La Pierre de Lune/I/22

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 199-208).
Première période


CHAPITRE XXII


J’eus le loisir après le départ de ma maîtresse de m’occuper du sergent Cuff. Je le trouvai assis bien à l’aise dans un coin du hall, consultant son agenda et retroussant malicieusement les coins de sa bouche.

« Vous prenez quelques notes sur l’affaire ? dis-je.

— Non, répondit-il ; je regarde quel est mon plus prochain engagement.

— Oh ! fis-je, vous regardez donc le vôtre ici comme terminé ?

— Je crois lady Verinder, répondit le sergent, une des femmes les plus habiles de l’Angleterre. Je crois aussi qu’une rose est plus agréable à contempler qu’un diamant. Où est le jardinier, monsieur Betteredge ? »

Il n’y eut pas moyen d’en tirer un seul mot de plus à propos de la Pierre de Lune ; il semblait ne plus porter le moindre intérêt à l’enquête, et il persista à ne s’occuper que du jardinier. Une heure après, je les entendis derechef disputer à haute voix dans la serre, et sur l’éternel sujet de l’églantier.

J’eus ensuite à demander à M. Franklin s’il comptait toujours nous quitter par le train de l’après-midi ; après qu’il eut appris les détails et le résultat de la conférence tenue chez milady, il se décida à attendre les nouvelles de Frizinghall. Ce changement de projet, si simple et sans importance, pour tout autre, tourna tout différemment pour M. Franklin. Il eut pour effet de le laisser incertain, inoccupé, et avec tout le loisir imaginable pour aider ses billevesées étrangères à ressortir de son cerveau comme feraient des rats cherchant à s’échapper d’un sac.

Tour à tour Anglo-Italien, Anglo-Allemand et Anglo-Français, il ne fit qu’entrer dans chaque pièce et en sortir, sans parler d’autre chose que des procédés de miss Rachel envers lui et sans avoir personne autre que moi à qui il pût s’adresser. C’est ainsi, par exemple, que je le trouvai dans la bibliothèque : il était assis sous une carte de l’Italie moderne, et s’étendait sur le détail de ses chagrins, seul moyen qu’il eût imaginé d’y remédier.

« Je me sens plein d’aspirations généreuses, Betteredge ; mais qu’en ferai-je maintenant ? Bien des qualités dorment au fond de moi que Rachel m’eût aidé à mettre en lumière. »

Il devint si éloquent sur le chapitre de ses facultés perdues, et de ses regrets à leur sujet, que je ne sus où trouver dans mon imagination de quoi le consoler, jusqu’au moment où j’eus l’heureuse inspiration de recourir à l’infaillible Robinson Crusoé. Je trottinai jusqu’à ma chambre ; quand j’en revins avec ce livre incomparable, plus personne dans la bibliothèque ! Je dus me contenter d’un tête-à-tête avec la carte de l’Italie moderne.

Je cherchai M. Franklin au salon. Son mouchoir de poche oublié sur le parquet témoignait de son passage, et la pièce vide, de sa sortie ; de là, j’en vins à la salle à manger ; je m’y rencontrai avec Samuel, armé de biscuits et d’un verre de Xérès, en arrêt dans le vide. Un instant auparavant, M. Franklin avait sonné à tout rompre, pour demander quelques rafraîchissements, et dès qu’ils parurent grâce à l’entremise empressée de Samuel, M. Franklin s’était éclipsé, pendant que la sonnette résonnait encore.

Je le trouvai enfin dans le petit salon du matin. Il était à la fenêtre, et traçait avec le doigt des hiéroglyphes sur les carreaux humides.

« Votre xérès vous attend, monsieur, lui dis-je. »

J’aurais aussi bien pu m’adresser aux quatre murs de la chambre ; il était plongé dans ses méditations, à ne pouvoir l’en faire sortir.

« Comment vous expliquez-vous la conduite de Rachel, Betteredge ? fut toute la réponse que j’en reçus.

Ne sachant que répondre à une pareille question, je tirai de ma poche Robinson Crusoé. J’étais convaincu que, si nous nous en donnions la peine, nous y trouverions l’explication demandée ; mais M. Franklin referma le livre, et se lança sur-le-champ dans son galimatias anglo-allemand.

« Pourquoi n’y pas jeter un coup d’œil ? disait-il, comme si je m’y fusse opposé ! Pourquoi diable perdre patience, Betteredge, quand la patience seule nous fera parvenir à la vérité ? Ne m’interrompez donc pas. La conduite de Rachel est très-facile à comprendre, si nous lui donnons le bénéfice du point de vue objectif d’abord, du subjectif ensuite, et de l’objectif-subjectif pour conclure. Que savons-nous ? Que la perte du diamant a eu lieu jeudi matin, et l’a jetée dans un état d’excitation nerveuse, dont elle n’est pas encore remise.

« Vous ne nierez pas le point de vue objectif jusque-là ! Très-bien, alors cessez de m’interrompre. L’état nerveux admis, comment espérer qu’elle eût agi différemment ? En argumentant de la sorte, c’est-à-dire en induisant des causes intérieures les effets extérieurs, où arrivons-nous ? Nous arrivons au point de vue subjectif. Je vous défie de combattre le subjectif. Très-bien ; alors que s’ensuit-il ? Mon Dieu ! une chose bien simple, l’aperçu objectif-subjectif ! Rachel, à le bien prendre, n’est plus Rachel, mais une personne autre. Est-ce que je m’inquiète d’être maltraité par une autre personne ? Vous êtes assez peu raisonnable, Betteredge, cependant c’est une chose dont il vous sera difficile de m’accuser.

« Enfin à quoi aboutissent mes considérations ? À me rendre parfaitement heureux et satisfait, malgré votre maudite étroitesse d’esprit anglaise et vos préjugés. Où est mon xérès ? »

Une telle confusion s’était faite dans mon cerveau que je n’étais pas bien sûr de n’avoir pas sur mes épaules la tête de M. Franklin au lieu de la mienne. Sous cette déplorable influence, je me décidai pourtant à faire trois choses qui durent rentrer dans l’ordre objectif. Je donnai à M. Franklin son xérès ; je me retirai chez moi, et je demandai des consolations à la pipe de tabac la plus réconfortante que j’aie souvenir d’avoir fumée.

N’allez pas croire toutefois que je fus quitte à si bon marché de M. Franklin. Pendant qu’il continuait son manège d’allées et venues du salon au hall, il fut attiré du côté des offices par l’odeur du tabac. Alors il se rappela soudain qu’il avait été assez simple pour renoncer à fumer afin de complaire à miss Rachel. En un clin d’œil, il fit invasion chez moi avec son étui à cigares et repartit sur son inépuisable texte qu’il traita cette fois dans le goût français, c’est-à-dire d’une façon légère, piquante et sceptique.

« Donnez-moi du feu, Betteredge. Est-il croyable qu’un aussi vieux fumeur que moi n’ait pas su découvrir qu’un étui à cigares contient un spécifique infaillible contre tous les mauvais traitements des femmes ! Suivez mon raisonnement, je vous le prouverai en deux mots. Vous choisissez un cigare, vous l’essayez, et vous le trouvez mauvais. Que faire en ce cas ? Le jeter et en allumer un autre ; maintenant voici l’application du système ! vous choisissez une femme, vous l’essayez et elle vous brise le cœur. Imbécile, traitez-la comme vous avez traité votre mauvais cigare. Mettez-la de côté, et recommencez l’épreuve avec une autre ! »

Je hochai la tête ; tout cela était très-spirituel sans nul doute, mais mon expérience ne m’avait rien appris de semblable.

« Du temps de feu Mrs Betteredge, dis-je, je fus tenté plus d’une fois d’essayer de votre philosophie, monsieur Franklin ; mais la loi est formelle, elle vous oblige à fumer tout votre cigare, monsieur, une fois que vous l’avez choisi ! »

Je soulignai mon observation d’un clignement d’yeux ; M. Franklin éclata de rire, et nous fûmes aussi gais que des pinsons, jusqu’à ce qu’un nouveau côté de son caractère vînt à surgir. Nous passâmes ainsi notre temps, pendant que le sergent et le jardinier disputaient sur les roses, et jusqu’à l’arrivée des nouvelles de Frizinghall.

La chaise revint une bonne demi-heure plus tôt que je ne l’attendais. Milady s’était décidée à rester quant à présent chez sa sœur. Le groom rapportait deux lettres de ma maîtresse, l’une adressée à M. Franklin et l’autre à moi. J’envoyai sa lettre à M. Franklin que ses pérégrinations venaient de conduire pour la seconde fois dans la bibliothèque, et j’allai lire la mienne chez moi. Un chèque qui en tomba m’apprit, avant de l’avoir lue, que la cessation de l’enquête relative à la Pierre de Lune était chose décidée.

Je fis prier le sergent de venir me trouver. Il arriva, l’esprit encore plein du jardinier et des églantiers, déclarant que jamais on ne tomberait sur une créature aussi entêtée que M. Begbie ; je dus le prier de mettre ces niaiseries de côté pour un moment, et de donner son attention à des affaires plus sérieuses. Sur ce, il fit un effort qui lui permit d’apercevoir la lettre que je tenais.

« Ah ! fit-il de son air indolent, vous avez eu des nouvelles de milady ; me concernent-elles, monsieur Betteredge ?

— Vous en jugerez par vous-même, sergent. »

Je lui lus donc la lettre suivante en l’accentuant de mon mieux :

« Mon bon Gabriel, je vous prie de faire connaître au sergent Cuff que j’ai tenu ma promesse vis-à-vis de lui, en ce qui touche Rosanna Spearman. Miss Verinder déclare sur l’honneur qu’elle n’a jamais dit un mot en particulier à Rosanna depuis que cette infortunée était entrée à mon service. Elles ne se sont pas rencontrées, même accidentellement, pendant la nuit où le diamant fut perdu, et aucune communication n’a eu lieu entre elles depuis le jeudi matin, où l’alarme fut donnée dans la maison, jusqu’au samedi, jour où miss Verinder nous quitta. Voilà donc l’affirmation qui a suivi la brusque annonce que j’ai faite à ma fille du suicide de Rosanna Spearman. »

Arrivé à ce point de ma lecture, je levai les yeux, et je demandai au sergent Cuff ce qu’il pensait de cette partie de la lettre.

« Je ne ferais que vous offenser si j’exprimais mon opinion, répondit le sergent ; continuez, monsieur Betteredge, dit-il avec la plus exaspérante résignation ; continuez. »

Quand je pense que cet homme avait l’audace de se plaindre de l’obstination de notre jardinier, la langue me démangeait pour continuer en d’autres termes que ceux employés par ma maîtresse. Cette fois-ci pourtant, mes sentiments chrétiens prirent le dessus. Je poursuivis la lecture de la lettre :

« Après avoir suivi le conseil de l’officier de police dans cette première tentative faite auprès de miss Verinder, je lui parlai ensuite de la façon que je crus la plus propre à l’émouvoir.

« En deux occasions différentes, avant que ma fille quittât mon toit, je l’avais avertie qu’elle s’exposait à des soupçons de la nature la plus fâcheuse. Je lui ai dit à cette heure que mes craintes ne s’étaient que trop réalisées. Sa réponse, conçue en termes aussi nets et aussi catégoriques que possible, a été celle-ci : d’abord elle ne doit d’argent à aucune créature humaine ; en second lieu, le diamant n’est pas entre ses mains et n’y a pas été un seul instant, depuis qu’elle l’a serré mercredi soir dans le tiroir du meuble indien. La confiance que ma fille m’a témoignée s’est arrêtée là. Elle se renferme dans un mutisme absolu lorsqu’on lui demande de s’expliquer sur le fait de la disparition du diamant ; elle refuse avec larmes, bien que je la conjure de parler par égard pour moi. « Un jour viendra où vous saurez pourquoi je reste indifférente aux soupçons, et pourquoi, même avec vous, je ne me dépars point de mon silence. J’ai largement mérité la pitié de ma mère, je n’ai rien fait pour mériter son mépris. »

« Ce sont là les propres paroles de ma fille.

« Après ce qui s’est passé entre M. Cuff et moi, je crois convenable que, bien qu’il nous soit étranger, vous l’instruisiez du langage tenu par miss Verinder. Lisez-lui donc ma lettre et remettez-lui le chèque ci-inclus.

« En renonçant à ses services, j’ajoute que je suis pleinement convaincue de son honnêteté et de son intelligence, mais j’ai la persuasion aussi que les circonstances l’ont induit en erreur. »

La lettre finissait là. Avant de tendre le chèque au sergent, je lui demandai s’il avait quelque observation à faire.

« Mon devoir ne me force pas, monsieur Betteredge, répondit-il, à faire des remarques sur une affaire qui ne me regarde plus. »

Je lui jetai le chèque à travers la table.

« Admettez-vous au moins cette partie de la lettre de milady ? » demandai-je avec indignation.

Le sergent lut le montant du papier, et ses sourcils s’élevèrent sous l’impression qu’il reçut de la libéralité de milady.

« Le prix attaché à mon labeur est estimé ici trop généreusement pour que je ne cherche pas à m’acquitter. Je m’en souviendrai, monsieur Betteredge, lorsque l’occasion se présentera de ne pas l’oublier.

— Que voulez-vous dire ? demandai-je.

— Milady a fort habilement étouffé l’affaire pour le moment, dit le sergent. Mais un scandale de famille comme celui-ci est de ceux qui éclatent de nouveau, alors qu’on s’y attend le moins. Nous aurons plus de besogne sur les bras, monsieur, que vous ne vous en doutez, et cela avant que la Pierre de Lune soit de plusieurs mois plus vieille. »

Si ces paroles et la manière dont il les prononça avaient un sens, voici évidemment ce qu’il voulait dire. La lettre de ma maîtresse n’avait fait que lui prouver que miss Rachel était assez endurcie pour résister à l’appel le plus pressant qui pût lui être fait, et qu’elle trompait sa mère dans une circonstance aussi solennelle, par une série d’abominables mensonges. Je ne sais comment d’autres à ma place eussent répondu au sergent ; pour moi, je lui dis sans plus de détours :

« Sergent Cuff, je considère votre dernière observation comme une insulte faite à lady Verinder et à sa fille !

— Monsieur Betteredge, veuillez la considérer plutôt comme un avertissement pour vous-même, et vous serez ainsi plus près de la vérité. »

Si animé de colère que je fusse, l’infernale assurance avec laquelle il s’exprimait me ferma la bouche.

J’allai vers la fenêtre pour me calmer ; la pluie avait cessé, et qui vis-je dans la cour ? Le jardinier, M. Begbie, qui attendait là le moment de reprendre sa controverse avec le sergent.

« Mes compliments à M. Cuff, dit le jardinier dès qu’il m’aperçut. S’il compte aller à pied à la station, je me ferai un plaisir de l’accompagner.

— Quoi, s’écria le sergent, derrière moi, n’êtes-vous donc pas encore convaincu ?

— Du diable si je le suis le moins du monde ! répondit M. Begbie.

— Alors j’irai avec vous à la station !

— En ce cas, nous nous rencontrerons à la grille. »

J’étais, comme vous le savez, fort irrité, mais quelle colère tiendrait contre une interruption aussi comique ? Le sergent s’aperçut de mon changement d’humeur, et en profita pour placer un mot opportun.

« Allons, allons, dit-il, pourquoi ne pas porter sur mon opinion le même jugement que milady ? pourquoi ne pas dire que les circonstances ont servi à me tromper ? »

Partager sur un point quelconque le sentiment de milady, c’était une satisfaction à laquelle je ne pouvais rester indifférent, alors même qu’elle m’était offerte par un homme comme le sergent.

Je repris donc mon calme ordinaire, et traitai toute autre opinion que celle de milady et la mienne, sur miss Rachel, avec un souverain dédain. La seule chose que je ne pus faire fut de chasser de mon esprit la préoccupation de la Pierre de Lune ! Mon bon sens eût dû m’avertir de laisser dormir en paix ce sujet, mais non. Les vertus qui distinguent la présente génération n’étaient pas encore inventées de mon temps !

Le sergent m’avait piqué au vif, et bien que je le contemplasse avec mépris, je n’en sentais pas moins la blessure ; aussi je ne pus avoir ni cesse ni repos que je n’eusse ramené sur le tapis la lettre de milady.

« Ma conviction est pleinement formée, sergent, lui dis-je, mais n’y faites pas attention ; allez, allez, comme s’il s’agissait de me convertir. Vous trouvez que miss Rachel ne doit pas être crue sur sa parole, et vous dites que nous entendrons parler de nouveau de la Pierre de Lune. Développez votre opinion, sergent, fis-je en concluant de l’air le plus léger, développez-la. »

Au lieu de s’offenser, M. Cuff saisit ma main et la serra à me la briser.

« Je prends le ciel à témoin, dit sérieusement cet étrange personnage, que j’entrerais dès demain en maison, monsieur Betteredge, si j’étais assez heureux pour y vivre avec vous ! Dire que vous êtes aussi naïf qu’un enfant, c’est faire à ceux-ci un compliment que neuf sur dix ne mériteraient guère ! Là, là, ne nous disputons plus. Vous viendrez à bout de moi plus aisément que vous ne le croyez ; je ne dirai plus un seul mot sur lady Verinder ni sur sa fille. Je me ferai seulement prophète, et cela pour une fois et dans votre intérêt. Je vous ai prévenu que vous n’en aviez pas fini avec la Pierre de Lune : bien ; maintenant je vous ferai en partant trois prédictions qui se réaliseront dans l’avenir et qui, je crois, s’imposeront à votre attention, que vous le vouliez ou non. »

Sans me laisser émouvoir : « Continuez, » lui dis-je du même ton léger que j’avais pris auparavant.

« Premièrement, reprit le sergent, vous apprendrez quelque chose par le fait des Yolland, lorsque la poste aura distribué la lettre de Rosanna à Cobb’s Hole lundi prochain. »

Ces mots produisirent sur moi l’effet d’une douche d’eau froide. La justification de miss Rachel n’avait éclairci en rien la conduite de Rosanna ; la confection du nouveau vêtement, la disparition de celui qui avait été taché, enfin tout l’ensemble des faits suspects subsistait dans son entier.

Et dire que je n’y avais plus songé, jusqu’au moment où le sergent me le rappelait ainsi !

« En second lieu, reprit ce dernier, vous entendrez parler des trois Indiens ; et cela dans le voisinage, si miss Rachel y reste ; à Londres, si elle s’y rend. »

Comme je ne me souciais plus aucunement des trois jongleurs et que j’étais profondément convaincu de l’innocence de ma jeune maîtresse, je pris aisément mon parti de cette seconde prophétie.

« Nous voici édifiés sur deux des choses qui doivent arriver, dis-je ; voyons maintenant la troisième.

— En troisième et dernier lieu, dit M. Cuff, vous entendrez parler tôt ou tard du prêteur sur gages dont j’ai pris deux fois déjà la liberté de vous entretenir. Donnez-moi votre agenda, et j’y inscrirai son nom et son adresse, de façon qu’il ne puisse y avoir aucune erreur si ma prévision se réalise. »

Il écrivit en effet sur une feuille : « M. Septimus Luker, Middlesex-Place, Lambeth, Londres. »

« Voilà, dit-il en me montrant cette adresse, les derniers mots avec lesquels je vous importunerai au sujet de la Pierre de Lune. Le temps nous apprendra si j’ai tort ou raison. J’emporte, monsieur, un attachement sincère pour vous, et je crois que ce sentiment nous fait honneur à tous deux. Si nous n’avons pas l’occasion de nous rencontrer avant que je prenne ma retraite, j’espère qu’alors vous viendrez me voir dans une petite maison près de Londres, sur laquelle j’ai jeté mon dévolu. Il se trouvera des allées gazonnées dans mon jardin, vous pouvez bien y compter, monsieur Betteredge ; et quant à la rose mousseuse blanche…

— Le diable lui-même ne ferait pas pousser la rose mousseuse blanche, si vous ne la greffez pas d’abord sur l’églantier, » cria une voix sous la fenêtre.

Nous nous retournâmes tous deux, et nous vîmes l’éternel M. Begbie qui, dans son ardeur de controverse, n’avait pas eu la patience d’attendre plus longtemps à la grille.

Le sergent me serra la main, et s’élança dans la cour plus ardent que jamais, de son côté, à la discussion.

« Questionnez-le au sujet de la rose mousse, lorsqu’il sera revenu, et voyez si je lui aurai laissé un seul bon argument sur lequel s’appuyer, » me cria le célèbre Cuff, m’interpellant par la fenêtre ouverte.

Je voulus les calmer à l’aide du procédé qui m’avait déjà réussi une fois :

« Messieurs, fis-je, en ce qui concerne les roses mousseuses, il y a beaucoup à dire pour et contre. »

Bah ! autant eût valu se mettre à « siffler pour faire danser des pierres, » selon le proverbe irlandais !

Ils partirent ensemble, argumentant sans se rien céder ; au moment où je les perdis de vue, M. Begbie secouait sa tête obstinée et le sergent le tenait par le bras comme un prisonnier remis à sa garde.

Eh bien ! je ne pouvais me défendre d’aimer le sergent, quoique je l’eusse en grippe pendant tout ce temps-là.

Expliquez-vous un peu cela ! Vous allez au reste, ami lecteur, être bientôt à l’abri de mes contradictions. Une fois que je vous aurai narré le départ de M. Franklin, l’histoire de cet étrange samedi sera complète.

Il me restera à vous faire connaître certains événements qui survinrent dans le courant de la semaine suivante ; alors ma part contributive dans l’histoire du diamant sera achevée, et je passerai la plume à la personne désignée pour continuer mon travail.

Si vous êtes las de me lire autant que je le suis d’écrire, quelle joie ce sera pour vous et pour moi, Seigneur, de voir arriver la fin de ce récit !