La Pierre de Lune/II/Huitième narration

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 259-261).


HUITIÈME NARRATION


FOURNIE PAR GABRIEL BETTEREDGE.


Vous vous souvenez sans doute que je fus désigné pour être celui dont le récit ouvre ces pages, et je suis encore chargé de les clore ici.

Que personne n’imagine que j’aie un mot à ajouter au sujet du diamant indien. J’ai le seul nom de ce maudit joyau en horreur, — par conséquent, veuillez vous adresser à tout autre que moi pour avoir telles nouvelles de la Pierre de Lune que vous pouvez désirer connaître. Mon but, en commençant ces lignes, est de parler d’un événement de famille que tout le monde a laissé de côté, et que je ne puis supporter de voir aussi peu respectueusement passé sous silence. C’est au mariage de miss Rachel et de M. Franklin Blake que je fais allusion.

Cet intéressant événement eut lieu dans notre maison du Yorkshire, le mardi 9 octobre 1849. Je me fis entièrement habiller de neuf pour l’occasion, et l’heureux couple alla passer la lune de miel en Écosse.

Les fêtes de famille étant devenues rares chez nous depuis la mort de ma pauvre maîtresse, j’avouerai qu’en l’honneur de ce mariage, je pris vers la fin de la journée une petite goutte de trop.

Si jamais vous avez eu la même faiblesse, vous me comprendrez. Dans le cas contraire, il est présumable que vous vous écrierez :

« Quel vieillard inconvenant ! pourquoi venir nous raconter cela ? »

Vous allez en savoir la raison.

Dieu vous garde ! vous avez, aussi votre vice favori, seulement, le vôtre n’est pas le mien et le mien n’est pas le vôtre, voilà tout ! Ayant donc pris cette malheureuse goutte de trop, j’eus recours aussitôt à mon remède infaillible, qui est, vous le savez, Robinson Crusoé. Je ne saurais préciser à quel endroit j’ouvris ce livre sans pareil, mais en revanche, je sais parfaitement à quel passage je m’arrêtai ; c’était à la page trois cent dix-huit, à une place où il était question du mariage de Robinson Crusoé, ainsi qu’il suit :

« C’est avec ces pensées que j’envisageai mon nouvel engagement, et que je songeai que j’ai une femme (remarquez que c’est ce qu’a M. Franklin) ; qu’un enfant m’est né (remarquez encore que ce pourra être le cas de M. Franklin !), et qu’alors ma femme… »

Ce que la femme de Robinson fit ou ne fit pas me fut bien indifférent, je ne m’en souciais pas ! Je marquai au crayon le passage relatif à la femme et à l’enfant, et j’y mis un signet en papier.

« Reste en paix, me dis-je, jusqu’à ce que le mariage de M. Franklin et de miss Rachel soit plus vieux de quelques mois et alors nous verrons bien ! »

Il se passa plus de mois que je ne l’avais prévu, avant qu’une occasion se présentât de déranger la marque du livre. Ce ne fut qu’au mois de novembre actuel 1850, que M. Franklin entra dans ma chambre de la meilleure humeur du monde et me dit :

« Betteredge ! j’ai une nouvelle à vous apprendre ! d’ici à peu de mois, il y aura un événement intéressant dans la maison.

— Un événement de famille, monsieur ? demandai-je.

— Sans nul doute, répondit M. Franklin.

— Notre bonne maîtresse a-t-elle quelque chose à faire avec cette nouvelle, je vous prie, monsieur ?

— Elle a beaucoup à y faire, dit M. Franklin, qui commençait à paraître un peu étonné.

— Vous n’avez pas besoin de dire un mot de plus, monsieur, fis-je ; Dieu vous bénisse tous les deux ! je suis enchanté d’apprendre cela ! »

M. Franklin me dévisagea, muet de surprise.

« Puis-je me permettre de vous demander d’où vous tenez cette nouvelle ? me demanda-t-il. Je n’en ai été informé, et cela sous le sceau du secret, qu’il y a cinq minutes. »

Quelle plus belle occasion pouvait-il y avoir de produire Robinson Crusoé, et de lui lire le passage relatif à l’enfant, ce passage sur lequel je tombai le soir du mariage de M. Franklin ! Je lus donc à haute voix ces mots providentiels en les accentuant comme ils méritaient d’être accentués. Puis je regardai M. Franklin sévèrement et bien en face.

« Maintenant, monsieur, croyez-vous en Robinson Crusoé ? demandai-je avec une solennité digne du sujet.

— Betteredge ! dit M. Franklin non moins solennellement, je suis enfin convaincu. »

Il me prit les mains, et je sentis que je l’avais converti.

Je termine ici ma narration sur l’impression de cette mémorable circonstance. Que personne ne rie de l’unique anecdote que contient mon récit. Vos plaisanteries sur tout autre point sont les bienvenues ; mais lorsque je parle de Robinson Crusoé, par le Seigneur ! je le fais sérieusement, et je vous demande de le prendre de même !

Cela dit, tout est dit. Mesdames et messieurs, je vous salue bien, mon histoire est finie.