La Pierre de Lune/I/12

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 109-122).
Première période


CHAPITRE XII


La nuit du jeudi se passa sans amener aucun fait nouveau ; mais le vendredi nous apporta deux nouvelles :

En premier lieu, le garçon boulanger dit avoir rencontré dans l’après-midi précédente Rosanna Spearman, couverte d’un voile épais, et se dirigeant vers Frizinghall par le sentier de la lande.

Il aurait été étrange que quelqu’un eût pu se tromper sur la personne de Rosanna que son épaule contrefaite rendait bien reconnaissable, la pauvre fille, et pourtant l’erreur ici était évidente, puisque ce jeudi-là Rosanna était restée malade et enfermée dans sa chambre.

La seconde nouvelle nous fut apportée par le facteur. Le digne M. Candy n’avait pas été plus heureux dans sa plaisanterie sur son propre compte que dans celles qu’il faisait sur le prochain, et lorsqu’il avait comparé la peau d’un docteur à un tissu imperméable, le cher homme était tombé dans l’erreur.

La preuve en était que, mouillé jusqu’aux os, la fièvre l’avait pris, et le facteur nous le dépeignit comme ayant le délire et bavardant autant dans cet état que dans la vie habituelle. Nous fûmes tous affligés pour le docteur, mais M. Franklin parut surtout contrarié de sa maladie à cause de miss Rachel. D’après ce qu’il dit à milady en ma présence au moment du déjeuner, il semblait craindre que sa cousine n’eût besoin de soins très-sérieux, pour peu qu’elle n’eût pas promptement l’esprit mis au repos en ce qui touchait à l’aventure du diamant.

Peu après le déjeuner arriva par dépêche télégraphique la réponse de M. Blake père. Il annonçait à son fils qu’avec l’aide de son ami le directeur en chef de la police, il avait mis la main sur l’homme qu’il nous fallait dans les circonstances présentes. Ils nous envoyaient le sergent Cuff, et nous pouvions compter sur son arrivée chez nous pour le lendemain matin.

En lisant le nom de cet officier de police, M. Franklin fit un brusque mouvement.

Il paraîtrait que l’avocat de son père lui avait déjà raconté, durant son séjour à Londres, de curieuses anecdotes sur le sergent Cuff.

« Je commence à croire que nous verrons la fin de toutes nos incertitudes, dit-il ; si la moitié des bruits qui courent au sujet de Cuff est vraie, il n’a pas son pareil en Angleterre pour débrouiller une affaire. »

Tout cela nous rendit impatients de voir apparaître cette célébrité.

L’inspecteur Seegrave revint à l’heure fixée, et lorsqu’il apprit qu’on attendait l’arrivée du sergent, il s’enferma sur-le champ, armé de plumes, d’encre et de papier, pour se mettre en devoir de rédiger le rapport qui lui serait certainement demandé. J’eusse désiré aller moi-même chercher M. Cuff à la station. Mais le poney-chaise étant requis pour M. Godfrey, il ne pouvait être question des chevaux et de la voiture de milady, même pour ramener une célébrité telle que le sergent. M. Godfrey exprima ses regrets très-affectueux à sa tante de se voir contraint de la quitter dans un pareil moment ; il remit même gracieusement son départ à l’heure du dernier train, afin d’être à même d’entendre l’opinion de l’habile officier de police envoyé de Londres.

Mais il lui fallait d’urgence être rendu à Londres vendredi soir, car samedi matin un comité charitable avait à le consulter pour sortir de graves embarras.

Lorsque le moment de l’arrivée du sergent approcha, j’allai jusqu’à la grille afin de le recevoir.

Un cab du chemin de fer arrivait à la loge en même temps que moi ; il en sortit un homme d’âge mûr, aux cheveux grisonnants, et d’une maigreur telle qu’il ne possédait certes pas une once de chair sur les os. Ses vêtements étaient propres et noirs ; il portait une cravate blanche.

Sa figure en lame de couteau, était recouverte d’une peau jaune et sèche comme les feuilles d’automne, et ses yeux gris d’acier vous fixaient d’une façon gênante, comme s’ils eussent voulu lire dans vos pensées plus avant que vous-même.

Sa démarche était silencieuse, sa voix mélancolique, et ses longs doigts maigres vous faisaient penser à des griffes. Il eût pu être un pasteur, un officier des pompes funèbres ou tout autre employé que vous voudrez, sauf ce qu’il était en réalité. Je ne crois pas possible de trouver un contraste plus frappant que celui qui existait entre lui et l’inspecteur Seegrave, et certes, pour une famille affligée, son apparence était peu consolante !

« Suis-je chez lady Verinder, demanda-t-il ?

— Oui, monsieur.

— Je me nomme le sergent Cuff.

— Veuillez me suivre, monsieur. »

Pendant le trajet, je me crus obligé de lui apprendre ma position dans la famille afin de le mettre à l’aise, et pour qu’il pût s’entretenir avec moi de l’affaire qui allait l’occuper. Mais il n’en souffla pas mot. Il admira les jardins, et observa qu’on sentait le voisinage de la mer à la vivacité de l’air.

Je m’étonnai dans mon for intérieur de la réputation faite à M. Cuff. Nous atteignîmes la maison, dans l’aimable disposition de deux dogues attachés à la même chaîne pour la première fois de leur vie.

Je demandai milady. Sur la réponse qu’on me fit qu’elle était dans les serres, j’envoyai un domestique la prévenir, et nous entrâmes dans les jardins à fleurs. Pendant que nous attendions ma maîtresse, M. Cuff, regardant à travers la voûte de verdure à sa gauche, aperçut notre parterre de rosiers, et se dirigea immédiatement de ce côté avec la première apparence de vivacité que je lui eusse vu. Ce qui étonna beaucoup le jardinier et excita secrètement mon mépris, ce fut que le fameux agent de police se trouva être un puits de science sur l’article ridicule de la culture des roses.

« Ah ! vous avez ici la bonne exposition, sud et sud-ouest, » dit le sergent en balançant sa tête grise et en donnant à sa voix mélancolique une intonation presque joyeuse. « Pour un parterre de rosiers, rien de mieux que cette forme-ci : un cercle contenu dans un carré. Oui, c’est bien cela, des allées entre chaque plate-bande. Mais elles ne devraient pas être sablées comme celles-ci. Du gazon, monsieur le jardinier, des allées de gazon entre vos arbustes ; le gravier est trop sec pour les roses. Voilà un joli carré de roses blanches et de roses aurore. C’est un mélange qui fait toujours bien, n’est-ce pas ? Voici la rose blanche musquée, monsieur Betteredge, notre vieille rose anglaise qui tient bien sa place au milieu de toutes ces jolies nouveautés, la belle petite ! » fit le sergent tournant la rose musquée entre ses doigts, et lui parlant avec câlinerie comme à un enfant.

Voyons, était-ce là l’homme qui ferait rentrer miss Rachel en possession de son diamant, et qui parviendrait à mettre la main sur un voleur ?

« Vous paraissez fort aimer les roses, sergent ? lui dis-je.

— Je n’ai guère le temps d’aimer beaucoup quoi que ce soit, me répondit M. Cuff. Mais quand j’ai un moment à donner à la tendresse, le plus souvent, monsieur Betteredge, ce sont les roses qui en profitent. J’ai commencé la vie au milieu d’elles, chez mon père qui était horticulteur, et j’espère bien finir mes jours en leur compagnie. Un de ces matins, s’il plaît à Dieu, je cesserai de découvrir des voleurs, et j’essayerai d’élever des rosiers. Mais, jardinier, il y aura des sentiers gazonnés entre leurs rangs, reprit le sergent, auquel les allées de gravier de notre parterre laissaient une impression défavorable.

— Cela me semble un assez singulier goût, monsieur, me hasardai-je à lui dire, dans la carrière que vous avez adoptée ?

— Si vous regardez tout autour de vous (ce que la plupart des gens ne font pas), reprit M. Cuff, vous serez convaincu que presque toujours les goûts d’un homme sont en contradiction avec la nature de ses occupations : ainsi en est-il pour moi ; si vous trouvez une opposition plus forte que celle des voleurs et des roses, je tâcherai de modifier mes goûts, bien qu’il soit un peu tard, à mon âge. Vous vous servez de la rose incarnate pour greffer les espèces tendres, n’est-ce pas, monsieur le jardinier ? je le pensais bien. Ah ! voici une dame qui s’avance vers nous ; est-ce lady Verinder ? »

Il l’avait aperçue avant que ni moi ni le jardinier nous fussions doutés de son approche, et cependant nous savions, nous, de quel côté elle pouvait venir, tandis que lui l’ignorait ; je commençai à le croire plus intelligent qu’il ne le paraissait à première vue.

L’aspect du sergent ou la mission qu’il venait remplir — peut-être l’un et l’autre — semblèrent causer à milady quelque embarras. Je la vis pour la première fois depuis que je la connaissais ne sachant que dire à un étranger ; mais M. Cuff sut la mettre à l’aise presque aussitôt.

Il demanda si un autre de ses collègues avait été chargé avant lui d’éclaircir l’affaire du vol ; quand il eut appris qu’un autre personnage avait été mandé et se trouvait encore dans la maison, il exprima le désir de causer avec lui avant de prendre aucune mesure nouvelle.

Milady marcha en avant pour rentrer. Avant de la suivre, le sergent ne put s’empêcher d’adresser une injonction finale au jardinier. « Décidez milady à essayer des sentiers gazonnés, lui dit-il, jetant un regard sévère vers les allées sablées ; pas de gravier ! pas de gravier surtout ! »

Je serais bien en peine d’expliquer le pourquoi, mais toujours est-il que, présenté au sergent Cuff, M. Seegrave parut avoir perdu plusieurs pouces de sa taille naturelle.

Tous deux se retirèrent, et restèrent enfermés ensemble fort longtemps, loin des intrus.

Lorsqu’ils sortirent de la chambre, M. l’inspecteur était très-animé, et le sergent bâillait.

« Le sergent désire visiter le boudoir de miss Rachel, me dit avec solennité M. Seegrave. Le sergent peut avoir des questions à faire, veuillez l’accompagner. »

Pendant qu’on disposait ainsi de moi, je regardais le célèbre Cuff. Le célèbre Cuff examinait, lui, M. l’inspecteur avec ce regard tranquille et expectant dont j’ai déjà parlé. Je ne puis affirmer qu’il attendît le moment où son collègue se manifesterait sous la forme d’un âne, mais j’ai tout lieu de ne pas croire mes soupçons téméraires.

Je lui montrai le chemin. Le sergent parcourut sans bruit le boudoir et visita le meuble en bois des Indes, questionnant rarement M. Seegrave, s’adressant à moi à tout instant, mais avec une intention que ni l’inspecteur ni moi ne pénétrions. Le cours de ses investigations l’amena devant la porte ornée de la peinture décorative que vous savez.

Il posa un doigt interrogateur sur la petite tache faite sous la serrure, tache que l’inspecteur avait déjà remarquée, lorsqu’il blâma l’attroupement de nos servantes réunies dans la chambre.

« Voici qui est regrettable, fit le sergent ; comment cela s’est-il fait ? »

C’est à moi que la question s’adressait. Je racontai la petite scène de la matinée, ajoutant que le frôlement des jupons des femmes était la cause du dommage.

« L’inspecteur Seegrave les a renvoyées avant que le mal devînt plus considérable.

— Exact, fit M. Seegrave d’un air militaire ; je leur donnai l’ordre de sortir. Ce sont les jupes, sergent, les jupes qui ont fait cela.

— Avez-vous remarqué lequel des jupons a causé l’accident ? dit le sergent, sans cesser de s’adresser à moi.

— Non, monsieur. »

Là-dessus, M. Cuff se tourna vers l’officier de police. « Vous avez dû le remarquer, je présume ? » lui dit-il.

M. l’inspecteur parut vexé, mais il s’en tira de son mieux. « Je ne saurais répondre de ma mémoire à ce sujet, sergent, répondit-il ; ce n’est qu’une bagatelle, une vraie bagatelle. ».

Le sergent Cuff fixa M. Seegrave avec le même regard dédaigneux qu’il avait eu pour les allées sablées dans le parterre des rosiers, puis d’un ton mélancolique il nous donna le premier échantillon que nous eûmes de ses talents si vantés :

« J’ai fait la semaine dernière, monsieur l’inspecteur, une enquête privée ; le motif de l’enquête était un meurtre, et dans le cours de l’instruction on trouva sur une nappe de table une tache d’encre dont personne ne pouvait expliquer l’origine ; ma longue expérience de la triste vie de ce triste monde, ne m’a jamais encore fait rencontrer une chose qui pût être traitée de bagatelle ; avant de faire un pas de plus dans cette affaire-ci, il faudra examiner celui des jupons qui a causé la tache, et nous assurer avec certitude du moment précis où cette peinture était encore humide. »

L’inspecteur, sous le coup de l’humeur que lui causait la leçon, demanda s’il fallait rappeler toutes les femmes. M. Cuff réfléchit un instant, soupira, et secoua la tête.

« Non, dit-il ; éclaircissons d’abord la question de la peinture ; il n’y a là qu’à répondre par oui ou par non, ce ne pourra être long. Le chapitre des jupons féminins, lui, sera interminable. Quelle heure était-il hier matin, lorsque les femmes se trouvaient réunies ici ? Environ onze heures, n’est-ce pas ? Y a-t-il une personne de la maison qui sache si la peinture était sèche ou humide, hier matin à onze heures ?

— Le neveu de milady, M. Franklin Blake, le sait, répondis-je.

— Ce monsieur est-il dans la maison ? »

M. Franklin était autant à notre portée que nous pouvions le désirer, et il n’attendait que l’occasion de faire connaissance avec l’éminent Cuff. Une minute après, il nous rejoignait, et faisait la déposition suivante :

« Cette porte, sergent, a été peinte par miss Verinder, avec mon aide, et au moyen d’un siccatif de ma composition. Ce siccatif sèche n’importe quelles couleurs dont on se serve, dans l’espace de douze heures.

— Vous rappelez-vous le moment où vous avez exécuté la partie qui est abîmée actuellement ?

— Parfaitement, répondit M. Franklin ; c’est la dernière partie que nous achevâmes. Nous tenions à finir notre travail pour mercredi dernier, et je le terminai moi-même vers trois heures de l’après-midi, ou très-près de cette heure-là.

— Nous sommes aujourd’hui à vendredi, dit le sergent en s’adressant à M. l’inspecteur. Faisons notre compte, monsieur. Mercredi, à trois heures, la peinture se trouvait achevée. Le siccatif la sèche en douze heures, c’est-à-dire qu’elle était séchée vers trois heures du matin, jeudi. Vous faites la visite de cette pièce jeudi à onze heures. Ôtez trois de onze, reste huit. Cette porte était donc parfaitement sèche depuis huit heures, monsieur l’inspecteur, quand vous supposiez que le dommage venait d’être causé par les jupons des femmes de la maison. »

Premier coup de grâce porté à M. Seegrave ! S’il n’avait été assez sot pour soupçonner Pénélope, j’eusse pu le plaindre !

La question de la peinture jugée, M. Cuff dès ce moment laissa là son collègue comme un sujet incapable et s’adressa à M. Franklin, lequel parut lui offrir infiniment plus de ressource.

« Vous avez doublé nos chances, monsieur, en nous donnant une indication aussi précieuse. »

Comme il disait ces mots, la porte de miss Rachel s’ouvrit, et celle-ci s’avança au milieu de nous. Elle s’adressa au sergent, sans paraître se souvenir qu’il lui était absolument étranger.

« Ai-je bien entendu ? demanda-t-elle, en désignant M. Franklin, c’est LUI qui a servi à vous fournir des indications ?

— C’est miss Verinder, glissai-je dans l’oreille du sergent.

— Mademoiselle, dit le sergent, — et son œil gris d’acier s’attacha attentivement sur le visage de ma jeune maîtresse, — ce monsieur a peut-être mis dans nos mains le fil conducteur. »

Elle essaya de fixer M. Franklin ; je dis essaya, car elle détourna brusquement les yeux avant qu’ils eussent pu rencontrer les siens. Son esprit semblait étrangement troublé. Elle rougit, puis pâlit affreusement, et sa physionomie prit avec ce dernier changement une expression qui m’alarma.

« Maintenant que j’ai répondu à votre question, miss, dit le sergent, je me permettrai de vous en poser une à mon tour. Voici une partie de la peinture de cette porte qui a été écorchée, savez-vous quand ou par qui cet accident a eu lieu ? »

Au lieu de lui répondre, miss Rachel continua ses questions, comme s’il n’eût pas parlé ou qu’elle ne l’eût pas entendu.

« Êtes-vous encore un officier de police ? demanda-t-elle.

— Je suis le sergent Cuff, du bureau des recherches.

— Croyez-vous que l’avis d’une jeune fille vaille quelque chose ?

— Je serai toujours heureux, miss, de l’entendre.

— Faites votre devoir à vous tout seul, et ne permettez pas à M. Franklin Blake de vous aider en quoi que ce soit ! »

Elle prononça ces mots avec un accent presque sauvage. Il y avait dans sa voix et son regard une animosité si marquée contre M. Franklin, que, quoique j’eusse vu naître miss Rachel et que je l’aimasse presque à l’égal de milady, je me sentis honteux d’elle pour la première fois de ma vie.

Le regard fixe du sergent ne la quittait pas.

« Merci, miss, lui dit-il. Pourriez-vous nous donner quelque éclaircissement au sujet de cette tache ? peut-être l’auriez-vous causée vous-même par inadvertance ?

— Je ne sais rien sur la tache. »

Sur cette réponse, elle nous quitta, et s’enferma dans sa chambre ; cette fois comme les autres, je l’entendis fondre en larmes dès qu’elle fut seule.

Je ne pus me résoudre à regarder le sergent. Je levai les yeux sur M. Franklin, près duquel je me trouvais. Il paraissait encore plus affligé que moi de ce qui se passait.

« Je vous avais bien prévenu que je me sentais inquiet sur son compte, me dit-il ; vous voyez que j’étais dans le vrai.

— Miss Verinder est un peu agacée de la perte de son diamant, observa M. Cuff ; c’est un joyau d’un grand prix, et cela se comprend ; très-naturel, très-naturel ! »

C’était identiquement là l’excuse que j’avais donnée pour elle à l’inspecteur, lorsque le jour précédent elle s’était déjà oubliée devant lui ; et sa conduite se trouvait jugée de même par un étranger qui ne lui portait aucun intérêt ! Une sorte de frisson me saisit, que je ne pus m’expliquer.

Je me rends compte maintenant qu’il faut que j’aie eu alors pour la première fois le pressentiment d’une lumière nouvelle et terrible, qui n’éclairerait que trop tôt l’affaire, et l’intuition que le sergent eut dès lors fut due uniquement à ce qu’il vit et entendit de miss Rachel pendant cette première entrevue.

« Une jeune fille peut se permettre bien des choses, monsieur, dit le sergent à M. Franklin ; donc, oublions ce qui vient d’avoir lieu, et continuons nos affaires. Grâce à vous, nous savons l’heure où la peinture devait être sèche. Le second point à élucider, c’est celui du dernier moment où quelqu’un a eu occasion de voir la porte avant qu’elle fût endommagée. Vous êtes un homme intelligent et vous me comprenez. »

M. Franklin fit un effort pour détacher sa pensée de miss Rachel et pour la ramener à ce qu’on lui demandait.

« Si je saisis bien votre intention, dit-il, plus nous précisons la question de temps, plus nous resserrons aussi le champ des investigations.

— C’est cela même, reprit le sergent. Eûtes-vous occasion de revoir votre œuvre depuis son achèvement dans l’après-midi du mercredi ? »

M. Franklin secoua la tête négativement, et répondit :

« Je ne puis en répondre.

— Et vous ? demanda le sergent en m’interpellant.

— Je n’y ai pas pris garde non plus, monsieur.

— Quelle est la dernière personne qui ait quitté cette chambre le mercredi soir ?

— Miss Rachel, je pense, monsieur. »

M. Franklin m’interrompit :

« Ou peut-être votre fille, Betteredge. »

Il se mit en demeure d’expliquer au sergent la position qu’occupait Pénélope auprès de miss Verinder.

« Monsieur Betteredge, veuillez demander à votre fille de monter ; attendez » dit le sergent : il m’emmena à la fenêtre de façon à n’être entendu que de moi et continua à voix basse :

« Votre inspecteur, me dit-il, m’a remis un rapport volumineux de ses faits et gestes dans la présente occasion. Entre autres choses, il a, de son propre aveu, réussi à exaspérer les domestiques. Il est fort important de les calmer. Transmettez-leur à tous, ainsi qu’à votre fille, ce qui suit, avec mes compliments. D’abord, que je n’ai encore aucune preuve même que le diamant ait été volé ; je constate seulement qu’il est perdu. Puis, que je n’ai d’autre mission à remplir ici que de prier les gens de la maison d’aider de tout leur pouvoir les recherches que je fais pour le retrouver. »

Le souvenir du ressentiment des femmes, lorsqu’on mit l’interdit sur leurs chambres, vint promptement à mon secours.

« Puis-je me permettre, sergent, de vous soumettre la teneur d’un troisième message de paix à porter aux femmes ? demandai-je. Sont-elles libres de courir à travers les escaliers, d’entrer dans leurs chambres et d’en sortir lorsque l’idée leur en prendra ?

— Parfaitement libres, fut la réponse.

Cela vous les conciliera toutes depuis la cuisinière jusqu’à la laveuse de vaisselle, dis-je.

— Allez, et ne tardez pas, monsieur Betteredge. »

Tout fut arrangé en cinq minutes. Il ne me resta qu’à user de mon autorité, comme chef de maison, pour empêcher toute la troupe féminine de nous suivre, Pénélope et moi, tant leur ardeur à aider le sergent de leurs dépositions volontaires allait devenir gênante. Le sergent parut apprécier ma Pénélope. Il devint même un tant soit peu moins triste, et la regarda à peu près du même air que je lui avais vu lorsqu’il contemplait la rose musquée au jardin ; voici la déposition de ma fille, reçue par le sergent, et faite à mon avis très-gentiment ; mais, voyez-vous ! elle était ma fille en tout point. Il n’y avait rien de sa mère en elle, elle n’avait rien au monde, Dieu merci, de la mère !

Pénélope répond « qu’elle a pris l’intérêt le plus vif à cette porte, ayant toujours aidé à mélanger les couleurs ; qu’elle a justement remarqué la partie qui était près de la serrure, parce qu’elle a été la dernière achevée ; l’a vue quelques heures après dans un état parfait d’intégrité, et l’a laissée n’ayant aucun dommage vers minuit ; souhaité à cette heure le bonsoir à sa jeune maîtresse dans sa chambre à coucher ; dit avoir entendu l’horloge sonnant minuit lorsqu’elle rentrait dans le boudoir ; qu’elle posait au même moment la main sur la poignée de la porte, savait que la peinture ne pouvait être sèche, puisqu’elle avait assisté à toutes les préparations ; s’était donc gardée d’y toucher, et pouvait jurer avoir ramassé tous ses jupons, et que rien n’était endommagé sur la porte à ce moment-là ; qu’elle ne jurerait pas que sa robe n’eut frôlé la porte ; se souvenait bien de la robe qu’elle portait ce soir-là (parce qu’elle était neuve et lui avait été donnée par miss Rachel), son père s’en souviendrait bien aussi et la reconnaîtrait ; qu’elle pouvait et désirait la montrer ; est allée la chercher, son père reconnaît la robe ; on examine toutes les jupes ; ceci demande du temps, vu leur dimension ; on n’y peut découvrir l’apparence d’une tache de peinture. Fin de la déposition de Pénélope. — Très-naïve et empreinte du caractère de la vérité. Signé : Gabriel Betteredge. »

Le premier soin du sergent fut ensuite de me demander s’il y avait de grands chiens dans la maison, et si l’un d’eux n’aurait pas pu causer l’accident par le frôlement de sa queue.

Apprenant que c’était impossible, il demanda une loupe et essaya de se rendre ainsi compte de la nature de la tache. Cet examen ne révéla aucune trace d’empreinte laissée par des doigts. Tout ce qu’on pouvait distinguer se rapportait au vêtement d’une personne ayant frôlé la porte. Cette personne (d’après l’ensemble des dépositions de M. Franklin et de Pénélope) avait dû se trouver dans la pièce entre minuit et trois heures du matin pendant la nuit de mercredi à jeudi.

Lorsqu’il en fut arrivé là de son enquête, le sergent Cuff parut se douter pour la première fois de la présence de l’inspecteur Seegrave, et résuma ses impressions dans les termes suivants pour l’instruction de son collègue :

« Cette bagatelle, comme vous la qualifiez, monsieur l’inspecteur, dit le sergent en désignant le dégât de la porte, a pris une sensible importance depuis le moment où elle a attiré votre attention. Dans l’état présent de l’enquête, je vois trois recherches à poursuivre en partant de cette tâche. S’assurer premièrement s’il y a dans la maison un vêtement qui porte une trace de peinture. Découvrir secondement à qui il appartient. En troisième lieu savoir comment le possesseur du vêtement peut expliquer sa présence dans cette pièce et le dégât causé à la porte entre minuit et trois heures du matin. Si l’individu ainsi mis en cause ne peut fournir de réponse satisfaisante à ces deux questions, on n’aura pas loin à aller pour trouver l’auteur du vol. Je me charge par moi-même de cette partie du travail, et ne vous retiens pas plus longtemps. Vous avez ici, à ce que je vois, un de vos agents. Veuillez le laisser à ma disposition, et permettez-moi de vous saluer. »

Le respect de l’inspecteur pour M. Cuff était grand, mais son amour-propre plus considérable encore. Vivement attaqué, il riposta de son mieux avant de quitter la place.

« Je me suis abstenu d’exprimer une opinion qu’on ne me demandait pas, dit l’inspecteur de sa voix de commandement bien timbrée ; mais il me reste une observation à faire avant de remettre la conduite de cette affaire entre vos mains. On a vu des gens, monsieur le sergent, qui donnaient à une taupinière les proportions d’une montagne. Je vous souhaite le bonjour.

— On a vu aussi des gens qui ne savaient pas distinguer une taupinière parce qu’ils étaient de trop haute taille pour l’apercevoir. »

Ayant ainsi riposté, le sergent Cuff tourna sur lui-même, et marcha vers la fenêtre.

Nous attendîmes, M. Franklin et moi, pour voir ce qui allait se passer. Le sergent se tenait à la fenêtre, les mains dans ses poches, sifflotant doucement l’air de la Dernière Rose d’Été. À mesure que je le connus mieux, je découvris qu’il ne s’oubliait à siffler ainsi que lorsque son esprit travaillait assidûment à débrouiller une difficulté ou à tracer un plan de recherches ; et que dans ces occasions-là la Dernière Rose d’Été servait évidemment à l’encourager et à l’aider.

Je suppose que cela cadrait avec ses goûts en lui rappelant sans doute ses roses favorites, mais cet air, siffloté par lui, devenait la romance la plus mélancolique qui pût exister.

Au bout de quelques minutes, le sergent quitta la fenêtre, marcha jusqu’au milieu de la chambre, puis s’arrêta absorbé dans ses réflexions et les yeux fixés sur la porte de miss Rachel. Un instant après, il sembla se réveiller, balança la tête, comme pour dire : « Cela sera bien ainsi ; » et s’adressant à moi, il me pria de demander pour lui un quart d’heure d’entretien à lady Verinder.

En sortant de la pièce, j’entendis M. Franklin qui faisait une question au sergent et je m’arrêtai pour entendre la réponse.

« Commencez-vous à deviner qui a pu voler le diamant ? demandait M. Franklin.

Personne n’a volé le diamant, » répondait M. Cuff.

Nous tressaillîmes tous deux en entendant cette extraordinaire assertion, et le conjurâmes de nous en donner l’explication.

« Attendez un peu, nous répondit le sergent ; les pièces de ce casse-tête ne sont pas encore toutes réunies. »