La Pierre de Lune/II/Première narration/3

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 247-257).
Seconde période. Première narration


CHAPITRE III


Mon respect pour lady Verinder m’empêcha de lui laisser soupçonner ce que j’avais deviné avant qu’il lui convînt de m’en parler. J’attendis en silence, et je préparai intérieurement les paroles de pieux encouragement que je comptais placer dans l’occasion. Je me sentis dès lors en mesure d’accomplir mon devoir, quelque douloureux qu’il pût être.

« J’ai été gravement malade, Drusilla, commença par dire ma tante, et ce qui semblera étrange, sans le savoir moi-même. »

Je me souvins des milliers de créatures humaines qui à toute heure sont en danger de mort spirituelle sans s’en rendre compte. Et je craignis fort que ma pauvre tante ne fût de ce nombre !

« Oui, dis-je tristement, oui, chère.

— J’ai amené Rachel à Londres, comme vous le savez, poursuivit-elle, afin de consulter deux docteurs. »

— Deux docteurs ! pensai-je ; comment, dans l’état d’esprit de Rachel, ne pas donner la préférence à un ministre de Dieu ?

« Oui, chère, repris-je, oui. »

— Un de ces deux médecins m’était étranger ; l’autre, ancien ami de mon mari, m’avait toujours porté un sincère intérêt. Après avoir ordonné un traitement pour Rachel, il me dit qu’il désirait me parler en particulier. Je pensai qu’il s’agissait de la santé de ma fille. À ma grande surprise, il me prit gravement la main et dit : « Je viens de vous observer, lady Verinder, avec l’intérêt d’un ami et celui d’un médecin, et je crains que vous n’ayez bien plus besoin de soins que votre fille. » Il me posa ensuite quelques questions auxquelles je répondis assez légèrement jusqu’à ce que je visse que je l’affligeais, et il finit par obtenir de moi la promesse de le recevoir accompagné d’un autre docteur de ses amis, le jour suivant, à l’heure où Rachel serait sortie. Les deux médecins, à la suite de cette visite, me firent connaître, avec d’affectueux ménagements, ce qu’ils pensaient de mon état. Ils me dirent qu’un temps précieux avait été perdu, qu’on ne pourrait jamais le regagner, et que leur art était désormais impuissant contre mon mal. Depuis plus de deux ans, je souffrais d’une affection du cœur qui peu à peu avait détruit ma santé sans qu’aucun symptôme eût pu éveiller mon inquiétude. Il y a des chances pour que je vive encore plusieurs mois, mais la mort peut aussi me surprendre d’un instant à l’autre ; les docteurs n’osent se prononcer en termes plus précis. Il serait inutile de dire, ma chère, que depuis cet arrêt je n’ai pas traversé des moments douloureux, mais je suis plus résignée que je ne l’étais d’abord, et je m’occupe à régler mes affaires en ce monde. Mon désir le plus vif est que Rachel reste dans l’ignorance de mon état : si elle le connaissait, elle attribuerait la destruction de ma santé aux soucis de l’affaire du diamant, et se reprocherait amèrement, pauvre enfant, ce qui n’est en rien de sa faute, puisque les médecins sont d’accord qu’il y a plus de deux ans, si ce n’est trois, que le mal a débuté. J’espère que vous me garderez le secret, Drusilla, car je vois que vous ressentez de l’intérêt et de la pitié pour moi. »

Intérêt ! pitié ! Oh ! comment éprouver ces sentiments païens ; lorsqu’on est une Anglaise solidement attachée à ses croyances chrétiennes ?

Ma pauvre tante ne se doutait guère qu’un flot de sainte reconnaissance inondait mon âme à mesure que son triste récit approchait de sa fin. Quelle carrière d’utilité ouverte devant moi ! Une parente bien-aimée, une créature mortelle comme moi, à la veille de faire le grand voyage sans être aucunement préparée à cette épreuve, était amenée par un hasard providentiel à s’ouvrir à moi ! Avec quelle satisfaction je me rappelais que les amis ecclésiastiques sur lesquels je pouvais compter étaient au nombre non d’un ou deux, mais de vingt ou trente ! Je pris ma tante dans mes bras, car ma tendresse avait besoin en ce moment d’une pareille démonstration.

« Oh ! lui dis-je avec ferveur, quel intérêt inimaginable vous m’inspirez ! Quel bien j’espère pouvoir vous faire avant la grande séparation ! »

Après quelques mots d’encouragement sérieux, je lui donnai le choix entre trois de mes amis les plus chers, qui tous s’occupaient sans relâche d’œuvres de miséricorde dans notre voisinage ; tous également inépuisables dans leurs exhortations, et prêts à entreprendre cette sainte tâche au moindre signal de ma part. Hélas ! mon zèle fut loin d’être récompensé. La pauvre lady Verinder parut surprise et effrayée. À tout ce que je pus lui dire, elle se contenta d’opposer la banale objection des mondains, à savoir, qu’elle n’était pas assez forte pour voir des étrangers.

Je cédai, quoique, bien entendu, pour le moment seulement.

Ma grande expérience (je suis, comme lectrice et visiteuse, sous la direction d’au moins quatorze amis ecclésiastiques !) m’apprenait que ce cas-ci demandait également une préparation à l’aide de lectures. Je possédais une petite bibliothèque d’ouvrages, tous applicables à la circonstance actuelle, et tous capables d’éveiller, d’animer, de préparer, d’éclairer et de fortifier ma tante.

« Vous lirez au moins, chère âme, n’est-ce pas ? dis-je de mon ton le plus persuasif ; vous lirez si je vous apporte mes précieux livres ? Les feuillets sont pliés à tous les passages remarquables, ma tante, et marqués au crayon partout où vous devrez vous arrêter en vous demandant : « Cela s’applique-t-il à moi ? »

Telle est l’influence païenne du monde que même ce simple appel parut troubler ma tante. Elle me dit :

« Je ferai ce que je pourrai, Drusilla, afin de vous être agréable, » mais cela sur un ton de surprise bien instructif et effrayant pour qui l’entendait.

Il n’y avait pas un moment à perdre ; l’horloge m’avertissait que j’avais juste le temps de courir chez moi, de me munir d’un choix de lectures, disons seulement d’une douzaine de livres, et de revenir à point pour l’arrivée de l’avoué et la signature du testament de lady Verinder. Je promis d’être ponctuellement de retour à cinq heures, et je partis tout entière à mon œuvre de charité.

Lorsque je n’ai en vue que mes modestes intérêts privés, je me contente de me servir de l’omnibus ; permettez-moi de vous faire observer à quel point l’amitié pour ma tante me dominait, puisque j’allai jusqu’à prendre un cab !

J’arrivai chez moi, je choisis et j’annotai la première série de lectures, puis je revins à Montagu-Square avec mon sac rempli d’une douzaine d’ouvrages dont, j’en suis fermement convaincue, on ne trouverait l’équivalent dans aucune autre littérature d’Europe. Je payai au cocher du cab exactement sa course, et il reçut son argent avec un jurement ; sur quoi je lui tendis immédiatement un traité ; si j’eusse braqué un pistolet chargé sur ce misérable, il n’eût pu avoir l’air plus consterné ; il remonta sur son siège avec une exclamation de fureur et fouetta son cheval. Tout cela se passa en pure perte, je suis heureuse de le dire ! En dépit de lui, le bon grain avait été semé ; j’avais jeté un second traité dans l’intérieur de son cab.

À ma grande satisfaction, le domestique qui m’ouvrit la porte ne se trouva pas être la personne aux bonnets enrubannés : ce fut le valet de pied ; il m’apprit que le docteur était encore auprès de lady Verinder. M. Bruff, lui, venait d’arriver et attendait dans la bibliothèque. On m’y fit entrer aussi.

M. Bruff parut étonné de me voir. C’est l’avoué de la famille, et nous nous étions rencontrés plus d’une fois chez lady Verinder. Je regrette de dire que cet homme avait vieilli et blanchi au service du monde ; dans ses heures de travail, il se montrait le prophète de la Loi et de Mammon, et il eût été aussi capable pendant ses heures de loisir de lire un roman que de déchirer un traité.

« Êtes-vous à demeure ici, miss Clack ? » me demanda-t-il en jetant un coup d’œil sur mon sac de nuit.

Révéler à un pareil homme le précieux contenu de mon sac n’eût été rien moins que provoquer une de ses sorties profanes. Je m’abaissai à son niveau et je lui expliquai ce qui m’appelait dans cette maison.

« Ma tante m’a appris qu’elle désirait signer son testament et elle a eu la bonté de me demander d’être un de ses témoins.

— Ah ! vraiment, eh bien, miss Clack, vous pouvez accepter, vous avez bien plus de vingt-et-un ans, et je ne vous vois pas le moindre intérêt pécuniaire dans le testament de lady Verinder. »

Pas le moindre intérêt pécuniaire ! Oh ! que je fus reconnaissante en l’entendant parler ainsi ! Si ma tante (elle qui possédait des millions) avait songé à une pauvre femme pour qui cinq livres sont une affaire, si mon nom avait paru dans cet acte avec un petit legs y joint, mes ennemis eussent pu incriminer les motifs si purs qui m’avaient fait dépouiller ma bibliothèque et prélever sur mes maigres ressources l’extravagante dépense d’un cab ; mais le sceptique le plus endurci ne pourrait plus devant cette déclaration conserver même un doute. Oh ! certes, il valait mille fois mieux qu’il en fût ainsi.

Je fus tirée de ces consolantes réflexions par la voix de M. Bruff ; mes méditations semblaient peser à ce mondain, et le forcèrent presque malgré lui à m’adresser la parole :

« Miss Clack, quelles sont les dernières nouvelles qui se débitent dans les réunions de charité ? comment va votre ami M. Godfrey Ablewhite, depuis son aventure de Northumberland-Street ? On en raconte de belles à mon club sur le compte de ce pieux gentleman. »

J’avais négligé la manière dont cet individu avait parlé de mon âge et de la situation désintéressée que me faisait le testament de ma tante ; mais le ton qu’il se permit de prendre en parlant du digne M. Godfrey dépassa la mesure de ma patience. Après ce que j’avais vu et entendu ce jour-là même, je croyais de mon devoir d’affirmer l’innocence de mon incomparable ami quand l’occasion s’en présenterait. À cette obligation se joignait, je l’avoue, dans le cas présent, le désir d’infliger un châtiment sévère à M. Bruff.

« Je vis fort en dehors du monde, dis-je, et je ne possède pas l’avantage comme vous, monsieur, de faire partie d’un club. Mais je me trouve connaître parfaitement l’histoire dont vous voulez parler ici, et je sais aussi que jamais plus vile calomnie ne fut inventée.

— Oui, oui, miss Clack, vous avez foi en votre ami, c’est tout simple ; mais M. Ablewhite ne trouvera pas le monde aussi facile à convaincre que des dames de charité. Les apparences sont toutes contre lui ; il était dans la maison lorsque le diamant fut perdu, et il est la première personne qui part pour Londres aussitôt après. Vilaines circonstances, miss Clack, lorsqu’on les rapproche des derniers événements. »

J’eusse dû, je le sais, lui donner des éclaircissements avant de le laisser continuer ; j’aurais pu lui dire qu’il parlait dans l’ignorance du témoignage favorable apporté par la personne la plus en mesure d’établir l’innocence de M. Godfrey ; mais, hélas ! la tentation de faire tomber l’avoué dans son propre piège fut trop forte pour moi ! Je lui demandai de l’air le plus naïf ce qu’il voulait dire par « les derniers événements. »

« J’entends par là, miss Clack, les événements auxquels les Indiens sont mêlés, continua M. Bruff, abusant de plus en plus des avantages qu’il croyait avoir sur moi. Que font les Indiens dès qu’ils sont sortis de prison ? ils vont droit à Londres et droit à M. Luker. Que s’ensuit-il ? M. Luker conçoit des inquiétudes pour la sûreté « d’un joyau de prix » que sa maison recèle, et il le met en dépôt chez ses banquiers sous une dénomination vague. Cela est fort habile, mais les Indiens le sont au moins autant de leur côté. Ils soupçonnent que « le joyau de prix » a changé de cachette, et pour éclaircir leurs soupçons ils s’arrêtent à un moyen singulièrement hardi, mais décisif. Qui saisissent-ils ? qui fouillent-ils ! Non-seulement M. Luker, ce qui serait assez plausible, mais encore M. Godfrey Ablewhite. Pourquoi ? L’explication donnée par M. Luker est qu’ils ont agi sur des données fausses, après l’avoir vu parler accidentellement à M. Godfrey. C’est absurde ! Une demi-douzaine de gens a parlé ce matin-là à M. Luker ; pourquoi ne les a-t-on pas suivis aussi, pour les faire tomber dans un piège préparé ? Non, non, la conclusion à tirer de là ne peut être autre que celle-ci : le joyau intéressait particulièrement M. Ablewhite aussi bien que M. Luker, et les Indiens ne sachant lequel des deux en disposait n’avaient dans le doute d’autre parti à prendre que de les fouiller tous deux. L’opinion publique, miss Clack, raisonne ainsi, et l’opinion publique dans cette occasion-ci ne sera pas aisément réfutée. »

En prononçant ces derniers mots, il avait l’air si pénétré de son infaillibilité mondaine, que je ne pus résister (je l’avoue à ma honte) à la tentation de le laisser s’enfoncer un peu plus avant de le confondre.

« Je n’ai pas la prétention d’argumenter avec un homme de loi aussi habile que vous, monsieur, lui dis-je. Mais n’est-ce pas être injuste envers M. Ablewhite que de passer sur l’opinion du célèbre agent de police qui a conduit l’enquête ? Dans l’esprit du sergent Cuff, il n’est pas resté l’ombre d’un soupçon contre personne, sauf contre miss Verinder.

— Est-ce que vous voudriez me faire comprendre, miss Clack, que vous partagez l’opinion du sergent ?

— Je ne juge personne, monsieur, et n’exprime pas d’opinion.

— Et moi, madame, je me rends coupable de ces deux énormités. Je juge que le sergent est entièrement dans l’erreur, et j’exprime l’opinion que, s’il avait connu le caractère de Rachel comme je le connais, il eût accusé la maison tout entière, sauf elle. J’admets ses défauts ; elle est concentrée et volontaire, bizarre, sauvage ; elle ne ressemble pas aux autres filles de son âge. Mais avec cela, vraie comme l’or, et pleine d’élévation, de caractère et de générosité. Si une chose m’était garantie par les témoignages les plus évidents, et que la parole d’honneur de Rachel en affirmât une autre, je m’engagerais sur sa parole, tout vieil avoué que je suis ; c’est beaucoup dire, miss Clack, mais je pense tout ce que je vous dis là.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, monsieur Bruff, lui dis-je, ne pourriez-vous me rendre votre pensée plus sensible par un exemple ? Supposez que miss Verinder s’intéresse d’une façon inouïe à l’aventure de MM. Ablewhite et Luker, supposez encore qu’elle ait fait les questions les plus étranges à propos de ce scandale, et qu’elle ait montré l’agitation la plus inexplicable lorsqu’elle a vu la tournure que prenait cette mystérieuse affaire ?

— Supposez tout ce qu’il vous plaira, miss Clack, rien n’ébranlera ma confiance en Rachel Verinder.

— Doit-on réellement la croire autant que cela ?

— Tout autant que cela.

— Alors, permettez-moi de vous apprendre, monsieur Bruff, que M. Godfrey Ablewhite était ici il n’y a pas deux heures, et que miss Verinder a affirmé l’innocence de son cousin par rapport à la Pierre de Lune, dans les termes les plus énergiques que j’aie jamais entendu employer par une jeune fille. »

Je savourai mon triomphe avec une satisfaction trop profane, je le crains, en voyant la confusion et la stupeur dans lesquelles ce peu de mots venait de plonger M. Bruff. Il se leva soudain comme mû par un ressort et me regarda sans parler. Quant à moi, impassible, je restai assise et je lui décrivis toute la scène qui s’était passée sous mes yeux.

« Et maintenant, que direz-vous de M. Ablewhite ? demandai-je du ton le plus doux, lorsque j’eus terminé mon récit.

— Si Rachel a protesté de l’innocence de M. Godfrey, je n’hésite pas à dire que j’y crois aussi fermement que vous le faites. J’aurai été trompé par les apparences comme le public, et je réparerai mon erreur de mon mieux en réfutant la calomnie partout où elle frappera mes oreilles. Permettez-moi en même temps de vous complimenter sur le talent supérieur avec lequel vous m’avez accablé du feu de toutes vos batteries au moment où je m’y attendais le moins. Vous auriez réussi à souhait dans ma profession, madame, si vous aviez été un homme. »

Après ce compliment, il s’éloigna de moi et se mit à arpenter le salon avec irritation. Je voyais bien que l’aspect nouveau sous lequel je venais de lui faire envisager la question l’avait grandement surpris et mécontenté. Quelques expressions, échappées de ses lèvres au fur et à mesure qu’il s’absorbait dans ses réflexions, me démontrèrent quelle opinion injurieuse il s’était formée du bon M. Godfrey. Il avait été jusqu’à le soupçonner de s’être approprié le diamant, et la conduite de Rachel s’expliquait à ses yeux par la généreuse intention de cacher le crime de son cousin. Maintenant le témoignage de miss Verinder (autorité irréfragable, selon M. Bruff) faisait crouler cet édifice de suppositions injustes. L’habile légiste était en proie à une perplexité intérieure qu’il ne put me dérober.

« Quel cas singulier ! l’entendis-je se dire à lui-même, en battant la marche sur les vitres des fenêtres ; non-seulement on ne peut y trouver d’explication, mais les conjectures elles-mêmes viennent échouer devant ce problème. »

Aucune de ces paroles ne nécessitait de réplique de ma part, et pourtant j’y répondis ! Il semblera absurde que je ne pusse laisser M. Bruff en paix, et d’une singulière perversité que, dans ce qu’il venait de dire, j’eusse découvert une nouvelle occasion de lui être désagréable. Ah ! mes amis ! rien n’est impossible à la nature corrompue, lorsque nous lui permettons de prendre le dessus !

« Veuillez me pardonner si je trouble vos réflexions, dis-je à M. Bruff, mais il y a certainement une conjecture que vous n’avez pas faite encore ?

— Cela se peut, miss Clack ; j’avoue ne pas la connaître.

— Avant que j’eusse le bonheur, monsieur, de vous convaincre de l’innocence de M. Ablewhite, vous citiez comme une des preuves à l’appui de sa culpabilité sa présence dans la maison lors de la perte du diamant. Permettez-moi de vous rappeler que M. Franklin Blake s’y trouvait également pendant ces événements. »

Le vieux mécréant quitta la fenêtre, prit une chaise vis-à-vis de la mienne, et me regarda avec un sourire dur et mauvais :

« Vous n’êtes pas un homme de loi aussi remarquable que je le supposais, miss Clack ; vous ignorez l’art de laisser les gens en repos.

— Je crains de ne pouvoir jamais vous égaler, monsieur Bruff, dis-je modestement.

— Vraiment, miss Clack, vous ne réussirez pas une seconde fois. Vous savez parfaitement l’amitié que j’éprouve pour Franklin Blake, mais peu importe. Je vais accepter votre point de vue avant que vous puissiez vous retourner contre moi. Vous avez raison, madame : j’ai soupçonné M. Ablewhite sur des apparences qui jusqu’à un certain point pourraient également s’élever contre M. Blake. Très-bien ; accusons-le de concert. Disons même qu’il est tout à fait digne de lui de voler la Pierre de Lune. La seule question qui reste à examiner, c’est s’il avait un intérêt à le faire.

— Les dettes de M. Franklin, remarquai-je, sont connues de toute la famille.

— Et celles de M. Ablewhite n’en sont pas encore là, cela est vrai. Mais il existe deux petites difficultés à votre théorie, miss Clack. Je m’occupe des affaires de Franklin Blake, et je suis charmé de vous apprendre que la grande majorité de ses créanciers, connaissant la fortune de son père, se contentent de toucher l’intérêt de leur argent et d’attendre leur payement futur ; voilà une première objection assez sérieuse en elle-même. Reste la seconde, plus forte encore à détruire. Je tiens de lady Verinder elle-même que sa fille était décidée à épouser Franklin Blake avant la disparition de cet infernal diamant indien. Bien qu’elle l’eût alternativement attiré et repoussé avec la coquetterie d’une jeune fille, elle avait avoué à sa mère qu’elle aimait son cousin, et la mère avait confié le secret à Franklin. Le voilà donc, miss Clack, avec ses créanciers tous disposés à attendre, et la certitude d’épouser une héritière. Amusez-vous à le regarder comme un coquin, mais dites-moi pourtant quel intérêt il aurait eu à voler la Pierre de Lune ?

— Le cœur humain est un abîme, répondis-je doucement, qui pourrait le sonder ?

— En d’autres termes, madame, bien que n’ayant pas l’ombre d’un motif pour voler le diamant, il peut bien l’avoir pris en dépit de tout, par une effet de sa dépravation naturelle. Très-bien ; mettons qu’il l’a fait ; mais au nom de tous les diables…

— Pardon, monsieur Bruff : si j’entends encore nommer le démon de cette manière, je me verrai forcée de quitter la place.

— C’est moi qui vous prie de m’excuser, miss Clack ; je veillerai désormais avec plus de soin sur mes expressions. Tout ce que je vous demanderai est ceci : pourquoi, toujours en supposant Franklin Blake l’auteur du vol, ne quitte-t-il pas la maison, et est-il le promoteur le plus actif des recherches faites dans le but de retrouver le joyau ? Vous me répondrez que le rusé coquin cherchait ainsi à détourner les soupçons ; moi, je dis que cette précaution était inutile, puisque personne ne songeait à le soupçonner. Il vole donc d’abord, sans la moindre nécessité, par suite de sa perversité naturelle ; puis, quand la Pierre de Lune a disparu, il prend dans cette affaire un rôle parfaitement inutile et qui le conduit, toujours sans la moindre nécessité, à offenser mortellement la jeune personne que sans cela il allait épouser. Voilà à quelles conséquences insensées vous aboutissez forcément si vous persistez à imputer le vol du diamant à Franklin Blake. Non, non, miss Clack, après ce qui s’est passé ici aujourd’hui, le mot de l’énigme reste plus introuvable que jamais. L’innocence de Rachel, sa mère et moi en sommes convaincus, est hors de doute ; celle de M. Ablewhite l’est également, puisque Rachel en répond, et l’innocence de Franklin se prouve d’elle-même ; d’un côté, nous sommes certains de ces trois points ; de l’autre, nous sommes également sûrs que quelqu’un a apporté le diamant à Londres, et que M. Luker ou son banquier en est actuellement le détenteur. Que servent mon expérience et celle d’autrui dans un dilemme pareil ? Il vous déconcerte, il confond tout le monde ! »

Non, pas tout le monde ; le sergent Cuff lui ne s’était pas laissé déconcerter ; j’allais le rappeler à M. Bruff avec tous les ménagements nécessaires, et en protestant bien que je ne songeais nullement à entacher la réputation de Rachel, lorsque le valet de pied vint nous prévenir que le docteur était parti et que ma tante nous attendait. Cela coupa court à la discussion. M. Bruff réunit ses papiers : il avait l’air un peu fatigué de ses efforts de conversation ; je repris mon sac de précieuses brochures, et il me semblait que j’aurais pu parler encore pendant des heures. Nous nous dirigeâmes en silence vers la chambre de lady Verinder.

Permettez-moi d’ajouter ici qu’en rapportant les choses telles qu’elles se sont passées entre l’avoué et moi, j’ai eu un but en vue. Aux termes de mes instructions, la part de narration qui me revient dans la scandaleuse histoire de la Pierre de Lune m’oblige non-seulement à dire dans quelle voie étaient entrés les soupçons, mais encore à nommer les personnes que ces soupçons atteignaient, à l’époque où l’on croyait que le diamant était à Londres.

Un compte-rendu fidèle de ma conversation avec M. Bruff m’a paru réunir ces conditions essentielles ; il possède en même temps l’avantage de me forcer à un sacrifice d’amour-propre personnel et coupable. J’ai dû avouer que ma nature pécheresse avait pris le dessus ; en faisant cet humiliant aveu, je remporte une victoire sur ma nature déchue, l’équilibre moral se rétablit, mon milieu spirituel s’éclaircit ; mes chers amis ; je respire, nous pouvons poursuivre.