La Physique de Parménide




LA PHYSIQUE DE PARMÉNIDE


I

L’étude de la physique de Parménide est d’ordinaire négligée par les historiens de la philosophie, qui s’attachent naturellement à la doctrine ontologique de l’Éléate, à ce qu’il affirme comme nécessairement vrai (τὰ πρὸς ἀλήθειαν) ; ils ne consacrent au contraire qu’une médiocre attention aux formules présentées par lui comme appartenant au domaine de l’opinion (τὰ πρὸς δόξαν).

Cependant les questions que soulèvent ces formules offrent un intérêt historique considérable ; comme l’a très bien reconnu Ed. Zeller, ce sont des opinions étrangères, non pas les siennes propres, qu’expose Parménide en physique. Il est vraiment singulier que l’illustre historien ne se soit pas demandé sérieusement à qui appartenaient ces opinions, qui bien certainement n’étaient en rien vulgaires ; mais si l’on pose la question, la réponse ne peut être douteuse. Le dualisme établi dès le début de l’exposition exclut les théories ioniennes et nous jette en plein pythagorisme.

Or les dogmes originaires de l’école de Pythagore sont de fait très incertains ; les premiers documents avérés, émanant de membres de cette école, ne remontent pas, on le sait, au delà de Philolaos ; qu’ils représentent la tradition immédiate de l’enseignement du sage de Samos, c’est une thèse commode, mais au moins improbable. Il est donc indispensable de la contrôler en recherchant chez les penseurs antérieurs, soit les traces de polémiques dirigées contre les pythagoriens, soit les traces d’emprunts faits à leurs doctrines.

Dans un précédent essai[1], j’ai tenté l’emploi de la première de ces voies qui restent ainsi à la critique, en déterminant, grâce aux contradictions de Xénophane, un point spécial de la doctrine de Pythagore ; j’entreprends aujourd’hui d’aborder la seconde voie.

Il est clair qu’il faut s’adresser aux écrivains que la tradition met en relation avec Pythagore ou avec ses disciples immédiats ; ces écrivains sont au nombre de trois, Alcméon de Crotone, Parménide et Empédocle[2]. Il est hors de doute que les opinions de l’Éléate doivent être la source la plus importante.

Empédocle en effet est, trop éloigné de Pythagore pour que de son temps la doctrine de l’école n’eût pas déjà subi une élaboration susceptible de lui apporter de profondes modifications ; l’Agrigentin a d’ailleurs été soumis à d’autres influences, enfin il a, pour la physique, une originalité propre incontestable.

Quant à Alcméon, les fragments qui en restent sont si peu importants que l’on ne peut espérer en tirer une lumière suffisante. Ce qu’on connaît de Parménide est au contraire relativement considérable, et ce qu’il y a de particulièrement précieux, c’est, comme je l’ai dit plus haut, qu’il expose des opinions qui lui sont en réalité étrangères.

Mais pourra-t-on dès lors considérer sans plus toutes ces opinions comme purement pythagoriennes ? Évidemment non ; il faudra au contraire une critique minutieuse pour discerner à chaque instant si nous nous trouvons en présence d’un emprunt authentique fait à l’école, ou bien, comme l’indique Zeller, d’une réminiscence des poèmes cosmogoniques, d’une théorie venue de l’Ionie, d’une formule que Parménide aura voulu marquer de son sceau personnel. Les éléments de cette critique nous seront d’ailleurs fournis naturellement par toutes les autres sources relatives au pythagorisme, en tant que nous pourrons les utiliser.

Cette voie pourra-t-elle nous conduire à la certitude historique ? Il ne faut pas se faire d’illusions à cet égard ; actuellement l’histoire du pythagorisme antérieure à Philolaos est purement conjecturale ; il s’agit seulement d’émettre de nouvelles conjectures, et on devra s’estimer suffisamment heureux si elles arrivent à être plus plausibles que les anciennes, si elles permettent de jeter un peu plus de clarté dans les ténèbres et d’imaginer un peu plus fidèlement et le mystérieux point de départ de la doctrine pythagoricienne, et la lente évolution qu’elle subit sans doute au sein de l’école, avant d’être mûrie pour la complète révélation.

II

Avant d’aborder Parménide lui-même, il ne sera pas hors de propos d’interroger le témoin plus ancien encore que nous avons déjà indiqué, ce médecin de Crotone, disciple immédiat de Pythagore, qui fut le premier physiologue. Il s’agit en effet de savoir si nous n’entrons pas dans une fausse route, et s’il est possible de constater une influence d’Alcméon sur Parménide, influence qui, dans les suppositions que nous avons faites, doit nécessairement s’être exercée.

À cet égard, on peut avoir toute satisfaction. La caractéristique d’Alcméon dérive de sa profession[3] ; c’est lui qui le premier aborda les questions physiologiques, laissées par les premiers Ioniens en dehors du cercle de leurs théories, négligées plus tard par les pythagoriciens postérieurs. Nous trouvons au contraire ces mêmes questions traitées par Parménide et par Empédocle, et l’on ne peut douter qu’ils ne les empruntent au Crotoniate.

Il serait dès lors très désirable de pouvoir déterminer jusqu’à quel point Parménide a conformé son exposition poétique aux doctrines de son précurseur. On pourrait juger ainsi du degré de probabilité qu’il peut y avoir de retrouver dans sa physique de véritables dogmes pythagoriques. Malheureusement les fragments sont trop confus et contradictoires pour qu’il soit possible d’en tirer avec assurance une conclusion précise.

Théophraste (De sensu, 25, 26)[4] donne une courte notice très nette sur l’explication qu’essayait Alcméon pour les sensations de la vue et de l’ouïe, de l’odorat et du goût, ainsi que sur la différence qu’il établissait entre l’homme et la brute. Mais, d’après cette notice, on ne comprendrait guère comment le disciple d’Aristote range Alcméon parmi ceux dont l’opinion est opposée à celle d’Empédocle et de Parménide (qui attribuent d’après lui la sensation au semblable), si l’on ne s’apercevait pas qu’il s’attache exclusivement à la distinction établie par Alcméon entre la sensation et l’intelligence ; il conclut de là à une distinction entre le νοῦς et la ψυχή, l’une matérielle et composée des mêmes éléments que les corps sensibles, l’autre formé par un principe différent.

Que le raisonnement de Théophraste n’ait aucune valeur, c’est ce qu’il est aisé de reconnaître ; en fait la théorie des diverses sensations dans Empédocle dérive immédiatement de celle d’Alcméon ; toutes deux attribuent au même titre la sensation au semblable à l’objet senti. De celle d’Empédocle, Théophraste conclut que, pour l’Agrigentin, il n’y a point de différence entre la brute et l’homme ; mais cette conclusion, il aurait pu la tirer tout aussi bien de la théorie d’Alcméon, et il l’eût fait sans doute, si le Crotoniate n’avait pas affirmé la différence en question, que cependant ni Empédocle, ni Parménide n’eût certainement pas niée.

Quant à l’Eléate, il ne s’est point occupé des diverses sensations[5] ; voici comment Théophraste rapporte (De sensu, 3, 4) son opinion d’ensemble :

« Parménide n’a rien précisé en général, il a dit seulement qu’il y a deux éléments, et que la connaissance a lieu selon celui qui prédomine. Suivant que le froid ou le chaud se trouve en excès, l’intelligence est autre ; elle est meilleure et plus pure par le chaud ; cependant il faut toujours une certaine mesure convenable :

Tel est, soit d’une façon, soit de l’autre, le mélange qui forme les membres,
Telle se présente la pensée (νόος) chez les hommes ; c’est une même chose

Que l’intelligence et que la nature du corps des hommes
En tout et pour tous ; ce qui prédomine fait la pensée (νόημα).


« Ainsi il parle de la sensation et de l’intelligence comme d’une même chose ; il s’ensuit que la mémoire et l’oubli résultent des deux éléments suivant leur mélange ; s’ils s’équilibrent, y a-t-il intelligence ou non, quel est le résultat ? il n’a rien déterminé à cet égard. Il est clair d’ailleurs qu’il admet que la sensation se fait par le contraire en lui-même, dans ce passage où il a dit que le cadavre, par suite du défaut de feu, ne perçoit ni la lumière, ni la chaleur, ni le bruit, mais qu’il sent le froid, le silence et les contraires ; ainsi tout être en général a une certaine connaissance. Il semble, de la sorte, avoir coupé court, par une affirmation, aux difficultés qui se présentent à la réflexion. »

Il est clair, quand on lit ce passage sans prévention, que Parménide, pour ce qu’en rapporte Théophraste, se mouvait dans un ordre d’idées complètement différent de celui d’Alcméon traitant des sensations. Mais bien loin d’y voir des principes de doctrine opposés de part et d’autre, on reconnaîtra que les points de départ sont les mêmes.

La confusion que fait Parménide entre la sensation et la pensée, tient uniquement au peu de précision de sa langue poétique, et il n’y a pas à s’y arrêter avec Théophraste, pas plus qu’aux conclusions qu’en ont tirées les doxographes[6]. À la date où nous sommes, on ne peut songer à une classification tant soit peu précise des diverses facultés, ni aux distinctions correspondantes de substances qui apparaîtront historiquement après Anaxagore. Quant aux sensations elles-mêmes, Alcméon en avait essayé une description plutôt qu’une explication ; on voit percer néanmoins dans cet essai la tendance à retrouver à l’intérieur des organes des substances identiques à celles des objets perçus, le feu dans l’œil, l’air vibrant dans l’oreille, etc. Le principe d’explication de la perception du semblable par le semblable n’est nullement formulé ; mais il se trouve comme sous-entendu. Ce principe, Parménide le dégage et le développe avec la rigueur logique qu’on lui connaît, en l’appliquant à ce que l’on peut appeler son hypothèse dualiste.

Mais cette hypothèse, sur laquelle nous reviendrons, ressemble singulièrement à celle d’Alcméon, si on l’applique à la constitution du corps humain. Le Crotoniate remarque les nombreux couples de contraires qui semblent lutter ensemble, prédominer tour à tour ou s’équilibrer dans cette constitution ; le premier il conçoit la santé comme résultant d’un tempérament entre ces contraires, la maladie comme suite de l’excès de l’un d’eux[7]. L’Eléate conserve la même idée en réduisant à un seul tous ces couples de contraires, et par une extension que son précurseur n’aurait sans doute pas contredite, il entend que ce « tempérament » des contraires détermine l’homme tout entier, aussi bien au moral qu’au physique.

Ainsi, sur les diverses points envisagés jusqu’à présent, si Parménide ne suit point les expositions d’Alcméon, s’il le dépasse singulièrement par la portée de ses affirmations, il ne se trouve nullement en opposition avec lui ; loin de là, ils semblent bien appartenir à une même école, et si peut-être il y avait entre leurs écrits des contradictions de détail, on doit probablement les imputer au peu de précision des concepts et de la langue de leur temps.

Si par exemple les Placita[8] disent que Parménide plaçait le principal (τό ἡγεμονικόν) dans la poitrine, Alcméon dans le cerveau, comme il est certain que ni l’un ni l’autre n’ont employé l’expression dont se sert le doxographe, et que ces prétendues opinions ont été déduites de passages qui avaient un sens beaucoup plus vague, il est impossible de conclure à une contradiction voulue.

Mais il est temps d’arriver au sujet spécial que l’un et l’autre avaient traité avec assez de détails pour qu’il fût possible d’en conclure si de fait, Parménide avait suivi Alcméon au moins dans certaines parties de son ouvrage. Ce sujet, c’est celui de la génération humaine, et en particulier de la cause qui détermine le sexe dans l’embryon.

Censorinus, qui est la source à consulter dans l’objet, constate l’accord de Parménide et d’Alcméon sur deux points capitaux ; l’un que la femme donne une semence qui contribue, comme celle de l’homme, à la naissance de l’enfant ; l’autre que le sexe dépend des conditions du mélange des deux semences[9]9. À ne comparer que les deux données de Censorinus sur ce second point, on pourrait croire même que l’accord était complet ; mais il n’en est rien, quoiqu’on puisse ramener à un sens très voisin de l’opinion d’Alcméon les vers latins traduits de Parménide que Cœlius Aurelianus a conservés[10]. En effet Censorinus lui-même, les Placita et un vers de Parménide conservé par Galien nous attestent que l’Eléate avait émis une autre opinion assez difficilement conciliable avec la précédente, et d’après laquelle le côté du corps d’où provient la semence détermine le sexe qu’elle tend à donner, masculin pour la droite, féminin pour la gauche.

Cette opinion qui, plus ou moins modifiée, fut appelée à une assez grande vogue parmi les successeurs de Parménide, est évidemment une pure hypothèse apriorique ; mais elle frappe par son caractère pythagorien ; c’est l’application risquée de la corrélation entre les deux couples de contraires, droit-gauche, mâle-femelle. Nous savons aussi par les Placita (V, 7) que Parménide avait établi de même la corrélation entre les deux couples mâle-femelle, froid-chaud, mais en considérant les femmes comme plus chaudes que les hommes ; tandis qu’Empédocle, en retournant la relation, se conforma plus exactement au parallélisme pythagorien.

Si ces rapprochements étaient suffisants pour asseoir une opinion, on pourrait dire que Parménide a certainement connu l’ouvrage d’Alcméon et qu’il l’a utilisé, mais sans s’astreindre aucunement à le suivre, qu’il a négligé ce que cet ouvrage pouvait contenir d’observations scientifiques, pour en exagérer la partie conjecturale en en poussant logiquement à bout les tendances pythagoriennes.

Il me reste à discuter plus amplement ce qui concerne le point capital du système de physique de Parménide, je veux dire le dualisme ; j’aborderais ensuite l’examen de sa cosmologie.


III

« D’autres Pythagoriens admettent les dix principes qu’on appelle coordonnés (κατὰ συστοιχίαν) ; limite-infini, impair-pair, un-pluralité, droit-gauche, mâle-femelle, en repos-en mouvement, droit-courbe, lumière-obscurité, bon-mauvais, carré-oblong. Ce semble avoir été à peu près l’opinion d’Alcméon de Crotone, soit qu’il la leur ait empruntée, soit qu’au contraire ce soit eux qui la lui aient prise ; il s’exprime en tout cas d’une façon analogue, lorsqu’il dit que la plupart des choses humaines sont deux ; ce n’est point qu’il choisisse comme eux des oppositions déterminées, il les prend au hasard, comme blanc-noir, doux-amer, bon-mauvais, grand-petit. Il laisse les autres indéfinies ; tandis que les Pythagoriens ont précisé combien il y a d’oppositions et quelles elles sont. » (Aristote, Métaph. I, 5.) Comme le remarque Ed. Zeller, il est très vraisemblable que cette classification, qui, comme le dit expressément Aristote, n’appartenait qu’à une partie des Pythagoriens, est d’une date peu reculée, j’entends postérieure à Philolaos. Mais l’idée même de dresser des séries d’oppositions, de procéder comme le faisait Alcméon, doit être au contraire très antérieure à la théorie qu’Aristote décrit en première ligne comme propre aux Pythagoriens, à cette théorie qui fait du nombre l’essence des choses, et qui reconnaît comme éléments du nombre, donc des choses, le pair et l’impair, identifiés avec l’illimité et le limité.

Cette dernière théorie est incontestablement celle de Philolaos et il faut la lui laisser. Après les abstractions de la dialectique du ve siècle, son apparition est un phénomène explicable ; dans le cercle des notions absolument concrètes auquel Parménide a le premier essayé d’échapper, cette théorie est de tout point impossible.

Qu’on fasse remonter, si l’on veut, à Pythagore lui-même, l’idée du rôle des nombres dans la nature, qu’on lui attribue telle formule qu’il plaira, il n’en est pas moins clair que pour une époque où le sens du mot être n’est encore rien moins que précisé, on n’aura pas le droit d’attribuer à cette formule une signification précise.

L’expression : « Les choses sont nombres », telle qu’Aristote nous l’explique, a une portée qui dépasse sans doute déjà la pensée de Philolaos, car cette explication est postérieure à la théorie des idées platoniciennes ; avant Philolaos, la même expression pouvait au plus signifier que les choses sont formées par des combinaisons en proportions définies (Empédocle) d’éléments géométriquement figurés (Timée). Mais antérieurement à ce dernier stade, il y en a eu un autre, où les nombres ne sont apparus que pour d’enfantins essais de classifications qui ne sont nullement spéciaux au génie hellène, mais qui, sur le sol grec, ont acquis une sérieuse importance.

Les premiers pythagoriens n’ont pas seulement composé des couples binaires, comme Alcméon ; ils ont eu des ternaires[11], comme les bardes cambriens, des quaternaires[12], comme on en rencontre dans les Proverbes de Salomon ; les Theologumena nous les montrent de même supputant les choses qui sont cinq, qui sont six, etc., jusqu’à dix, et en concluant à des propriétés mystiques pour les différents nombres. C’est là ce qu’Auguste Comte appelait la période théologique pour l’arithmétique, période dont on rencontre partout des traces historiques, des bords du Gange au fond de la Bretagne.

Dans ces classifications arbitraires, on doit au reste distinguer deux stades, dont le second ne semble avoir été réellement franchi qu’en Grèce ; d’abord on se borne à la supputation, puis on établit le parallélisme entre les différents groupes, et on rapproche entre eux les objets qui, dans chacun de ces groupes, sont au même rang. Appliqué aux couples binaires, ce procédé conduit nécessairement au dualisme complet, ou plutôt il le suppose a priori.

Si d’ailleurs on examine les binaires pythagoriens ou ceux d’Alc-méon, on remarque qu’ils sont établis entre des qualités ; l’opposition en effet, comme Aristote l’a enseigné plus tard, ne doit pas être conçue entre des substances, mais bien entre des qualités. Il n’en est pas moins vrai que le dualisme originaire de Pythagore a été posé entre des substances, entre le principe limité (πέρας) donnant aux corps la solidité en même temps que la forme, et le continu fluide (ἄπειρον) que le Samien ne distinguait pas de l’espace[13].

Joint au système de classification par binaires, ce dualisme devait nécessairement conduire à attribuer à l’un des deux principes substantiels toutes les qualités, formant l’une des deux séries opposées, à l’autre principe la série des qualités contraires, et à essayer de reconstruire ainsi le monde. Or c’est là la physique de Parménide ; elle me semble donc représenter dans la thèse générale, et sauf des détails que nous discuterons plus loin, ce qu’était la physique des premiers pythagoriens. À peine est-il nécessaire d’ajouter que l’inconsistance de la méthode devait faire aboutir à un échec inévitable, et que le résultat de cet échec, joint aux progrès de l’abstraction, conduisit l’École à abandonner le point de vue concret de son fondateur ; pour Philolaos, qui conserve expressément le dualisme du πέρας et de ἄπειρον, ces deux termes n’ont plus qu’une signification abstraite.

Tel est le sens général de l’évolution qui dut s’accomplir au sein du pythagorisme ; nous allons en mieux préciser les détails en abordant l’examen des textes de Parménide.

On connaît le début de la partie de son poème relative à la δόξα : V, 113-121[14]. « On a constitué pour la connaissance deux formes sous deux noms : (c’est une de trop, et c’est en cela que consiste l’erreur) ; on a séparé et opposé les corps, posé et distingué les limites ; d’une part le feu éthérien, la flamme bienfaisante, subtile, légère, partout identique à elle-même, mais différente de la seconde forme ; d’autre part, celle-ci, opposée à la première, nuit obscure, corps dense et lourd. Je vais t’en exposer tout l’arrangement suivant la vraisemblance, en sorte que rien ne l’échappe de ce que connaissent les mortels. »

Après les observations que je viens de faire, ces vers n’ont besoin d’aucun commentaire ; mais je ne puis passer sous silence les principales erreurs qui ont eu cours à leur sujet.

Tout d’abord il s’agit bien des pythagoriens, c’est-à-dire des hommes qui seuls alors avaient une réputation de science dans la contrée qu’habitait Parménide. Il ne semble guère connaître les Ioniens qui, tous avant lui, avaient résolument affirmé l’unité ; quant au vulgaire, je ne puis concevoir comment Ed. Zeller[15] y pense ; le vulgaire n’est certes pas particulièrement dualiste, et il y a une singulière exagération à dire que la perception sensible et l’opinion commune voient en toutes choses l’union de substances et de forces opposées.

Mais cela serait-il vrai, que la réduction de toutes les oppositions à une seule opposition fondamentale constituerait un pas immense, et rien ne me parait motiver l’attribution de cette réduction à Parménide personnellement, alors qu’il la présente comme lui étant étrangère, et alors que tout nous indique qu’elle avait été faite par les Pythagoriens.

En second lieu, les deux formes de l’être ne correspondent nullement, comme le prétend Aristote, à l’opposition de l’être et du non-être ; il faut absolument torturer le sens des textes de Parménide pour y reconnaître cette opposition : Le πέρας et l’ἄπειρον des pythagoriciens étaient également matériels et avaient également droit au titre d’être. Le non-être (vide absolu) ne fut ajouté à l’être que par les atomistes ; ils entrèrent les premiers dans la voie que l’Eléate avait voulu interdire, alors que, de son temps, le développement des spéculations géométriques devait commencer à le rendre possible.

Si Parménide décrit le feu comme homogène, c’est seulement pour opposer sa ressemblance à lui-même avec sa différence par rapport au second élément ; il ne dit nullement que ce dernier est hétérogène, et une telle affirmation eût été un non-sens de sa part, car il n’aurait pu donner de motif pour cette hétérogénéité, dont il n’avait d’ailleurs nullement besoin.

Mais une remarque capitale est à faire : il est clair que le corps subtil, l’ἀραιόν de Parménide, correspond à l’ἄπειρον de Phytagore, et son dense, πυκνόν, au πέρας. Or, d’après la tradition, c’est le πέρας qui est au premier rang dans les oppositions pythagoriennes ; pour Parménide, c’est au contraire l’ἀραιόν.

La raison de ce renversement est facile à voir ; il y avait nécessité pour l’Eléate à introduire dans sa cosmologie la lumière et les ténèbres, et il ne pouvait attribuer la lumière qu’à l’ἀραιόν, en même temps qu’il devait la mettre au premier rang. Ces conclusions d’ailleurs ne sont nullement personnelles à Parménide, et c’est dans l’antinomie qu’elles soulevaient qu’il faut chercher la principale raison pour laquelle l’école pythagorienne ne conserva les principes du πέρας et de l’ἄπειρον qu’avec une signification abstraite. Du temps même de Parménide, une logique analogue entraînait Hippasos à former secte en reconnaissant dans le feu l’élément primordial ; plus tard, Philolaos sera conduit de même à assigner au feu la place d’honneur au centre du monde.

Ainsi la physique de Parménide ne peut représenter l’enseignement même de Pythagore, toutefois elle en est plus voisine que tout autre système, surtout que celui de Philolaos. Mais Pythagore a-t-il réellement professé une doctrine complète de physique ? On peut au moins en douter. L’enseignement oral d’une doctrine est en tout cas séparé par une telle distance d’une rédaction que tout pythagorien qui a écrit a nécessairement fait secte dans l’école ou s’est rattaché à une secte. Parménide a écrit sa physique comme un pythagorien l’eût fait ; il n’a donc pas échappé à la loi fatale ; il faut donc le regarder comme un sectaire, mais comme celui qui s’écarte le moins du dogme primitif.

Je ne m’arrêterai pas à la donnée péripatéticienne d’après laquelle l’Eléate aurait donné à son élément « subtil » le rôle actif de cause, à l’élément « dense » le rôle passif de matière. Ed. Zeller en a fait justice au fond ; quant à la possibilité qu’elle ait trouvé une apparente justification dans le langage de Parménide, il faudrait savoir comment il expliquait la genèse du monde et comment il en comprenait la destruction. À cet égard malheureusement, nous n’avons que quelques indices absolument insuffisants, et dont nous ne pouvons même apprécier la valeur[16].

IV

J’arrive à la cosmologie de Parménide ; c’est dans ce domaine seul au reste que la science peut lui témoigner quelque reconnaissance. Nous avons vu que, pour la physiologie, son intervention après Alcméon n’a guère été heureuse ; quant à son dualisme, qu’il condamnait lui-même comme incompatible avec la notion de l’être, il ne présentait aucun avantage, il n’a marqué aucun progrès pour l’explication de la nature. En cosmologie au contraire, l’Eléate aura toujours l’immortel honneur d’avoir le premier proclamé la sphéricité de la terre, d’avoir publié cette vérité, qui, après avoir subi la contradiction pendant un siècle encore, devait être, à partir de Platon, définitivement acquise à la science.

Ce n’est point que la découverte lui appartienne probablement, et la tradition constante qui la fait remonter à Pythagore est sans aucun doute justifiée. La sphéricité de la terre paraît en effet un dogme propre aux Italiques, tandis qu’il est combattu par les derniers Ioniens et par les atomistes ; on a d’autant plus droit de le faire remonter au maître de l’école que sa constitution exigeait une puissance mathématique réelle, et que cette puissance ne peut être niée chez Pythagore, tandis qu’on n’a aucun motif pour la soupçonner chez Parménide. Il est à remarquer qu’au dogme de la sphéricité se lie naturellement la détermination des zones tempérées, que les Placita (III, 11) attribuent aussi à Parménide. La théorie doit également en remonter à Pythagore ; les connaissances géométriques qu’elle suppose, quoique déjà passablement complexes, ne dépassent point le niveau auquel on doit croire qu’il s’était élevé.

La seule objection qu’on puisse faire est qu’Alcrnéon aurait dû, avant Parménide, énoncer ce dogme de la sphéricité, s’il avait appartenu réellement à Pythagore. Mais, s’il y a quelque fond de vérité dans les légendes sur l’enseignement du Samien, il semble que cette objection est facile à réfuter.

On connaît le début du livre d’Alcméon : « Sur les choses invisibles, sur les choses mortelles, les dieux ont une claire connaissance ; aux hommes reste la conjecture. » On ne peut s’empêcher de rapprocher de ces paroles la position, si singulière qu’elle soit, que prend Parménide par rapport à la vérité et à l’opinion, et, tout en laissant à l’Eléate toute l’originalité de son argumentation moniste, on soupçonnera que, comme Alcméon, il suivait, jusqu’à un certain point, l’exemple de Pythagore.

L’esprit mathématique de ce dernier ne pouvait manquer d’être frappé de la différence entre les vérités susceptibles d’une démonstration rigoureuse et les opinions auxquelles les apparences des sens, rectifiées dans une certaine mesure par des raisonnements plus ou moins vagues et plus ou moins fondés, ne peuvent assurer qu’une probabilité conjecturale. De là résultait pour lui, en tant que chef d’école, la nécessité d’un double enseignement, dont l’un demandait une longue et sérieuse préparation et ne pouvait être fait qu’à une élite choisie, dont l’autre pouvait s’adresser à quiconque consentait à accepter sans discussion les opinions professées par le maître.

Je ne crois nullement qu’il ait astreint à l’obligation du secret les disciples choisis qu’il admettait à son enseignement véritablement scientifique. Il n’en est pas moins certain que le fait même de leur élection devait les rendre passablement jaloux des plus hautes vérités de cet enseignement ; en tout cas, il est très possible que telle de ces vérités fût contredite apparemment pour les élèves du dehors, qu’il leur fût dit, par exemple, que l’on conjecture que la terre a la forme d’un disque, tandis que les raisons qui en établissent la sphéricité étaient exposées aux seuls membres de la petite école. Une pareille supposition explique très suffisamment le silence d’Alcméon.

Il est une autre vérité astronomique que les témoignages de l’antiquité attribuent aussi, les uns à Parménide, les autres à Pythagore, et qu’on doit aussi faire remonter à ce dernier : c’est l’identité de l’étoile du soir et de l’étoile du matin, c’est-à-dire la reconnaissance de la planète Vénus. Cette fois, il ne s’agit point sans doute d’une découverte faite par Pythagore lui-même, mais d’une donnée empruntée par lui aux barbares (Chaldéens ou Égyptiens), en même temps probablement que la connaissance des autres planètes. Mais Parménide ne serait point ici le premier écrivain qui aurait réfuté l’erreur populaire, si, comme l’affirme Achilles (Tatius), il a été devancé par le poète lbycus de Rhégium.

Enfin il est une troisième connaissance que des textes assez nombreux attribuent tant à Pythagore qu’à Parménide : c’est celle de la cause des phases et des éclipses de la lune, la découverte que sa lumière est empruntée au soleil et que nous en voyons seulement la partie éclairée. Ces témoignages, au reste de dates relativement récentes, s’appuient sur deux vers de Parménide conservés par Plutarque :

et 144.
et 145.

Νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶς.
Αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ήελίοιο·

Je n’hésite pas à contester l’authenticité du premier vers, qui me paraît calqué sur celui d’Empédocle :

et 245.

Κυκλοτερὲς περὶ γαῖαν ἑλίσσεται ἀλλότριον φῶς.

et qui peut avoir été interpolé dans l’œuvre de Parménide par quelque néopythagoricien jaloux de faire remonter jusqu’au maître la découverte qui constitue le plus important titre scientifique d’Anaxagore[17].

Quant au second des deux vers précités de Parménide, il doit recevoir une autre explication : il indique seulement que la face lumineuse de la lune est constamment dirigée du côté du soleil, remarque évidemment importante, mais qui diffère essentiellement de la découverte de la cause et qui doit être antérieure à Pythagore lui-même.

Mes motifs sont les suivants[18] :

L’attribution à Anaxagore de la théorie de l’emprunt au soleil de la lumière de la lune est faite par Platon dans le Cratyle en termes qu’il serait bien difficile d’expliquer si le disciple de Socrate avait pu trouver cette théorie dans le poème de Parménide.

L’accusation de plagiat portée par Démocrite contre Anaxagore et que rapporte Favorinus (Diogène Laërce, IX, 34) est en réalité favorable au Clazoménien, car il eût suffi à Démocrite de montrer la théorie dans Parménide ; au contraire, en déclarant anciennes (ἀρχαῖαι δόξαι) les opinions d’Anaxagore sur le soleil et la lune, il se réfère évidemment à des poèmes orphiques[19], à l’authenticité desquels il croit, alors que ces poèmes pouvaient très bien être postérieurs à Anaxagore. Mais, lui fussent-ils antérieurs, il s’y agissait probablement de toute autre chose ; les orphiques, terme sous lequel on peut comprendre au moins une partie des pythagoriens, voulaient assigner dans les astres un séjour aux âmes délivrées de la vie, et retrouver dans le soleil et la lune les « îles des Bienheureux » d’Homère ; or, à des âmes de feu (Hippasos, Parménide), un séjour de feu convient parfaitement.

La théorie d’Anaxagore n’a d’ailleurs nullement été un dogme constant de l’école pythagorienne ; si elle fut adoptée par Philolaos et avant ce dernier par Empédocle (sauf pour ce dernier en ce qui concernait la nature de la lune, qu’il considérait non comme une terre, mais comme de l’air condensé jusqu’à être comparable à de la grêle)[20], il nous est dit (Stobée, I, 26, 1) qu’Alcméon expliquait les phases de la lune par les inclinaisons de son disque supposé creux et lumineux seulement dans sa concavité[21], et que des pythagoriens récents supposèrent qu’un feu s’allumait et s’éteignait régulièrement à sa surface, de façon à la couvrir peu à peu, puis à la découvrir tout entière. Il est à remarquer que Bérose, qui représente plus tard la tradition chaldéenne, à une époque où elle a déjà subi l’influence hellène, considère encore la lune comme une sphère dont la moitié est enflammée et explique ainsi les phases.

Quant à Parménide, les renseignements que nous fournit Stobée en divers endroits concordent pour écarter l’opinion qu’il aurait considéré la lumière de la lune comme empruntée au soleil ; la lune serait de feu (I, 26, 1) ou plutôt un mélange d’air (élément dense) et de feu (élément subtil) [I, 22, 1] ; elle est issue de la voie-lactée, de même que le soleil (I, 25, 1), mais elle provient d’une partie où l’élément dense et obscur dominait davantage ; les particularités qu’elle offre sont la conséquence de ce mélange, et Parménide l’aurait, par suite, appelée ψευδοφανῆ (astre à fausse lumière). En somme, ces données nous conduisent non pas à l’hypothèse d’Anaximène ou à la théorie d’Anaxagore, mais bien à l’explication d’Alcméon ou à celle de Bérose.

Pour choisir entre les deux, il faudrait pouvoir décider si Parménide attribuait la forme sphérique à la lune et au soleil, comme à la terre. La question est passablement douteuse ; l’indication expresse de Stobée (I, 25, 1) que les Pythagoriens donnaient au soleil la forme d’une sphère ne peut être accueillie sans contrôle, car elle peut se rapporter à des Pythagoriens même postérieurs à Philolaos ; d’autre part, il pourrait y avoir eu confusion avec la sphère du soleil, suivant les conceptions développées par Eudoxe, Callippe et Aristote.

Ed. Zeller[22] dit que les Pythagoriens ont dû attribuer au soleil la même forme qu’à la lune, qu’ils se représentaient incontestablement comme une sphère. Mais le raisonnement n’est valable qu’à compter d’une date inconnue.

La sphéricité de la lune est démontrée par Aristote en partant de l’explication des phases et des éclipses par Anaxagore ; l’hypothèse de Bérose se serait prêtée à la même démonstration ; mais il ne faut pas oublier qu’Anaxagore lui-même regardait encore la lune comme plate, et que la théorie scientifique des phases ne paraît pas avoir été réellement faite avant Philippe le Locrien, disciple de Platon. À la vérité, du moment où Philolaos faisait mouvoir la terre sphérique autour du feu central, il est assez croyable que par analogie il admettait aussi la forme sphérique pour la lune, le soleil et les autres planètes. Mais Parménide ne se trouvait point dans le même cas ; Alcméon croyait le soleil plat (Stobée, I, 25, 4). Empédocle donnait à la lune la forme d’un disque (I, 26, 1). Quant à Pythagore, en admettant qu’il se soit posé le problème dans les termes de l’hypothèse de Bérose, la détermination de la forme d’un corps d’après les aspects successifs de sa face éclairée ne dépassait peut-être pas le degré où ses spéculations géométriques pouvaient atteindre ; mais ce n’est pas une raison suffisante pour croire qu’un homme qui a tant fait pour la science, mais qui en même temps s’est abandonné à tant de visées étrangères, se soit effectivement posé le problème et qu’il l’ait résolu.

Le plus probable semble donc que le dogme de la sphéricité des astres en général, dogme qui, à compter d’Aristote au moins, a été adopté par tous les mathématiciens, ne remonte pas en fait au delà de Philolaos. En ce qui concerne Parménide, il est très possible qu’il ne se soit pas expliqué sur la question ; mais ce qu’il disait du soleil, comme nous le verrons, n’est guère conciliable avec la forme sphérique.

V

Je viens de marquer et de délimiter autant qu’il m’a été possible les principaux progrès scientifiques accomplis en cosmologie dans la première génération de l’école pythagorienne et révélés par le poème de Parménide. Il me reste à préciser sur quels points cette école, dans le même domaine, avait conservé les opinions des premiers Ioniens, sur quels points au contraire elle avait émis de nouvelles hypothèses.

J’ai dit plus haut que Parménide ne semblait guère connaître les Ioniens ; il est certain cependant que l’on peut faire de nombreux rapprochements entre ses opinions et celles d’Anaximandre. Mais on ne peut en conclure qu’il ait subi directement l’influence du Milésien.

Si l’opinion que j’ai émise plus haut sur la nature du double enseignement de Pythagore est exacte, il n’est pas douteux que les opinions physiques apprises aux élèves du dehors n’aient été en majeure partie empruntées par le Samien soit aux barbares, soit aux Hellènes[23]. Parmi ces derniers, nul plus qu’Anaximandre ne lui offrait une mine précieuse.

Mais d’un autre côté, si Parménide n’a nullement été ni le disciple ni le continuateur de Xénophane, il en connaissait certainement les poésies, et celles-ci ont pu être un autre canal par où lui seront arrivées au moins certaines expressions du Milésien. Nous devons donc tenir compte de cette possibilité, au point de vue particulier à l’étude que nous poursuivons..

Ainsi, lorsque Stobée (I, 24, 1) nous donne, sous la rubrique « Parménide », πιλήματα πυρὸς τὰ ἄστρα (les astres sont « feutrés » de feu), s’il ajoute que les astres sont nourris par les exhalaisons de la terre, l’influence de la tradition ionienne exercée par l’intermédiaire de Xénophane est facilement reconnaissable ; mais je ne puis apercevoir d’autres traces de cet intermédiaire.

Au contraire, si Parménide place la terre au centre du monde et s’il explique son immobilité par le fait de cette situation centrale et l’absence d’un motif qui la ferait tomber d’un côté plutôt que d’un autre[24], nous retrouvons la pure doctrine d’Anaximandre, et il est certain cette fois qu’elle ne vient point du poète de Colophon.

On pourra dire que ces points de doctrine ont pu être facilement réinventés en Italie ; mais l’idée que le soleil et la lune se sont détachés (ἀποκριθῆναι[25]) de la voie lactée, celle que le soleil et la voie lactée sont des soupiraux de feu (ἀναπνοὴν[26], Anaximandre ἐκπνοὴν[27]), nous reportent également à la genèse et à la cosmologie du Milésien. Enfin l’hypothèse des « couronnes » de Parménide me semble aussi directement empruntée aux conceptions d’Anaximandre.

Voici tout le passage de Stobée (I, 22, 1) relatif à cette hypothèse, qui en général a été assez mal comprise :

« Parménide dit qu’il y a des couronnes qui s’enveloppent les unes sur les autres ; une est formée de l’élément subtil, une autre du dense ; les autres sont intermédiaires et mixtes de lumière et d’obscurité ; toutes sont environnées comme par un mur solide sous lequel est la couronne ignée ; solide est également ce qui est au centre de toutes, et au-dessus vient aussi une couronne ignée ; celle qui est au milieu des mixtes est pour toutes la source du mouvement et de la genèse ; il l’appelle δαίμονα κοβερνῆτιν, κλῃδοῦχον ἀνάγκην. L’air s’est détaché de la terre, dont la violente condensation a été accompagnée d’une évaporation ; le soleil et la voie lactée sont des soupiraux de feu ; la lune est un mélange de feu et d’air. C’est l’éther qui est au plus haut et qui enveloppe le tout ; au-dessous vient la partie ignée que nous appelons ciel, puis immédiatement ce qui environne la terre. »

Cette description passablement confuse permet différentes interprétations ; la première question à résoudre concerne évidemment la forme des couronnes. Ed. Zeller, s’appuyant sur la sphéricité de la couche environnante que Stobée dit solide et qu’il appelle éther, et sur celle du noyau central (la terre), dit qu’on ne voit guère ce que pourraient être les couches intermédiaires si elles n’étaient des sphères creuses. Je crois au contraire qu’on doit les considérer comme affectant la forme de couronnes cylindriques emboîtées les unes dans les autres.

Une telle représentation est exactement celle du mythe d’Er au livre X de la République de Platon ; et il ne me semble pas douteux que ce soit au système de Parménide que ce mythe fasse directement allusion. Le fuseau central de l’Anankê l’indique suffisamment ; si la présence des sirènes est une marque de pythagorisme, elle peut seulement signifier soit les relations de Parménide avec l’école, soit plutôt l’origine des déterminations particulières données par Platon et qui évidemment ne remontent pas à l’Eléate[28].

Reportons-nous à la conception d’Anaximandre et essayons de la traduire dans le langage de Parménide. Le Milésien suppose trois couronnes concentriques à la terre, à des intervalles numériquement déterminés et qui correspondent à la voie lactée, à l’orbite de la lune et à l’orbite du soleil ; ces couronnes sont formées de l’élément relativement dense et obscur (air) et remplies de l’élément subtil et lumineux (feu) ; ce feu s’échappe par des soupiraux ménagés à travers l’enveloppe dense et nous apparaît ainsi sous la forme des astres. Que faut-il pour identifier cette description avec celle de Stobée ? Il suffit de considérer chaque intervalle entre deux couronnes successives comme formant lui-même une couronne sombre.

Reprenons maintenant le texte traduit plus haut et discutons-le plus attentivement. Il est clair en effet que la restitution qui précède ne peut correspondre exactement au système exposé par Parménide ; il est malheureusement trop certain d’autre part que l’exposition de l’Eléate, par suite du peu de précision de ses expressions poétiques, donnait facilement lieu à des méprises, et les textes de Stobée n’en sont point exempts.

En premier lieu, la voûte solide qui enveloppe l’univers comme un mur n’appartient point à la doctrine d’Anaximandre, tandis qu’elle semble empruntée au système d’Anaximène. Mais, quoiqu’Empédocle ait plus tard adopté la même conception en s’inspirant peut-être du langage de Parménide, on peut, ce semble, soupçonner une erreur. L’Eléate ne distinguant que deux éléments, une épithète donnée au dense a pu être entendue dans le sens de solide, tandis qu’il est certain, par ce qui est dit de la lune, que l’air obscur était compté comme dense par Parménide. La confusion me paraîtrait certaine si le poète avait réellement désigné cette voûte sous le nom d’αἰθήρ ; mais là encore il y a doute, car, dans les vers qui nous restent de lui, cette expression semble plutôt désigner la substance au sein de laquelle sont plongés les astres[29], tandis que la voûte sphérique extrême est appelée οὐρανὸς ἀμφὶς ἔχων ou bien ὄλυμπος ἔσχατος. En tout cas, on peut dire que Parménide s’était exprimé avec ambiguïté, et cela peut-être volontairement.

À l’intérieur de la voûte sphérique obscure vient une couronne, ignée d’après Stobée. Il ne me paraît pas douteux qu’il ne faille y reconnaître la voie lactée ; mais ce n’est point une couronne de feu pur ; car, si le feu semble former une enceinte continue, il n’apparaît en fait que par ἀναπνοή, et la nuance blanchâtre de la couronne est due précisément au mélange des deux éléments (Stobée, I, 27, 1). Au reste, nous avons encore un vers de Parménide ; avec la leçon de Diels :

et 126.

αἰ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀτρήκοιο.

il correspond exactement à la conception d’Anaximandre : le feu à l’intérieur d’une couronne creuse.

De même, la dernière couronne qui enveloppe le noyau central, et que Stobée dit également ignée, n’est certainement pas non plus de feu pur ; cette couronne ne peut être que notre atmosphère, ou du moins sa partie lumineuse (éclairée)[30] puisque Parménide compte l’air obscur comme faisant partie de l’élément dense.

Les couronnes intermédiaires, mixtes des deux éléments, comme les autres, mais où la lumière a moins de prédominance, doivent correspondre, à partir de la terre, aux orbites de la lune, du soleil et des cinq planètes[31] ; car, quoique Parménide semble n’avoir parlé expressément que de Vénus, les autres planètes qu’Anaximandre n’avait pas distinguées des étoiles devaient sans doute être également connues des premiers pythagoriens ; le progrès de la science avait donc dû conduire à compléter les trois anneaux du Milésien.

Il avait également entraîné une interversion dans l’ordre des anneaux, car on sait qu’Anaximandre regardait celui de la voie lactée comme le plus voisin de la terre. D’après une donnée de Stobée (I, 24, 1), Parménide aurait conservé cet ordre ; il aurait placé au plus loin de la terre, Vénus dans l’éther, en dessous le soleil, puis les astres dans la région ignée, qu’il appelait οὐρανὸς ; mais cet ordre a été faussement conclu de l’interprétation rigoureuse, donnée à tort par la source de Stobée aux termes d’Ether et d’Ouranos.

Le progrès de la science a consisté ici dans une réflexion plus approfondie sur les mouvements des corps célestes, qu’en fait Anaximandre n’avait nullement expliqués. Nous voyons Alcméon (Placita, II, 16) poser la révolution des planètes comme s’effectuant d’occident en orient à l’opposite du mouvement des fixes. Il y a là un pas immense qu’il faut sans doute attribuer à Pythagore ; le mouvement apparent des astres errants est résolu en ses deux composantes, la révolution diurne commune à tout le ciel, et le mouvement propre beaucoup plus simple que l’apparent. Après cette première conquête, les autres viendront en leur temps, la route est frayée.

Cette conception devait avoir une conséquence immédiate pour l’ordre des astres ; il convenait évidemment de ranger les planètes suivant l’ordre de vitesse de leur mouvement propre, et de placer la plus lente au plus près du ciel des fixes. La lune[32] étant supposée plus près de la terre que le soleil, on arrive ainsi naturellement à l’ordre que suit Platon dans le mythe d’Er.

Il faudrait maintenant pouvoir décider si le système d’Anaximandre, ainsi mis à hauteur des découvertes les plus récentes au temps de Parménide, lui a ou non été transmis par les Pythagoriens ; j’écarte Pythagore, dont Alcméon, je crois, représente pins fidèlement l’opinion véritable, quand il considère les astres comme animés, quand il voit dans leur mouvement perpétuel et circulaire que l’homme ne peut imiter, en joignant les deux bouts de la vie, la preuve de leur divinité.

Le système de Parménide a incontestablement une apparence trop mécanique, surtout si l’on fait abstraction du complément dynamique de la nécessité, sur laquelle nous allons revenir à l’instant, et si l’on s’attache de trop près à la représentation de Platon ; mais les Pythagoriens ont constamment oscillé du dynamisme au mécanisme suivant la double direction imprimée par le théosophe et par le mathématicien qui se trouvaient réunis en leur maître ; d’ailleurs, jusqu’au trait de génie de Philolaos, la révolution diurne, surtout reconnue dans le mouvement des planètes, ainsi que nous l’avons vu, ne pouvait se comprendre sans une liaison mécanique qu’on devait même être tenté de se représenter comme établie par une matière solide. Dans le langage dualistique de Parménide, il devait y avoir ambiguïté, nous l’avons vu, sur le caractère de cette liaison ; peut-être cette ambiguïté existait-elle aussi dans sa pensée.

Il est certain que si la physique de Parménide se présentait avec les seuls traits que nous avons retracés jusqu’à présent, surtout si nous la dégagions des quelques compléments conjecturaux que nous lui avons ajoutés, l’Eléate nous apparaîtrait comme un disciple d’Anaximandre passablement fidèle à la tradition de son maître. Mais nous allons lui voir introduire dans cette tradition, en dehors du dualisme fondamental, deux autres éléments incontestablement pythagoriques ; d’autre part, ses relations, le milieu où il vivait, le langage qu’il tient, tout indique que les opinions qu’il expose appartiennent au pythagorisme exotérique. Il faut donc admettre ou bien que cette École n’avait pas de système physique et que Parménide s’est trouvé obligé, par son plan, de recourir à une doctrine ionienne, ou bien que cette doctrine formait encore de son temps le fonds essentiel de la physique des pythagoriens du dehors, et que c’est par eux qu’il l’a connue. Cette dernière supposition paraîtra sans doute la plus vraisemblable.

VI

Les deux éléments nouveaux introduits par Parménide dans la tradition ionienne et sur le caractère pythagorique desquels il me reste à insister, sont, d’une part les personnifications mythologiques de l’Anankê et de sa descendance, d’autre côté la théorie relative à la lumière de l’atmosphère.

Ce n’est pas seulement dans Stobée, mais aussi dans des vers qui nous restent de Parménide, que nous voyons qu’il plaçait au centre du monde « la divinité qui gouverne toutes choses. Elle préside en tous lieux à l’union des sexes et aux douloureux enfantements. C’est elle qui pousse le mâle vers la femelle et aussi bien la femelle vers le mâle. Elle a conçu l’Amour, le premier de tous les dieux[33]. »

Les dénominations de Δίκη et de Κλῃδοῦχος indiquées par Stobée pour cette divinité semblent provenir d’une" confusion occasionnée par le vers 14 du prologue. Quant au nom d’Ἀνάγκη, il paraît garanti par Platon (Banquet, 195, c), dont le langage confirme aussi le passage où Cicéron (Nat. deor.) fait naître après l’Amour, la Guerre et la Discorde. Nous voilà bien près de la Φιλότης ; et du Νεῖκος d’Empédocle.

Ces personnifications mythiques sont absolument spéciales à l’école pythagorienne, qui en a abusé jusqu’à attribuer aux nombres de la décade des noms de divinités. L’origine de cette coutume paraît remonter au maître, quoique la plupart des fantaisies auxquelles elle a donné lieu soient évidemment très postérieures. Du reste, la plus grande liberté semble avoir été constamment laissée à ces fantaisies ; il importe donc peu de rechercher si Parménide a ou non usé de la sienne[34], s’il s’est inspiré ou non d’Hésiode ; le point important n’est pas tant la forme mythique qu’il a employée que le fait qu’il en a employé une.

Cet anthropomorphisme poétique avait été le premier procédé par lequel l’esprit aryen, prenant conscience de lui-même, avait essayé de distinguer de la matière des choses les forces qui les actionnent ; aux débuts de la science hellène, il sert encore au même usage, et bien qu’il soit désormais incapable de donner la vie à la moindre divinité, bien qu’il se réduise à un froid symbolisme, l’école pythagorienne lui restera obstinément et inutilement fidèle. Mais, sous ce symbolisme, l’historien ne peut méconnaître que pour la première fois[35] le dynamisme est formulé et qu’il est en fait aussi caractérisé qu’il le sera bientôt chez Anaxagore.

Il ne me semble pas utile de m’arrêter davantage sur ce point, où Parménide se sépare si évidemment de la tradition d’Anaximandre. J’arrive à l’autre divergence, moins remarquée, mais également caractéristique.

Le peu que nous savons des premiers Ioniens nous permet de constater qu’ils jugeaient du jour et de la nuit comme le vulgaire l’a toujours fait avec raison, qu’ils attribuaient l’un à la présence du soleil au-dessus de l’horizon, l’autre à son absence. Chez Parménide, nous avons rencontré une conception passablement singulière, quoiqu’elle puisse se relier à sa théorie de la perception du semblable par le semblable.

L’atmosphère qui nous environne pendant le jour (couronne ignée) est lumineuse par elle-même ; il ne faut pas entendre qu’elle reçoit son éclairement du soleil, mais que, par une sorte d’attraction ou d’harmonie préétablie, elle se déplace en le suivant dans sa course, se tournant toujours vers la splendeur d’Hélios, absolument comme le fait, suivant Parménide, la face lumineuse de la lune. La présence du soleil au-dessus de l’horizon est donc par rapport au jour une circonstance concomitante ; ce n’est pas une cause.

On ne peut s’empêcher de remarquer que des conceptions analogues ne se rencontrent que chez Empédocle et chez Philolaos ; on est donc justifié à y reconnaître une idée spécialement pythagorienne.

Pour Empédocle, qui a rejeté les couronnes d’Anaximandre, la partie lumineuse de l’atmosphère s’étend jusqu’à la voûte solide du ciel et enveloppe donc le soleil lui-même. Si les données des Placita (II, 20) doivent être admises, le soleil est un disque de « cristal », qui réfléchit vers la terre la lumière qui en provient. C’était aller encore plus loin que Parménide et faire de l’éclat du soleil la conséquence du jour, c’est-à-dire renverser entièrement la liaison causale.

L’hypothèse d’Empédocle témoigne évidemment que de son temps les premiers principes de l’optique étaient à peine soupçonnés, que notamment la notion de la réflexion était encore très vague ; il serait facile d’en accumuler d’autres preuves, sans doute inutiles. En tout état de cause, on peut penser que le point de départ de cette hypothèse se trouve dans la théorie d’Anaxagore relative à la lune. Cette théorie entraînait en effet la conséquence que la terre, elle aussi, doit avoir une face lumineuse. Empédocle semble avoir combiné cette idée avec celles de Parménide.

Les renseignements relatifs à l’opinion de Philolaos donnent lieu à controverse[36]. Le texte d’Achilles paraît le plus exact, mais il n’est pas suffisant. Le Crotoniate semble en tout cas s’être rapproché de Parménide ; il rétablit la couronne ignée supérieure (le feu périphérique ou de l’Olympos), limite comme l’Eléate l’atmosphère lumineuse (le troisième soleil des textes) ; mais l’astre n’est plus un miroir, c’est une sphère vitreuse qui filtre la lumière, c’est-à-dire qui agit comme lentille[37].

Il me semble donc qu’il faille se représenter deux cônes de faible ouverture, opposés, ayant leur sommet au soleil et dont l’ensemble forme une colonne lumineuse (celle du mythe d’Er de Platon), suivant laquelle un flux de lumière et de chaleur s’écoule du feu de l’Olympos (voie lactée) vers la terre.

Le système de Philolaos soulève une autre difficulté relative au feu central. Il est naturellement invisible pour nous, puisque nous sommes constamment supposés sur l’hémisphère qui lui est opposé. Mais comment n’éclaire-t-il pas suffisamment la lune pour que nous la voyions constamment pleine ?

J’admets que Philolaos se représentait le feu central comme relativement faible, analogue à la voie lactée ; suffisant, à cause delà faible distance, pour éclairer et échauffer sans excès la face de l’antichtone dirigée vers lui, il n’avait plus, à la distance de la lune, d’effet sensible en présence de celui du soleil, où se concentrait pour ainsi dire la plus grande masse du feu cosmique.

Il faut d’ailleurs sans doute supposer, d’après la représentation du mythe d’Er, que la colonne lumineuse rejoignait le feu central et se plongeait dans l’autre hémisphère du cosmos pour se terminer à la voie lactée. L’ensemble de cette explication me paraît permettre de lever une difficulté assez grave relative au système de Philolaos ; tous les textes y supposent un dixième mobile en dehors de la terre de l’antichtone et des sept planètes, tandis que l’essence même du système est l’immobilité de la sphère des fixes avec la révolution de la terre autour du feu central. Or nous retrouvons ce dixième mobile dans la base de la colonne sur la voie lactée (le premier soleil des textes).

Nous rencontrons également une explication d’une opinion pythagorienne qu’Aristote nous a conservée en la défigurant, sans doute parce qu’il ne la comprenait pas. Cette opinion est que la voie lactée serait l’orbite du soleil ; il faut entendre le premier soleil de Philolaos, c’est-à-dire la base de la colonne lumineuse. Avec cette explication, la voie lactée serait comme un double canal de feu rejoignant le sommet de la colonne à sa base. Sa bifurcation aurait correspondu à un déplacement mythique de l’orbite. Comme cette dernière opinion semble avoir été professée par Œnopidé de Chios, il est possible que Philolaos lui ait emprunté en partie sa théorie, en même temps qu’il lui empruntait aussi sa grande année. Cette dernière supposition concorderait avec ce fait que le principe général de cette théorie est indépendant de l’hypothèse du feu centrai et semble plutôt applicable à la doctrine qui place la terre au centre du monde. Nous aurions également, dans cette origine conjecturale de la théorie de Philolaos, un motif rendant compte pourquoi elle se rapproche plus en réalité des opinions vulgaires, que ne le faisaient celles de Parménide et d’Empédocle.

VII

Il est temps de résumer et de préciser les principales conjectures que j’ai été amené à émettre et que j’ai essayé de rendre plausibles. J’aurai ensuite à en tirer des conclusions relatives à la valeur réelle que Parménide attribuait à sa physique.

1o L’enseignement ésotérique chez les Pythagoriens, abstraction faite de la partie mystique, devait essentiellement consister dans l’étude des quatre mathèmes, l’arithmétique, la géométrie, la sphérique (astronomie) et la musique.

2o L’enseignement de la physique était au contraire exotérique et présenté comme conjectural. À l’origine, le fonds en fut principalement fourni par la tradition ionienne (Thalès et Anaximandre), mise en rapport d’un côté avec les progrès des connaissances scientifiques, de l’autre avec une thèse dualiste et avec un dynamisme exprimé sous une forme plus ou moins mythique. Dans la suite, le fonds originaire fut librement modifié suivant les tendances personnelles des principaux chefs de l’école.

3o La thèse dualiste originelle, qui avait un caractère concret subit en particulier de très bonne heure des transformations radicales et finit par devenir purement abstraite.

4o Parménide, dans la partie de son poème πρὸς ἀλήθειαν, essaye de poser scientifiquement la thèse moniste en opposition au dualisme pythagorien ; dans la partie πρὸς δόξαν, il se montre réellement disciple de l’École ; s’il conserve sans doute une certaine indépendance, il marche dans le sens de l’enseignement qu’il a reçu, plutôt qu’il ne manifeste des tendances opposées.

5o Il peut n’être point exact de dire que sa physique est pythagorienne, mais c’est qu’il n’y a jamais eu de physique pythagorienne réellement définie. En tout cas, elle constitue le document le plus considérable sur les opinions prédominantes au sein de l’École italique, au moment où il la composa.

Quant à la valeur que Parménide attribuait à cette physique conjecturale, il la définit lui-même par les paroles qu’il met à la fin du prologue dans la bouche de la divinité qui l’accueille :

« Il faut que tu apprennes toutes choses, et le cœur fidèle de la vérité qui s’impose, et les opinions des mortels, qui sont en dehors de la foi véritable. Mais néanmoins il faut que tu les connaisses et que tu saches, passant toutes choses en revue, bien juger de tout ce dont on juge[38]. »

Il est clair qu’il attribue en réalité à son exposition physique une importance considérable, tout en distinguant des vérités nécessaires les conjectures les plus plausibles. Mais le point important à discuter est de savoir s’il considère sa physique comme nécessairement fausse, ou au contraire s’il croit qu’elle peut être vraie, tout en restant fatalement indémontrable.

Si sa thèse moniste doit être entendue dans le sens que j’ai essayé de préciser dans une étude antérieure[39] la seconde opinion peut être adoptée sous quelques réserves faciles. Parménide a établi que l’univers est un tout plein, limité, sphérique, et dans son ensemble immobile, inengendré, impérissable. Il n’a pas nié les mouvements partiels ni les apparences de genèse et de destruction qui en résultent. Que faut-il pour que son univers physique réponde aux conditions de son univers théorique ?

Deux choses, dont l’une au moins a été indiquée par lui-même. Il faut rejeter le dualisme concret ; mais il n’y a aucune difficulté à cela. Il suffit de revenir au monisme d’Anaximandre.

En second lieu, pour obtenir l’immobilité de l’ensemble malgré les apparences de la révolution diurne, il suffit qu’au-dessus des feux célestes il affirme le repos de la couche supérieure, de l’ἔσχατος ὄλυμπος.

Il n’y aurait donc point d’incompatibilité absolue entre le domaine de la vérité et celui de l’opinion, il n’y aurait que la différence de la certitude à la probabilité.

À ce compte, Parménide ne serait donc, purement et simplement ; qu’un réaliste. Est-ce bien là la vérité ? Je crois que c’en est un côté, mais certainement la question n’est pas épuisée ainsi.

Je ne me croirais point, à vrai dire, obligé d’aborder son autre face, si je ne craignais pas que quelque méprise ne fût possible sur la portée réelle que j’attribue aux études que je poursuis. Déjà l’essai que, je rappelais tout à l’heure a provoqué de la part de M. Lionel Dauriac une note de quelques pages[40] où il a revendiqué les titres de Parménide à être compté comme un des maîtres de l’idéalisme. Je suis donc convié par lui à m’expliquer à ce sujet, et je voudrais au moins lui éviter la peine de prendre une seconde fois la plume pour défendre le vieux poète d’Elée.

J’ai à faire remarquer, avant toutes choses, que je n’ai nullement la prétention d’écrire ici des chapitres successifs d’une histoire de la philosophie. Je tente seulement de mettre en relief certains aspects des antiques doctrines, sur lesquels il me semble que l’attention ne s’est pas suffisamment portée jusqu’à présent. Mais je m’adresse à des lecteurs qui sont au courant de ces doctrines, et je crois inutile de répéter tout ce qu’ils en savent.

Le caractère idéaliste de la thèse de Parménide était notamment assez connu, je pense, pour qu’il me fût permis de le passer sous silence. Sans doute on l’a souvent exagéré ; mais il n’a jamais, que je sache, été sérieusement contesté, et en somme Ed. Zeller le maintient très fermement, tout en exposant la thèse sous une forme dont comme le remarque M. Dauriac, je me suis sensiblement rapproché quant au fond des choses.

Pour en venir à la note : Sur les origines logiques de la doctrine de Parménide, je n’ai nullement l’intention d’en combattre la conclusion générale, quoique j’eusse des réserves à faire sur certains points de détail. Ainsi, je ne crois nullement que Parménide s’adresse à l’école d’Héraclite, qu’il soit exact de traduire l’être et le non-être par l’un et le multiple. Je partage entièrement à cet égard l’opinion d’Ed. Zeller, qui me paraît avoir démontré historiquement que le poème de l’Eléate et le « logos » de l’Éphésien sont sensiblement de la même date, et qu’aucun des deux auteurs n’a connu l’œuvre de l’autre.

Je dirai plus : de toutes les doctrines ioniennes, celle d’Héraclite est en fait la plus voisine du système de Parménide ; l’Éphésien est moniste, et il nie la révolution diurne ; au point de vue concret que j’ai exposé, c’est là l’essentiel. Évidemment, si l’on se borne au point de vue abstrait, il y a une grande différence à s’attacher à la permanence de l’être ou à insister sur l’universalité du devenir. Mais la divergence n’existe que dans les tendances individuelles des deux pensées ; elles partent d’un même fond commun, et Platon essayera de les réunir.

M. Dauriac se résume en disant : « Le vrai Parménide est, quoiqu’il en ai dit, un logicien idéaliste. » Pour logicien, tout le monde est d’accord ; pour idéaliste, je dois expliquer comment je conçois qu’il l’a été, ou plutôt qu’il l’est devenu.

Si nous n’avions que son poème, ce qu’il a dit, si Zenon n’était pas survenu pour nier la possibilité logique des phénomènes, ni Platon ni Aristote n’auraient attribué la même doctrine à Parménide, et nous le considérerions sans doute comme un pur réaliste. Je crois qu’il l’était vraiment quand il a écrit son poème, et que c’est pour cela qu’il l’a écrit comme il l’a fait, sans chercher à s’élever au-dessus du point de vue concret où chacun avant lui était fatalement resté attaché. Mais son œuvre eut un succès mérité, on admira sa puissance logique, et un de ses admirateurs au moins, un de ses jeunes amis, essaya d’imiter et de pousser plus loin ses raisonnements. D’autre part, il suscita des contradicteurs, et il eut sans doute à défendre lui-même, au moins verbalement, ses opinions.

Le peu de précision de sa langue poétique, défaut que, malgré tout son talent, il lui était impossible d’éviter, entraîna, dans le conflit qui s’engageait, les conséquences qu’elle devait avoir ; tel de ses vers[41], écrit dans un sens réaliste, peut-être aujourd’hui traduit dans la formule idéaliste la plus nette, et pouvait, de son temps, apparaître comme un paradoxe audacieux, un défi insoutenable au sens commun. Au lieu de faire des concessions, l’ardent Zénon alla de l’avant, prit résolument l’offensive et jeta aux contradicteurs des négations encore plus incroyables. Si le maître ne suivit pas son disciple jusqu’au bout, lui était-il possible à lui de reculer et de déserter sa propre cause ?

On tombe toujours, suivant le proverbe, du côté où l’on penche. Parménide a pu écrire son poème en considérant les opinions fondées sur les apparences phénoménales comme possibles et peut-être conciliables au fond avec ses propositions logiques ; mais ces opinions, qu’il avait reçues d’autrui, qui ne lui avaient été enseignées que comme conjectures, il penchait à les déclarer fausses, malgré le témoignage des sens le plus formel, plutôt que d’abandonner la moindre partie du théorème ontologique, qui était son œuvre à lui et qu valait à ses yeux toute démonstration scientifique. Quand la discussion soulevée par son œuvre le mit en demeure d’opter, son choix ne fut pas douteux.

En tout cas, après lui, son poème valut pour la thèse que nous appelons idéaliste, pour le nouveau point de vue auquel ses vers avaient conduit, sans qu’il le voulût, sans qu’il y songeât peut-être ; pour la postérité, Parménide doit donc rester idéaliste ; quant à la nature de son idéalisme, c’est Zénon qui l’a déterminée, et on ne doit la définir que d’après le sens et la portée véritable des thèses de Zénon.

Paul Tannery.

  1. Pour l’histoire du concept de l’infini au VIe siècle avant J.-C., voir Revue philosophique, décembre 1882, pp. 618-636.
  2. On pourrait ajouter Épicharme, mais il ne semble pas que ses fragments puissent rien fournir pour le problème qui nous occupe.
  3. Diog. Laërce, VIII, 83 : τὰ πλεῖστα γε ἰᾳτρικὰ λέγει.
  4. « De ceux qui n’attribuent pas la sensation au semblable, Alcméon commence par définir la différence par rapport aux animaux. L’homme, dit-il, en diffère parce qu’il est seul intelligent ; les autres animaux ont la sensation, non l’intelligence ; celle-ci serait donc distincte de la sensation, et non pas une même chose, comme pour Empédocle. Nous entendons, dit-il, grâce au vide qui existe dans les oreilles ; il résonne en concordance avec l’air, alors que le bruit pénètre dans la cavité. Nous sentons par le nez en même temps que la respiration amène l’air du côté du cerveau. La langue discerne les saveurs ; tiède et de peu de consistance, la chaleur l’amollit ; relâchée et faisant éponge, elle reçoit les sucs et les communique. L’œil voit à travers l’eau qui en forme la périphérie ; car, qu’il renferme du feu, cela est clair, un coup reçu par l’œil le fait paraître ; on voit donc par ce qui est brillant et diaphane, alors qu’il subit une contre-illumination, et d’autant mieux qu’il est plus pur. Toutes les sensations ont une certaine attache avec le cerveau et se perdent quand ce dernier se meut et se déplace, car il obstrue les pores par lesquels elles pénètrent. Quant au toucher, Alcméon n’a point dit comment ni par quel intermédiaire il se faisait. »
  5. Stobée (Doxographi græci de Diels, p. 404), dit que quelques auteurs ont retrouvé dans ses vers la théorie d’Hipparque d’après laquelle la vision se fait par des rayons émanant de l’œil et allant frapper les objets, théorie qu’ils font remonter a Pythagore. Cette théorie, que les mathématiciens grecs ont adoptée en général, et qui se trouve déjà nettement formulée dans Euclide, est simplement une adaptation de la doctrine de Platon, faite pour l’étude géométrique de l’optique, et la doctrine de Platon remonte elle-même, par l’intermédiaire de Timée (?) et d’Empédocle, à l’opinion d’Alcméon qui a affirmé la présence de feu dans l’œil. Reconnaître l’existence de ce feu conduisait nécessairement à le mettre en mouvement, et cette tendance s’est successivement accusée de plus en plus. Il est possible que Parménide ait employé quelques expressions susceptibles d’être prises dans ce sens, mais il n’a certainement pas formulé une théorie qui, chez Empédocle, est encore loin d’être nettement posée.
  6. Stobée (Doxog., p. 392), Παρμενίδης καὶ Ἐμπεδοκλῆς καὶ Δημόκριτος ταὐτὸν νοῦν καὶ ψυχήν, καθ’ οὕς οὐδὲν ἄν ἐίη ζῷον ἄλογον κυρίως.
  7. Placita, v. 30, I (Doxog., p. 442).
  8. IV, 5 et IV, 17 (Doxog., p. 391 et 407).
  9. Ex quo parente seminis amplius fuit, ejus sexum repræsentari dixit Alcmaeon… inter se certare feminas et mares et penes utrum victoria sit ejus habitum referri auctor est Parmenides.
  10. Femina virque simul Veneris quum germina miscent
    Unius in formam diverso ex sanguine, virtus
    Temperiem servans bene condita corpora fingit ;
    At si virtutes permixto semine pugnent
    Nec faciant unam, permixto in corpore dirae
    Nascentem gemino vexabunt semine sexum.

    Pour le second vers, je suis la leçon de Diels (Doxographi, p. 193).

  11. Les Triagmes d’Epigène ou d’Ion de Chios.
  12. Théon de Smyrne en donne onze.
  13. Voir mon essai précité : Pour l’histoire du concept de l’infini, etc.
  14. Je cite d’après le texte de Mullach, Fragmenta, philosophorum græcorum, Didot, vol. I.
  15. La philosophie des Grecs, traduction Boutroux, vol. II, p. 57.
  16. Stobée, Ecl. I, 22. — L’air est issu de la terre, dont la violente condensation a produit une évaporation. Le Ps. Plutarque des Stromates représente au contraire la terre comme un précipité de l’air dense. — I, 25 : Le soleil et la lune sont issus de la voie lactée. — Placita, V, 7. Les mâles ont été originairement produits au nord, les femelles au midi. — D’après Censorinus, Parménide aurait à très peu près expliqué comme Empédocle la production des êtres vivants. — D’après Saint-Hippolyte, il aurait dit que le monde est périssable sans expliquer comment.
  17. À moins qu’on ne suppose que Parménide, par le mot ἀλλότριον, a fait allusion à l’origine qu’il donnait au feu de la lune, en la faisant se détacher de la voie lactée lors de la genèse du monde.
  18. Le témoignage d’Eudème, qui pourrait être décisif, est malheureusement incertain ; d’après l’extrait de son histoire astrologique conservé par Théon de Smyrne, il aurait attribué la découverte à Anaximène. Je pense qu’il faut lire « Anaxagore » ; j’ai d’ailleurs essayé de préciser le rôle d’Anaximène dans cette question (Revue philosophique, juin 1883).
  19. Stobée, Ecl. I, 54, ταῦτα δὲ δόγματα ἐν τοῖς Ὀρφικοῖς φέρεσθαι. Κοσμοποιοῦσι γὰρ ἕκαστον τῶν ἀστέρων.
  20. Ps. Plutarque, Stromat. (Doxogr., p. 582).
  21. On sait que c’était aussi l’explication d’Héraclite ; elle doit remonter à Thalès.
  22. Traduction Boutroux, I, 405, 2.
  23. Cela concorderait avec le jugement d’Héraclite sur Pythagore (Diogène Laërce, VIII, 6).
  24. Placita, III, 15. Démocrite lui est adjoint comme partageant la même opinion ; d’après Aristote, il y a là une erreur.
  25. Stobée, I, 25, 1.
  26. Stobée, I, 22, 1.
  27. Hippolyti Philosophumena (Doxog. græci, p. 559, 560).
  28. J’ai étudié ces déterminations particulières dans un de mes articles sur l’Éducation platonicienne (Revue philosophique, XII, pp. 152-156), où j’ai déjà signalé que la source première de la conception cosmologique du mythe se trouvait dans la doctrine d’Anaximandre. Le plan de cet article m’empêchait d’insister sur la corrélation directe avec le système de Parménide. Pour Anaximandre, voir Revue philosophique, XIV, p. 618-636.
  29. V. 141 : αἰθήρ τε ξυνὸς.
  30. Je reviendrai un peu plus loin sur ce point, où Parménide s’écarte d’Anaximandre.
  31. Peut-être, d’après le vers 127, faut-il admettre l’intercalation de couronnes entièrement obscures.
  32. Si Parménide a dit (Placita, II, 26) que la lune était égale au soleil, cela doit s’entendre seulement de l’apparence ; je ne puis comprendre l’opinion de Karsten, rapportée par Ed. Zeller (trad. Boutroux, II, 60, 4) que le mot « égal » ne se rapporte pas à la grandeur, mais à l’orbite. La supposition de l’égalité des orbites eût entraîné l’égalité des dimensions, puisque les diamètres apparents, pour les anciens, étaient égaux.
  33. V. 128-132. On peut se demander si le mâle et la femelle désignent ici symboliquement la lumière et les ténèbres. Ed. Zeiler l’admet ; mais, si Parménide avait réduit systématiquement l’opposition mâle-femelle à son dualisme fondamental, il faudrait ici plus haut, d’après ce que nous avons vu, que le mâle désigne l’élément sombre, la femelle l’élément lumineux, et cela paraît bien douteux.
  34. D’après la tradition de Theologumena, l’Anankê est la décade (aussi κλῃδοῦχος) ; elle limite la sphère de l’univers, mêle et sépare toutes choses, produit le mouvement et entretient la génération continue des êtres. C’est si voisin de Parménide, qu’on doit se demander si cette donnée ne représente pas simplement son opinion, à part l’identification avec la décade, symbole de l’univers.
  35. Jusque-là, chez les Ioniens, la confusion existe, et les distinctions de tendances que Ritter a voulu établir au sein de l’hylozoïsme ne sont nullement justifiées. Heraclite est, parmi eux, le premier où la tendance dynamiste se marque, et il est à remarquer que comme Pythagore, au fond, il est théologue. Quant au véritable mécanisme, il ne fut posé que comme négation du dynamisme déjà affirmé ; il date de l’école atomique. Il esta noter que le pythagorien Ecphante qui adopta la physique de cette école, preuve entre autres, que les pythagoriens n’avaient point de physique qui leur fût réellement propre, qui représentât l’enseignement ésotérique du maître, conserve le principe du dynamisme comme cause du mouvement (Hippolyti philosoph., 15).
  36. Placita, II, 20. Stobée, I, 25. Achilles (Tatius), p. 138, E.
  37. On sait par les Nuées d’Aristophane qu’une pareille notion était relativement vulgaire. Bien entendu au reste que, pour nous, l’opinion de Philolaos n’est pas plus satisfaisante que celle d’Empédocle.
  38. Vers 28-32.
  39. Pour l’histoire du concept de l’infini, etc., voir la Revue de décembre 1882.
  40. Les origines logiques de la doctrine de Parménide, dans la Revue de mai 1883.
  41. Par exemple : 40. τὸ γὰς αὐτὸ νοεῖν ἐστί τε καὶ εἶναι.
    ou 94.  τωὐτὸν δ'ἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὔνεκέν ἐστι νόημα.
    Comme le montre Zeller, le sens est : « Il n’y a que ce qui peut être qui puisse être pensé, » et nous avons vu que Parménide confond sous le même terme la pensée et la perception.