La Pierre de Lune/I/14

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 129-138).
Première période


CHAPITRE XIV


Le chemin le plus court pour aller au jardin à fleurs en quittant le salon, était de prendre par le petit taillis que vous connaissez déjà. Pour l’intelligence de ce qui va suivre, il faut que vous sachiez que ce sentier était la promenade favorite de M. Franklin. Lorsqu’il restait aux alentours de la maison, c’était là que nous étions presque toujours sûrs de le trouver.

Il faut que je m’accuse d’être un vieil entêté. Plus le sergent s’obstinait à me cacher sa pensée, plus j’étais décidé à essayer de la pénétrer. Comme nous entrions dans le taillis, je cherchai à le circonvenir d’une autre manière.

« Dans l’état où les choses paraissent être à l’heure qu’il est, dis-je, je me sentirais, à votre place, au bout de mon latin !

— Si vous étiez à ma place, repartit le sergent, vous vous seriez déjà formé une opinion, et dans l’état actuel des choses, les doutes que vous auriez pu concevoir seraient levés. Ne vous inquiétez pas du résultat possible de mes réflexions, monsieur Betteredge. Je ne vous ai pas amené pour que vous cherchiez à me faire parler, mais bien dans le but de tirer de vous quelques informations. Vous auriez pu, sans doute, me les fournir dans la maison tout aussi bien qu’ici, mais les portes ont souvent des oreilles et, dans notre profession, nous avons un goût décidé pour le grand air. »

Qui aurait pu circonvenir ce diable d’homme ? J’y renonçai et me préparai à l’écouter aussi patiemment que je le pourrais.

« Nous ne discuterons pas les motifs de votre jeune dame, continua le sergent ; nous dirons seulement que c’est grand dommage qu’elle refuse de m’aider, parce qu’en agissant ainsi, elle augmente de beaucoup les difficultés de l’investigation. Il s’agit maintenant de pénétrer de quelque autre manière le mystère de l’accident de la porte, mystère qui, croyez-en ma parole, renferme celui de la disparition du diamant. Je suis décidé à parler aux domestiques et à faire en sorte de pénétrer leurs pensées et leurs actions, au lieu de fouiller leurs effets. Pourtant, avant de commencer, j’ai besoin de vous adresser quelques questions. Vous êtes un esprit observateur ; avez-vous remarqué quelque chose d’insolite chez un des domestiques (en faisant bien entendu la part de la frayeur et de l’agitation) depuis la perte du diamant ? s’est-il élevé des disputes entre eux ? l’un d’eux a-t-il changé ses habitudes ? auriez-vous, par exemple, été frappé de la mauvaise humeur sans motif, ou de la maladie soudaine d’un de vos subordonnés ? »

Je songeais justement à l’indisposition subite de Rosanna Spearman hier à dîner, mais je n’avais pas eu le temps de répondre, lorsque je vis les yeux du sergent Cuff se diriger vers le taillis et je l’entendis se dire à voix basse :

« Tiens, tiens !

— Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— Une de mes maudites douleurs de rhumatisme qui me prend dans le dos, répondit le sergent à haute voix, comme s’il parlait à l’intention d’un troisième interlocuteur. Nous aurons sous peu un changement de temps. »

Nous fîmes quelques pas de plus qui nous amenèrent au coin de la maison. Tournant vers la droite, nous entrâmes sur la terrasse, et descendîmes, par les marches du milieu, au jardin situé en dessous. Là, M. Cuff s’arrêta ; les alentours étaient découverts et l’on voyait autour de soi de tous côtés.

« Il s’agit de cette jeune fille, Rosanna Spearman, dit-il ; il est peu probable qu’avec son extérieur, elle ait trouvé un amoureux. Mais dans son intérêt, il est nécessaire que vous me disiez si elle est parvenue, comme beaucoup d’autres, à avoir un amant ? »

Quelle pouvait être son intention en me posant une pareille question, et dans un semblable moment ? Je le dévisageai au lieu de lui répondre.

« Je viens de voir Rosanna qui se cachait dans le taillis, au moment où nous y passions, dit le sergent.

— Lorsque vous fîtes une exclamation ?

— Oui, lorsque je dis : Tiens, tiens. S’il y a une amourette sous jeu, ce que j’ai vu ne signifie pas grand’chose. S’il n’en existe pas, au point où en sont les choses dans votre maison, cette cachotterie serait des plus suspectes, et mon devoir me forcerait à agir en conséquence. »

Au nom du ciel, que devais-je faire ? Je savais que le taillis était la promenade favorite de M. Franklin ; je savais que ce serait son chemin le plus court pour revenir par là de la station ; Pénélope avait surpris mainte et mainte fois sa camarade rôdant de ce côté, et m’avait toujours affirmé que le but de Rosanna était d’attirer l’attention de M. Franklin, à tout prix. Si ma fille ne s’abusait pas, elle guettait sans doute le retour de M. Franklin lorsque le sergent l’avait aperçue. J’étais placé dans le dilemme, soit de communiquer au sergent la bizarre supposition de Pénélope comme étant mienne, soit de laisser une malheureuse créature sous le coup de soupçons qui pouvaient entraîner de graves conséquences.

Je me décidai donc, sur mon âme et conscience, par pure pitié pour cette fille, à donner au sergent les éclaircissements nécessaires, et je lui dis que Rosanna avait été assez extravagante pour tomber amoureuse de M. F. Blake.

Le sergent Cuff ne riait jamais. Dans les rares occasions où il s’égayait, les coins de sa bouche se retroussaient un peu, rien de plus ; ici, je le vis donc se dérider à sa façon.

« Ne serait-il pas plus juste de dire qu’elle est assez folle pour être une fille laide et une servante ? demanda-t-il. Le fait d’être éprise d’un homme aussi agréable que M. Blake ne me paraît pas, à moi, le côté le plus extravagant de sa conduite. En tout cas, je suis aise que l’affaire soit éclaircie : c’est un repos d’esprit. Oui, monsieur Betteredge, je garderai le secret de cette pauvre fille. J’aime à pouvoir me laisser aller à l’indulgence envers les faiblesses humaines, bien que j’aie peu l’occasion de pratiquer cette vertu dans l’exercice de ma profession !

« Vous croyez que M. Franklin n’a aucun soupçon de la passion qu’il inspire ? Ah ! il l’aurait bien vite devinée si la femme avait été jolie ! Les femmes laides ont vraiment une triste destinée ici-bas ; espérons qu’on leur en réserve une meilleure dans un autre monde !

« Vous avez là un joli jardin et des mieux tenus, continua le sergent, mais jugez vous-même combien les fleurs gagnent en agrément à être entourées de gazon au lieu de sable. Non, merci, je ne veux pas que vous cueilliez de roses pour moi ; cela me va au cœur de voir briser leur tige, exactement comme vous vous sentez attristé lorsque les choses vont de travers dans votre domaine intérieur.

« N’avez-vous rien vu qui fût digne d’être remarqué parmi les domestiques, lorsqu’ils apprirent la perte du diamant ? »

Je m’arrangeais très-bien du sergent jusqu’alors. Mais l’astuce avec laquelle il insinua cette dernière question, me mit sur mes gardes. Pour dire le mot, je ne goûtai nullement l’idée de seconder son inquisition contre mes camarades, menée avec l’insidieuse allure d’un serpent.

« Je n’ai rien observé, dis-je, sauf que nous perdîmes tous la tête, et moi tout le premier.

— Oh ! dit le sergent, c’est là tout ce que vous avez à me dire ? » Je répondis sans broncher, je m’en flatte : « C’est tout. »

Le sergent leva ses yeux étranges sur moi et me considéra attentivement.

« Monsieur Betteredge, me dit-il, auriez-vous quelque objection à me donner une poignée de main ? je me sens singulièrement attiré vers vous. »

(Il me sembla incompréhensible qu’il choisît le moment précis où je le trompais de mon mieux, pour m’offrir un témoignage de son estime ! mais je me sentis fier, très-fier, dirai-je, d’avoir été plus fin que le célèbre Cuff !)

Nous rentrâmes ; le sergent me demanda de lui ouvrir une chambre, et d’y envoyer ensuite tous les domestiques les uns après les autres, dans l’ordre de leurs positions respectives, depuis le premier jusqu’au dernier.

Je cédai au sergent ma propre chambre, puis je réunis les gens dans le hall.

Rosanna Spearman s’y rendit avec eux. Elle était presque aussi fine à sa manière que le sergent l’était à la sienne, et je soupçonne qu’elle l’avait entendu me questionner sur nos domestiques en général, avant qu’il l’eût aperçue dans le taillis. En tout cas, elle était là, ne paraissant pas se douter qu’il existât une promenade de ce côté-là !

J’envoyai nos gens un par un, comme on me le demandait. La cuisinière fut la première à passer devant la cour de justice, autrement dit, ma chambre. Rapport fait en sortant : « Le sergent Cuff a une tendance aux idées noires, mais c’est un parfait gentleman. » La femme de chambre de milady suivit, et resta beaucoup plus longtemps ; impression de ladite personne : « Si le sergent Cuff n’a pas confiance dans la parole d’une honnête femme, il pourrait au moins garder son opinion pour lui ! » Pénélope vint après ; rapport : « Le sergent est bien à plaindre, père ; il a dû dans sa jeunesse souffrir d’un amour contrarié. »

La première housemaid succéda à Pénélope, elle sortit après une longue entrevue en m’apostrophant ainsi : « Je ne suis pas entrée au service de milady, monsieur Betteredge, pour m’entendre donner un démenti en face par un homme qui n’est qu’un officier de police, après tout ! » Ce fut le tour de Rosanna Spearman. Celle-ci demeura plus longtemps avec lui qu’aucune autre, elle ne dit pas un mot lorsqu’elle revint, mais elle avait les lèvres pâles comme celles d’une morte.

Samuel le valet de pied entra après elle, et fut retenu une ou deux minutes ; il communiqua ses impressions en ces termes : « Qui que ce soit qui cire les bottes de M. Cuff, il devrait avoir honte de lui-même. »

La dernière à passer au tribunal fut Nancy la fille de cuisine ; elle ne resta qu’une minute ; rapport : « Le sergent Cuff montre du cœur ; ce n’est pas lui, monsieur Betteredge, qui ferait des plaisanteries déplacées sur une pauvre fille surmenée d’ouvrage. »

Quand ce défilé eut cessé, j’entrai à mon tour dans la cour de justice pour savoir si je pouvais rendre quelque service. Je trouvai le sergent tout à ses manies, regardant par la fenêtre et chantonnant la Dernière Rose d’Été.

« Avez-vous fait quelques découvertes, monsieur ? demandai-je.

— Si Rosanna Spearman demande à sortir, dit le sergent, laissez-la faire, mais que j’en sois instruit. »

J’aurais aussi bien fait de retenir ma langue sur le compte de Rosanna et de M. Franklin ! Il était clair que cette pauvre fille était devenue victime de la méfiance du sergent, malgré tous mes efforts pour l’en garantir.

Je m’aventurai à dire : « j’espère que vous ne croyez pas Rosanna mêlée à l’affaire du diamant ? »

Les coins de la bouche du sergent se retroussèrent, et il me regarda bien en face, justement comme il l’avait fait au jardin.

« Je crois que je ferai mieux de me taire là-dessus, monsieur Betteredge, dit-il, vous n’auriez, vous savez, qu’à perdre la tête pour la seconde fois ! »

Il me vint à l’esprit que je n’avais peut-être pas aussi bien dupé le célèbre Cuff, que je m’en étais flatté ! et je me sentis aise lorsque nous fûmes interrompus par un coup frappé à la porte et par un message de la cuisinière. Rosanna demandait à sortir, sous le prétexte habituel d’un mal de tête et du besoin de prendre l’air.

Sur un signe du sergent, je dis « oui. »

« De quel côté est la sortie des domestiques ? » demanda-t-il dès que nous fûmes seuls. Je la lui montrai. « Fermez la porte de votre chambre, et si quelqu’un me demande, répondez que je suis ici à me reposer. » Sa bouche exécuta son mouvement d’ascension et il quitta la chambre.

Une dévorante curiosité me poussa, dès que je fus seul, à tenter quelques découvertes pour mon compte.

Il était clair que les soupçons du sergent au sujet de Rosanna avaient été éveillés par des indices recueillis pendant l’interrogatoire des domestiques.

Or, les deux seuls (Rosanna exceptée) qui eussent été retenus pendant un certain temps, étaient la femme de chambre de milady et la première housemaid. Ces deux personnes étaient aussi celles qui n’avaient cessé de persécuter leur infortunée compagne ; mes conclusions furent prises en conséquence. Je les rejoignis comme par le fait du hasard dans l’office où elles prenaient le thé et je m’invitai à en prendre une tasse avec elles. (Nota bene, une goutte de thé est pour la langue d’une femme ce qu’est une goutte d’huile pour une lampe qui s’éteint !)

L’espoir que j’avais de trouver une alliée dans la théière ne fut pas déçu ; en moins d’une demi-heure, j’en sus aussi long que le sergent lui-même.

Les deux femmes en question n’avaient, paraît-il, pas cru un mot de la maladie subite de Rosanna, la veille. Ces deux diablesses (passez-moi l’expression, car laquelle employer pour qualifier une paire d’esprits haineux comme les leurs !) étaient montées sans bruit et à plusieurs reprises dans l’après-dînée de jeudi ; elles avaient essayé d’ouvrir la porte de la chambre de Rosanna et l’avaient trouvée fermée à clé ; elles s’étaient mises à frapper ; pas de réponse ; puis à écouter, mais sans entendre le moindre bruit.

Lorsque Rosanna descendit, nerveuse et hors d’elle-même, et qu’elle fut forcée de retourner se coucher, nos deux démons avaient recommencé leur manège à la porte sans plus de succès ; alors elles regardèrent par le trou de la serrure et la trouvèrent bouchée ; puis à minuit, elles virent une lueur qui se projetait par-dessous la porte, et entendirent les craquements de la flamme vers quatre heures du matin. (Je laisse à vos réflexions ce que vous penserez d’un feu à cette heure-là, dans le mois de juin et chez une servante !)

Elles avaient communiqué tout cela au sergent, qui, en retour de leur empressement à l’éclairer, les avait regardées de travers, et ne leur avait pas dissimulé qu’il ne les croyait ni l’une ni l’autre.

C’était là la cause des impressions hostiles que ces deux femmes avaient manifestées à leur sortie de l’interrogatoire ; et je devais à leur colère, aidée de l’influence du thé, la promptitude avec laquelle elles m’apprirent tous leurs griefs contre M. Cuff.

Ayant acquis quelque expérience des habitudes cauteleuses du célèbre Cuff, et voyant son empressement à suivre à lui seul et en secret les promenades de Rosanna, je ne mis pas en doute qu’il jugeât inutile de laisser deviner aux deux femmes combien elles l’avaient secondé par leur bavardage.

Et bien lui en prenait ! car elles étaient précisément d’une espèce capable de se rengorger et de se vanter de l’importance donnée à leur témoignage, si le sergent s’y était prêté ; ce qui n’eût pas manqué de mettre Rosanna sur ses gardes.

J’allai prendre l’air par ce beau temps d’été, attristé pour notre pauvre housemaid, et inquiet de la tournure que les choses avaient prise.

Un peu plus tard, comme je me dirigeais vers le taillis, j’y rencontrai M. Franklin, qui, après avoir vu partir son cousin, venait d’avoir un long entretien avec milady.

Elle lui avait raconté l’inconcevable refus de miss Rachel, et l’avait tellement attristé en lui parlant de sa cousine, qu’il paraissait redouter d’aborder ce sujet. L’humeur de la famille se manifestait chez lui pour la première fois à ma connaissance.

« Eh bien, Betteredge, me demanda-t-il, comment vous plaisez-vous dans l’atmosphère de mystère et de suspicion qui nous enveloppe maintenant ? Vous souvient-il du matin où j’arrivai porteur de la Pierre de Lune ? Plût à Dieu que nous l’eussions jetée dans les Sables-Tremblants ! »

Après cette échappée, il s’abstint de parler, jusqu’à ce qu’il se sentît plus calme. Nous marchâmes en silence pendant quelques instants, puis il me demanda ce que devenait le sergent Cuff. Il était oiseux d’essayer de le tromper en répondant que M. Cuff rassemblait ses facultés intellectuelles dans la solitude de ma chambre. Je le mis donc franchement au courant, et j’insistai particulièrement sur ce que la femme de chambre et la housemaid avaient surpris à la porte de Rosanna Spearman.

L’esprit si net de M. Franklin saisit en un clin d’œil la direction qu’avaient prise les soupçons du sergent.

« Ne me disiez-vous pas ce matin, me demanda-t-il, qu’un des fournisseurs assurait avoir rencontré Rosanna hier dans le sentier menant à Frizinghall, alors qu’on la croyait malade et dans sa chambre ?

— Oui, monsieur.

— Si les femmes ont dit vrai, vous pouvez être certain que le garçon boulanger l’a en effet rencontrée. L’indisposition de cette fille était simulée pour nous mieux tromper, et elle avait quelque raison grave de cacher sa course en ville. Soyez sûr que le vêtement taché de peinture est à elle, et que le feu dont on a entendu la crépitation chez elle pendant la nuit, a dû servir à le détruire. Rosanna Spearman est l’auteur du vol du diamant. Je vais rentrer tout de suite, et prévenir ma tante de la tournure que prend l’affaire en question.

— Pas encore, monsieur, je vous prie, » fit une voix plaintive derrière nous.

Je me retournai, et j’aperçus alors le sergent Cuff.

« Pourquoi pas tout de suite ? demanda M. Franklin.

— Parce que, monsieur, si vous prévenez lady Verinder, elle en parlera à sa fille.

— Eh bien, quand elle le ferait, quel mal y aurait-il à cela ? »

M. Franklin prononça ces mots avec une chaleur excessive et un emportement subit, comme si le sergent venait de l’offenser mortellement.

« Croyez-vous prudent, monsieur, reprit le sergent avec calme, de me poser cette question ici et en ce moment ? »

Il y eut un silence ; puis M. Franklin s’avança vers le sergent, et les deux hommes se regardèrent face à face. M. Franklin reprit la parole le premier, d’une voix aussi contenue qu’il l’avait élevée tout à l’heure.

« Je suppose, monsieur Cuff, que vous savez jusqu’à quel point vous abordez un sujet délicat ?

— Ce ne serait pas la première fois sur mille peut-être que je marcherais sur un terrain aussi délicat, répondit l’autre, toujours impassible.

— Je dois entendre alors que vous me défendez de parler à ma tante de ce qui se passe ?

— Vous avez à entendre, monsieur, je vous prie, que je refuse de continuer à m’occuper de l’affaire, si vous parlez à lady Verinder ou à qui que ce soit, de l’état de l’affaire sans que je vous y aie autorisé. »

Il ne restait plus rien à dire, et M. Franklin sentit qu’il n’avait qu’à se soumettre.

Il se détourna avec colère et nous quitta.

J’avais assisté à ce colloque, en proie à une vive perplexité, sans savoir ni qui on soupçonnait ni ce qui allait s’ensuivre. Au milieu de mon trouble, deux points pourtant ressortaient clairement pour mon esprit. Le premier, c’est que ma jeune maîtresse était, d’une façon incompréhensible, au fond des phrases aigres qui venaient de s’échanger. Le second, que les interlocuteurs se comprenaient parfaitement, sans qu’aucune explication préalable fût nécessaire entre eux.

« Monsieur Betteredge, me dit le sergent, vous avez agi sottement en mon absence, car vous avez voulu faire un peu de police pour votre compte particulier. À l’avenir, vous voudrez bien avoir l’obligeance de ne toucher à ce métier qu’en ma compagnie. »

Je méritais cette verte remontrance, je le sais ; mais, n’importe, je savais aussi que je ne l’aiderais pas à tendre des pièges à Rosanna ; voleuse ou non, qu’elle fût dans une situation légale ou illégale, cela m’était indifférent, je la plaignais. M. Cuff me prit le bras, et m’emmena du côté de la route qu’il quittait.

« Que me voulez-vous ? lui dis-je, me dégageant et m’arrêtant au milieu du chemin.

— Je désire seulement vous demander quelques renseignements sur les environs. »

Je ne pouvais guère me refuser à contribuer à l’instruction géographique du sergent.

« Y a-t-il quelque sentier, dans cette direction, allant de la maison au rivage ? » demanda le sergent. Il désignait du doigt, comme il parlait, la sapinière qui menait jusqu’aux Sables-Tremblants.

« Oui, dis-je, il y a un chemin.

— Montrez-le-moi. »

Nous partîmes, côte à côte, par le crépuscule de cette soirée d’été, pour les Sables-Tremblants.