La Photographie et la Gravure

LA PHOTOGRAPHIE
ET
LA GRAVURE

I. Les Maîtres photographiés 1855. — II. Quinti Horatii Flacci opera, avec vignettes photographiées, 1855. — III. Photographies de la Cathédrale de Chartres et du Louvre, par MM. Lesecq et Bisson, 1854. — IV. L’Œuvre de Rembrandt, reproduit par la photographie et décrit par M. Ch. Blanc.


Si peu tenté qu’on puisse être d’accepter comme un bienfait, ce qui tend à matérialiser l’art et à le rabaisser au niveau d’une industrie vulgaire, on ne saurait cependant nier la portée de certains travaux, fermer les yeux à certains progrès qui caractérisent après tout les inclinations de notre époque. Désirables ou non, dangereux ou utiles, ces progrès accusent un esprit nouveau, un mouvement d’idées qui gagne en activité ce qu’il perd peut-être en prudence : il y a donc lieu de les étudier de près, ne fût-ce qu’à titre de symptômes, et d’en mesurer l’étendue, sauf à réserver ses préférences et à garder ses convictions. Comparée à l’art, la photographie par exemple nous semble insuffisante, vicieuse même, puisqu’elle ne sait produire, au lieu d’une image du vrai, que l’effigie brute de la réalité. Dans son principe et dans ses conditions nécessaires, elle est la négation du sentiment, de l’idéal, et l’on pourrait par conséquent, tout en admirant la découverte en elle-même, laisser à la science, qu’elle intéresse directement, le soin d’en apprécier les résultats. Cependant la photographie acquiert de jour en jour une telle importance, son action est devenue si générale et l’application de ses procédés si féconde, que, même au point de vue de l’art, il faut bon gré mal gré compter avec elle et examiner les questions qu’elle soulève en regard des principes qu’elle met en cause.

Avant d’entrer dans cette période de développement continu et de fécondité un peu indiscrète, la photographie a eu d’ailleurs bien des obstacles matériels à surmonter, bien des déceptions à subir, bien des phases d’insuccès ou de perfectionnemens douteux à traverser. Ainsi le temps n’est pas encore loin où l’on désespérait presque de donner au papier une sensibilité égale, à la sensibilité des plaques préparées suivant la méthode de Daguerre, et l’on put d’abord regarder comme à peu près stériles les efforts pour multiplier par le tirage les épreuves d’une planche unique. Nous ne remonterons pas à cette époque de tâtonnemens et de mécomptes. Les origines de la photographie sur papier, ces hésitations et ses premiers progrès ont eu ici même leur historien il y a quelques années[1]. Il lui appartenait de déterminer la valeur scientifique des procédés alors en usage, et pour être jugés en tant que conquêtes de la physique ou de la chimie, les perfectionnemens qui ont suivi réclameraient aujourd’hui encore une plume habituée à traiter de pareilles questions. La seule tâche qui puisse nous convenir est d’apprécier les produits photographiques en les rapprochant des produits de la gravure. Nous nous bornerons donc, pour l’intelligence même du sujet, à enregistrer quelques faits, quelques détails techniques indispensables, et nous indiquerons en peu de mots les moyens actuellement employés avant de proposer notre opinion sur les œuvres et de comparer les résultats.

On se rappelle que les premières recherches photographiques ont eu pour objet la reproduction de la réalité, non sur le métal, mais sur le papier. Dès le commencement du siècle, le célèbre Davy avait fait quelques expériences en ce sens. D’autres tentatives plus ou moins heureuses eurent lieu ensuite en France et en Angleterre, et il est reconnu maintenant que les travaux de MM. Niepce, Talbot et Bayard sont antérieurs à la publication des procédés de Daguerre. Néanmoins, au moment où ces procédés furent divulgués, on ne s’enquit ni des essais qui avaient précédé, ni des résultats déjà obtenus par d’autres moyens. Tout l’honneur de l’invention fut attribué à un seul homme, un seul nom conquit la popularité et personnifia la science nouvelle : c’était justice. Daguerre venait de dévoiler pleinement ce que l’on n’avait fait qu’entrevoir avant lui : il avait pu compter plus d’un compétiteur, mais il demeurait désormais sans rival, et ceux-là mêmes qui s’étaient efforcés de le devancer dans la voie des découvertes s’inclinèrent des premiers devant ses légitimes succès. Grâce à lui, la photographie avait une pratique certaine, un ensemble de lois clairement défini. Aussi ne songea-t-on d’abord qu’à se conformer strictement aux prescriptions de Daguerre et à opérer suivant la méthode qu’il avait imaginée. Un peu plus tard, on essaya de compléter le progrès en changeant le champ de l’opération Quelques-unes des anciennes tentatives furent reprises et poursuivies avec le secours de l’expérience actuelle ; mais ces efforts pour obtenir sur le papier des images exactes restèrent longtemps assez infructueux, et vers la fin de 1848, à l’époque même où la Revue résumait l’histoire des premiers travaux accomplis, on pouvait dire avec raison que, « sous le rapport de l’art, les produits de la photographie sur papier étaient infiniment au-dessous des planches daguerriennes. » — Les choses ont bien changé depuis lors. Des perfectionnemens successifs, la découverte ou la combinaison de nouvelles substances ont eu raison de certaines difficultés qui semblaient au début presque insurmontables, et le problème de la reproduction sur papier a si bien trouvé sa solution, que les procédés de Daguerre, c’est-à-dire les reproductions sur plaques métalliques, sont aujourd’hui à peu près hors d’emploi. Il n’est pas jusqu’au mot photographie qui n’ait perdu sa valeur primitive et sa signification générale. L’usage en a limité le sens depuis que les recherches mêmes se sont concentrées sur un seul point : au lieu d’exprimer l’art de fixer par l’action chimique de la lumière l’image des objets extérieurs, il n’exprime plus qu’un des modes d’application de cet art inauguré par Daguerre. Qui dit photographie veut dire maintenant photographie sur papier, et nous rappelons le fait afin d’être autorisé à prendre ici ce terme générique dans son acception un peu détournée.

Les reproductions photographiques exigent, on le sait, deux opérations successives. La première a pour résultat l’image inverse ou négative du modèle transcrit au moyen de la chambre noire, c’est-à-dire qu’on voit d’abord se dessiner sur l’épreuve d’où sortiront les épreuves définitives une sorte de silhouette dans laquelle les ombres réelles sont traduites par des blancs et les lumières par une teinte obscure, le tout en vertu des propriétés de la couche sensible étendue à l’avance sur cette première épreuve. La seconde opération consiste dans l’exposition à l’action directe de la lumière solaire d’une feuille de papier introduite sous l’image négative déjà obtenue. Cette feuille, ainsi placée et préalablement imprégnée de substances sensibles domine l’image qui la recouvre, subit à son tour et à travers celle-ci la décomposition chimique provoquée par l’agent lumineux ; mais elle la subit tout différemment, du moins quant à l’effet pittoresque. Les parties blanches dans le négatif ayant livré passage aux rayons du soleil, l’épreuve positive se colore en noir là où ces rayons l’ont atteinte, tandis que les parties opaques de l’image superposée préservant de la lumière les surfaces correspondantes, le phénomène contraire se produit sur ces surfaces ainsi abritées ; elles gardent, figuré en blanc, tout ce qui était teinté dans l’épreuve négative. Grâce à cette dernière transformation, l’effet juste se trouve rétabli, et le modèle est reproduit sous son véritable aspect.

Tel est le principe général des procédés photographiques, procédés au moyen desquels on peut multiplier à l’infini les épreuves, et qui, plus ou moins compliqués dans la pratique par les travaux de fixation et de lavage, ne diffèrent entre eux que par le choix des substances employées ou par la nature des corps destinés à recevoir les négatifs. Ainsi quelques photographes opèrent immédiatement sur le papier, et s’en servent comme d’un cliché pour tirer les épreuves positives. D’autres, plus nombreux et mieux avisés à ce qu’il semble, — car les résultats obtenus par ce second moyen sont en général les plus précis, — remplacent le papier par une glace à laquelle certaines préparations ont donné une sensibilité égale, et qui a de plus l’avantage de la transparence : qualité précieuse, on le sent de reste, puisque le rôle du négatif est d’entraver le moins possible l’action de la lumière sur les points de l’épreuve positive où elle doit frapper. Enfin un autre mode de photographie, ou plutôt une véritable gravure héliographique, est depuis quelque temps l’objet de recherches assidues, et l’on a pu voir récemment à l’exposition universelle plusieurs spécimens de ce procédé pour réimprimer en creux soit des estampes gravées suivant la méthode ordinaire, soit même des photographies. Il ne s’agit plus ici ni de glace, ni de papier, mais bien d’une plaque d’acier sur laquelle on a appliqué une épreuve positive, et que l’on expose à l’influence des rayons lumineux. En vertu de la préparation qu’a reçue cette planche et des acides que l’on emploie, la morsure s’opère conformément aux travaux de la pièce originale, de telle sorte que celle-ci se trouve reproduite non à l’état de seconde épreuve, mais à l’état même de planche gravée, que l’on peut soumettre au tirage. — Nous ne mentionnerons que pour mémoire les épreuves photographiques directes, c’est-à-dire les positifs obtenus du premier coup, sans résultat négatif préalable, sans inversion momentanée des ombres et des lumières. Si satisfaisantes qu’elles puissent paraître en elles-mêmes, ces épreuves sont des pièces uniques, forcément stériles comme les plaques daguerriennes ; or nous n’avons à envisager ici la photographie que relativement à la gravure, et par conséquent au point de vue d’une reproduction féconde.

Quel que soit d’ailleurs le mode d’exécution adopté dans les travaux photographiques, que l’on ait recours à la glace, au papier ou au métal, ces opérations, matériellement différentes, ne s’en accomplissent pas moins toutes d’elles-mêmes et indépendamment, pour ainsi dire, de la volonté de l’opérateur. Il y a place pour l’habileté scientifique de celui-ci, pour la sagacité avec laquelle il usera de tel agent chimique ; il n’y a pas place pour son sentiment en tant qu’artiste, puisqu’il ne lui appartient pas d’interpréter ni de modifier en quoi que ce soit l’aspect des modèles donnés. Tout se passe à côté de lui et en dehors de lui, dans une sphère d’action purement mécanique, avec une exactitude certaine, mais inintelligente. C’est là un fait qu’il importe de rappeler avant tout, et qui, une fois bien constaté, nous expliquera les imperfections nécessaires et les conditions essentiellement étroites de la photographie.

Les conditions de la gravure sont infiniment plus larges. La gravure est un art, précisément parce qu’elle permet, qu’elle exige même la participation de la pensée et du goût à un travail de reproduction. Soumission sincère à l’autorité du modèle, voilà sans doute la première loi de ce travail ; mais l’imitation sera insuffisante, si elle garde seulement le caractère d’une copie littérale. Pour qu’une estampe rende à souhait le tableau d’après lequel elle a été faite, il faut que le graveur ait su décomposer les intentions du peintre, les proportionner aux moyens dont il dispose, et remplacer par des équivalens propres à son art les termes mêmes du texte original. Il faut, en un mot, qu’il se soit assimilé l’esprit de son modèle, mais que jusqu’à un certain point il en ait varié la lettre. Sans cela, il aura, par excès de scrupule et par une docilité mal entendue, altéré à la fois la vérité qu’il prétendait respecter et le style dont il avait mission de traduire les formes. Un exemple emprunté aux œuvres d’un autre art pourra rendre sensible cette différence entre la transcription matérielle et la copie par voie d’interprétation. Les procédés actuels pour la réduction des statues et des bas-reliefs donnent, on le sait, des résultats mathématiquement exacts. D’où vient pourtant que ces répétitions, si fidèles en réalité, ne semblent pas avoir à beaucoup près la même beauté que les morceaux originaux ? C’est qu’elles formulent une ressemblance servile au lieu d’une image en correspondance avec le type choisi. Le changement de proportion, la différence des matières nécessitaient quelques variantes en dehors de l’action d’une machine, et qui eussent réclamé la main intelligente d’un artiste. Croit-on que le sculpteur de la Vénus de Milo ou le sculpteur du Moïse eussent traité leurs ouvrages absolument de la même façon, si ces ouvrages, au lieu de garder leurs proportions colossales, se fussent réduits à ces proportions de statuettes qu’on leur donne aujourd’hui, et si le bronze eût dû être employé au lieu du marbre ? Telle forme eût été autrement ressentie, tel détail simplifié ou exprimé avec plus de délicatesse. — Quelque chose d’analogue à ces modifications ou à ces sacrifices doit se passer dans un travail de reproduction par le burin. Il ne suffit pas que le graveur s’attache à rendre de point en point tout ce qu’il voit dans son modèle : il est nécessaire qu’il juge et détermine l’importance relative de chaque objet, qu’il prenne certains partis pour simuler un coloris varié avec deux tons seulement et pour conserver au dessin soit sa grâce, soit sa fierté, en opérant sur un champ très restreint, où tout détail, s’il n’est atténué, devient aisément hors de propos et démesure. On comprend dès-lors à quel point le discernement et l’intelligence pittoresque sont de mise dans un genre de travail qui, tout en reflétant la pensée d’autrui, doit avoir aussi son caractère particulier et sa physionomie distinctive. L’imagination même ne saurait être exclue du domaine de la gravure, et l’on pourrait dire sans exagération qu’il n’est guère de graveur éminent dans aucun pays ni à aucune époque dont les œuvres n’attestent une véritable puissance d’invention. Nous ne parlons pas de ces maîtres doublement privilégiés qui, comme Albert Durer, Lucas de Leyde ou Rembrandt, ont gravé leurs propres compositions et marqué indifféremment du sceau de leur génie tantôt le cuivre, tantôt la toile ; nous parlons de ceux dont la tâche consiste dans l’imitation d’un modèle qu’ils n’ont pas tracé. Lorsque Marc-Antoine trouve le secret de formuler pleinement les intentions à demi indiquées par le crayon de Raphaël, lorsque Jean Morin et Gérard Audran, enrichissant de leur propre fonde la pensée de Champagne ou de Lebrun, transforment en chefs-d’œuvre des œuvres imparfaites ou quelquefois décidément faibles, ne faut-il voir que des témoignages d’habileté matérielle dans ces traductions si heureusement mensongères ? Suffirait-il pour traduire ainsi d’avoir le coup d’œil juste et la main exercée, et n’est-ce pas plutôt faire preuve d’imagination que de deviner si bien le génie ou d’amener à ce point les œuvres incomplètes du talent ?

La gravure a donc une double tâche à remplir. Elle doit à la fois copier et commenter la peinture, sous peine d’abdiquer ses privilèges et de se dérober aux conditions de l’art. La photographie au contraire, ne procédant que du fait, commence et finit avec lui. Elle l’accepte tel qu’il se présente, se l’approprie sans contrôle, sans développement ni restriction d’aucune sorte ; elle ne peut rien au-delà de cette fidélité aveugle. En dehors de cette assimilation à outrance, elle n’existe pas. De là l’expression négative, l’aspect inerte de ses produits d’après les objets que la vie anime ; de là ces portraits sans physionomie et ces tristes, effigies du corps humain qui suffiraient pour dégoûter du réalisme, si tant est que le réalisme et ses œuvres puissent séduire fort sérieusement personne : images ressemblantes si l’on veut, mais d’une ressemblance figée ; images vulgaires et mortes, bonnes tout au plus à être consultées à titre de renseignemens sur la lettre même de la nature. Les épreuves d’après le modèle vivant peuvent avoir quelquefois cette sorte d’utilité, et servir aux peintres de genre ou de portrait non de types absolus, mais d’élémens qu’il leur appartient d’ailleurs de modifier. Elles seraient certes d’un pauvre secours pour les peintres qui recherchent l’élévation et la pureté du style, l’expression morale, le beau enfin. Leurs aspirations ne rencontreraient la qu’injure formelle et le plus flagrant démenti.

La photographie, si inférieure à l’art lorsqu’elle représente directement la vie, est-elle mieux en mesure de lutter avec lui là où cette représentation est indirecte, et faut-il confondre dans une même réprobation la nature telle qu’elle nous la montre et les œuvres du pinceau telles qu’elle les transcrit ? On ne saurait sans injustice le penser ni le dire. L’emploi du procédé peut avoir, dans le second cas, une véritable opportunité, et si défectueuses que soient, à plusieurs égards, les copies de tableaux exécutées ainsi il leur reste au moins ce mérite, qu’elles procèdent de modèles où les combinaisons de la pensée humaine ont remplacé l’occasion fortuite. L’ordonnance d’une composition, le fond des intentions qu’a eues le peintre et jusqu’à un certain point le caractère de son style venant pour ainsi dire se déposer sur l’épreuve, celle-ci n’est plus, comme tout à l’heure, le miroir du fait grossier ; elle reflète une nature déjà épurée, choisie par la main d’un artiste, et s’il s’agit de l’ouvrage de quelque grand maître, elle pourra servir de loin, mais non sans utilité toutefois, la cause de l’art même et du goût. Multipliés par la photographie, les chefs-d’œuvre de la peinture deviendront plus aisément populaires, et peut-être s’ensuivra-t-il quelque progrès dans les habitudes générales de l’opinion. Malheureusement à ce progrès possible se mêle un danger aussi probable pour le moins. En s’accoutumant à ne voir que ces images niaisement fidèles, on courra risque de se méprendre non sur le caractère des tableaux, mais sur le caractère des moyens employés pour les reproduire, moyens tout matériels, il faut le répéter, et n’aboutissant par conséquent qu’à une représentation incomplète. Au lieu d’accepter avec réserve, et seulement à titre de document, ce qui n’a et ne peut avoir qu’une vérité chétive et bornée, on ne demandera rien de plus que cette vérité mécanique. L’exactitude purement littérale tiendra lieu de tout le reste, et dès lors on oubliera pour la photographie, qui contrefait l’apparence des tableaux, la gravure, à qui seule appartiennent le droit et le pouvoir d’en donner une imitation achevée.

La différence est grande pourtant, et le mérite bien inégal entre la reproduction photographique d’une peinture et la reproduction de ce même original par le burin. Les exemples ne manquent pas, et chacun a l’occasion aujourd’hui de se convaincre de cette inégalité par ses yeux. Il serait donc superflu d’insister sur une comparaison dont on peut à toute minute trouver et rapprocher les termes. S’il fallait choisir un spécimen entre mille, il nous suffirait d’indiquer, — en regard de la belle estampe gravée par M. Desnoyers, — la Vierge d’après Raphaël, qui fait partie d’une suite intitulée : les Maîtres photographiés[2]. On ne saurait prétendre toutefois que la gravure, quelle qu’elle soit, d’un tableau l’emporte nécessairement sur une épreuve photographique. Tout le contraire peut arriver, et il va sans dire qu’en accusant l’insuffisance du procédé, nous n’entendons sacrifier ses produits qu’aux œuvres du talent. À coup sûr, de bonnes photographies d’après les Stanze de Raphaël ou la Cène de Léonard seraient moins compromettantes pour la gloire des deux maîtres que les estampes de Volpato et de Morghen, et nous préférerions de grand cœur à ces imitations trompeuses, à ces travaux d’un burin débile ou volontairement infidèle, des images qui auraient au moins l’avantage d’une fidélité mathématique ; mais que l’on se pourvoie ailleurs et en meilleur lieu, que l’on rapproche une belle planche d’après quelque peinture de Raphaël, — la Vierge de François Ier d’Edelinck, par exemple, — et une photographie d’après le même tableau : on comprendra que l’exactitude littérale n’est pas, tant s’en faut, le dernier mot de l’art. Ce qui demeure ici à l’état de copie servile se montrera là sous une apparence plus digne du modèle. — D’un côté le fac-similé absolu, sans sacrifices, sans les modifications que commandaient le changement des dimensions et l’indigence d’un coloris réduit à deux seuls tons, de l’autre la ressemblance obtenue par un sentiment judicieux des beautés originales et des moyens laissés à la reproduction, en un mot l’analogie morale au lieu de la conformité inerte, un travail d’art au lieu d’un décalque. Ajoutons qu’en dehors de ces conditions d’infériorité inhérentes à son principe même et à ses lois générales, la photographie porte en soi des élémens d’imperfection matérielle dont l’avenir aura raison peut-être, mais contre lesquels on a jusqu’à présent vainement lutté. Certains tons, tels que l’azur et les nuances qui en dérivent, se reproduisent sur l’épreuve photographique dans une gamme si claire, qu’ils semblent en quelque sorte absens, tandis que les tons participans du rouge acquièrent une extrême intensité. De là un désaccord et une dureté qui faussent l’harmonie pittoresque. Le visage d’un homme sanguin se dessinant sur un ciel limpide apparaîtra comme une tache noire sur un fond blanc ; une figure vêtue d’une draperie bleu clair ou lilas deviendra à côté d’un mur en briques une silhouette blanche et sans relief. La gravure n’a ni ces exagérations, ni ces défaillances. Comme elle procède par analogie en traduisant le coloris d’un tableau, comme elle reflète non les tons mêmes, mais leur valeur relative et leur aspect plus ou moins lumineux, elle ne dénature pas par des altérations partielles l’ensemble de l’effet. Le blanc et le noir, au lieu d’aboutir à des contrastes heurtés, se proportionnent à la mesure déterminée par la peinture originale ; ils font l’office d’équivalens et rendent dans leurs rapports exacts sinon les couleurs, du moins tous les accidens du clair-obscur. La photographie au contraire, diversement influencée par l’action de ces couleurs, a tantôt trop de délicatesse, tantôt trop de violence. Elle ne sait que ressentir chimiquement l’effet de chaque ton, et, faute de pouvoir coordonner tant d’impressions inégales, elle substitue une succession de dissonances, ou tout au moins une harmonie çà et là brisée, à l’harmonie continue qu’avait créée le pinceau.

Appliqués à l’imitation des œuvres du crayon, les procédés photographiques donneront sans doute des résultats plus satisfaisans, puisque les difficultés seront moindres et les conditions à remplir beaucoup plus humbles. Plus de différence ou une différence bien moins radicale entre les proportions du modèle et celles de la copie ; plus de tons variés ni par conséquent de ces anomalies que nous signalions tout à l’heure ; une contre-épreuve du dessin original, — voilà, dira-t-on, ce qu’il s’agit uniquement d’obtenir ; une similitude absolue dans les formes et dans l’effet, tel doit être le seul objet du travail. Il n’en va pas pourtant tout à fait ainsi. Cette exactitude mécanique ne saurait, même ici, suppléer à tout et tout résoudre. Ce n’est point assez que chaque détail ait été retracé avec une rigueur impassible, avec une véracité sans merci et une fidélité qui défie le compas. L’accent de la vie manque à cette ressemblance irréprochable : ce duplicata d’une œuvre née de l’imagination a échangé l’empreinte originelle contre les froids dehors de la fabrication. Il en est de la photographie comme de ces instrumens dont les rouages, une fois mis en mouvement, déroulent d’eux-mêmes les notes d’un morceau de musique. Tout vient à point, tout se succède dans l’ordre déterminé par le compositeur, tout est conforme à ce qu’il a écrit : seulement rien ne vient animer cette régularité infaillible. On sent que la main, l’âme plutôt, est absente de ces accords, et dès lors l’espèce de vibration sympathique que nous communiquerait le talent d’un artiste reste à l’état de sensation stérile et de surprise sans émotion.

Le mal ne serait pas grand sans doute, si la photographie ne faisait que s’emparer de ces dessins moitié art, moitié industrie, que la lithographie et la gravure sur bois reproduisent d’ordinaire pour satisfaire à la curiosité du moment. Qu’une caricature, un dessin de modes ou le croquis d’une scène de théâtre soient copiés mécaniquement, aucun intérêt fort grave ne sera lésé pour cela, et l’avantage d’une publication rapide compensera d’ailleurs les défauts de l’exécution. Toutefois ces défauts seront bien autrement apparens, l’inertie du procédé se montrera sans compensation ni excuse sérieuse, lorsque la photographie aura choisi ses modèles dans un ordre plus élevé. Les vignettes de l’Horace publié par M. Didot sont, à notre avis, un témoignage très significatif de l’insuffisance mécanique en pareil cas. N’y a-t-il pas en effet un contraste regrettable, et comme un manque de logique, entre la netteté, on dirait presque l’animation typographique du texte et l’aspect engourdi des photographies qui l’accompagnent ? La faute n’en est pas aux deux artistes auteurs des compositions. MM. Barrias et Bénouville ont fait preuve de talent et de goût en représentant, le premier les scènes chantées par le poète, le second les campagnes qu’Horace a parcourues ou habitées ; mais leur travail a évidemment perdu son allure individuelle, cette finesse de physionomie dont le burin se fût rendu compte et qu’il eût su conserver L’ordonnance générale et les formes matérielles subsistent : l’intention spirituelle a disparu en grande partie, ce qu’on pourrait appeler la vive arête du style s’est émoussé. Tout a pris une expression uniforme, tout est monotone, morne, voilé, et nous trouvons des images presque lugubres là où il fallait nous faire pressentir surtout la grâce, la verve et l’élégance.

Cette apparence de deuil, hors de propos assurément dans les illustrations d’un livre comme celui d’Horace, est au reste un inconvénient essentiel de la photographie, et probablement un défaut invincible. On a eu beau diversifier depuis quelque temps l’emploi des substances colorantes, essayer tantôt des tons gris-noir, tantôt des tons sépia ou roux-ferrugineux : les résultats de ces différens essais ont tous la même lourdeur d’effet, la même tristesse, le même aspect terne et languissant[3]. Cela s’explique : la photographie, quelle que soit la couleur qu’on lui livre, n’a qu’une seule manière de la mettre en œuvre. Un seul mode d’exécution lui sert à rendre les travaux de tous genres, les variétés infinies et les caractères multiples d’un original. Là où le pinceau, le crayon, le burin exprimeraient par la diversité du faire l’espèce particulière de chaque objet, elle promène une touche toujours égale. Qu’elle ait à représenter un corps transparent ou un corps opaque, qu’il lui faille modeler une draperie légère ou une pierre, elle opérera de la même façon, et ce procédé immuable, cette uniformité de moyens en face des types les plus opposés, répandront sur toutes les parties de l’œuvre la froideur et la monotonie. Dans le fac-similé d’un dessin, c’est-à-dire d’un modèle où tout est plutôt indiqué que rendu, cette absence de souplesse est peut-être plus regrettable que nulle part ailleurs. La langueur de l’exécution contredit formellement l’idée qu’implique tout travail de ce genre ; et s’il est difficile de s’accommoder d’un tel contresens dans une pièce de quelque étendue, il est moins aisé encore de le supporter dans une vignette. À ce titre, les photographies de l’Horace ne nous semblent pas une innovation fort heureuse. Elles n’offrent pas, tant s’en faut, la variété et finesse de la gravure en taille-douce ; elles n’ont et ne pouvaient avoir l’allure dégagée, l’aisance et la précision de l’eau-forte. Que leur reste-t-il donc, que restera-t-il à toute vignette exécutée par des procédés semblables ? Une sorte d’attrait superficiel, de charme effacé, et cette harmonie négative, qui est à l’harmonie véritable ce que la faiblesse est à la modération ou la nonchalance à la douceur. Veut-on apprécier par un exemple contraire la torpeur de la photographie, que l’on jette les yeux sur la Vierge récemment gravée par M. Henriquel-Dupont d’après le dessin de Raphaël que possède le musée du Louvre. Peut-être le savant graveur a-t-il un peu trop sacrifié à l’élégance de la manœuvre, peut-être trouvera-t-on dans sa jolie planche quelque excès de joli pour ainsi dire, quelque chose d’un peu recherché qui tend à amoindrir la grâce suprême de Raphaël. Au moins cette grâce a conservé en partie son animation ; l’art de la traduction laisse transparaître et vivre l’art exquis du modèle. Certaines restaurations que nécessitaient les dégradations produites par le temps, certains partis-pris d’effet qu’autorisaient l’altération du ton primitif et les moyens particuliers de la gravure sont venus d’ailleurs rajeunir et compléter, jusqu’à un certain point, l’œuvre de Raphaël. En revanche, que n’eût-elle pas perdu à être mécaniquement copiée ! On peut dire avec certitude qu’en passant par l’appareil photographique, cette délicatesse se fût tournée en mollesse, cette douceur d’aspect en confusion, et que nous eussions eu l’ombre des formes actuelles du modèle au lieu d’un reflet de ses beautés. Or qu’importait-il le plus de transcrire, lequel des deux semblera préférable, d’un fac-similé équivoque, purement extérieur en tout cas, ou d’un aperçu des intentions intimes que recèle le morceau original ?

Il peut arriver cependant qu’en face de certaines œuvres d’art, l’extrême abnégation de la photographie soit de mise, ou même que son impuissance à modifier la réalité cesse absolument d’être un défaut. Les monumens de la sculpture, où l’expression se subordonne en général à la pureté de la forme palpable, ont par cela même moins besoin que les tableaux et les dessins d’être reproduits par voie d’interprétation. L’imitation exacte des proportions et du modelé suffit pour leur conserver leur signification et leur caractère propres. Aussi le procédé photographique, précisément parce qu’il s’arrête à l’apparence formelle, peut-il être employé avec à-propos lorsqu’il s’agit d’obtenir l’image d’une statue ou d’un bas-relief, — sauf, nous l’avons dit déjà, les inconvéniens attachés à tout moyen de réduction qui ne permettra d’omettre ni d’atténuer aucun détail. À plus forte raison ce procédé semble-t-il approprié aux conditions spéciales de l’architecture. Dans un monument, l’expression résulte en effet tout entière de la combinaison des lignes ; tout est nettement et définitivement accusé, toute beauté réside à la surface, tout porte en dehors son élégance ou sa grandeur. À quoi bon dès lors l’intervention de l’art pour commenter ce qui s’explique de soi ? Le meilleur mode de reproduction sera celui qui laissera le plus complètement intacte la physionomie extérieure du modèle, l’image la plus précieuse sera celle où l’on pourra le moins surprendre le sentiment personnel du traducteur. Il y a donc lieu de louer et d’accepter à peu près sans réserve les œuvres de la photographie quand elles ont pour objet la représentation des œuvres de l’architecture. On ne saurait dire qu’elles inaugurent un art supérieur à l’art d’Israël Silvestre, de Gabriel Pérelle, de Piranesi ou de tel autre graveur de monumens : — l’art, encore une fois, n’a que faire dans cette fidélité toute mécanique ; — mais il n’y a que justice à reconnaître ce qu’elles offrent d’incomparable au point de vue de l’authenticité et quelles vastes ressources elles créent aux études techniques, comme à l’archéologie et à l’histoire. Puissent ce nouveau secours et ces exemples familiers tourner au profit de l’architecture contemporaine ! puisse-t-elle, dans ce contact de tous les jours avec le passé, puiser, non pas le goût de l’imitation, mais au contraire une force d’invention nouvelle ! La photographie, en exerçant cette influence sur l’art de notre époque, ne lui serait pas médiocrement utile.

À ne considérer d’ailleurs les pièces dont nous parlons qu’en elles-mêmes et sans tenir compte des progrès qu’elles peuvent déterminer, il est difficile de demeurer indifférent à leurs mérites. Quoi de plus curieux que cette suite d’édifices appartenant à tous les temps et à tous les pays, qui se déroule sous nos yeux soit pour nous faire retrouver les impressions ressenties sur place, soit pour nous renseigner et nous instruire ? Tels que la photographie les a rendus, les détails de la cathédrale de Chartres, par exemple, ne gardent-ils pas le relief, l’apparence même de la réalité, et les nobles sculptures des portails, — le plus beau spécimen peut-être de la statuaire nationale au moyen âge, — ne revivent-elles pas sur le papier avec toute l’autorité, toute la fermeté de style que leur a données le ciseau ? Les diverses vues du vieux Louvre, photographiées plus récemment et avec une justesse de moyens plus irréprochable encore, attestent à la fois les perfectionnemens du procédé et l’admirable talent de nos artistes du XVIe siècle. N’eussent-elles d’autre avantage que de populariser au dehors la gloire de l’architecture et de la sculpture françaises à des époques bien différentes, de telles publications mériteraient à ce titre seul les encouragemens et la sympathie ; mais elles peuvent avoir une utilité plus immédiate et réveiller un juste orgueil ou des admirations que le temps a refroidies. Qui sait ? Peut-être, à force de voir ces images des grands monumens de l’art dans notre pays, arriverons-nous à mieux apprécier les rares qualités des modèles. Peut-être, en comparant les œuvres de notre école aux œuvres produites ailleurs, — et la comparaison est facile, puisque la photographie fournit de part et d’autre la même somme de documens certains, — serons-nous moins insoucians ou moins modestes, et nous aviserons-nous de penser qu’après tout l’architecture et la sculpture françaises tiennent, depuis le XIIIe siècle, un rang que l’Italie elle-même n’a pas toujours su prendre ou conserver. Nous ne manquons certes ni de critiques ni d’archéologues tout prêts à discuter des dates, à disserter sur l’âge d’un édifice ou sur le caractère de ses restaurations successives. Par malheur, des travaux de ce genre n’intéressent guère que ceux qui savent déjà à demi ou quelques érudits de profession chez lesquels le dévouement à la science n’exclut pas toujours certain espoir de rencontrer l’erreur sous la plume d’un de leurs confrères. La foule n’a rien à voir en tout cela. Elle laisse les initiés achever de s’instruire mutuellement ou controverser en quelque sorte à huis-clos, et, faute d’explication à sa portée, elle néglige en toute sécurité de conscience les réalités les plus propres à solliciter son attention. La photographie peut nous donner d’autres habitudes et nous inspirer des convictions que le plus savant commentaire réussirait difficilement à répandre. Il n’est besoin ni d’expérience technique, ni de très profondes réflexions pour comprendre le genre de beautés qu’elle tend à populariser. Un peu de goût et de clairvoyance suffit, car de tous les arts l’architecture est le moins équivoque, le moins indéfini dans la forme et dans l’intention. Et comme l’architecture française en particulier garde à presque toutes les époques le caractère de la raison, comme elle exprime même dans la magnificence une sorte de fantaisie judicieuse, il faut espérer que la représentation vulgaire de ses chefs-d’œuvre triomphera sans peine de notre indifférence, et que nous n’hésiterons plus à reconnaître le mérite qui leur est propre aussi bien que leur valeur relative.

La photographie, très insuffisante en face de la nature, des tableaux et des dessins, partout enfin où l’exactitude matérielle doit s’allier à l’expression d’un sentiment, — la photographie, on le voit, a une importance et une utilité incontestables dans les cas où le fait seul doit être surpris et consigné ; Il semblerait dès-lors que des gravures, c’est-à-dire des formes irrévocablement définies, pussent, aussi bien que des monumens ou des statues, être impunément soumises à ce mode de transcription. Bien plus : certaines imperfections résultant de la différence des proportions ou de la nature des matériaux employés par l’architecture et par la statuaire certaines modifications inévitables du coloris ne paraissent pas à redouter ici. L’épreuve sera d’une dimension égale à la dimension de l’épreuve originale ; les deux seuls tons dont le burin dispose appartiennent aussi à la photographie. Il n’y aura donc, il ne devrait y avoir du moins, aucune dissemblance entre les copies et les modèles. D’où vient pourtant que cette dissemblance existe de manière à frapper les yeux les moins clairvoyans ? La faute en est-elle tout entière aux conditions actuelles du procédé, et l’avenir révélera-t-il des secrets qu’on n’a pas su pénétrer encore ? Peut-être. Personne, en tout cas ne serait autorisé à dire que ce progrès semble certain. D’ailleurs la question qu’il s’agit de résoudre n’est pas, comme on pourrait le croire, d’un ordre exclusivement matériel. Que l’objet essentiel soit la reproduction des lignes et de l’effet déterminés par le graveur, rien de plus vrai ; mais il y a dans les œuvres de la gravure comme dans celles de la peinture une expression inhérente à la touche même, un goût d’exécution vivant et personnel qui ne saurait s’isoler du moyen propre sans que cette scission dénature forcément le style. La photographie ; tout en ne procédant pas comme le burin ou comme la pointe, pourra sans doute imiter l’apparence générale des travaux qu’auront exécutés ces instrumens ; elle ne réussira pas à en rendre l’esprit, à s’assimiler la précision savante où la grâce facile qui leur appartiennent.

Il résulte de ce qui précède que, pour copier des estampes, le plus sûr serait encore de recourir aux procédés mêmes de la gravure. Tout dépendra, il est vrai, de l’intelligence et du talent des copistes ; mais pour peu qu’ils soient gens habiles, ils donneront des pièces originales une idée plus juste et plus complète que ne saurait le faire la photographie. On a entrepris, il y a quelques années, de photographier l’œuvre entier de Marc-Antoine. Envisagée comme moyen d’ajouter à la popularité de compositions admirables, une telle entreprise n’a rien que de louable, et l’on a eu occasion ici même d’apprécier les avantages que peut offrir ce surcroît de publicité[4] ; mais l’insuffisance de l’exécution nous laisserait le droit d’être plus sévère, et nous n’hésiterions pas à préférer de beaucoup aux pièces photographiées d’après Marc-Antoine les copies gravées par Marc de Ravenne et Augustin Vénitien. Celles-ci, tout inférieures qu’elles sont aux chefs-d’œuvre qui leur ont servi de modèles, gardent au moins quelque chose du faire net et résolu des estampes originales. Dans celles-là, au contraire, la fermeté du travail se traduit par je ne sais quelle lourdeur de touche, la finesse s’empâte ou disparaît, et, si fidèles qu’elles semblent au premier abord, ces réimpressions prétendues ne sont rien de plus que des esquisses, et, qui pis est, des esquisses sans verve.

On supposera peut-être que la photographie, incapable de rendre à souhait la manière incisive de Marc-Antoine, doit avec plus de succès s’attaquer à d’autres manières et à des maîtres d’un autre ordre. Si l’extrême délicatesse des contours et du modelé échappe à son action, des effets d’ombre et de lumière formulés non plus par des traits, mais par des teintes, des masses de tons franchement clairs ou veloutés se déposeront sur la glace ou sur le papier plus aisément que des tailles subtiles, parce qu’il existe en pareil cas une sorte d’analogie entre le procédé photographique et le procédé même de la gravure. La publication de l’Œuvre de Rembrandt nous semble un fait beaucoup plus propre à démentir qu’à confirmer cette opinion. Ici encore nous reconnaîtrons volontiers ce qu’il peut y avoir d’utile à présenter dans leur ensemble les créations successives du génie, à montrer réunis des chefs-d’œuvre d’invention et de sentiment disséminés dans les cabinets ou dans les galeries ; mais il faut avouer aussi qu’au point de vue de l’art et de l’habileté technique, ces chefs-d’œuvre n’apparaissent qu’étrangement défigurés. L’imperfection principale des photographies du Rembrandt consiste dans le défaut de transparence des ombres. De là une âpreté d’effet directement contraire à l’effet harmonieux qu’a su trouver la main du maître. Dans les pièces originales, les parties obscures sont, malgré l’intensité du ton, pénétrables à l’œil pour ainsi dire. On y entrevoit des reflets, de chaudes lueurs assoupies ; on sent que ces corps voilés d’ombre ont leur relief propre, leur modelé, leur consistance, et que si un rayon venait à les éclairer, ils se comporteraient comme les corps voisins placés en pleine lumière. Dans les reproductions au contraire, l’ombre cesse d’être un voile ; elle étreint la forme et l’absorbe. Tout ce qui n’était que mystérieux devient épais ou vide, toute énergie de ton se convertit en noir boueux ou dur. Quelle fausse idée, par exemple, ne se formerait-on pas de l’un des plus beaux ouvrages de Rembrandt, — le portrait en pied du Bourgmestre Six, — si l’on se fiait à la triste contrefaçon que la photographie nous en donne ? Deux autres estampes, véritables merveilles d’exécution, — le Christ guérissant les malades et le paysage dit aux Trois Arbres, — ont subi une transformation qui les rend presque aussi méconnaissables. Qu’est devenue dans la première de ces pièces la merveilleuse souplesse du coloris ? Toute la partie à la droite du spectateur, si transparente malgré sa vigueur, si riche en fines transitions, est ici lourde et violente : lourde, parce que les ombres sont traduites par des noirs opaques ; violente, parce qu’à côté de ces noirs absolus, les morceaux à demi éclairés se dessinent brutalement clairs. Dans le Paysage aux Trois Arbres, le ton des nuages d’où s’échappe la pluie a une intensité égale à celle des ombres qui s’étendent sur les terrains et sur les eaux. Les formes des premiers plans ont disparu sous une couche noire si invariablement épaisse, qu’il est au moins difficile de soupçonner l’existence des figures que Rembrandt a mêlées aux détails de la végétation.

On ne finirait pas, s’il fallait relever dans les copies tout ce qui annule ou dénature l’expression primitive et les intentions pittoresques du maître. Les reproches que méritent ces trois pièces, on pourrait d’ailleurs, et à tout aussi bon droit, les adresser aux autres photographies dont le recueil se compose. Les moins défectueuses d’entre eues sont celles qui reproduisent des estampes presque complètement dépourvues d’effet, des scènes esquissées en quelques traits, comme la grande Chasse aux Lions, où la gravure n’a guère que le caractère d’un croquis sur cuivre. Encore, la comme ailleurs, ne faut-il guère chercher qu’un aperçu de la composition. La fermeté du travail ne subsiste qu’à demi, les contours que l’eau forte a creusés ont perdu quelque chose de leur décision, et semblent glisser sur le papier, qu’ils effleurent à peine. Il n’en devait pas être autrement, il en sera toujours ainsi, en dépit de certains progrès possibles, lorsque la photographie entreprendra de rivaliser avec le burin ou avec la pointe, — l’inégalité de mérite résultant invinciblement de la différence même des procédés. C’est ce que l’auteur du texte, fort instructif d’ailleurs, qui accompagne l’Œuvre photographiée de Rembrandt, — M. Charles Blanc, — a quelque peu oublié de nous dire. En admirant, et certes à bien juste titre, les planches originales, il admire avec moins d’à-propos la perfection du moyen employé pour les reproduire. Il s’empresse un peu trop de bénir ce qu’il appelle « le mariage mystique de l’art et de la science. » Mariage, soit, mais mariage de la main gauche, car l’art, en se mésalliant ainsi, abdique une partie de sa dignité et quelques-uns de ses meilleurs privilèges.

Nous avons cherché à démontrer par des exemples successifs, et, pour ainsi parler, preuves en main, les inconvéniens sérieux et parfois les avantages du procédé photographique. La critique, dans des questions, de ce genre, a d’autant plus le droit de parler sans réticence, qu’elle porte sur des faits complètement indépendans du talent, et qu’une machine qui donne de méchans produits ou des produits insuffisans est infiniment moins digne de ménagemens que l’auteur, même malhabile, d’un tableau, d’un dessin ou d’une gravure. On n’aura donc blessé aucun amour-propre en signalant les côtés faibles ou les côtés tout à fait défectueux de la photographie ; on n’aura exagéré le mérite de personne en indiquant ce qu’elle offre de réellement utile et de parfaitement applicable. Cependant il ne suit pas de la qu’aucune opinion n’ait été contredite, et que nos jugemens s’accommodent avec les préjugés du plus grand nombre. Aux yeux de qui n’y regarde pas de fort près, l’art nouveau paraît en mesure de remplacer un art désormais suranné. À quoi bon pâlir de longues années sur une besogne qui peut maintenant s’accomplir en quelques secondes ? Pourquoi s’obstiner à transporter péniblement sur le cuivre des modèles qui viennent d’eux-mêmes se décalquer sur le papier ? Quelle copie préférable à cette empreinte, quelle main plus sûre que cette infaillible pratique ? L’erreur semble assez générale pour qu’il importe de préciser en quelques mots le rôle de la photographie. Non, la gravure n’a trouvé là ni un mode d’exécution supérieur, ni même un équivalent ; non, les graveurs n’en seront pas réduits à la condition des maîtres de poste, dont les chemins de fer ont ruiné l’industrie. En fait d’art, c’est peu d’arriver vite, l’essentiel est d’arriver à point, sans avoir trop dépensé en route de ses forces, et de ses ressources. La photographie, qui ne sait ni calculer ni attendre, laisse pressentir le dénûment sous la prodigalité et l’irréflexion sous un faux air de patience. Elle peut, il est vrai, étaler un luxe d’ornemens, ou plutôt de menus accessoires, que la gravure ne réussira jamais à emprunter ; mais il ne faut rien chercher au-delà de ces surprenantes minuties, plus propres à contenter une sorte de curiosité bourgeoise qu’à intéresser l’art et ses progrès. Rien ne vient coordonner tous ces détails, rien n’accuse la réserve, le choix, le sentiment du mieux. Le bien ici n’est que l’expression textuelle de la réalité, et franchement cela ne saurait suffire. L’art a quelque chose de plus beau et de meilleur à nous enseigner. Il ne nous montre pas seulement l’extérieur des objets, il donne à la forme une signification particulière, il nous initie à certains secrets que nous n’aurions pas su démêler sans lui, et, — pour ne parler que de la gravure, — il s’approprie, il achève de préciser le fond de la pensée d’autrui, au lieu d’en copier platement les surfaces. Ce sont là des vérités élémentaires sans doute, mais s’il est permis de les rappeler, n’est-ce pas surtout au moment où bon nombre de gens les oublient, et la banalité de pareilles redites ne trouve-t-elle pas son excuse dans la faveur qu’usurpent des principes et une pratique diamétralement contraires ?

La photographie en effet compte aujourd’hui assez de partisans, et de partisans enthousiastes, pour qu’il ne semble pas superflu ni hors de propos de défendre la cause contraire. On ne considérait, il y a quelques années, la photographie que comme l’héritière présomptive de la gravure ; aujourd’hui la succession est ouverte, et tandis que le burin reste trop souvent oisif, les appareils fonctionnent avec une force de production croissante, avec un redoublement d’activité que la mode encourage, et qui n’a plus seulement pour témoins les murs des laboratoires. Dans beaucoup de salons, les prodiges de la photographie ne sont guère moins en honneur que ne l’étaient hier les miracles accomplis par les tables tournantes. Chacun veut mettre la main à l’opération, chacun veut, tant bien que mal, obtenir son négatif et tirer son épreuve, — le tout, non sans arrière-pensée un peu ambitieuse quelquefois, mais le plus souvent en vue de se procurer un amusement. Aussi ne faut-il voir dans ces occupations, assez innocentes au fond, que le témoignage d’une curiosité passagère et un caprice sans conséquence. Quand la satiété sera venue, quand on aura bien compris qu’après tout, d’autres jeux valent celui-là, on laissera de côté, pour n’y plus songer, la chambre noire, le collodion et l’hyposulfite de soude. L’art ne s’en trouvera ni pis ni mieux, car de telles fantaisies ne suffisent pas pour le mettre en péril, ni de tels reviremens pour le sauver. Ailleurs cependant le danger est plus grave et le succès plus incertain, puisque les artistes eux-mêmes se font les apôtres de la foi nouvelle et n’hésitent pas à réclamer pour elle un respect qui ne lui est pas dû. « La photographie, écrivait récemment M. Ziégler dans une brochure sur laquelle le nom de l’auteur appelle une certaine attention[5], la photographie étant essentiellement un art d’imitation, elle pourrait à ce titre réclamer une place parmi les arts d’imitation, aussi bien que la lithographie et les divers genres de gravure. Ceci n’a pas été admis ; il faut toujours, même en fait d’art, un peu de temps pour la naturalisation d’un étranger ; il faut aussi réserver quelque chose au progrès : plus tard cela se fera. » A Dieu ne plaise que cela se fasse ! Sous prétexte de progrès, on n’arriverait ainsi qu’à une confusion organisée. La photographie n’étant, quoi qu’on en dise, ni un art d’imitation, ni un art d’aucune sorte, puisqu’elle ne peut rien par elle-même, puisqu’elle ne formule rien en dehors du fait, qu’a-t-elle à démêler avec l’expression volontaire et personnelle ? A quel titre entrerait-elle en rivalité avec le talent ? quelle sorte d’idéal est-elle en mesure de nous révéler ? Un poète, si poète descriptif qu’il fût, ne saurait comment s’y prendre pour chanter les produits photographiques, tant la signification en est bornée, tant ils matérialisent la réalité même. Et l’on voudrait assimiler ces images inertes, ces œuvres sans accent et sans portée, aux œuvres qui ont reçu l’empreinte du sentiment, du goût, de la pensée humaine enfin ! Non, la photographie n’est et ne peut être rien de plus qu’un procédé secondaire, très ingénieux en soi, très bon pour renseigner la science et quelquefois l’art lui-même ; mais elle ne doit pas lutter avec lui, encore moins le déposséder du rang qui lui appartient. Il y aura toujours entre l’art et la photographie la distance qui sépare la vérité choisie de l’effigie vulgaire, ou la différence qui existe entre une belle statue et un moule pris sur la nature. Il ne faut donc pas, tout en constatant les progrès actuels et les fâcheux succès de la photographie, s’inquiéter outre mesure des conséquences, ni s’y résigner d’avance comme à un mal irrémédiable. Ces succès peuvent grandir encore, ces envahissemens s’étendre et se généraliser : la défaite de la gravure n’en sera pas plus assurée pour cela. Pendant quelque temps peut-être, on continuera de s’abuser sur les prétendus avantages d’un procédé sans valeur sérieuse, sans mérite au point de vue de l’art ; mais la gravure ne deviendra pas pour toujours un luxe d’érudits, une sorte de rareté dont les esprits gourmets pour ainsi dire seront seuls à goûter le mérite. Tôt ou tard elle aura raison de nos dédains, parce qu’elle seule est en mesure de satisfaire à des aspirations plus sérieuses, à des besoins d’intelligence plus durables que la vaine curiosité ou les empressemens irréfléchis auxquels nous nous abandonnons aujourd’hui. Suit-il de là qu’elle doive sortir sans aucun préjudice de cette épreuve plus ou moins longue, et se retrouver, les mauvais momens une fois passés, en possession de tous ses anciens privilèges ? Telle n’est pas notre pensée. Il est très probable au contraire que la photographie ne cédera pas tout le terrain qu’elle a conquis, et d’ailleurs ses conquêtes, si injustes qu’elles soient pour la plupart, n’ont pas toujours, nous l’avons dit, le caractère d’usurpations. Rien que de fort légitime dans l’application du moyen photographique à la représentation des monumens et en général des objets qui intéressent l’archéologie ou l’histoire. Pour l’étude des sciences naturelles, les avantages sont tout aussi incontestables. L’entomologie, la botanique trouveront là des documens plus sûrs, plus détaillés, plus scrupuleusement exacts que le burin ne pourrait les fournir. Partout donc où l’authenticité absolue est la condition principale, l’unique mérite à rechercher, la gravure pourra être considérée avec raison comme insuffisante, et dans un temps donné se trouver hors d’usage.

Ne craignons pas de faire à la photographie une part plus large encore et de pressentir l’extension que, selon toute apparence, elle prendra ailleurs au détriment de la gravure. Que l’imagerie, les illustrations de livres à bas prix, tout ce qu’on pourrait appeler la gravure industrielle finisse par disparaître à peu près complètement, — cela est vraisemblable ; mais il n’y aura pas la d’atteinte grave portée à l’art. À vrai dire, ce ne sera qu’un genre d’industrie substitué à un autre, une modification purement matérielle, et peut-être même, sous ce rapport, une amélioration. On ne saurait s’effrayer beaucoup d’une révolution si humble au fond, ni en tirer un argument fort décisif contre l’avenir de la gravure en général. Les conditions qui lui seraient faites de ce côté, celles qui résultent déjà de l’emploi opportun du nouveau procédé dans d’autres occasions que nous avons indiquées, restent parfaitement indépendantes des conditions essentielles de son existence. Que l’on recoure à la photographie pour transporter sur le papier, les œuvres de l’architecture et de la sculpture, les objets d’étude scientifique, et ces menues compositions, ces croquis vulgaires qui servaient de modèles à l’imagerie, — rien de mieux. Il faut admettre sans regret comme sans inquiétude la destitution de la gravure en pareil cas ; mais hors de là point de transaction, point d’innovation admissible. Accepter aux lieu et place des estampes les photographies d’après les tableaux, d’après les dessins et d’après les estampes mêmes, ce ne serait pas seulement répudier certaines traditions, certaines conventions du goût, ce serait aussi perdre toute notion de l’art et sacrifier de gaieté de cœur l’expression de la pensée à la réalité grossière, la forme intelligente à la forme brute. Un tel revirement ne s’accomplira pas, nous l’espérons bien ; seulement nos hésitations présentes peuvent aboutir, pour un temps du moins, à des habitudes mauvaises, et ce danger est assez grave pour qu’il importe de le signaler. Quant aux moyens de le conjurer, le plus sage est de s’en remettre avant tout aux leçons pratiques et au talent, car il n’appartient qu’aux artistes de nous convertir pleinement en opposant aux entraînemens de la foule le meilleur des argumens, — de belles œuvres.

Qu’ils protestent donc de la sorte et au plus tôt contre des erreurs qui menacent de s’accréditer, qu’ils dirigent tous leurs efforts vers ce que la photographie est précisément le plus impuissante à rendre, — l’expression, la physionomie, le style. Le moment est venu pour les graveurs de régénérer l’opinion, et, il faut le dire aussi, l’art, que beaucoup d’entre eux ont laissé s’abâtardir. Aujourd’hui plus que jamais, — puisqu’il s’agit de nous faire sentir les vices de la reproduction mécanique, — ils doivent se tenir en garde contre toute préoccupation excessive de la manœuvre, se défier des recettes et du métier, se montrer en un mot ouvertement artistes au lieu d’être seulement des ouvriers adroits. Les exemples ne leur manqueront pas dans le passé de notre école. Croit-on que si Morin, Gérard Audran, Nanteuil ou Edelinck, réapparaissaient aujourd’hui, ils n’auraient pas raison de la photographie et de ses succès ? Ils sauraient bien la refouler dans ses limites et nous convaincre du peu qu’elle vaut par la comparaison avec leurs savans ouvrages. C’est aux héritiers de ces grands maîtres à faire revivre la tradition, à défendre leur propre domaine, et plus d’un, heureusement, est à la hauteur de la tâche. Sans parler du graveur de l’Hémicycle du Palais des Beaux-Arts, que son mérite exceptionnel place à la tête de l’école contemporaine, ne pourrait-on citer parmi les graveurs de notre pays assez de talens sérieux pour rassurer les esprits craintifs ou donner la foi aux incrédules ? Quelques jolies estampes récemment publiées, Dante et Béatrice, entre autres, par M. N. Lecomte, d’après M. Scheffer, les Vierges, gravées d’après Raphaël par MM. Dien et Gustave Lévy, — et surtout les portraits de M. Blanchard, qui figuraient à l’exposition dernière, — prouvent assez que de nos jours encore la finesse du sentiment, la précision et l’élégance du dessin appartiennent aux œuvres de la gravure française. D’autres travaux plus importans se préparent ou s’achèvent. Les planches d’après le Couronnement de la Vierge de fra Angelico et quelques autres tableaux du Louvre qui n’avaient pas été gravés jusqu’ici, planches dont l’administration des musées a confié l’exécution aux artistes les plus habiles, — celles que grave M. Pollet d’après la Vénus et la Stratonice de M. Ingres, — enfin la Marie-Antoinette, que le meilleur élève de M. Henriquel-Dupont, M. Alphonse-François, termine d’après le tableau de M. Delaroche, — viendront sans doute réaliser le vœu que nous exprimions tout à l’heure, et faire bonne justice des tristes parodies que la photographie nous donne pour des imitations. N’exagérons rien toutefois, pas même ces légitimes espérances. Il faudra, pour triompher de l’indifférence ou de l’injustice, que les graveurs artistes fassent preuve d’une grande force de volonté, et que leur mérite personnel soit éclatant ; les talens secondaires se verront condamnés à l’oubli, et les caractères timides à l’inaction ; il n’y aura guère place que pour les organisations robustes et les talens de premier ordre. Où sera le mal, après tout ? En amenant ces efforts nouveaux d’une part et de l’autre cette ruine de la médiocrité, en irritant ainsi la force et l’habileté véritables, la photographie, loin d’être nuisible à l’art du burin, pourra au contraire tourner à son profit. Toute confusion cessera, toute différence sera d’autant mieux tranchée, d’autant plus sensible entre les œuvres de la pensée et les œuvres de l’industrie matérielle, entre la gravure et sa prétendue rivale. Chacun comprendra par ses yeux une distinction que la parole ne suffit pas à établir : distinction aussi simple pourtant que nécessaire, et que l’on ne saurait méconnaître sans sacrifier du même coup les vieilles gloires de notre école, ses progrès futurs et les lois immuables de l’art.


HENRI DELABORDE.

  1. Voyez, dans le n° du 1er octobre 1848, Histoire et Progrès de la Photographie.
  2. Les photographies qui composent cette suite n’ont pas été, il est vrai, exécutées en face des œuvres originales. Des copies peintes ont servi de modèles, l’administration des musées n’ayant pas, — très sagement d’ailleurs, — autorisé d’opération directe d’après les tableaux que le Louvre possède. Cependant, quelle que puisse être l’imperfection de ces copies, elle n’excuse pas des défauts qui existeraient tout aussi bien sans elle. Les défauts dont nous voulons parler, sont inhérens au procédé même. La preuve en est que des photographies obtenues sans intermédiaires, celles par exemple qui ont été faites directement d’après quelques tableaux de l’exposition universelle, ne sont, — au point de vue de l’exécution et toute proportion gardée entre les modèles, — ni meilleures ni pires que les photographies d’après les copies peintes de la Belle Jardinière, de la Vierge de Murillo, etc.
  3. Il ne sera pas inutile d’ajouter que les recherches n’ont pas eu pour objet unique, ni même pour objet principal, la découverte d’un ton plus souple que les tons obtenus jusqu’ici. La durée des épreuves, au point où se trouve encore la science, est un fait pour le moins douteux. Nombre d’images photographiques habituellement exposées à la lumière se sont détruites au bout de quelques années. D’autres, renfermées dans des portefeuilles et que l’on pouvait croire par conséquent à l’abri de la destruction, ont également fini par disparaître. D’autres enfin, tirées sur les fragmens ; d’une même feuille de papier, produites en vertu des mêmes préparations et placées ensuite dans les mêmes conditions atmosphériques, ont eu chacune un sort différent. À côté d’une épreuve qui se détériorait rapidement, une épreuve ne subissait que de lentes altérations ou même demeurait dans un état d’intégrité complète. De là les efforts de la science pour prévenir de pareils accidens et assurer une longévité égale à tous les produits de la photographie. Rien de très péremptoire n’est venu calmer, les inquiétudes que l’on avait pu concevoir sur ce point, et quant à présent du moins, la durée incertaine des épreuves photographiques est un inconvénient de plus à signaler en regard des avantages de la gravure.
  4. La Gravure française en 1853, livraison du 15 avril 1853.
  5. Compte-rendu de la Photographie à l’Exposition universelle, par M. J. Ziégler. Dijon 1855.