La Pierre de Lune/II/Première narration/1

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 223-235).
Seconde période. Première narration


CHAPITRE I


Je dois à mes chers parents (tous deux à cette heure dans le ciel) des habitudes d’ordre et de précoce régularité qui m’ont été inculquées dès mon bas âge.

Dans ces temps heureux, on m’apprenait à avoir mes cheveux bien lisses à toutes les heures du jour et de la nuit, et à plier soigneusement chacun de mes vêtements, dans le même ordre, sur la même chaise au pied de mon lit, avant de me livrer au repos.

Je ne me couchais qu’après avoir régulièrement noté dans mon petit journal les faits de la journée ; je répétais ensuite invariablement dans mon lit l’hymne du soir à laquelle succédait, toujours aussi uniformément, le doux sommeil de l’enfance.

Plus tard, hélas ! de tristes et amères méditations ont remplacé l’hymne du soir ; au lieu du doux sommeil, j’ai connu les veilles qui accompagnent les soucis.

Mais, d’un autre côté, j’ai continué à bien ranger mes vêtements et à tenir mon petit journal. La première de ces habitudes me rappelle le temps de mon heureuse enfance, avant que mon père fût ruiné ; la seconde, qui ne m’avait servi, jusqu’à présent surtout, qu’à discipliner la nature déchue que nous héritons tous d’Adam, vient d’acquérir subitement de l’importance pour mes humbles intérêts personnels. J’ai été mise par là en mesure de servir le caprice d’un membre opulent de notre famille, et j’ai eu le bonheur de me rendre utile (dans le sens mondain du mot) à M. Franklin Blake.

Depuis longtemps je suis laissée sans nouvelles de ceux de mes parents qui sont riches. Lorsque nous sommes pauvres et isolés, il arrive trop souvent qu’on nous néglige. Je vis maintenant par économie, dans une petite ville de la Bretagne, entourée d’un cercle d’amis anglais, qui sont des personnes graves. À l’avantage de la vie à bon marché, la localité joint celui de posséder un pasteur protestant.

Dans cette retraite (une île de Patmos au milieu du papisme déchaîné qui nous environne) une lettre d’Angleterre me parvient enfin, et je vois que M. Franklin se souvient tout à coup de ma chétive existence. Mon riche parent (que ne puis-je dire riche en biens spirituels !) m’écrit sans essayer même de déguiser qu’il a besoin de moi. Il lui a pris la fantaisie de réveiller le déplorable scandale de la Pierre de Lune, et je suis requise par lui pour écrire tout ce que j’ai vu et su par moi-même à ce sujet pendant que j’étais à Londres chez ma tante Verinder. Avec l’absence de délicatesse de tous les gens riches, on m’offre une rémunération pécuniaire.

Il me faudra rouvrir des blessures que le temps a à peine fermées ; je devrai raviver mes souvenirs les plus pénibles, et tous ces sacrifices on veut que je les considère comme suffisamment compensés par l’humiliation que m’impose le chèque de M. Blake ; ma nature est faible ; l’humilité chrétienne et l’orgueil coupable se sont livré en moi un rude combat ; enfin l’abnégation de moi-même a pris le dessus et m’a fait accepter mon payement. Sans mon journal, je doute, laissez-moi, je vous en prie, le dire en termes aussi crus que possible, que j’eusse pu consciencieusement gagner mon salaire. À l’aide de mon journal, la pauvre créature mercenaire (qui pardonne à M. Fr. Blake de l’avoir insultée) méritera son payement. Rien ne m’a échappé quand j’allais chez ma tante ; tout était noté (grâce à mes habitudes d’enfance) jour par jour, et les moindres incidents pourront être consignés ici. Mon respect sacré pour la vérité est, Dieu merci ! au-dessus des considérations personnelles ; il sera facile à M. Blake de retrancher de ces pages tout ce qui ne lui semblera pas assez flatteur pour la personne qui y est le plus souvent en question. Il a acheté mon temps, mais sa fortune même[1] ne saurait me faire vendre ma conscience !

Mon journal me rappelle que, le lundi 3 août 1848, je passais par hasard devant la demeure de ma tante Verinder, dans Montagu-Square. Les volets étaient ouverts ; je crus faire acte de déférence polie en frappant et en demandant des nouvelles. La personne qui répondit à mon appel m’apprit que ma tante et sa fille (je ne puis prendre sur moi de la nommer ma cousine !) étaient arrivées depuis une semaine de la campagne, et pensaient faire un séjour à Londres. Je leur envoyai dire que je ne voulais pas les déranger, mais que je serais heureuse de savoir si je pouvais leur être utile.

La personne qui m’avait ouvert reçut mon message avec une insolence muette, et me laissa tout debout dans le hall. C’était la fille d’un vieux mécréant nommé Betteredge, toléré depuis trop longtemps dans l’intérieur de ma tante. Je m’assis dans le hall en attendant la réponse ; puis, comme mon sac est toujours rempli de pieuses brochures, j’en choisis une qui se trouva providentiellement applicable à cette jeune personne. L’antichambre était sale, la chaise n’avait rien de moelleux, mais l’idée consolante que j’étais à même de rendre le bien pour le mal m’éleva au-dessus de ces mesquines considérations. Ce petit écrit faisait partie d’une série destinée à éclairer les jeunes femmes sur le péché de coquetterie ; le style en était d’une pieuse familiarité, et le titre était ainsi conçu : Un Mot sur vos rubans de bonnets.

« Milady vous remercie infiniment, et vous demande de venir goûter avec elle demain à deux heures. »

Je passai sur la façon dont elle remplit son message et l’effrayante hardiesse de son regard, et je remerciai cette malheureuse fille ; puis je lui dis avec un intérêt tout évangélique :

« Voulez-vous bien me faire le plaisir d’accepter cette brochure ? »

Elle regarda le titre.

« Est-elle écrite par un homme ou par une femme, miss ? Si c’est par une femme, je préfère ne pas la lire à cause de cela même ; si c’est un homme, je me ferai le plaisir de lui dire qu’il n’y connaît rien. »

Elle me rendit le traité et ouvrit la porte. Il faut pourtant semer le bon grain quelque part ; j’attendis que la porte se fût refermée sur moi, et je le glissai dans la boîte aux lettres. Lorsque j’en eus fait passer un autre à travers les barreaux de la grille d’entrée, je me sentis déchargée jusqu’à un certain point d’une lourde responsabilité vis-à-vis du prochain.

Nous avions ce soir-là une réunion du comité choisi par la Société maternelle pour la transformation des vêtements. Le but de cette excellente œuvre de charité est, comme le savent toutes les personnes sérieuses, de retirer de chez les prêteurs les pantalons des pères de famille et d’empêcher le renouvellement de l’engagement de la part d’incorrigibles parents en les raccourcissant aussitôt pour les adapter à la taille de leurs innocents enfants. Je faisais partie alors du comité choisi, et je mentionne ici la Société parce que mon précieux et excellent ami M. Godfrey Ablewhite était associé à notre œuvre d’utilité morale et matérielle.

J’avais espéré le voir à la réunion du conseil le lundi soir dont je parle, et le prévenir de l’arrivée de ma tante Verinder, mais j’eus le regret de constater son absence. Lorsque j’exprimai ma surprise à son sujet, mes chères sœurs du comité levèrent toutes la tête de dessus les pantalons (nous avions ce soir-là une grande presse d’ouvrage) et me demandèrent avec étonnement si j’ignorais les nouvelles. J’avouai mon ignorance, et j’appris alors pour la première fois un événement qui forme pour ainsi dire le point de départ de ma narration.

Le vendredi précédent, deux gentlemen qui occupaient des positions très-différentes, avaient été victimes d’un affront dont toute la ville s’entretenait. Un de ces messieurs était M. Septimus Luker, commerçant de Lambeth ; l’autre M. Godfrey Ablewhite.

Dans mon isolement actuel, je n’ai aucun journal d’où je puisse tirer le compte-rendu de cette attaque, et à l’époque où la chose se passa, il ne me fut pas donné d’entendre la bouche éloquente de M. Ablewhite en faire le récit. Je ne pourrai donc que rappeler les faits tels qu’ils me furent contés ce lundi soir, et je procéderai comme dans mon enfance, alors qu’on m’apprenait à plier mes vêtements avec ordre. Tout sera mis à sa place. Ces pages sont écrites par une pauvre et faible femme ! Qui serait en droit d’exiger davantage d’une si chétive créature ?

La date (grâce à mes bons parents, aucun almanach ne pourrait être plus exact que je ne le suis pour les dates) était celle du vendredi, 30 juin 1848.

Dans la matinée de ce jour mémorable, il advint que M. Godfrey alla encaisser une traite dans une maison de banque de Lombard-Street. Le nom de cette maison se trouve effacé dans mon journal, et mon respect sacré pour la vérité m’empêche de hasarder la moindre conjecture en pareille matière. L’important d’ailleurs est de savoir ce qui arriva à M. Godfrey pendant qu’il faisait ses affaires. Près de la porte il rencontra un gentleman qu’il ne connaissait nullement et qui sortait du bureau en même temps que lui. Une contestation polie s’éleva entre ces deux messieurs pour savoir qui passerait le premier ; l’étranger insista pour donner le pas à M. Godfrey, et celui-ci, après avoir échangé un salut avec l’inconnu, le quitta dans la rue.

Quelle absurdité, diront peut-être les gens légers et superficiels, que de rapporter avec tant de détails un fait bien insignifiant ! Oh ! mes jeunes amis, pécheurs comme moi, gardez-vous de faire usage de votre pauvre et orgueilleuse raison ! Soyez bien en ordre au moral ! que vos bas soient aussi purs de taches que votre foi, et que votre foi resplendisse comme vos bas ! que celle-là comme ceux-ci soit irréprochable et en mesure de se montrer à toute heure !

Mille pardons, je me suis laissé entraîner à parler selon le style de mon École du dimanche, ce qui est ici hors de saison. Tâchons de redevenir mondaine, et disons que, dans cette affaire ainsi que dans bien d’autres, des bagatelles ont amené de terribles conséquences. Après avoir ajouté que l’étranger si poli était M. Luker, de Lambeth, nous suivrons M. Godfrey chez lui à Kilburn.

Un petit garçon l’y attendait, pauvrement vêtu, mais d’une physionomie intéressante et d’une apparence délicate. L’enfant tendit une lettre à M. Godfrey, ajoutant qu’elle lui avait été remise par une vieille dame qu’il ne connaissait pas et qui ne lui avait pas dit d’attendre une réponse.

Ces incidents étaient fréquents dans l’existence de M. Godfrey, toute consacrée à la charité. Il laissa partir l’enfant, et ouvrit sa lettre.

L’écriture lui était absolument inconnue. On le priait de se rendre dans une heure à une maison de Northumberland-Street, où il n’avait encore jamais eu occasion d’entrer. Le motif invoqué était de demander quelques détails à l’honorable directeur au sujet de la Société des petits vêtements, et ces renseignements étaient sollicités par une dame âgée qui comptait contribuer largement à cette œuvre de charité, si elle se trouvait satisfaite des réponses qu’on lui ferait. Elle donnait son nom, ajoutant que la courte durée de son séjour à Londres l’empêchait d’accorder un terme plus long pour la visite qu’elle attendait de l’éminent philanthrope.

Beaucoup de gens eussent hésité à se déranger pour se mettre à la disposition d’une personne étrangère ; mais un héros chrétien n’hésite jamais là où il s’agit de faire du bien. M. Godfrey tourna donc sur-le-champ ses pas vers la maison indiquée. Un homme de bonne mine, quoique un peu gros, vint ouvrir la porte, et en entendant le nom de M. Godfrey le fit entrer dans un appartement vide, situé à l’étage des salons, mais sur le derrière de la maison ; deux particularités curieuses le frappèrent dès qu’il eut pénétré dans la chambre. Une vague odeur de musc et de camphre remplissait la pièce ; d’autre part, un ancien manuscrit, oriental, richement enluminé de figures et d’ornements indiens, restait exposé aux regards sur une table.

Il admirait le livre, et dans cette position tournait le dos aux portes battantes qui communiquaient avec le devant de la maison ; tout à coup, sans que le plus léger bruit l’eût prévenu, il se sentit saisi en arrière par le cou ; il avait eu juste le temps de voir que le bras qui l’entourait était nu et de couleur basanée, lorsque ses yeux furent bandés, sa bouche bâillonnée, et il se trouva étendu sur le tapis sans aucune défense, entre les mains de deux hommes, à ce qu’il crut deviner. Un troisième visita ses poches, et, si une dame peut employer cette expression, on fouilla toute sa personne, jusqu’à sa peau.

Ici, je placerais volontiers quelques mots sur la pieuse confiance qui a pu seule soutenir M. Godfrey dans cette alarmante situation. Mais mon estimable ami se trouvait à ce moment critique dans une de ces positions sur lesquelles la pudeur ne permet guère aux femmes d’insister.

Je passerai donc ces cruels moments sous silence, et je reviens à M. Godfrey une fois cette odieuse recherche terminée ; l’outrage avait été consommé au milieu d’un profond silence. À la fin, quelques mots s’échangèrent entre ces misérables dans une langue qu’il ne pouvait comprendre, mais leur accent exprimait clairement, pour une oreille aussi délicate, la déception et la fureur. On le souleva brusquement pour le placer sur une chaise, ayant toujours les pieds et les mains liés ; un instant après, il sentit de l’air qui venait de la porte, il écouta, et se convainquit qu’il était seul dans la pièce.

Au bout de quelque temps, il entendit venir d’en bas un bruit semblable à celui que fait le frôlement d’une robe ; un cri de femme traversa cette atmosphère de crime ; un homme y répondit par une exclamation et monta l’escalier.

M. Godfrey sentit que des doigts chrétiens détachaient ses liens. Débarrassé de son bandeau, il leva les yeux et découvrit avec stupéfaction devant lui deux personnes à l’air respectable qui lui étaient inconnues.

« Que veut dire tout cela ? » murmura-t-il faiblement.

Les deux étrangers le considérèrent à leur tour et répondirent :

« C’est exactement la question que nous allions vous adresser. »

Une explication s’ensuivit. Mais je tiens à n’omettre aucune circonstance. De l’éther et de l’eau furent apportés pour calmer les nerfs de l’excellent M. Godfrey ; on ne s’expliqua qu’ensuite.

Il paraît, d’après le récit des propriétaires de la maison, gens de bonne réputation, que leurs appartements du premier et du second étage avaient été loués par un gentleman d’apparence fort comme il faut, celui-là même qui ouvrit la porte à M. Godfrey. Il paya le loyer d’avance, disant que les appartements étaient destinés à trois de ses amis, grands seigneurs orientaux, qui visitaient l’Angleterre pour la première fois. Le jour où se passa la scène racontée plus haut, deux de ces Asiatiques, accompagnés de leur ami, vinrent de grand matin s’établir dans l’appartement ; le troisième devait les rejoindre, et ils annoncèrent que leur bagage, fort volumineux, les suivrait dans la journée, après la visite de la douane.

Le troisième étranger n’était arrivé qu’un quart d’heure avant l’entrée de M. Godfrey. Il ne se passa rien d’insolite, à la connaissance des propriétaires, jusqu’à ce que dans les dernières cinq minutes ils eussent vu les trois Orientaux avec leur estimable ami anglais quitter la maison tous ensemble, et se diriger tranquillement vers le Strand.

Se souvenant alors qu’ils avaient reçu un visiteur, et n’ayant pas vu sortir celui-ci, la femme avait trouvé étrange que ce gentleman eût été laissé seul ; après un court colloque avec son mari, elle avait cru nécessaire de s’assurer que rien d’extraordinaire ne s’était passé ; nous avons vu ce qui en était résulté, et ainsi se termina l’explication des propriétaires.

On fit à la suite de cela une investigation dans la chambre ; on y trouva les effets de M. Godfrey dispersés dans tous les sens ; lorsqu’on rassembla les objets, il n’en manquait pourtant aucun ; sa montre, sa chaîne, l’argent, les clefs, le mouchoir, l’agenda et les papiers divers avaient été minutieusement examinés, mais gisaient là sans que rien fût endommagé, à la disposition de leur possesseur ; rien d’appartenant à la maison n’avait non plus été soustrait. Les seigneurs orientaux n’avaient déménagé que leur manuscrit.

Que pouvait signifier cette aventure ? En se plaçant au point de vue mondain, il semble que M. Godfrey ait été la victime de quelque malentendu incompréhensible, commis par des gens inconnus. Une ténébreuse conspiration existait au milieu de nous ; notre cher et innocent ami avait été pris dans son réseau. Lorsque le héros chrétien, vainqueur de tant de luttes spirituelles, tombe dans le piège qu’une méprise lui a tendu, quel avertissement pour chacun de nous de veiller sans cesse et de prier ! que de raisons de craindre que nos mauvais instincts, semblables à ces Orientaux, ne viennent à fondre sur nous !

Je pourrais écrire des pages sur ce seul thème ! mais, hélas ! il ne m’est pas permis de travailler à l’amélioration de mes lecteurs : je suis condamnée à poursuivre ma narration. La traite de mon riche parent, qui joue désormais dans mon existence le rôle de l’épée de Damoclès, est sous mes yeux pour me dire de continuer ma tâche. Nous laisserons M. Godfrey dans Northumberland-Street, et nous suivrons M. Luker pendant le reste de la journée.

Après avoir quitté la banque, M. Luker s’était rendu dans divers quartiers de Londres pour ses affaires. En rentrant chez lui, il trouva organisée la même manœuvre qui avait réussi avec M. Godfrey : l’enfant, la lettre d’une écriture inconnue, mais à la seule différence près, que le nom indiqué était celui d’un des clients de M. Luker. Son correspondant, écrivant à la troisième personne, sans doute par la main d’un secrétaire, lui annonçait qu’il était arrivé inopinément à Londres. Il venait, disait-il, de s’installer dans un logement d’Alfred-Place, Tottenham Court Road, et il désirait voir tout de suite M. Luker au sujet d’une importante acquisition qu’il voulait faire. Ce gentleman, amateur passionné d’antiquités orientales, contribuait largement depuis plusieurs années à la prospérité de l’établissement de Lambeth. Ah ! quand renoncerons-nous au culte de Mammon ? M. Luker prit un cab et se rendit chez son riche client.

Ce qui s’était passé à Northumberland-Street pour M. Godfrey se répéta exactement à Alfred-Place pour M. Luker. Même domestique respectable introduisant le visiteur dans le salon situé sur le derrière de la maison, même manuscrit indien exposé aux regards ; bref, rien ne manqua à cette nouvelle scène pour ressembler à la première : ni l’apparition des inconnus à la peau bistrée, ni le bandeau, ni le bâillon, ni enfin les perquisitions minutieuses pratiquées sur la personne du patient. M. Luker, il est vrai, ne fut pas délivré aussi vite que l’avait été M. Godfrey, mais les gens de la maison qui vinrent le dégager de ses liens lui firent un récit parfaitement identique à celui qu’avaient fait les propriétaires de Northumberland-Street. Les deux guets-apens avaient été conçus et perpétrés absolument de la même façon, sauf un point. Lorsque M. Luker passa en revue les objets à lui appartenant dont le tapis était jonché, il constata que sa montre et sa bourse étaient intactes, mais, moins heureux que M. Godfrey, il ne retrouva point un des papiers qu’il portait sur lui. Ce papier était le reçu d’un objet de grand prix qu’il avait déposé peu de jours auparavant chez ses banquiers.

Du reste, l’écrit en question devenait inutile au voleur, car les termes spécifiaient que l’objet ne serait remis qu’en mains propres à son possesseur. Sitôt qu’il se fut vêtu, M. Luker courut à la banque, espérant peut-être que les voleurs, peu au fait de cette clause, se seraient présentés pour essayer d’obtenir la remise de l’objet ; personne ne les avait vus, et on n’en entendit jamais parler depuis. Les banquiers furent d’avis que l’ami anglais avait sans doute pris connaissance de l’écrit, et les avait prévenus de l’inutilité de leur démarche.

La police fut mise au courant de ces deux actes incroyables, et déploya la plus grande activité dans ses recherches ; son opinion fut qu’un vol avait été organisé avec des données que l’événement prouva être incomplètes. Sans doute les voleurs soupçonnaient que M. Luker avait confié son précieux joyau à une tierce personne, et la politesse de M. Godfrey lui avait été fatale, car la mésaventure de notre ami venait de ce qu’on l’avait vu parler au prêteur sur gages à la sortie de la banque. S’il n’assistait pas à notre réunion du lundi soir, c’est que sa présence était exigée ailleurs par une consultation des magistrats. Maintenant que j’ai donné ces explications, je puis commencer le récit moins romanesque de ce que j’ai observé personnellement dans la maison de Montagu-Street.

Je me rendis ponctuellement le mardi à l’heure du goûter.

En me reportant à mon journal, je vois que cette journée a été remplie d’incidents heureux et malheureux. Il y a là matière à beaucoup de pieux regrets, comme à beaucoup de dévotes actions de grâces.

Ma chère tante Verinder me reçut avec son affabilité et sa bienveillance habituelles, mais je remarquai presque immédiatement que quelque chose allait mal dans la maison. Des regards inquiets échappaient à ma tante et se dirigeaient vers sa fille.

Je ne puis jamais voir Rachel sans être surprise qu’une personne aussi insignifiante soit la fille de gens aussi distingués que sir John et lady Verinder. Cette fois, non-seulement j’éprouvai le même désappointement, mais elle me choqua.

L’absence de toute retenue, de toute réserve dans son langage et ses manières était pénible à voir. Une excitation fiévreuse rendait son rire bruyant à l’excès ; et son appétit se ressentait de cette fâcheuse disposition, au point de gaspiller tout le luncheon de la façon la plus coupable. Je plaignis profondément sa pauvre mère, même avant qu’elle m’eût avoué en confidence toutes les tristesses de sa situation.

Le goûter achevé, ma tante dit :

« Rappelez-vous, Rachel, que le docteur vous a recommandé de prendre un peu de repos après vos repas.

— Je vais aller dans la bibliothèque, maman, répondit-elle ; mais si Godfrey vient, n’oubliez pas de me le faire dire. Je meurs d’envie d’apprendre par lui les détails de son aventure. »

Elle baisa sa mère sur le front, et me jeta négligemment un « Adieu, Clack. » Son insolence n’éveilla aucun sentiment de colère chez moi ; je me bornai à en prendre note afin de prier pour elle.

Lorsqu’on nous eut laissées seules, ma tante me raconta toute l’affreuse histoire du diamant indien, que je suis heureuse de n’avoir pas à répéter ici. Elle ne me cacha pas qu’elle eût préféré garder le silence à ce sujet ; mais ses domestiques savaient tous la perte de la Pierre de Lune ; quelques détails avaient déjà été mis dans les journaux, enfin les étrangers se demandaient s’il n’y avait pas quelque rapport entre les événements survenus à la maison de campagne de lady Verinder et ceux qui avaient eu pour théâtre Northumberland-Street et Alfred-Place. Le silence était donc impossible, et la franchise devenait une nécessité encore plus qu’une vertu.

Plusieurs, à ce récit, eussent été confondus de surprise. Pour ma part, connaissant de longue date l’esprit rebelle de Rachel, j’étais préparée à tout ce que ma tante eût pu m’apprendre sur sa fille. Elle serait partie de là pour arriver jusqu’au meurtre, que je me serais toujours répété : « Résultat naturel, hélas ! résultat tout naturel ! » Ce qui me froissait le plus, c’était l’attitude prise par ma tante dans cette occasion. Certes, c’était le cas ou jamais de recourir à un ministre de Dieu ! et lady Verinder n’avait songé qu’à un médecin ! Toute la jeunesse de ma tante s’était passée dans la maison d’un père impie ! Encore une conséquence inévitable !

« Les médecins recommandent à Rachel beaucoup d’exercice et de distraction, et m’engagent surtout à ne pas laisser son imagination revenir sur ce pénible passé, me dit lady Verinder.

— Oh ! quel conseil de païens ! pensai-je. Donner des avis aussi impies, et cela dans une contrée chrétienne !… Hélas ! hélas ! »

Ma tante poursuivit :

« Je fais de mon mieux pour exécuter l’ordonnance ; mais cette étrange aventure de Godfrey survient on ne peut plus mal à propos. Rachel a été agitée, surexcitée depuis que nous en avons reçu la première nouvelle. Elle ne m’a laissé ni cesse ni repos jusqu’à ce que j’aie écrit à mon neveu de venir nous voir ici. Elle s’intéresse même à l’autre personne qui a été maltraitée de la même façon, M. Luker, je crois, bien que cet homme lui soit naturellement étranger.

— Votre expérience du monde, chère tante, est supérieure à la mienne, objectai-je timidement. Mais il faut évidemment un motif bien puissant pour amener une pareille conduite de la part de Rachel. Elle cache à vous et aux autres un mystère coupable. N’y aurait-il rien dans cette récente aventure qui pût menacer son secret d’être découvert ?

— Découvert ? répéta ma tante ; qu’entendez-vous donc par là ? découvert par M. Luker ? par mon neveu ? par qui enfin ? »

Comme elle achevait ces mots, la Providence voulait que la porte s’ouvrît pour laisser entrer M. Godfrey Ablewhite.



  1. Note ajoutée par Franklin Blake. — Miss Clack peut se tranquilliser sur ce point. Aucune addition, modification ou suppression ne sera faite à son manuscrit, pas plus qu’aux autres qui sont remis entre mes mains. Quelles que puissent être les opinions exprimées par les rédacteurs, pas un mot ne sera changé aux récits que je collectionne. Ces narrations me sont adressées comme des documents authentiques, et comme tels, signées des témoins oculaires : aussi les conserverai-je sans leur faire subir la moindre altération. Je n’ajoute qu’un mot : « la personne le plus souvent en question » à laquelle miss Clack fait allusion, non-seulement a le bonheur de pouvoir actuellement braver les jugements les plus acerbes de miss Clack, mais de plus elle est heureuse de certifier l’incontestable valeur qu’a celui-ci pour faire connaître le caractère de miss Clack.