La Pierre de Lune/I/09

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 69-75).
Chapitre X  ►
Première période


CHAPITRE IX


Le 21 juin se leva brumeux et incertain, mais vers midi le temps s’éclaircit. Tous les gens de la maison inaugurèrent cet heureux anniversaire en offrant leurs modestes présents à miss Rachel, avec le discours habituel débité par moi comme chef de la domesticité. Je suis en cela l’usage de notre reine à l’ouverture du Parlement : je répète tous les ans presque les mêmes banalités, et avant que je prononce mon discours, on attend mes paroles avec autant d’impatience (tout comme celles de la reine) que si j’allais dire quelque chose de nouveau. Lorsque j’ai achevé, et qu’on voit qu’il ne s’y trouve rien que de connu, ils grognent un peu, mais commencent déjà à espérer mieux pour l’année prochaine. La morale de ceci, c’est que le Parlement et la Cuisine sont vraiment gens aisés à gouverner !

Après le déjeuner, M. Franklin et moi eûmes une conférence au sujet de la Pierre de Lune, car le temps était venu de la retirer de la Banque, et de la remettre en mains propres à miss Rachel.

Avait-il essuyé une rebuffade en essayant de nouveau de faire la cour à sa cousine, ou bien fallait-il attribuer à ses fréquentes insomnies les incertitudes et les contradictions croissantes de son caractère ? Toujours est-il que M. Franklin ne se montra pas à son avantage dans cette matinée. Il changea d’avis sur le diamant plus de vingt fois en vingt minutes. Pour ma part, je m’en tins purement et simplement aux faits que nous connaissions.

Rien n’était survenu qui nous autorisât à inquiéter milady au sujet de ce joyau, et rien ne pouvait dispenser M. Franklin de l’obligation légale de le remettre à sa cousine. Il eut beau retourner mon appréciation dans tous les sens, il était forcé de l’adopter. Nous convînmes qu’après le goûter, il irait à cheval à Frizinghall, et en rapporterait le diamant ; il aurait probablement, pour revenir, la compagnie de M. Godfrey et des deux jeunes dames.

Cela décidé, M. Franklin retourna près de miss Rachel.

Ils passèrent la plus grande partie de la journée à l’interminable œuvre de décoration : Pénélope aidant à préparer les couleurs, milady allant et venant, vers l’heure du goûter, son mouchoir sous le nez, (car l’agent actif avait été ce jour-là fort employé), et cherchant, en vain, il est vrai, à arracher les artistes à leur travail.

Il était trois heures lorsqu’ils ôtèrent leurs sarraus, rendirent la liberté à Pénélope et allèrent se nettoyer, mais ils en étaient venus à leurs fins, et la fameuse porte se trouvait achevée pour le jour de naissance, ce dont ils étaient bien fiers.

Les amours, les griffons et le reste étaient, j’en conviens, fort jolis à voir ; mais tout cela, au milieu des devises et des fleurs, formait un tohu-bohu de figures si nombreuses, si bizarres de gestes et d’attitudes, qu’après avoir eu le plaisir de les contempler, vous en gardiez plusieurs heures durant une impression désagréable dans la tête.

Si j’ajoute à cette critique que Pénélope paya de la migraine sa collaboration à l’œuvre d’art, ce n’est pas en vue de dénigrer l’agent actif que je le dis ; non, car il cessa d’infecter en séchant, et si l’amour de l’art demande quelques sacrifices, eh bien, je consens à ce que ma fille en prenne sa part.

M. Franklin goûta à la hâte, et partit pour Frizinghall, sous le prétexte de se joindre à ses cousins, et en réalité pour en rapporter le diamant.

Cette solennité étant de celles où je prenais ma place comme maître d’hôtel en titre, j’eus assez à faire pour m’absorber pendant l’absence de M. Franklin. Lorsque j’eus monté les vins et passé la revue des domestiques mâles et femelles qui devaient servir le dîner, je me retirai pour prendre un peu de repos avant l’arrivée des invités.

Une bouffée de vous savez quoi et une petite lecture de mon livre favori me reposaient l’esprit et le corps. Un bruit de chevaux me tira de ce que je crois avoir été plutôt une rêverie que de la somnolence ; j’allai à la porte et j’y reçus une cavalcade composée de M. Franklin, et de ses trois cousins accompagnés par un des grooms du vieux M. Ablewhite.

L’aspect de M. Godfrey me frappa ; comme M. Franklin, il n’était pas, lui non plus, dans son assiette ordinaire. Il me donna une bienveillante poignée de main, et, avec beaucoup de politesse, témoigna sa satisfaction de voir son vieil ami Betteredge supportant si bien le poids des années. Mais il semblait que quelque chose pesait sur son esprit, et lorsque je lui demandai comment allait son père, il répondit brièvement : « Comme à l’ordinaire. » Il est vrai que ses deux sœurs avaient de la gaieté pour vingt, et c’était plus qu’il n’en fallait pour rétablir la balance. Ces demoiselles étaient presque de la taille de leur frère ; de grandes filles aux cheveux jaunes, et dont le teint rose et l’exubérance de formes respiraient la santé et l’épanouissement. Les jambes des pauvres chevaux pliaient sous leur poids ; lorsque, sans le secours de personne, elles sautèrent à bas de leur selle, elles rebondirent comme une balle de caoutchouc ! Tout ce qu’elles disaient débutait par un grand Oh ! tout ce qu’elles faisaient était bruyant, enfin elles s’agitaient et criaient à tout propos et hors de propos, sous le plus léger prétexte ; bref, je les appellerai des sauteuses, sauf votre respect.

Le tapage des jeunes personnes couvrant ma voix, je pus demander à M. Franklin :

« Avez-vous le diamant ? monsieur. »

Il me fit signe que oui, en frappant sur la poche intérieure de sa redingote.

« Avez-vous aperçu les Indiens ?

— Nullement ! » fut sa réponse. Il s’enquit alors de milady, et alla aussitôt la retrouver dans le petit salon. Un instant après, la sonnette manda Pénélope, et elle reçut l’ordre de dire à miss Rachel que M. Franklin Blake désirait lui parler.

Traversant le hall une demi-heure plus tard, je fus arrêté net par une explosion de cris qui parlaient du petit salon. Je ne m’alarmai pas une minute, car je reconnus les Oh ! et les exclamations des misses Ablewhite. Pourtant, sous le prétexte de demander quelques ordres pour le dîner, j’entrai afin de voir ce qui se passait d’extraordinaire.

Je vis miss Rachel près de la table, paraissant fascinée par le diamant du colonel, qu’elle tenait dans sa main. À ses côtés, les deux sauteuses se tenaient agenouillées, dévorant le joyau des yeux, et jetant les hauts cris d’émotion à chaque nouveau reflet de la précieuse pierre. À l’autre bout de la table, M. Godfrey frappait doucement dans ses mains comme un grand enfant, et laissait échapper d’une voix suave : « Parfait, incomparable ! »

Assis sur une chaise près de la bibliothèque, M. Franklin tiraillait sa barbe, et regardait anxieusement vers la fenêtre. À cette fenêtre se tenait l’objet de sa contemplation, milady, qui, l’extrait du testament à la main, tournait le dos à toute la compagnie.

Elle se retourna lorsque je lui demandai mes instructions ; au froncement de ses sourcils et à la contraction de ses lèvres, je reconnus l’humeur héréditaire des Herncastle.

« Rendez-vous à ma chambre dans une demi-heure, j’aurai à vous parler, » me dit-elle.

Sur ces mots, elle quitta la pièce ; il était clair qu’elle se sentait troublée par la même difficulté qui nous avait arrêtés M. Franklin et moi lors de notre conférence aux Sables.

Le legs de la Pierre de Lune était-il une preuve qu’elle avait traité son frère trop sévèrement ? ou fallait-il y voir l’œuvre d’une nature plus perverse encore qu’elle ne l’avait supposé ?

Franchement, ces questions étaient bien sérieuses à résoudre pour une mère, pendant que sa fille, ignorante de tout ce passé, tenait le présent de son oncle entre ses mains. Avant que je sortisse de la pièce, miss Rachel, toujours pleine d’égards pour le vieux serviteur qui l’avait vue naître, m’arrêta en me disant : « Admirez donc ceci, Gabriel, » et elle plaça la pierre sous mes yeux dans la direction d’un rayon de soleil qui arrivait par la fenêtre entr’ouverte.

Dieu nous bénisse ! certes c’était là un diamant ! et presque aussi gros qu’un œuf de pluvier ! La lumière qui en jaillissait avait la teinte d’une lune d’été. En regardant la pierre, vos yeux étaient attirés par une nuance jaune, dont la profondeur inconcevable n’était pas en rapport avec la grosseur d’un joyau qui, en réalité, pouvait tenir entre vos deux doigts. Nous le plaçâmes d’abord au soleil ; puis après avoir banni, de l’appartement la lumière du jour, nous le vîmes briller d’un éclat incroyable dans l’obscurité de la chambre.

Rien d’étonnant après cela, ni à la fascination qu’il exerçait sur miss Rachel, ni aux exclamations de ses cousines.

Le diamant me causa une telle impression, qu’il m’échappa un Oh ! aussi emphatique que celui des misses Ablewhite. Le seul d’entre nous dont le sang-froid ne se démentit pas était M. Godfrey. Un bras passé autour de la taille de ses sœurs, il regardait avec une douce compassion tous les assistants, et se penchant vers moi, il murmurait : « Du carbone, Betteredge ! seulement du carbone après tout, mon vieil ami ! »

Je pense que c’était à mon instruction qu’il songeait ! mais il ne réussit qu’à me rappeler le dîner ; je rejoignis donc promptement mon bataillon de serviteurs ; comme je sortais, j’entendis M. Godfrey qui disait : « Bon vieux Betteredge, je me sens une bien réelle estime pour lui ! » Il embrassait au même moment ses sœurs, faisait les yeux doux à miss Rachel et m’honorait de ce témoignage d’affection.

On pouvait avec une pareille nature compter sur une immensité incalculable d’affection ! M. Franklin se montrait un vrai sauvage en comparaison !

Au bout de la demi-heure indiquée, je me rendis auprès de milady.

Entre ma maîtresse et moi se reproduisit la même discussion qui avait eu lieu aux Sables entre M. Franklin et moi ; à cette seule différence près, que je passai les jongleurs sous silence, rien n’étant survenu qui me forçât à causer cette inquiétude à milady.

Lorsque je me retirai, j’étais certain qu’elle envisageait les intentions du colonel sous l’aspect le plus sombre, et qu’elle chercherait le plus tôt possible à enlever à sa fille la dangereuse possession de la Pierre de Lune.

Je rencontrai M. Franklin sur mon chemin ; il désirait savoir si j’avais vu sa cousine Rachel ; je ne pus le satisfaire. Savais-je où était le cousin Godfrey ? je l’ignorais, mais je soupçonnais qu’il n’était pas éloigné de sa cousine Rachel. La pensée de M. Franklin fut sans doute la même ; car il tourmenta ses moustaches, puis entra dans la bibliothèque, dont il ferma la porte avec une violence significative.

Rien n’interrompit plus mes préparatifs pour la solennité du jour de naissance jusqu’à ce qu’il fût temps de songer à ma toilette : au moment où je venais de passer mon gilet blanc, Pénélope m’arriva sous prétexte de donner un coup de brosse au peu de cheveux qui me restent et de perfectionner mon nœud de cravate.

Ma fille était de la meilleure humeur du monde, et je vis qu’elle avait quelque chose à me confier. Elle embrassa mon vieux crâne chauve et me dit :

« Bonne nouvelle, père, miss Rachel l’a refusé.

— Qui cela ? lui dis-je.

— L’homme des sociétés féminines, père, reprit Pénélope, le vilain sournois ! je le déteste pour avoir cherché à supplanter M. Franklin. »

Si j’avais eu la respiration plus libre, j’aurais certainement protesté contre cette inconvenante manière de traiter un digne philanthrope.

Mais ma fille s’occupait à nouer ma cravate, et la vivacité de ses sentiments avait passé dans ses doigts ; jamais je ne fus plus près d’être étranglé !

« Je l’ai vu l’emmener, dans le parterre aux roses, continua Pénélope ; et j’ai attendu derrière les houx pour les voir revenir. Ils étaient sortis de la maison bras dessus bras dessous en riant tous les deux. Au retour, ils marchaient séparément, aussi sérieux qu’on peut l’être, et il n’y avait pas à se tromper sur l’expression de leurs regards. Je n’ai jamais été plus satisfaite, cher père ! il y aura donc eu au moins une femme capable de résister à M. Godfrey Ablewhite, et, si j’étais une dame, je ferais certes la paire avec elle ! »

Ici, j’eusse protesté de nouveau ; mais cette fois ma fille tenait la brosse à cheveux, et ses impressions se traduisaient encore dans cette opération. Si vous êtes chauve, vous comprendrez le supplice que j’endurais ; si vous ne l’êtes pas, remerciez Dieu d’avoir laissé une défense entre votre tête et une brosse irritée.

« Juste le long des houx, poursuivit Pénélope, M. Godfrey s’arrêta. « Vous préférez, dit-il, que je reste ici comme si « rien ne s’était passé ! » Miss Rachel se retourna, prompte comme un éclair : « Vous avez accepté l’invitation de ma mère, et vous devez vous réunir à nos amis. À moins que vous ne vouliez causer un scandale, il est évident que vous êtes tenu à rester ! » Elle fit encore quelques pas, puis parut se radoucir. « Oublions ce qui s’est passé, Godfrey, dit-elle, et restons cousins et amis. » Elle lui donna sa main qu’il baisa, ce que j’eusse trouvé fort ridicule pour ma part, puis elle le quitta. Il demeura encore un instant en place à creuser le sable avec son talon et vous n’avez jamais vu un homme aussi déconfit. « Gauche, très-gauche, » marmottait-il en regagnant la maison. Si c’est lui qu’il qualifiait ainsi, il avait bien raison ! car il est gauche et maladroit. Et la fin de tout cela, père, sera que M. Franklin l’emportera ! »

Dans son enthousiasme, Pénélope m’administra un dernier tour de brosse plus chaud qu’aucun autre.

Je repris le malencontreux objet, et me mis en demeure de reprocher sévèrement à ma fille une liberté de langage et d’opinion des plus déplacées, vous en conviendrez avec moi.

Mais avant que je pusse parler, le bruit des voitures m’arrêta ; les invités arrivaient. Pénélope s’enfuit. Je passai mon habit et me regardai dans la glace. Ma tête était rouge comme la carapace d’un homard ; quant à la mise, je ne pouvais être plus convenablement habillé. J’arrivai dans le hall encore à temps pour annoncer les deux premiers invités qui vous intéresseront peu, car il ne s’agissait que des parents de l’estimable philanthrope, M. et Mrs Ablewhite.