à la campagne, vous vous êtes déclaré à moi ? Nous nous promîmes d’être cousins, mais rien de plus.

— Je manque à cet engagement, Rachel, chaque fois que je vous vois.

— Alors, ne me voyez pas !

— C’est parfaitement inutile ! car je manque également à ma promesse toutes les fois que je pense à vous. Oh ! Rachel, vous m’avez dit affectueusement, l’autre jour, que vous m’estimiez plus qu’auparavant ! Suis-je un fou de bâtir quelque espoir sur cette chère parole ? Me traiterez-vous d’extravagant parce que je rêve un jour lointain où vous sentirez quelque tendresse pour moi ? Ne me le dites pas, si cela est ! Laissez-moi mon illusion, ma chérie ! Il me la faut absolument pour me soutenir, me consoler. Je veux la garder si je ne puis jamais obtenir mieux ! »

Sa voix tremblait, et il porta son mouchoir à ses yeux. Encore la scène d’Exeter-Hall ! Il ne manquait rien au parallèle que le public, les applaudissements et le verre d’eau !

Même la nature endurcie de Rachel fut touchée. Je la vis se pencher un peu vers lui, et ce fut avec une douceur inaccoutumée dans la voix qu’elle reprit :

« Êtes-vous donc certain, Godfrey, que vous m’aimiez tant que cela ?

— Certain ! Vous savez ce que j’étais, Rachel, laissez-moi vous dire ce que je suis maintenant ; la vie a perdu tout intérêt pour moi, en dehors de celui que je vous porte. Il s’est opéré en moi une transformation que je ne puis expliquer. Le croirez-vous ? mes occupations de charité me sont devenues insupportables, et lorsque je vois un comité de dames, je voudrais être aux antipodes ! »

Si les annales de l’apostasie offrent un exemple comparable à celui-là, j’avoue, pour mon compte, n’avoir jamais rien rencontré de pareil dans mes lectures. Je songeai à la Société des petits vêtements, je vis passer devant mes yeux la Réunion de surveillance des Amis du dimanche, je me représentai enfin toutes les sociétés de charité trop nombreuses pour les nommer, et dont cet homme était en quelque sorte la clé de voûte. Je plaignis les conseils d’administration féminins, qui ne vivaient et ne respiraient que par M. Godfrey, ce même Godfrey qui vilipendait nos œuvres comme étant un insupportable ennui, et qui avait l’audace de venir déclarer qu’il nous souhaitait aux antipodes ! Mes jeunes amies trouveront un grand encouragement pour elles à persévérer dans la bonne voie, quand elles sauront que, nonobstant mon sévère esprit de discipline, j’eus peine à dévorer en silence ma juste indignation. Je me rends du reste la justice de dire qui je ne perdis pas une syllabe de la conversation. Rachel reprit la parole.

« Vous venez de me faire votre confession, dit-elle ; je voudrais savoir si la mienne pourrait vous guérir de votre malencontreux attachement pour moi. »

Il tressaillit, j’avoue que j’en fis autant ; il pensait sans doute comme moi qu’elle allait dévoiler le mystère de la disparition de la Pierre de Lune.

« Croiriez-vous, à me voir, continua-t-elle, que je suis la personne la plus malheureuse qui soit au monde ? Ce n’est pourtant que l’exacte vérité, Godfrey. Quelle plus grande souffrance peut-il y avoir que de vivre dégradée dans sa propre estime ? Telle est ma vie actuelle.

— Ma bien chère Rachel, il est impossible que vous ayez aucun motif de parler ainsi de vous-même !

— Qu’en savez-vous ?

— Pouvez-vous me faire une pareille question ! Je le sais, parce que je vous connais. Votre silence ne vous a jamais diminuée dans l’estime de vos vrais amis ; la disparition de votre précieux joyau a pu sembler un fait très-étrange ; on a pu s’étonner de vous voir mêlée mystérieusement à cette affaire, mais…

— Parlez-vous de la Pierre de Lune, Godfrey ?

— Je croyais que vous y faisiez allusion, lorsque…

— Je ne faisais allusion à rien de ce genre ; je puis entendre parler du diamant par n’importe qui, sans me sentir humiliée à mes propres yeux. Si jamais la lumière se fait sur l’histoire de la Pierre de Lune, on apprendra que j’ai assumé une terrible responsabilité, on saura que je me suis engagée à garder un cruel secret, mais il sera clair comme le jour que je n’ai rien de bas sur la conscience. Vous m’avez mal comprise, Godfrey, et c’est de ma faute, parce que je ne me suis pas clairement expliquée ; coûte que coûte, je vais parler plus nettement. Supposez que vous n’êtes pas amoureux de moi : supposez que vous aimez une autre personne.

— Oui.

— Supposez que cette femme se rende entièrement indigne de votre amour ; que vous le découvriez, et que vous acquériez la preuve qu’il est honteux pour vous de songer encore à elle. Supposez que le rouge vous monte au visage à la seule pensée de la revoir.

— Oui.

— Et supposez encore qu’en dépit de tout cela vous ne puissiez l’arracher de votre cœur ; que le sentiment qu’elle vous a inspiré, alors que vous croyiez en elle, ne puisse s’anéantir ; que l’amour conçu pour cet être… je ne sais plus comment m’exprimer !… Non ! jamais je ne réussirai à faire comprendre à un homme qu’un sentiment qui me fait horreur à moi-même, me fascine en même temps ; c’est tout à la fois ce qui me fait vivre et ce qui me tue. Laissez-moi, Godfrey ! Il faut que j’aie perdu l’esprit pour parler ainsi. Mais non ! il ne faut pas que vous me quittiez sur une aussi mauvaise impression ; je dois ajouter au moins ce qui peut servir à ma justification. Sachez-le bien ! Il ne sait pas, il ne saura jamais rien de ce que je viens de vous dire. Je ne le reverrai plus, peu m’importe ce qui arrivera ; mais je ne le reverrai jamais, jamais, non, jamais ! Ne me demandez pas son nom ! ne cherchez pas à en savoir davantage ; quittons ce sujet. Êtes-vous assez savant, Godfrey, pour me dire ce qui peut causer chez moi des étouffements comme si je manquais d’air ? Existe-il une espèce de maladie nerveuse qui se caractérise par un flux de paroles au lieu de se manifester par des larmes ? Mais je suis folle, de quelle importance est tout cela pour vous ? Votre sens droit surmontera aisément l’émotion que j’ai pu vous causer. Je pense que vous me jugez maintenant pour ce que je vaux ? Ne faites pas attention à moi, pour l’amour de Dieu ! Ne me plaignez pas ; laissez-moi seule ! »

Elle se détourna soudainement et frappa de ses mains avec emportement le dos du canapé. Sa tête tomba sur les coussins ; elle se mit à sangloter. Avant que j’eusse eu le temps d’être choquée par cette nouvelle inconvenance, je restai stupéfaite de la conduite inattendue de M. Godfrey. Le croira-t-on ? il tomba à genoux devant elle, oui, sur ses deux genoux, je vous le déclare. Ma modestie ose à peine ajouter qu’il passa ses bras autour d’elle ! Néanmoins mon admiration involontaire me force d’avouer aussi qu’il la magnétisa par ces deux seuls mots :

« Noble créature ! »

Il ne dit que cela, mais il le dit avec un de ces élans pathétiques qui ont fait sa célébrité comme orateur. Elle resta abasourdie ou subjuguée, je ne sais lequel des deux, sans faire même un effort pour se dégager de ses bras et le remettre à sa place ! Quant à moi, mon sentiment des convenances était bouleversé, et je ne savais si mon devoir voulait que je fermasse d’abord les yeux, ou si je devais clore mes oreilles ; ma douloureuse incertitude resta telle que je ne fis ni l’un ni l’autre. Si j’ai eu la faculté de rester debout et de maintenir le rideau dans la position voulue pour bien voir et pour bien entendre, je ne puis l’attribuer qu’à une attaque de nerfs comprimée ; il est reconnu du reste par tous les médecins que, dans les attaques nerveuses qu’on arrive à surmonter, il faut absolument tenir quelque chose serré dans les mains.

« Oui, dit-il avec tout le charme évangélique qu’il possédait dans la voix et les manières, vous êtes une noble créature ! La femme qui dit vrai pour l’amour de la vérité, la femme qui consent à sacrifier son orgueil plutôt que de sacrifier l’honnête homme qui l’adore, cette femme est un trésor inestimable ; et lorsqu’elle se marie, si son époux parvient à lui inspirer de l’estime et de l’affection, il reçoit en elle une compagne qui embellira toute son existence. Vous parlez, ma chérie, de la place que vous avez dans mon opinion ! Jugez de celle que je vous garde, lorsque je vous supplie à genoux de me laisser le soin de guérir et de consoler votre pauvre cœur blessé ! Rachel ! voulez-vous me rendre bien fier, bien heureux, en acceptant de devenir ma femme ? »

Cette fois, j’étais résolue à me boucher les oreilles, mais Rachel m’encouragea à les conserver bien ouvertes, en lui répliquant les premiers mots sensés qu’elle eût prononcés :

« Godfrey, dit-elle, en vérité il faut que vous soyez fou !

— Non, très-chère, je n’ai jamais parlé plus raisonnablement au point de vue de vos intérêts et des miens. Devez-vous sacrifier votre part de bonheur en ce monde à un homme qui n’a jamais connu l’attachement que vous lui portez et que vous êtes résolue à ne point revoir ? Vous devez, ce me semble, vous efforcer d’oublier cette affection malheureuse. Et cet oubli, vous ne le trouverez pas dans l’existence que vous menez actuellement. Vous avez essayé d’une vie de dissipation et déjà elle vous lasse ; réfugiez-vous dans un cercle d’intérêts plus élevés que ceux qui composent ce triste monde. Un mari qui vous aimera et vous honorera, un intérieur dont les douces exigences et les paisibles devoirs prendront peu à peu de l’empire sur vous, voilà, Rachel, la consolation à laquelle il faut recourir ! Je ne demande pas votre amour, je me contenterai de votre affection et de votre estime. Reposez-vous hardiment du reste sur le dévouement de votre époux et sur le temps qui guérit les blessures même aussi profondes que la vôtre. »

Déjà, elle commençait à céder. Oh ! quelle éducation elle avait dû recevoir ! et qu’à sa place j’eusse agi différemment !

« Ne me tentez pas, Godfrey, je suis déjà bien assez malheureuse et prête à tout braver, ne me poussez pas davantage !…

— Laissez-moi seulement vous poser une question, Rachel ; avez-vous quelque objection personnelle contre moi ?

— Pourquoi ? mais j’ai toujours eu de l’amitié pour vous, et après la proposition que vous venez de me faire, il faudrait que je fusse dépourvue de tout sentiment élevé pour ne pas vous honorer et vous admirer.

— Connaissez-vous beaucoup de femmes, ma chère Rachel, qui puissent en offrir autant à leurs maris ? Et pourtant ces ménages s’entendent fort bien. Y a-t-il beaucoup de fiancées allant à l’autel dont le cœur supporterait un examen minutieux de la part de leur mari ? Et néanmoins ces unions ne sont pas malheureuses, et le lien conjugal se soutient sans être mis à des épreuves trop rudes. À dire le vrai, les femmes prennent le mariage comme pis-aller bien plus souvent qu’on ne serait tenté de le croire et, qui plus est, elles n’ont pas lieu de s’en repentir. Maintenant, examinez votre situation personnelle ; à votre âge, douée comme vous l’êtes, pourriez-vous vous condamner à vivre seule ? Non ! Fiez-vous-en à mon expérience de la vie, rien n’est plus impraticable ! Ce n’est qu’une question de temps, et vous ferez tel ou tel mariage d’ici à quelques années. Pourquoi alors ne pas accepter l’homme qui est à vos pieds, ma chérie, et qui attache à votre affection, à votre estime, plus de prix qu’à l’amour d’aucune autre femme en ce monde !

— Prenez garde, Godfrey ! vous m’ouvrez une perspective qui ne m’était jamais apparue. Vous me tentez en me montrant un nouvel horizon quand tous les autres me sont fermés. Je vous le répète, pour peu que vous insistiez, je suis assez malheureuse, assez désespérée pour vous prendre au mot et vous épouser. Faites votre profit de cet avertissement et laissez-moi.

— Je ne me relèverai pas que vous ne m’ayez dit oui !

— Si je dis oui, vous vous en repentirez, et moi je le regretterai, lorsqu’il sera trop tard.

— Non, tous deux nous bénirons le jour, ma bien-aimée, où je vous aurai implorée ici et où vous m’aurez cédé.

— Êtes-vous bien convaincu de ce que vous dites ?

— Jugez en vous-même ; je vous parle par l’expérience de ma propre famille. Dites-moi ce que vous pensez de notre intérieur à Frizinghall ? Mon père et ma mère semblent-ils vivre mal ensemble ?

— Bien au contraire, au moins d’après ce que j’ai pu voir.

— Lorsque ma mère était jeune fille, Rachel (ce n’est pas un secret pour notre famille), comme vous elle avait aimé un jeune homme qui se montra indigne d’elle. Elle épousa mon père, pour qui elle éprouvait du respect, de l’affection, mais rien de plus. Vous avez pu juger du résultat par vos yeux. Ne trouvez-vous là aucun encouragement pour vous[1] ?

— Vous ne me presserez pas, Godfrey ?

— Votre décision sera la mienne.

— Vous ne me demanderez pas plus que je ne puis vous donner ?

— Mon cher ange, je ne vous demande que de vous donner vous-même !

— Alors… prenez-moi ! »

Avec ces deux mots, elle l’accepta !

Il se laissa aller à un nouvel attendrissement, bien profane celui-là. Il l’attira de plus en plus contre lui, jusqu’à ce que sa figure touchât celle de Rachel, et alors… non, en vérité, je ne puis me résoudre à retracer la suite de cette scène scandaleuse. Laissez-moi seulement vous dire que je voulus fermer les yeux avant d’en être témoin et que je m’y pris une minute trop tard. Il est évident que j’avais calculé sur un certain temps de résistance, mais non, elle se soumit sur-le-champ ! Un volume n’en ferait pas comprendre davantage aux personnes de mon sexe qui possèdent la moindre délicatesse de sentiment !

Malgré toute mon innocence, je commençais à me rendre compte de la façon dont cette entrevue allait se terminer ; ils se comprenaient tellement bien à partir de ce moment, que je m’attendis à les voir se mettre en route bras dessus bras dessous pour l’autel. Les premiers mots de M. Godfrey m’apprirent pourtant qu’il restait quelques formalités indispensables à remplir.

Il s’assit à côté d’elle sur le divan, sans qu’on le lui défendît cette fois.

« Parlerai-je à votre chère mère ? lui dit-il, ou vous en chargez-vous ? »

Elle se refusa aux deux propositions.

« Je désire que ma mère n’apprenne rien par aucun de nous, jusqu’à ce qu’elle soit remise ; et je préfère que notre engagement reste secret pour le moment, Godfrey. Allez maintenant, et revenez-nous ce soir ; il me semble que nous avons été assez longtemps seuls ensemble ici. »

Elle se leva, et dans ce mouvement regarda pour la première fois du côté de la petite pièce où s’accomplissait mon martyre !

« Qui donc a tiré ces portières ? s’écria-t-elle ; la chambre est déjà bien assez étouffée sans qu’on intercepte ainsi le peu d’air qui reste. »

Elle s’avança vers les rideaux. Au moment où elle les touchait, au moment où, selon toute apparence, j’allais être découverte, la voix du jeune valet de pied suspendit subitement toute action de sa part ou de la mienne. Il appelait Rachel, évidemment, sous le coup d’une vive frayeur.

« Miss Rachel, où êtes-vous, miss Rachel ? »

Elle s’élança vers la porte, laissant les rideaux en place. Le valet de pied entrait au même instant. Ses fraîches couleurs avaient entièrement disparu.

« Veuillez, dit-il, descendre bien vite, miss ; milady s’est évanouie, et nous ne pouvons la faire revenir à elle. »

Je me trouvai seule aussitôt, et libre de descendre à mon tour inaperçue. M. Godfrey se croisa avec moi dans le hall, comme il sortait en toute hâte pour aller chercher le docteur.

« Entrez et venez à leur secours ! » me cria-t-il en désignant la porte.

Je trouvai Rachel agenouillée devant le canapé, avec la tête de sa mère appuyée sur son sein. Sachant ce que je savais, je n’eus besoin que de jeter un regard sur ma pauvre tante pour connaître l’affreuse vérité, mais je me tus jusqu’à l’arrivée du docteur. Celui-ci commença par faire sortir Rachel de la chambre, puis il annonça aux autres personnes présentes que lady Verinder n’existait plus.

Les âmes pieuses qui désireraient savoir jusqu’où peut aller l’endurcissement dans le scepticisme, apprendront avec intérêt que ce docteur ne manifesta pas le moindre remords en me regardant.

Un peu plus tard, je visitai le parloir et la bibliothèque. Ma tante était morte sans avoir ouvert une seule de mes lettres. Je fus si frappée de ce malheur, que je ne me souvins que plusieurs jours après qu’elle était morte également sans me remettre mon petit legs.



  1. Voir la narration de Betteredge, T. I, chap. viii.