La Photographie est-elle un art ?

La Photographie est-elle un art ?
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 564-595).
LA PHOTOGRAPHIE
EST-ELLE UN ART ?

Quelque chose change ou va changer dans l’esthétique du noir et du blanc. Un mouvement nouveau entraîne les photographes hors et à rebours des voies où ils avaient accoutumé de cheminer jusqu’ici. Ce mouvement est international. Tant à Vienne qu’à Bruxelles et à Londres qu’à Paris, aussi bien sur les terrasses de Taormine en Sicile qu’en Nouvelle-Zélande sur la côte d’or de Coromandel, partout où il y a des photographes, ils semblent préoccupés de recherches que les chimistes ignorent, et agités d’inquiétudes que leurs devanciers n’avaient pas connues. Ils flânent plus volontiers en plein air, par les bois, les plaines et les grèves, même dans des lieux sans monumens et à des heures sans soleil. Que cherchent-ils ? Si un vieux professionnel de la chambre noire les suit et les observe, il s’étonne et se scandalise. Il les voit s’arrêter devant un espace vide de « site », un néant ; quelque lande aux bruyères fleuries, quelque bord d’étang « où les joncs agités font un éternel murmure. » Là, il aperçoit avec horreur que ces jeunes confrères violent toutes les règles de la profession. Ils se placent à contre-jour, en face du soleil. Ils ne mettent pas rigoureusement au point. Chose incroyable, il arrive qu’ils ne se servent pas toujours du système de lentilles qu’on nomme l’objectif !

S’il pénètre dans leur atelier, l’étonnement n’est pas moindre. Où est le vitrage en manière d’aquarium, et le jeu de rideaux, et la lumière crue indispensable à un « bon cliché » ? 0ù est le carcan de fer pour maintenir la tête du patient, et le banc rustique, et la colonne torse, et le balustre ? Où sont ces boîtes de carton, en polyèdres, simulant des rochers, et la cascade peinte sur la toile de fond, toutes choses qui, dans nos vieux albums de photographie, environnent d’un travestissement uniforme et lamentable les figures disparues que nous avons aimées ?… Rien de tout cela, mais une simple chambre, orientée au hasard, parfois au midi, des tapisseries effacées, et, éparses çà et là, des choses gaies, fines, surannées, des péplums, des calyptres, des tuniques, des vertugadins, des anaboles, des collerettes pierrot, des chapeaux de nos mères-grands, des ridicules qui émerveillaient les merveilleux du Directoire, et des mouchoirs qui saluèrent la rentrée des vainqueurs d’Austerlitz… ou bien, moins encore, de simples bandes, des lés de mousseline et de gaze, de satinette et de velours de coton, des choses amorphes et changeantes, comme le cabriolet de Miss Helyett et le feutre de Tabarin, des buissons de rubans, des brassées de fleurs, dans un désordre d’archéologue ou de couturier…

L’homme qui manie ces choses est-il un photographe ? Il n’a point le ton sévère et impératif de l’ancien opérateur qui glaça, du mot de Gorgone, tant de générations d’enfans au brassard frangé ou de jeunes mariés aux mains prises dans des gants trop étroits : « Ne bougeons plus ! » Non, ceux-ci aiment tout ce qui bouge : le nuage et la feuille, et l’eau, et le regard, et le sourire… Le voile noir qui couvrait leurs épaules est tombé, et ils apparaissent à la foule, moins magiciens, mais plus hommes. Ils ne parlent plus par C12H604, mais par versets de poètes ou d’esthéticiens. Ils citent moins Herschel que Stendhal et moins Janssen que Fromentin. Ils ne fuient pas les artistes. Ils causent volontiers avec eux, et non plus en pédagogues, l’index en l’air, avec la prétention de leur enseigner les vraies attitudes de l’homme en marche ou du cheval au trot, mais au contraire en disciples, avec le désir de profiter de l’expérience des maîtres et d’écarter de la réalité tout ce qui n’est pas conforme à l’idéal… Enfin, ils travaillent au jour, une seule épreuve, un temps infini. C’est alors que l’indignation du vieux professionnel ne connaîtrait plus de bornes. Car il les verrait penchés sur une plaque semblable à celle du graveur, durant plus d’une heure pour chaque épreuve, se livrant à des besognes que ne désavouerait pas un aquarelliste… Ne serait-ce pas des retouches ? Encore une fois, que cherchent-ils ?

Ce qu’ils ont trouvé est plus surprenant encore. Quiconque est entré dans une des récentes expositions du Photo-Club, à Paris, ou du Link Ring, à Londres, du Camera Club, à Vienne, ou de la Société belge de photographie, à Bruxelles, en est sorti stupéfait qu’un procédé vieux de soixante ans et qu’on pouvait croire épuisé semblât se renouveler jusqu’à une renaissance. N’y avait-il pas là un art modeste, sans tapage, sans manifeste, mais à demi créé, balbutiant les premiers mots d’une langue inconnue ? La foule, sans chercher de raisons, a tôt fait de dire son avis : devant les œuvres de MM. Robert Demachy, Constant Puyo, Maurice Bucquet, Maurice Brémard, Alfred Maskell, Frederick Hollyer, Craig Annan, Le Bègue, Bergon, Colard, Calland, Watzek, Alexandre, la foule a admiré, tout uniment. Pourtant, çà et là, apparaissaient et disparaissaient des figures inquiètes... Des artistes, peut-être, troublés comme des gens qui auraient aperçu, se profilant sur l’horizon, aux confins de leur domaine, la silhouette des fourriers d’une invasion ?... Des critiques d’art qui, toute leur vie, montrèrent, par des syllogismes fort bien ordonnés, que jamais la photographie ne pourrait donner des résultats équivalens à ceux de l’eau-forte ou du fusain et qui n’entendaient, autour d’eux, que ces mots : « On dirait une eau-forte !... On dirait un fusain ! » Des idéalistes enfin, qui se demandaient, attristés par cette intrusion nouvelle de la science, ce qu’allaient devenir parmi tout cet appareil chimique d’émulsions et de révélateurs, dans toute cette gomme bichromatée ou dans ce paramidophénol, les traditions fines et nobles du grand art, l’inspiration personnelle et innée, la part de l’âme, l’idée ?...

Avec eux et avec tous ceux qui aiment le Beau, abordons ce problème. Demandons-nous pourquoi la photographie, jadis unanimement méprisée par les artistes, se trouve aujourd’hui sur les confins mêmes de l’art. Cherchons si l’opérateur prend une part nouvelle dans le phénomène chimique et mécanique qui s’y accomplit. Examinons si cette part est suffisante pour qu’elle lui permette d’y imprimer sa personnalité. Enfin, tâchons de déterminer à quoi tend ce mouvement, et s’il marque un nouveau progrès du naturalisme sur les traditions idéalistes et classiques de l’ancienne école française ; ou bien si, au contraire, il ne serait point, par une évolution singulière et inattendue, un témoignage éclatant de leur vitalité.


I

On a dit beaucoup trop de mal de la photographie et pas assez des photographes. Il est très vrai que la photographie, telle que nous la connaissons d’habitude, a mille défauts qui sont la négation même de l’art sans être le moins du monde l’affirmation de la Nature. Elle n’est pas plus près de la vérité que de la beauté. Elle exagère la perspective à ce point qu’une grande route, prise de face, fuyant droit vers l’horizon, ressemble à une pyramide, qu’une table carrée vue de la même façon paraît quasi triangulaire et qu’une main tendue vers vous est plus grosse que la tête de l’ami qui vous la tend. Elle traduit si malencontreusement les couleurs les plus nécessaires, qu’un toit rouge clair devient noir pendant que le ciel bleu foncé devient blanc. Elle supprime ainsi le ciel et la mer du midi, et dès qu’un ton aussi important vient à manquer, toute la gamme est fausse. Les caps sacrés, qui se profilaient doucement sur le ciel, se découpent comme des écrans devant le feu ; les bateaux noirs, qui s’harmonisaient avec le flot bleu sombre, semblent des mouches tombées dans du lait. Les feuilles dorées de l’automne et les raisins blancs bien mûrs deviennent quelque chose de noir comme des gouttes d’encre sur du papier. Un effet de soleil apparaît si éclatant, qu’on le prend pour un effet de neige. Un arbre vu à contre-jour est si furieusement sombre, qu’on ne distingue rien de son modelé et qu’il paraît une plaque de tôle, plate et enfumée.

Puis, ayant négligé ainsi la vérité sur les points capitaux, la photographie devient d’une exactitude indiscrète et cancanière sur les détails dont on n’a que faire. Comme l’intimé des Plaideurs, elle passe sur le principal de la scène esthétique, seul objet où vont les yeux et le cœur, et s’étend longuement et complaisamment sur les brindilles, les fétus, les faits étrangers à la cause. Elle compte sottement tous les cailloux de la grève, quand elle fut incapable de donner des eaux du torrent une idée autre que celle d’une chevelure grise qui traînerait par terre. Précise et stupide comme une statistique, elle dénombre les feuilles des arbres en les découpant lourdement sur le ciel comme si elles étaient de fer. Aussi bien, ne peut-on trop mépriser la sécheresse de son trait ; le brillant de ses noirs et de ses blancs extrêmes, plaqués les uns contre les autres, sans échange de reflets, sans intervention de clairs-obscurs ; enfin la monotonie de son rendu, partout le même, sans un accent, sans une vibration des mortalia corda où se montre une impatience, une joie, une défaillance ; cette lamentable perfection, égale dans mille épreuves, où tout ce qui est mécanique se retrouve et à qui tout ce qui est humain semble étranger...

Ces reproches sont justes ; mais qui les mérite ? la photographie ou les photographes ? Le soleil, ou le laboratoire obscur ? Les photographes ont-ils bien fait tout ce qu’il fallait pour éviter ces erreurs ? Un court examen suffit pour voir qu’au lieu de les fuir, ils les ont recherchées. Pour eux, la sèche définition du trait, non seulement n’est pas un défaut, mais est une qualité. C’est ce qu’ils appellent faire net, et ce qu’ils ont, au contraire, toujours considéré comme un défaut, c’est le flou, terme de mépris qui, dans leur langage, voue à l’exécration publique la grâce, l’indécision, la fraîcheur, ce que les artistes recherchent d’abord. Quand, dès 1853, sir William Newton et plus tard MM. John Leighton et Buss soutinrent devant les sociétés de photographie de leur pays que tous les plans ne devaient pas être également nets et que certaines lignes devaient se profiler à peine sur le fond, ils soulevèrent une tempête de protestations. Sacrifier une herbe, un cheveu, un caillou, jamais ! L’idée directrice des photographes était alors, comme hier encore, que plus une épreuve montre de détails, plus elle est belle, et plus nettement elle les montre, mieux son but est rempli. Il faut que, devant la photographie d’une ville, on puisse compter toutes les maisons, et dans chaque maison toutes les fenêtres, et dire : voici la mienne et le contrevent est à demi fermé ! Tous leurs perfectionnemens de diaphragmes, de plaques, de révélateurs et de papiers lisses et brillans ont été faits pour obtenir un détail plus minutieux, une opposition de noir et de blanc plus tranchée, des silhouettes plus découpées, une documentation plus rigoureuse ; — toutes choses qu’en effet la science réclame pour ses enquêtes, mais que l’art proscrit. Quoi d’étonnant si tant d’efforts pour le laid ont été couronnés de succès ?

La même tendance s’observe pour les exagérations de perspective. On a beaucoup parlé des défauts de l’objectif et de L’ « aberration de sphéricité », mais quand donc parlera-t-on de l’aberration des opérateurs ? Il est très vrai que certains instrumens distordent les lignes droites dans les coins de l’image, mais pourquoi choisir ces instrumens ? Si l’on remarque des exagérations de perspective dans les objectifs à grand angle, pourquoi ne pas choisir des objectifs à petit angle qui, eux, ne donneront pas ce résultat monstrueux ? Et si l’objectif est à grand angle, pourquoi le placer si près de la chose à photographier que les lignes principales partent du bas même de l’épreuve, et soient agrandies ainsi à l’excès au bord inférieur de l’image, puis diminuées à l’excès à mesure qu’elles montent et fuient vers l’horizon ? — Pourquoi ? Simplement parce que le photographe a voulu comprendre le plus de choses possible dans le champ de l’appareil, afin de voir à la fois ce qu’il y a à ses pieds et ce qui plane au-dessus de sa ligne d’horizon. Parce que, dans son désir d’enregistrer un grand nombre de détails, et dans son ignorance profonde de la loi des sacrifices nécessaires, il veut embrasser avec l’œil de son objectif plus qu’il ne peut le faire d’un seul regard de ses propres yeux. C’est ainsi que, dans les épreuves dont la perspective nous choque, la photographie a été forcée d’enregistrer plusieurs plans que le photographe n’apercevait pas d’ensemble, et qu’il n’aurait jamais dû réunir dans son image, ne les réunissant pas dans la réalité. Là est le défaut, mais il ne tient pas à l’objectif : il tient, au contraire, à ce qu’il y a de plus « subjectif » dans l’opérateur : son sentiment faux de la beauté. Donnez à ce photographe un crayon : il fera, en dessinant, les mêmes erreurs. Donnez à un artiste cet objectif : il ne les fera pas.

Ce qu’il ne fera pas non plus, c’est un paysage sans ciel, comme ce fut jusqu’à nos jours la règle de tout bon manieur de collodion ou de gélatino-bromure. Et, là encore, est-ce bien l’appareil qu’il faut accuser de cette étrange suppression du ton local le plus nécessaire ? Assurément oui, quand il s’agit d’un ciel bleu, car cette couleur impressionne si fortement la plaque qu’il ne reste rien sur cette plaque pour donner un ton à l’épreuve, et qu’ainsi tout ce qui était bleu dans la nature devient, dans l’image, blanc. Mais on a plusieurs moyens de parer à cet inconvénient. On a les verres de diverses couleurs, permettant de faire poser longtemps devant la plaque les couleurs qui viennent trop lentement, sans laisser passer un seul rayon de celles qui viennent trop vite. On a encore la ressource de développer plus ou moins toute une partie du cliché. On peut, enfin, si l’on se sert de papiers charbon-velours ou de papier à la gomme bichromatée, réserver, dans le dépouillement, un ton pour tout le ciel. Et bien avant qu’on parlât d’écrans orthochromatiques ou de gomme bichromatée, M. H.-P. Robinson étendait des ciels d’un ton très ferme et nuancé sur tous ses paysages. On voit donc que l’absence du ton du ciel, chez les photographes d’autrefois, n’était pas uniquement dû à l’imperfection de la photographie, mais à leur négligence. De même, sils s’interdisaient les grands effets de lumière, les effets à la Turner et à la Claude Lorrain, en enseignant qu’il faut toujours tourner le dos au soleil, ce n’était point qu’ils craignissent le halo ou les accidens semblables. C’était qu’ils se souciaient aussi peu d’effets à la Turner que d’un ton juste pour le ciel. Et ils s’en souciaient peu parce que ces effets artistiques ne s’obtiennent, en général, qu’aux dépens de la minutieuse et scientifique définition des détails. Frappées de face par les rayons du soleil, les veines d’un caillou, les brindilles d’un buisson reluisent plus exactement. Et dans la représentation de la figure humaine, ce n’est pas un effet vigoureux et caractéristique qui permet de tout apercevoir, c’est un éclairage égal, tendre et mou. Pour les photographes, non seulement l’accent n’est pas nécessaire, mais il est nuisible, et s’ils aperçoivent dans le cliché, sur le masque humain, un trait un peu vif, une ride un peu soulignée, un relief un peu bossue, ils l’enlèvent d’une retouche savante, afin que l’épiderme s’arrondisse également à la ressemblance d’une baudruche gonflée et que l’ombre se dégrade sur l’ovale d’une joue comme sur la panse d’un ballon.

Tout cela tenait au photographe au moins autant qu’à la photographie. C’est pourquoi les artistes n’avaient point tort en condamnant les épreuves qu’on leur mettait sous les yeux, mais ils allaient peut-être un peu vite en déclarant que le procédé ne pouvait en donner d’autres. Le jour où des hommes d’un goût sûr sont venus et ont laissé là les dogmes photographiques, des œuvres fines, délicates, harmonieuses ont paru. On ne retrouve plus aucune perspective exagérée dans les scènes d’intérieur de M. Puyo, ni de « noirs bouchés » dans celles de M. Demachy, ni de détails inutiles dans les paysages de M. Bucquet, ni de chairs molles et rondes dans les figures de M. Maskell, de M. Kuhn ou de M. Hollyer. Les ciels de MM. Henneberg et Horsley IHinton sont animés, vigoureux, plafonnans. Là même où le ciel est bleu dans la Nature, son image est traduite dans l’image par un ton assez fort pour que les maisons, blanches, s’enlèvent, en clair sur le ciel, comme dans le Brompton Road de M. Galland. La manie de l’inventaire et le goût du procès-verbal ont disparu. Les artistes ont cherché, non plus le détail, mais l’ensemble, non plus l’accumulation des faits, mais la simplification de l’idée. Ils ont choisi, non des heures ensoleillées où tout se voit, mais celles voisines du crépuscule où quelque chose se laisse deviner. Ils se sont rappelé que c’est une erreur, en art, que de vouloir tout définir, parce que, devant une chose définie, il ne reste plus rien à faire pour l’imagination. L’indéfini, au contraire, est le chemin de l’infini. Telle vallée, tel coteau, telle jetée sur la mer, objet banal si l’on en saisit tous les contours et si l’on en apprécie toute l’économie, devient, à demi voilé par la brume, une chose désirable parce qu’elle est moins possédée, curieuse parce qu’elle est moins connue. Le flou est justement au net ce que l’espoir est à la satiété. Il est l’équivalent, en art, d’une des choses les plus aimées de la vie : cette délicieuse incertitude d’une âme où déjà pénétra l’espoir et où l’assurance n’est pas entrée encore ; où le désir qui commence d’apparaître comme réalisable n’a pas cessé d’être avivé par les obstacles à sa réalisation ; où tout se promet et où rien ne se donne, où tout se devine et où rien ne s’avoue ; où les figures et les paysages et le ciel et la terre et l’amour même apparaissent selon les incertaines suggestions de l’aube, et non selon la sèche définition des midis...


II

Cela suffit-il pour constituer un art ? Supprimer certains défauts de l’image photographique est bien ; mais, pour que cette image soit une œuvre d’art, il ne suffit pas que certains défauts soient supprimés, encore faut-il la présence de certaines qualités. Et avant toutes, la présence pressentie ou reconnue, non d’une machine, mais d’une main d’ouvrier. L’art devra être ici « l’homme ajouté à la machine », — pour parodier Bacon. — Mais déjà nous venons de voir que l’homme n’en était pas si absent qu’on le voulait bien dire, puisqu’une foule de défauts venaient moins encore de son instrument que de sa volonté, et moins de son absence que de son intervention mal dirigée.

Cette intervention, pense-t-on au premier abord, se réduit à fort peu de chose. Choisir le site, placer l’appareil, conseiller des attitudes, graduer le jour, et c’est tout. Ce que la plaque a enregistré, on est obligé de le garder, et ce qu’elle n’a pas enregistré, on ne peut l’y mettre. Tout ce que le photographe peut faire ensuite, c’est de verser plus ou moins d’acide dans son révélateur. Son génie peut se hausser à remplacer le pyrogallol par le fer, ou le papier aristotype par le papier à gros grains. Qu’y a-t-il de personnel dans ce travail ? Où est le sentiment, l’émotion, l’accent qui signe l’œuvre et fait reconnaître l’ouvrier ? Où est le trait qui, dirigé par la main elle-même, résume, synthétise une silhouette, une expression, une attitude, en caractérisant toute une race ou une époque comme le crayon de Gavarni ou de M. Forain ? Où est l’esprit de composition qui rapporte dans la même œuvre des documens pris en des lieux différens ? Où, l’imagination qui crée l’incréé, réalise l’irréel ? Où est cette vision personnelle qui fait que Corot, Rousseau et Millet, devant le même paysage, auraient rapporté trois tableaux aussi différens que des vues de trois différentes planètes, tandis que dix plaques, parfaitement ajustées devant le même site, donneront, entre les mains de dix opérateurs différens, dix images semblables ? Tout cela n’est-il pas absent d’une photographie, si belle soit-elle, comme en sont absentes les couleurs qui, seules, donnent aux choses tout leur relief et toute leur forme, leur distance et leur éclat ?

Ces objections sont fortes ; mais elles le seraient davantage, si elles étaient fondées ; et elles ne le sont pas. D’abord, il, va de soi qu’on ne peut demander à la photographie les qualités brillantes et savoureuses de la peinture, non plus que celles de l’architecture, ou de la musique ou de l’art des jardins... On ne peut la comparer qu’à des choses comparables : au crayon, au lavis à l’encre de Chine ou à la sépia, au fusain ou à la sanguine, voire au camaïeu, c’est-à-dire à toute image en noir et blanc ou en une seule couleur graduée de son ton le plus sombre, presque noir, jusqu’à son ton le plus pâle, presque blanc. Ensuite, on peut bien lui permettre d’être autre chose que la mine de plomb ou la lithographie, sans pour cela lui refuser le nom d’art. Sans quoi il faudrait le refuser aux œuvres de M. Allongé, ou aux dessins de M. Lhermitte, qui n’ont aucun rapport avec un crayon d’Ingres. Enfin, on peut admirer au plus haut point la probité d’Ingres, et la profondeur de Gavarni, et la synthèse de M. Forain, et l’analyse de M. Caran d’Ache, sans pour cela dire que tout l’art du noir et du blanc tient entre le portrait de Thomas Vireloque et la silhouette des huissiers de Doux Pays.

La question n’est donc point de savoir si la photographie possède les mêmes qualités que les autres procédés, mais si elle en possède de quelconques, dignes de leur être comparées ; si le rôle de l’artiste y est assez important pour modifier l’aspect d’une œuvre, c’est-à-dire s’il intervient assez souvent pour qu’il y ait de sa part production et non simplement reproduction, et qu’à la beauté du site qui est à tout le monde, il ajoute celle d’une idée ou d’un sentiment qui ne sont qu’à lui.

Or, en examinant les opérations photographiques, nous trouvons qu’il y intervient, à trois momens différens, d’une façon assez décisive. D’abord, il choisit dans la nature, l’objet à représenter. Ceci a l’air très simple et ne l’est pas du tout. « Dans la nature, disait Corot, il n’y a jamais deux choses pareilles » ; et ses compagnons d’études d’après nature, Bertin et Aligny, lui faisaient un grand mérite de « savoir s’asseoir » mieux que personne. C’est donc une science que de trouver le point juste d’où l’objet doit être regardé, et non seulement le point, mais la saison, l’heure, le temps, la raison d’être du motif :


Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando ?


Car, d’une part, le plus bel objet du monde peut être un médiocre sujet de tableau, s’il n’est pas vu sous l’angle voulu, au moment esthétique, et d’autre part, combien d’admirables sujets dans les plus humbles choses qui nous entourent, si le cœur et les yeux savent les découvrir ! Un chemin courbe, une barrière droite, un toit qui fume, un tronc qui se crispe, une tige qui se penche, une flaque d’eau où le ciel renversé se reflète et tremble avec tout son empanachement de nuages... c’est assez. Tout autour de nous, la nature incessamment peint des tableaux fugitifs, mais délicieux. Il faut non les créer, — ils existent, — mais les voir. « Il est des bonheurs fortuits, dit M. Jules Breton, où la nature fait apparaître un tableau tout fait », et Frédéric Walker, l’admirable peintre de Harbour of Refuge : « La composition n’est que l’art de conserver un heureux effet aperçu par hasard. » Il ne faut pas croire suffisant ni nécessaire d’aller se mettre devant la falaise d’Étretat, ou le château de Chillon, ou la tour carrée de Saint-Honorat, aux îles de Lérins, pour faire un chef-d’œuvre. Le pays le plus « pittoresque » ne fournit aucun sujet à celui qui ne sait pas en découvrir dans les variations incessantes du pays le plus monotone. Savoir voir, c’est un grand point, peut-être le principal. Mais hélas ! combien d’amateurs peintres passent, dans le paysage, à côté du tableau, comme les ambitieux, dans la vie, à côté du bonheur, — sans le voir ! Et ils s’en vont gravement, les uns et les autres, leur boîte à couleurs ou leur hotte à illusions au dos, à la recherche de merveilles lointaines qui ne vaudront point ce qui les attendait, ce qu’ils n’ont pas su voir, à la porte de leur maison...

S’agit-il de figures ? Il en va de même. S’il est vrai de dire qu’ « un problème bien posé est à moitié résolu », il l’est plus encore d’affirmer qu’une figure bien posée est à demi dessinée. Le reste est affaire de sûreté de main et de sûreté d’œil. Mais la composition est affaire de sûreté d’âme et d’initiative originale. Or, le photographe compose. Il dispose, sinon l’image, du moins la réalité. Il ordonne, non les lignes gravées sur ses planches, mais les lignes vivantes devant ses yeux. Pour faire la Source, il ne fallait pas seulement dessiner comme Ingres ; il fallait composer comme Ingres. Le modèle qu’il a employé n’a point pris, tout seul, cette attitude simple, fine et noble, ou, s’il l’a prise, ce n’a été que par un hasard qu’il a fallu préparer et saisir. Le photographe ne fait-il pas la même chose ?

La similitude entre le photographe et l’artiste se voit jusque dans les conseils qu’ils donnent à leurs modèles. On connaît l’horreur habituelle des portraitistes pour les étoffes sans cassures, sans œils de plis. La première photographe artiste d’Angleterre, Mme Cameron, raconte, dans ses Mémoires, une anecdote qui montre que cette horreur était la même chez elle. Les succès de ses portraits de femmes lui valurent un jour la lettre suivante :


« Miss Lydia Louisa Summerhouse Donkins informe Mrs Cameron qu’elle désire poser pour son portrait. Miss Lydia Louisa Summerhouse Donkins est une personne qui possède équipage et, par conséquent, elle peut affirmer à Mrs Cameron qu’elle arrivera dans une toilette exempte de tout chiffonnage.

« Si Miss Lydia Louisa Summerhouse Donkins était satisfaite de son portrait, Miss Lydia Louisa Summerhouse Donkins a une amie qui possède également un équipage et désirerait aussi avoir son portrait. »

Je répondis à Miss Lydia Louisa Summerhouse Donkins que, Mrs Cameron n’étant pas un photographe de profession, regrettait beaucoup de ne pouvoir faire son portrait, mais que, si Mrs Cameron avait pu le faire, elle aurait beaucoup préféré voir cette toilette chiffonnée[1].


On se tromperait si l’on croyait que la composition photographique se borne au portrait ou à une petite scène de genre moderne, vus au jour d’atelier. On a des photographies de scènes historiques, de personnages fabuleux, et dans un clair-obscur saisissant ; on a des sainte Cécile, des docteurs Faust dans leurs laboratoires, des Judith entr’ouvrant le rideau d’où filtre la lumière, des Christs morts, étendus sur la pierre. Nous ne disons point que ce soient des chefs-d’œuvre de tact esthétique, mais ce ne sont point des œuvres à dédaigner. On admire beaucoup, dans le petit salon du palais Doria, à Rome, où se trouve l’Innocent X de Velasquez, deux petits tableaux de Van Honthorst, dit della Notte, qui ne dépassent nullement en audace et en vérité d’effet les photographies nocturnes de M. Puyo : Vengeance et la Lampe file[2]. Les premiers essais de compositions historiques photographiées furent tentés, si nous ne nous trompons, en Angleterre ; et il faut lire, pour se convaincre de l’enthousiasme qui les inspira, les pages où Mme Cameron les a racontés :


Je fis de ma cave à charbon mon laboratoire, et une sorte de poulailler vitré que j’avais donné à mes enfans devint mon atelier. Je mis en liberté les poules, j’espère et je crois qu’elles ne furent pas mangées, et les profits que mes fils tiraient des œufs frais furent supprimés. Mais tout le monde fut sympathique à mon nouveau travail, depuis que la société des poulets et des poules avait été remplacée par celle des poètes, des prophètes, des peintres et de charmantes jeunes filles, qui tous, chacun à leur tour, ont immortalisé l’humble petite ferme.

Un de nos amis intimes se prêta très obligeamment à mes premiers essais. Sans s’arrêter à cette crainte possible que, en posant souvent à ma fantaisie, cela pourrait le rendre ridicule, il consentit, grâce à cette grandeur d’âme qui n’appartient qu’à l’amitié désintéressée, à être tour à tour Frère Laurence avec Juliette, Prospère avec Miranda, Assuérus avec la reine Esther, à tenir un tisonnier comme sceptre et à faire complètement tout ce que je désirais.

Il n’en résulta pas seulement des œuvres pour moi, mais de Prospero et Miranda, il advint un mariage qui a, je l’espère, cimenté le bonheur et le bien-être d’un vrai roi Cophetua, qui, dans Miranda, avait vu le prix, le joyau de la couronne du monarque.

La vue de mon œuvre fut la cause déterminante de ce que la résolution fut traduite en paroles : il s’ensuivit une des plus douces idylles de la vie réelle que l’on puisse concevoir et, ce qui a beaucoup plus d’importance, il en résulta un mariage d’inclination avec des enfans dignes d’être photographiés, comme leur mère l’avait été, pour leur beauté...


Ce dernier trait est bien d’une artiste, et le suivant est digne d’une préraphaélite :


Ensuite, je fus à Little Holland House, où j’avais transporté mon appareil pour faire le portrait du grand Carlyle.

Lorsque j’avais des hommes comme cela devant mon appareil, toute mon âme essayait de faire son devoir vis-à-vis du modèle, en s’efforçant de retracer fidèlement la grandeur de l’homme intérieur aussi bien que les traits de l’homme extérieur. La photographie prise de cette manière a été presque la personnification d’une prière[3]...


On se tromperait encore, si l’on pensait que les grandes scènes de nature et d’académie, comme la Vision antique, sont interdites à la photographie. Qu’est-ce que c’est que cette voiture fermée, qui s’arrête au bord d’une grève déserte, devant un horizon nu, borné par la mer claire où s’allongent de sombres presqu’îles ? Il en descend d’étranges touristes I Des femmes en chiton et en diploïs, qu’on dirait tombées des fresques de la maison des Vettii, ou sorties des stucs des Thermes de Dioclétien, puis un homme portant une boîte à trois pieds, puis un brigadier de gendarmerie... Tout ce monde marche dans les herbes hautes et s’attarde à cueillir des fleurs. Le brigadier de gendarmerie est là pour protéger l’art des curiosités indiscrètes ou des zèles intempestifs des gardes champêtres, des gardes-côtes ou des douaniers. Mais peut-être n’est-il pas absolument esthétique. Il ne figurera pas dans le tableau. Cependant la troupe des figurans s’avance,


L’une emportant son masque et l’autre son couteau,


sous les oliviers, le long des flots, parmi les plantes salifères. C’est un singulier spectacle. Pour la première fois, depuis des temps immémoriaux, les péplums sortent des magasins d’accessoires et flottent à l’air libre. Les calyptres légères ne balaient plus les plan- chers des théâtres, mais s’accrochent aux lentisques et se gonflent sous les brises marines. Les eaux des bassins réapprennent à refléter les plis nobles des anaboles et le vent à s’insinuer dans les tuyaux des flûtes. Mieux que les vieux miroirs de bronze verdi, qu’on conserve sous les vitrines des musées, ces bassins diront aux nouvelles canéphores si elles ajustent gracieusement leurs corbeilles. Ce n’est pas anachronique. En conduisant la figure drapée en plein air, les photographes ont retrouvé la vie antique. Car ce paysage nous a conservé le milieu où se mouvaient les contemporains d’Anacréon. Un piano serait étonné d’être louché par un homme vêtu d’un himation, mais dès que cet homme va sur la grève ou dans les bois, aucun costume ne s’harmonise mieux avec les lignes de la nature. Le cadre reconnaît la figure et lui sourit. Sous l’olivier tarde crescens, au pays du ver assiduum, on ne s’étonne plus de voir revivre les jeux et les fêtes sculptés sur les bas-reliefs. Les potiers des environs font encore des lécythes et des cratères. L’eau dans les vasques chante les mêmes airs qu’autrefois. Puisqu’il y a encore des pins, voici des thyrses ; puisqu’il y a encore des tortues, voici des lyres ; et puisqu’il y a encore des roseaux, voici des syringes. La Vision antique va passer…

Le subtil photographe a choisi le lieu, l’heure, les visages et les costumes : il sait les poses qu’il veut reproduire, le groupe qu’il veut former. Il les a dits à ses modèles et, dans sa tête, le tableau est fait. Il copiera la réalité, quand la réalité lui donnera sa vision, pas avant. Il a calculé la hauteur des têtes sur la ligne d’horizon, la longueur des ombres sur l’herbe, l’angle des rayons du soleil déclinant, le passage de la lumière sur le coude et l’épaule, et les plis que creusera le vent, lorsqu’il s’élèvera, fera flotter le voile et toute la tunique, selon le rythme qu’on observe dans la Victoire de Samothrace, du Louvre. On va, on vient le long des rochers. Vingt fois l’attitude a été prise, puis quittée. Non, ce n’était pas Ariane ! On va abandonner la place, quand, tout d’un coup, sans le vouloir, dans un geste spontané, le modèle a réalisé l’idéal. Durant une seconde, Ariane a été visible, « aux rochers contant ses infortunes ! » Rapide comme l’éclair, le photographe a enregistré sur la plaque sensible ce qu’il a voulu, cherché, préparé depuis des mois, parfois des années… Dira-t-on qu’il n’y a pas eu composition, intervention de l’artiste ?

— Cette intervention ne va guère loin, objectent quelques critiques. Elle tient toute dans le choix du sujet pour le paysage et une espèce de groupement pour les figures, analogue à la mise en scène d’un tableau vivant. — Et quand ce ne serait que cela, serait-ce peu de chose ? Ce dédain est plaisant dans la bouche des critiques d’art qui, d’ordinaire, ne jugent tableaux et statues qu’au point de vue du choix du sujet et de la disposition des personnages, et jamais au point de vue de la facture ! Que l’on compte, dans tel compte rendu de salon qu’on voudra, les pages consacrées à l’anatomie, à la myologie, à la perspective, à la concordance des passages de lumière, à la nature des mélanges pigmentaires, au rôle des dessous, — et qu’on les compare au nombre dix fois plus considérable des pages consacrées à la disposition du sujet, et l’on verra si les critiques ont quelque bonne grâce à tenir pour peu de chose, en théorie, la seule chose, en pratique, dont ils s’occupent, quand ils ont à examiner une œuvre d’art ?

Mais le photographe intervient une seconde fois, et alors pour la facture même. C’est dans le développement du cliché. Comme il a choisi, dans la nature, l’heure et l’effet, il choisit, pour le cliché, la gamme ou le ton général dans lequel se gradueront les valeurs. Tout le monde sait ce que c’est que développer un cliché : c’est le plonger dans un liquide quii fait apparaître peu à peu l’image que contient, en puissance, la plaque sensible. Selon la composition de ce liquide, modifiée pendant l’immersion, on obtient une image plus ou moins dure, où les ombres et les lumières se différencient avec plus ou moins de contraste. Le photographe peut graduer ce contraste et ainsi modifier, dans un sens déterminé, l’effet donné par la nature. Mieux encore, il peut, — bien que ceci soit plus difficile, — rendre telle partie de l’image plus apparente que telle autre, le ciel, par exemple, plus que le terrain, et lui donner ainsi la force et la solidité nécessaires. A cela, d’ailleurs, se borne l’action de l’artiste sur le cliché. Il n’y fuit pas de « retouches ». Mais son rôle n’est pas fini, quand le cliché est développé. Ace moment, le photographe professionnel a terminé son œuvre : il s’en va se laver les mains, et des domestiques, au besoin, tireront les épreuves. L’artiste, lui, prend son cliché et le considère avec attention, mais comme une simple ébauche, que, sous sa direction, l’instrument a esquissée. A lui, maintenant, de faire, de cette étude, un tableau. Le professionnel estime que sa tâche est terminée : l’artiste, que la sienne recommence.

Car c’est dans le tirage de l’épreuve que le sentiment et l’adresse de l’homme vont surtout intervenir et que la puissance directrice prendra sa revanche sur la puissance automatique. Le cliché est dû à la machine ; mais l’épreuve, comme le style, c’est l’homme. Ce l’est à tel point que parfois on ne reconnaît pas le cliché dur et plat dans l’image frissonnante de lueurs et de modelés, que l’artiste en a tirée. Il y a deux photographies dont l’une s’appelle, Étude, l’autre Matin argenté : ce sont deux paysages de roseaux et d’eaux, et de bois et de nues. On les regarde ; on trouve la seconde incomparablement plus belle que la première et l’on passe ; — quand on est averti qu’elles sont du même auteur, M. J.-H. Gear, — cela étonne. Bien mieux, elles représentent le même paysage : Est-ce possible ? Bien mieux, c’est le même cliché ! Et en effet, c’est le même cliché ; mais, — agrandissement, changement de papier, mise en cadre différente, transposition de valeurs, — ce n’est pas la même épreuve. C’est le même canevas, ce n’est pas la même trame ; ce sont les mêmes paroles, mais avec un autre chant. Qu’y a-t-il donc de nouveau ? Un acide ? — Non, un sentiment. — Un corps ? — Non, une âme...

Le seul progrès matériel et technique est l’emploi du papier à dépouillement. On sait que les papiers sur lesquels s’impriment les épreuves photographiques sont de trois sortes : d’abord, les papiers blancs, comme le papier albuminé, qui noircissent spontanément sous l’action de la lumière sans qu’on puisse intervenir autrement que pour arrêter cette action, — Secondement, les papiers au bromure, qu’on commence à développer faiblement dans un bain, puis où l’on intervient pour activer l’apparition de l’image avec des pinceaux pleins du liquide révélateur. — Enfin le papier charbon-velours ou à la gomme bichromatée, qui est un papier coloré, par exemple en brun van Dyck ou en terre de Sienne brûlée, et d’où l’on enlève lentement avec l’eau et le pinceau tout ce que la lumière n’a pas fortement fixé, en laissant tout ce qu’on désire garder sur l’épreuve. L’image vient peu à peu ainsi par dépouillement. Ces derniers papiers se prêtent à un travail très lent. La venue de l’image s’y trouve subordonnée à l’intervention directe de la main de l’opérateur et est ainsi dirigée par une volonté changeante, au lieu de l’être par des lois naturelles et immuables.

On aperçoit tout de suite combien le rôle de l’homme a grandi. Quel être faible, et à quelles humiliantes fonctions était réduit le photographe autrefois ! A partir du moment où le cliché de verre était plongé dans le bain, tout échappait à ses prises. Penché sur ces cuvettes, pleines de vénéneux liquides, il attendait désarmé, impuissant, inactif, que les acides mortels eussent fait leur œuvre. C’était à la fois comique et solennel. Cela s’accomplissait dans la solitude, comme le crime, et dans l’ombre, comme la trahison. A peine la lanterne jetait-elle sur les linges épars des taches rouges qui semblaient de sang. L’homme tournait autour de ses cuvettes, de ses récipiens plats, comme on en voit dans les salles de chirurgie, et rangeait des bocaux blancs, gris, bleus, vert pâle, roses, où l’on hésitait à reconnaître l’attirail d’un coiffeur ou celui d’un apothicaire. Ses yeux ne pouvaient percer l’effrayant mystère où s’élaborait, sans lui, l’image naissante d’un front, d’une joue, d’une prairie, d’eaux, d’insectes, de tiges et de fleurs.

Aujourd’hui, les fenêtres sont entr’ouvertes. L’épreuve ne gît plus dans un bain d’argent ou dans un bain d’or. Elle a été posée sur une planchette, comme une aquarelle. De l’éponge pressée, coulent sur elle des larmes brillantes d’une eau naturelle : sous cette pluie intelligente et radieuse, un visage naît, grandit et s’éclaire. Voici l’épaule nue, voici le col onduleux, voici les cheveux qui se démêlent, voici la ligne du sourcil qui s’arque et le contour des joues qui s’enfle et s’insinue dans le clair-obscur. Lentement, paresseusement, comme un petit enfant qui s’éveille, l’image ouvre la bouche, puis les yeux... L’ombre se décharné et dit son mot ; elle a souri : elle va tout dire, quand l’artiste s’arrête. Il se rappelle le mot si vrai de M. Jules Breton qu’en art « il ne faut pas tout dire. » La poésie est faite d’inconnu. Et ce qui donne aux images leur charme, c’est justement qu’elles ne détruisent point par la parole, — comme hélas ! le font trop souvent les figures réelles, — l’illusion causée par leur beauté et qu’elles nous laissent croire, en demeurant à jamais silencieuses, que leur lumière intérieure vaut leur rayonnement...

L’artiste sort de son atelier ; le grand jour tombe sur l’épreuve, et aussitôt l’on aperçoit tout ce que l’homme y a mis de lui. Elle n’est pas fille du hasard et de la matière. L’esprit a fait plus que la matière, la volonté plus que le hasard. Il y a eu collaboration de l’intelligence et du cœur ; et parce qu’ainsi il a pu y avoir erreur ou folie, il peut y avoir vérité et amour. Et s’il est arrivé que cette image est belle, de quel nom l’appellerons-nous ? Dirons-nous que ce n’est pas là une œuvre d’art, parce que le vocabulaire la nomme photographie au lieu de la qualifier fusain, lithographie ou sanguine, et parce qu’au lieu de tenir entre ses doigts un petit morceau de bois carbonisé, l’artiste a en quelque sorte manié un rayon de soleil ?


III

Les images nées ainsi ont bien été faites au moyen de la photographie, mais elles n’évoquent pas plus l’idée de gélatino-bromure. qu’une eau-forte n’évoque l’idée d’un acide, une sépia l’idée d’un mollusque, ou un fusain l’idée d’une branche d’arbre de la famille des célastrinées... Il y a une vue de Hollande, prise par M. Robert Demachy, qui emmène la pensée bien loin de la ville qui l’inspira et de la machine qui aida à la fixer. Cela s’appelle Eaux mortes : une double rangée de maisons aux pignons pointus et dentelés trempent leurs vieilles murailles dans un canal. Pas un monument n’ennoblit ce canal, pas une figure ne l’anime. Cela est si triste, que l’eau semble faite de toutes les larmes que les générations qui vécurent là ont répandues. Les fenêtres sont closes ou vides comme des yeux qui ne voient pas. Une barque flotte avec une apparence de cercueil. Un escalier descend profondément dans le tranquille abîme, comme un chemin favorable au suicide. Les pointes aiguës des toits reflétés et renversés s’enfoncent dans les eaux, qui ne frémissent même pas, comme des aiguilles sombres dans des chairs inertes. Voilà bien des Eaux mortes ! Eaux qu’aucune pente n’attire, qu’aucun penchant n’entraîne ! Eaux stériles comme est stérile la terre des briques qu’elles baignent ! Eaux figées en une forme définitive, comme l’eau d’un miroir, en leur cadre de pierres ; eaux qui ne se changeront plus en perles pour ruisseler des vasques, ni en filets et rayons pour se dévider de cascatelles en cascatelles ! Eaux muettes qui ne chantent, ni ne pleurent, ni ne grondent, comme celles des fontaines, des bassins ou des torrens ! Eaux sans formes et sans images à elles, qui ne savent que répéter les contours et les couleurs des maisons qui se penchent sur elles, les redire avec le balbutiement des reflets, incapables d’entraîner notre rêve vers des rives meilleures, puisqu’elles nous renvoient impitoyablement notre propre image, l’image de nos rides, de nos ombres, de nos tristesses, et ainsi les doublent au lieu de les dissiper !

Profondes aussi et inoubliables sont les œuvres symboliques et préraphaélites de M. Craig-Annan. Est-ce une photographie que cette grande page intitulée Eleanore ? ou est-ce un rêve venu de la lecture des beaux vers de Tennyson :


As tho’a star in the inmost heaven set
So full, so deep, so slow,
Thought seems to come and go
In thy large eyes, impérial Eleanore...


L’héroïne est debout, les cheveux ruisselans de toute leur longueur à droite et à gauche de la figure ; elle est sur une pente de forêt, parmi des monceaux de feuilles mortes, dont on devine plutôt qu’on ne voit la multitude, qu’aucun mathématicien ne pourrait compter ; et elle émerge, seule vivante et respirante, parmi cette dépouille des bois qui, après avoir caché le ciel, est tombée et cache la terre, frémissante et dorée, quand les arbres, à l’automne, jettent leurs feuilles au sol nourricier et lui rendent ainsi un peu des sucs qu’au printemps, il leur a donnés.

Et, au rebours, quelle évocation de vie trouverait-on plus vivante qu’une certaine petite épreuve du même M. Craig-Annan, intitulée Frères blancs ? Deux moines marchent au soleil, d’un mouvement vif et précipité, vers le même but, sous l’empire des mêmes idées et l’ombre des mêmes chapeaux, leurs cagoules flottantes et ballottantes sous la même poussée d’air, leurs pieds levés, semelles dehors, selon le même rythme, hâtés vers l’église, vers l’école, ou vers le réfectoire. Pas un détail ne distrait l’attention et, des pieds à la tête, on ne sent qu’une ligne de vitesse, qu’un effet de lumière chaude et brutale, et qu’une volonté têtue.

Quelques-unes de ces œuvres ressemblent à des dessins de maîtres presque à s’y méprendre. Il existe un Effet de soir, de M. Brémard, qui rappelle fort J.-F. Millet, et où les taches noires et blanches paraissent reproduire des taches de couleurs. Il y a Sombre clarté, de M. Wilms, qui évoque Turner et le Soir ramène le silence, de M. Colard, qui est un Corot. Ceux qui ont vu les femmes drapées du peintre anglais, Albert Moore, en reconnaîtront un saisissant souvenir dans les photographies de M. René Lebègue, et ceux, plus nombreux, qui admirent, au Louvre, la finesse indécise et le fuyant charme du Portrait de jeune fille, de Flandrin, seront heureux de les retrouver dans un Profil perdu, de M. Maurice Brémard. Dans beaucoup de ces œuvres, on hésite à reconnaître la marque de la photographie. Un portrait de Jeune Hollandaise, de M. Alfred Maskell, est un prodige d’interprétation, en même temps que de vérité. Si l’on disait que c’est un fusain, personne n’affirmerait le contraire. Une vue de la Loire à Saint-Denis-Hors, de M. Henry Ballif, a l’air d’une sanguine, et un Septembre en Normandie, de M. da Cunha, d’une encre de Chine. Les qualités de finesse et d’accent qui caractérisent l’œuvre d’art en noir et blanc se voient encore dans un Brouillard, de M. Sutcliffe, dans des Soldats passant un défilé, de M. Alexandre, dans un paysage Après le coucher de soleil, de M. Bucquet, le président du Photo-Club, dans des paysages de MM. Hannon et Watzeck, dans les effets de sable de Marée basse, de M. de Védrines, dans une Paix d’or sur la contrée, de M. Smedley Aston. Une autre œuvre, curieuse par sa vérité poignante et sa tranquille ironie, est cette rue perdue dans la brume et l’eau, déserte, ponctuée en son milieu d’un cab noir, intitulée Beau temps à Londres, de M. Colard. Il est difficile de donner, en raccourci, une impression plus profonde de cette ville des fumées de l’usine et des fumées du cerveau, de cette ville triste, cette ville mystique et manufacturière, la ville des assommoirs discrets, des tabagies occultes, des lentes consomptions, où seules la vertu et la réforme sortent avec fracas, affirmant la morale par des coups de trombones et des roulemens de tambours...

Si ces photographies nouvelles ont fait au public l’impression que lui font les sanguines ou les fusains, si elles n’ont pu être obtenues que grâce à l’intervention trois fois répétée d’un homme doué de goût et de doigté, quelles sont donc les raisons qui s’opposent à ce que nous les appelions des œuvres d’art ? Nous avouons, pour notre part, ne point les apercevoir très clairement... Il est vrai que cette intervention n’est point aussi longue ni aussi décisive que celle de l’artiste, obligé de dessiner et d’ombrer de sa main, sa toile ou son papier, d’un bout à l’autre. Dans la photographie, toute une partie de son travail est faite par la machine et simplifiée par le procédé. Mais depuis quand juge-t-on de la valeur artistique d’une œuvre par la difficulté du procédé ? Parce que le pinceau trempé dans l’encre de Chine nous fournit plus vite le ton du ciel ou du terrain que le fusain, faut-il dire que, nécessairement, le premier procédé est moins artistique que le second ? Et parce que le fusain, aidé de l’estompe, simplifie cent fois, pour tonaliser un ciel ou ombrer et masser des arbres, le travail sec et dur de la mine de plomb, faut-il dire qu’un beau fusain est moins une œuvre d’art qu’un papier noirci de hachures pour le ciel et de « beau feuille » à la mine de plomb ? A quelle étrange conclusion ainsi l’on arrive ! Et mieux encore, parce que le dessinateur, comme était M. Berlin, obtient plus vite son effet sur un papier bleuté qui lui fournit un ton général tout préparé, faut-il dire qu’il est moins un artiste que celui qui passe des heures à couvrir tout un papier blanc du fin réseau de ses pattes de mouches ? Eh bien, ce que le papier teinté, le fusain et l’estompe font pour simplifier le travail de l’artiste, l’objectif le fait dans une beaucoup plus large mesure. Voilà tout.

L’intervention du photographe, à la vérité, n’est point souveraine. Il ne peut qu’influer sur les lignes et les tons, non les créer. Il lui faut compter avec un agent chimique, qui joue un rôle prépondérant dans le développement du cliché et la venue de l’image. Mais l’acide n’en joue-t-il pas un très grand aussi dans la préparation d’une eau-forte ? Est-ce que, là aussi, il n’y a pas collaboration d’un agent chimique et inconscient ? Le graveur, aquafortiste ou autre, sait-il exactement l’image que donnera son œuvre, quand ce collaborateur y aura passé ? Ecoutons plutôt M. Bracquemond : « Lorsqu’un graveur creuse des tailles sur une planche métallique, avec un burin ou à l’aide d’un acide,... il ne connaîtra la profondeur et, par suite, la valeur de sa taille que par l’état que lui fournira l’impression de sa planche. » — Regardez le Portrait d’un graveur par M. Mathey, qui est au Luxembourg, considérant la large feuille humide encore. Quel regard inquiet, attentif, scrutateur, il attache à son papier courbé, tenu au bout de ses bras nus, tandis que sur un coin de la machine, gît sa cigarette oubliée, éteinte !... Il semble satisfait, mais il a eu peur ! C’est qu’il y a des hasards, des imprévus, comme il y en a, d’ailleurs, en aquarelle bien plus que les aquarellistes ne veulent le dire, et jamais cependant la collaboration de ces acides, ou cet imprévu de la tache aqueuse — si utile parfois et si savoureuse ! — n’ont empêché d’appeler ces hommes des artistes !

On dira encore : — Une œuvre d’art est un exemplaire unique de la pensée ou du sentiment d’un artiste. Du moment qu’on en peut tirer des reproductions à l’infini, comme on fait les épreuves d’un même cliché, elle perd cette qualité précieuse et devient un objet de confection. — Mais croire qu’on peut tirer un nombre indéfini d’épreuves artistiques d’un même cliché, c’est une erreur de fait. En réalité, chaque épreuve que l’artiste obtient par dépouillement sur un papier teinté à la gomme bichromatée est une épreuve unique. Il échoue plusieurs fois. quand il en a obtenu une bonne, il est rare qu’il recommence. S’il recommence, il obtient autre chose que l’exemplaire déjà produit. C’est une réplique, si l’on veut : ce n’est pas un duplicata. Bien plus qu’une gravure à l’eau-forte, une photographie de M. Demachy est un exemplaire original.

Enfin, c’est également une erreur que de croire que, devant la même réalité, les artistes dont il est question ici seront contraints par leurs machines à produire les mêmes images. L’empreinte personnelle qu’ils mettent à leurs œuvres est telle que la plupart du temps elle dispense de lire la signature ; et, après quelques visites à leurs expositions, on ne confond pas plus une photographie de M. Demachy avec une autre de M. Puyo, ou une troisième de M. Craig Annan avec une quatrième de M. Le Bègue, qu’on n’est tenté d’attribuer un paysage de M. Montenard à M. Harpignies, ou une nymphe de M. Bouguereau à Sir Edward Burne-Jones.

Cette empreinte personnelle est même le grief le plus vif des professionnels de la photographie contre les amateurs. Ce n’est point là, disent-ils avec mépris, de la photographie pure : il y a des retouches ! Mais, quand ce reproche serait mérité, il ne saurait influer sur le jugement qu’au point de vue artistique on doit porter. L’impression est-elle esthétique ? qu’importe comment elle est obtenue ? Nous aussi, nous avons horreur de la gouache en aquarelle. Mais la raison est que la gouache alourdit ce qu’elle touche, et qu’en fin de compte, elle est moins artistique que l’aquarelle « franche ». Si, par hasard, on nous montre une gouache plus légère qu’une aquarelle, nous n’hésiterons pas à l’admirer, sans reprocher à l’artiste le blanc dont il s’est servi. Pareillement, d’où vient l’horreur très justifiée de certains amateurs pour les retouches en photographie ? De cette observation très juste que les retouches alourdissent l’épreuve, empâtent les contours, tranchent violemment sur tout le reste des tons francs, et ainsi rompent l’homogénéité de la facture photographique. Mais s’il arrive que les retouches n’empâtent point, ne tranchent point, et s’harmonisent si parfaitement avec le reste qu’il soit impossible de dire où, au juste, la retouche a porté, la raison de l’horreur qu’on en avait disparaît, et la retouche est légitime.

En fait, dans les œuvres nouvelles, il n’y a pas de retouches, si l’on entend par ce mot la peinture sur le verre du cliché, ou le coup de crayon sur la gélatine ; procédés très usités par les professionnels de la photographie, et auxquels nous devons ces blancs mats et pesans, ces peaux parcheminées que la foule admire à tant de vitrines de nos boulevards. Ce qu’il y a, dans les œuvres nouvelles, c’est le travail de l’épreuve. Or ce travail ne produit aucun des heurts de la retouche ; il est aussi harmonieux et homogène, dans sa facture, que le travail du lavis, de l’encre de Chine, de la sépia ; et, comme on ne saurait reprocher à ces œuvres-là des retouches, attendu que tout y est retouches en effet, on ne peut les reprocher, non plus, aux nouveaux essais de photographie.

Mais s’ils ressemblent tant à d’autres procédés d’art, pensera-t-on encore, à quoi bon un procédé nouveau ? Et on aurait raison de parler de la sorte si la photographie n’avait pas certaines qualités qui lui sont propres. Mais elle en a. D’abord, lorsqu’elle est dirigée par un goût prudent et une fine entente des altitudes, elle dessine admirablement. La fidélité de l’objectif, qui était un défaut avec des modèles vus de trop près, ou trop également éclairés, ou noyés dans les accessoires, devient une qualité, quand le champ de la vision est bien délimité, l’effet large, les lignes longues, souples, simples, à peine profilées sur le fond et bien suivies. Il y a une photographie de M. Puyo, représentant une Pénélope penchée sur sa tapisserie, où la courbe des cheveux, de la nuque, des épaules et de la ligne dorsale est telle qu’Ingres n’eût pu l’infléchir d’un crayon plus sobre et plus sûr. Certaines académies photographiées en plein air, sous le soleil de Sicile, à côté de restes de bas-reliefs où sont sculptés des héros et des dieux, se profilent selon un rythme si pur qu’on hésite entre le galbe du héros sculpté et celui du berger vivant venu, deux mille ans après, s’asseoir sur le sarcophage vide où l’art les réunit.

Ensuite, la photographie est capable d’un modelé infiniment nuancé, souple et caressant. L’estompe, seule, parmi les procédés de noir et de blanc, peut approximativement l’indiquer. Il ne s’agit point ici de nier la supériorité d’une nerveuse eau-forte ou d’une fine gravure ; mais n’y a-t-il pas certaines transitions insensibles de lumière à ombre, évoluant sur les plans inclinés des figures, sur des polyèdres de chair, certaines ombres dolce e sfumose, comme dirait Léonard, « exhalées sur le papier » selon le mot de Ruskin, où la photographie est sans rivale ? Pour rendre en blanc et noir ce qui, dans la nature, se rapproche des figures du Vinci, combien il est difficile à un autre procédé de rivaliser avec la photographie ! Là où le burin et le crayon procèdent par petits traits différens, et par conséquent désunis et heurtés, elle agit par teintes liées, continues, uniformes de texture, mais graduées à l’infini ; elle unit les méplats de la chair par sa facture, en même temps qu’elle les distingue par ses tonalités, — comme la nature le fait elle-même. — Précisément parce qu’elle ne peut donner un accent, c’est-à-dire un arrêt brusque, elle est supérieure au crayon quand il faut passer, sans heurt, du grave au doux et de la nuit au jour. Le trait a de grandes qualités idéographiques. On donne l’idée d’un corps par sa silhouette et sa délimitation dans l’espace : on ne le montre pas dans son essence. Dès que le dessinateur veut remplir l’espace délimité, la « silhouette », il sent l’imperfection de son outil. C’est une boutade d’Ingres, que de dire « que la fumée même doit s’exprimer par le trait. » En réalité, la fumée ne peut s’exprimer que par le ton. Et toute ombre est plus ou moins fumée. Ce n’est donc pas avec le trait seul qu’on peut ombrer une figure ; et, tant pour la délicate gradation du ton que pour l’impeccabilité du contour, il faut bien reconnaître la supériorité de la photographie.

Enfin, la photographie, mieux que le plus agile crayon au monde, surprend certains effets précieux, mais insaisissables, soit par leur multitude, soit par leur brièveté : un nuage qui passe dans le ciel, un troupeau qui passe sur la terre, une armée ondulante au gré des reliefs et des creux des vallons, le fouillis mouvant d’une bataille de fleurs, la complexe furie d’une meute coiffant un sanglier, le déferlement des vagues sur un récif ou encore le cumulus des vagues qui roulent lourdement vers le rivage, le stratus des courans qui se forment dans la mer et le fin cirrus des traces que chaque flot, sculpteur habile et patient, laisse au sable de grèves qu’il a habitées… Et le multiple fléchissement des ailes des colombes qui viennent, d’un tournoiement souple, se poser à terre, comme ces âmes que Dante vil attirées par son cri miséricordieux, et le fugitif plissement des fossettes d’une femme rieuse, et le rapide serrement des muscles d’un homme surpris, et les remous d’une foule, — tout ce que le vent, l’orage, la gravitation, le feu, l’espoir, la colère, le plaisir, font fléchir, agiter, tomber, flamber, secouer, contracter ou sourire !… Combien souvent le dessinateur a regretté de ne pouvoir saisir l’envolée subtile d’un geste, l’agencement inédit d’un groupe, le miroitement rare d’un coup de lumière ! Il y a donc des raisons pour qu’un artiste, devant certains effets, prenne parfois l’objectif, au lieu de prendre le crayon ou le pinceau à lavis. Moins souple sous certains rapports, c’est un instrument plus délicat sous d’autres et toujours plus rapide. On ne saurait pas plus le taxer d’inutile que d’impropre à rendre une pensée. Il ne peut remplacer les autres procédés, mais les autres ne le remplacent pas[4].


IV

Où tend ce mouvement d’art en photographie et quelle crainte ou quel espoir pour l’idéalisme doit-il nous donner ? Pour le bien démêler, et quelle évolution singulière il marque dans l’esprit de ses auteurs, il faut se rappeler ce qui l’a immédiatement précédé. Il y a quelques années, nous avons vu de savans photographes, armés d’une grande quantité de documens, venir vers nos artistes et leur enseigner leur métier. Ils avaient inventé, pour surprendre la nature, des instrumens très astucieux et très prompts : des disques percés de fenêtres qui tournaient très vite et vous prenaient des centaines de vues successives d’un homme avant qu’il eût dit : ouf ! puis des boîtes où ils enfermaient des guêpes dont ils avaient doré le bout des ailes pour enregistrer la trajectoire qu’elles décrivaient en volant ; des revolvers et des fusils à objectif qu’ils braquaient sur les oiseaux, — ils l’eussent fait sur des anges ! — non pour les tuer, mais pour savoir quels mouvemens disgracieux ils faisaient dans les airs et pour ôter ainsi à leurs images plus que la vie : la beauté ! En guise de gibecière, ces étranges chasseurs portaient, en bandoulière, une boîte « à escamoter », contenant des plaques de rechange. — Déjà, un médecin de Boulogne avait imaginé de photographier les manifestations des divers sentimens humains qu’il obtenait artificiellement par des applications électriques sur la face insensible d’un malheureux malade d’hôpital, et il avait ainsi démontré que le Laocoon du Vatican ne remuait point du tout les muscles qu’il fallait pour exprimer la douleur. — Nos chronophotographes, eux, démontrèrent de même que, chez les grands maîtres, les chevaux n’avaient jamais galopé congrûment, ni les hommes couru avec vérité, ni les femmes dansé avec sincérité, et certainement pas une colombe venant vers l’arche, ni un Saint-Esprit planant sur Dieu le père, ni un archange, ni un séraphin, ni un chérubin voletant dans nos vieilles peintures ne pouvait résister à leurs redoutables investigations. L’art avait ignoré le mouvement : la science allait le lui expliquer.

Quelques artistes écoutèrent ces suggestions, et aussitôt tout s’arrêta. On ne vit plus que des chevaux dans des attitudes dïmmobilité absolue et un peu ridicule, des hommes plantés sur un pied, des oiseaux en plomb, encapuchonnés dans leurs plumes. Rien de plus faux ne parut sur les toiles ou sur les socles que cette scientifique et photographique vérité. On s’étonna, on s’indigna, on discuta longuement. Enfin, on s’avisa d’une idée assez simple : c’est que la science est une chose et que l’art en est une autre ; et que, s’il y a une vérité pour l’esprit, il y en a une autre pour les yeux qui n’est point la même et qui, en art, importe seule. Fromentin et bien d’autres l’avaient dit, mais il paraît qu’il est des évidences qu’il faut qu’on découvre et des portes ouvertes qu’il faut qu’on enfonce.

Ici, la vérité de la science est une vérité de détail ; la vérité de l’art est une vérité d’ensemble. Quand le chronophotographe nous apporte une épreuve où il a noté l’une des mille phases dont se compose un mouvement, nous lui répondons : « Ceci est une partie du mouvement, — ce n’est pas le mouvement. Il est très vrai que, dans un mouvement, il y a l’attitude que vous avez découverte, mais il est non moins vrai qu’il y en a des centaines d’autres et que c’est la résultante de toutes ces attitudes, — chacune immobile durant un instant de raison, — qui forme ce qu’on appelle le mouvement. Mes yeux ne perçoivent qu’un ensemble ; votre appareil ne perçoit qu’une partie. Qui décidera qu’il perçoit la vérité, et que ce sont mes yeux qui sont dans l’erreur ? Qui décidera que la vérité d’ensemble ne signifie rien et que rien ne vaut hors la vérité du détail ? Dire qu’on voit mal parce que, dans un mouvement, on voit un ensemble d’attitudes, cela revient à dire qu’on entend mal parce que, dans un orchestre ou dans un chœur, on n’entend qu’un ensemble de sons ? Mais le plan du musicien a été que vous entendiez l’ensemble des sonorités. Pourquoi le plan de la nature ne serait-il pas que vous voyiez l’ensemble du mouvement ? Que penseriez-vous d’un savant venant, au moment où nous écoutons un chœur, à l’Opéra, nous dire : « Voici un instrument très précieux qui va vous permettre d’entendre, non plus l’ensemble de cette musique, mais chaque voix et chaque instrument l’un après l’autre. Entendez cette voix, elle fait : ah ! ah ! ah ! et celle-ci : oh ! oh ! oh ! et cette autre, un son filé... Maintenant vous connaissez ce chœur. Vous n’en aviez, auparavant, qu’une idée confuse et erronée. C’est la grossièreté de votre ouïe qui fait que ces sons se confondaient en un tout que les ignorans appellent harmonie. Dissociez chaque partie et vous aurez le vrai sens de cet opéra... »

Ainsi du mouvement. L’œil de l’objectif instantané est comme une oreille qui n’entendrait qu’une partie à la fois dans un orchestre. Il voit très bien une des altitudes successives dont se compose un geste, mais il ignore le geste et accomplit ce prodige de saisir, dans le mouvement, l’immobilité ! Une preuve topique nous est donnée par la photographie instantanée d’une roue de voiture. L’œil humain, en voyant une roue, s’aperçoit fort bien si elle tourne ou non. L’instantané, lui, n’en sait rien. Que la roue tourne avec la vitesse d’un phaéton traîné par un cheval au grand trot, ou bien qu’elle soit immobile dans la remise, l’appareil instantané nous en donne exactement la même image[5], Comme il va aussi vite, plus vite même que la roue, elle lui semble toujours immobile. Ce tremblement, cette confusion des lignes des rais qui avertissent nos yeux n’existe point pour lui. Il n’en compte que mieux les rais de la roue, mais il oublie qu’elle tourne. Il perçoit bien une vérité, mais il y a une autre vérité qu’il ne perçoit pas ; — et c’est justement celle dont l’Art a besoin.

C’est que l’objectif voit autrement que notre œil. Il est tantôt plus et tantôt moins perspicace. Il détaille parfois mieux et confond parfois bien davantage. Il découvre, avant le médecin, des taches d’éruption sur un visage qui paraît sain, mais il commet les plus lourdes bévues sur la qualité des étoffes. Comme le dit très bien M. Puyo : « Son analyse implacable reste superficielle et s’en tient aux apparences ; bien plus, ces apparences mêmes, l’objectif tend naturellement à les magnifier et bonnement, il se laisse éblouir par l’éclat faux des strass, par les reflets trompeurs des satinettes et des velours de coton... C’est ainsi que, par une réunion patiente de laissés pour compte et de coupons avariés, le photographe peut rassembler sans grands frais des décors et des costumes qui prennent sur ses épreuves un aspect véritablement somptueux. » Admirable pour déterminer les inflexions de l’aile d’un macroglosse ou de la nageoire d’un hippocampe, la plaque photographique ne peut nous renseigner, aussi bien que l’œil, sur la tonalité de l’air où vole cet insecte, ni de la mer où vit ce poisson. Et c’est précisément parce qu’elle est, selon le mot de Janssen, « la rétine du savant » qu’elle n’est pas celle de l’artiste.

Aujourd’hui, les photographes l’ont compris. M. Puyo avoue, à propos de la mise au point, que « l’œil a une faculté d’accommodation très supérieure à celle de l’objectif. » Ces novateurs abandonnent les prétentions des chronophotographes. Ils ne veulent plus que la machine enseigne l’œil. Ils contrôlent les résultats de la machine avec l’œil et repoussent ceux que l’œil n’approuve pas. Ils ne prétendent plus réformer les lois de l’esthétique : ils ambitionnent de s’y soumettre. M. Alfred Maskell, qui est le chef de la jeune école en Angleterre, le dit expressément : « Notre mouvement peut être considéré comme une tendance à traiter les sujets en concordance avec la pratique des autres arts graphiques. » — « Il ne faut pas, déclare M. Robert Demachy, avoir une esthétique particulière pour la photographie et une autre pour la gravure et le dessin. » — MM. Bergon et Le Bègue ajoutent : « Il nous paraît que l’étude de l’esthétique est la préparation indispensable à tout travail. Le photographe va composer comme s’il devait dessiner ou peindre au lieu de photographier. » En ce qui concerne les attitudes fournies par la chronophotographie, M. Puyo ne parle de retenir que celles qui sont « douées de qualités esthétiques. » Cela nous montre assez quelle évolution s’est faite chez les photographes et dans quel sens le mouvement nouveau est dirigé.

C’est dans un sens idéaliste. On ne peut en douter, quand on lit les écrits des novateurs. On le peut encore moins, quand on regarde leurs œuvres. Avoir introduit le sentiment et la pensée dans une opération autrefois automatique ; avoir transformé en un art ce qui était une industrie ; avoir décidé que l’esprit devait diriger la matière, au lieu de se laisser enseigner par elle ; avoir inventé la photographie dirigeable, c’est déjà une entreprise idéaliste. Mais les novateurs sont allés plus loin dans ce sens. Voyant que leurs œuvres valaient surtout par ce qu’ils y avaient mis d’eux, et sentant que, selon le mot de Ruskin. — « Si ce n’est pas un plan humain que vous cherchez, il y a plus de beauté dans l’herbe le long de la route, que dans tout le papier noirci par le soleil que vous rassemblerez durant toute la durée de votre vie », — ils ont hardiment soumis leur vision à un plan très caractérisé. Dans leur effort pour se dégager de l’imitation servile, ils ont retrouvé l’audace des parti pris d’ombre et de lumière, la volonté des effets d’ensemble, qui manquent à nos impressionnistes. Beaucoup de leurs paysages sont traités par grandes masses, le premier plan largement ombré, la lumière repoussée au second, et toutes les petites lueurs reflétées, délibérément noyées dans l’ensemble, afin d’obtenir un effet franc et général. Il existe un Potier, de M. Declercq, que par son violent parti pris d’ombre diffuse et de saisissante clarté ramassée en un seul point, on dirait une eau-forte de Rembrandt, Le magnifique portrait de Ruskin par M. Frederick Hollyer, où, seul, l’extrême profil de l’esthéticien est tiré de l’ombre par la lueur de la fenêtre, accuse, chez le photographe, un plan préconçu d’éclairage caractéristique. Le papillotement impressionniste est proscrit, M. Puyo l’avoue : « La direction des faisceaux de lumière qui éclairent une figure peut être quelconque, mais leur intensité relative doit obéir à une loi : il faut que l’un des faisceaux employés soit nettement dominant en intensité et que tous les autres lui soient nettement subordonnés. »

Avec la dispersion de l’effet, l’école naturaliste enseignait l’inutilité ou l’indifférence du sujet. Là encore, les nouveaux photographes sont amenés, par les conditions mêmes de leur art, à une réaction dans le sens classique. Ne pouvant compter autant que les peintres sur leur imagination, ils en viennent à chercher la beauté dans la nature elle-même. Ne pouvant espérer l’atteindre uniquement par l’interprétation, ils la veulent d’abord dans l’objet interprété. C’est, non plus seulement à leurs rêves, mais à la réalité, qu’ils demandent d’être une chose belle. Le sujet redevient alors tout de suite digue de considération. Il ne s’agit pas ici du « sujet », tant méprisé par les novateurs d’il y a vingt ans, et méprisé avec raison, si l’on entend par là l’histoire bouffonne ou sentimentale, le « site » numéroté par les guides, où d’ingénieux industriels tiennent à la disposition des touristes une chaise, une lunette d’approche et du soda. Il s’agit de ce que M. Jules Breton appelle très justement le « sujet esthétique », une puissante ordonnance de nuages sur la mer, comme dans une photographie de M. Origet, une symphonie de branches emmêlées pour résister au vent et tendues vers le ciel pour prendre dans l’air leur nourriture, comme on en a vu dans les photographies de M. Dardonville, Etang du parc de Rambouillet, et de Mme Dansaert, At Home ; un groupement gracieux de jeunes filles et de jeunes fleurs, tel que le tableau de Mme Farnsworth exposé jadis sous ce titre : Quand le printemps arrive souriant dans le vallon et sur la colline...

Ce sujet, ils le veulent nettement déterminé, congruent en toutes ses parties et, pour ainsi dire, organique. Comme ils pourront bien retrancher l’inutile dans ce que leur fournit la nature, mais non pas y ajouter le nécessaire, il faut que cette nature soit plutôt trop riche en intérêt que trop pauvre. D’ailleurs, si ce sujet riche est touffu, ils marquent leur intervention d’artistes en le simplifiant. M. Puyo parle de l’ « unité du motif », et se courrouce contre « les détails qui sollicitent le regard en dehors du centre d’intérêt. » Il traite de « l’équilibre des lignes », des « rappels nécessaires. » On croirait entendre un pur classique de l’école de Winckelmann. L’étude prolongée, non des livres, mais de la nature, ramène ces photographes aux lois générales qui régirent jadis l’école, et non point parce que ce sont des règles, mais simplement parce que ce sont des nécessités, « Ces lois de la composition, disent-ils, n’ont rien d’arbitraire ; quand nous songeons aux conditions que doit remplir toute œuvre d’art et que nous apparaissent aussitôt les idées d’unité, d’ordonnance, de subordination, n’est-ce pas le rationalisme grec et notre conception unitaire du monde qui nous imposent ces lois générales ? Pareillement, l’idée d’équilibre, qui la fait naître, sinon le sentiment intime que tout obéit à la loi de la gravitation ? D’où l’emploi général, dans la composition, de la forme triangulaire, le triangle étant de toutes les figures celle dont le centre de gravité est le plus bas. Enfin, les règles qui président à l’harmonie des tons et à leurs liaisons et imposent l’usage des rappels, découlent de l’idée de relation et de l’impuissance des organes à juger autrement que par comparaisons successives. »

Ainsi, tout doucement, tout silencieusement, ces hommes armés d’une machine conspirent pour l’idéal classique des anciens jours. Ils n’ont point fait de hardis manifestes, ni proclamé la déchéance d’aucun art. Leur affiche représentait seulement une femme laissant tomber de pâles fleurs de tournesols. « Nous ne réclamons nullement le titre d’artistes, disaient-ils en 1896 ; le public, habitué aux choses d’art, saura bien nous le décerner de lui-même, s’il trouve que nous sommes arrivés à le mériter. » Dans leurs longues et laborieuses contemplations en face de la nature, ils n’ont pas rêvé les grandes jouissances de la gloire. Ils n’ont pas cherché l’argent. Ils n’ont cherché que le plaisir ; et le plaisir, rappelons-nous-le bien, a donné plus de belles œuvres à l’art que l’ambition, — le plaisir modeste, intime et muet que cherchaient les Millet et les Rousseau dans les sentiers de Barbizon. — Ils aiment la nature : ils écoutent ce qu’elle dit, et elle leur dit parfois ce qu’elle ne dit pas à d’autres. Après la grande moisson faite par les paysagistes du siècle, ils viennent, se courbant et ramassant des glanes. Mais, des glanes des champs, on peut encore se nourrir, et mieux que des fleurs artificielles, quattrocentistes ou cinquocentistes cueillies dans les ateliers...

Ces artistes n’ont rien de mystérieux : ils dévoilent et jettent à la foule tous leurs secrets et toutes leurs recettes. Les prend qui veut ! Mais peu les prennent, et moins encore en profitent. Car ce n’est pas leurs papiers et leurs ingrédiens chimiques, et leurs écrans et leurs lampes au magnésium, qui font leur supériorité, c’est leur éducation esthétique et c’est leur goût. Pas plus en art qu’en armes, il n’est de « botte secrète ». Ce sont les procédés les plus simples et les plus connus qui mènent le mieux au but qu’on veut atteindre ; le secret n’est point dans une combinaison de recettes soigneusement tues et dont on peut donner ou ne pas donner la formule : il est dans la tête, il est dans l’œil, il est dans la main, il est dans le cœur. Et s’il fallait une preuve de plus que ce ne sont nullement des procédés nouveaux, mais bien de nouvelles intentions qui créent ces belles œuvres photographiques, on la trouverait dans ce fait que, parmi tant de milliers de photographes qui couvrent la surface de la terre, il n’en est guère plus de dix ou douze en France et d’une trentaine à l’étranger qui aient, jusqu’ici, produit des épreuves comparables à des œuvres d’art. Et combien chacun en produit-il ? A peine, par an, une ou deux qui vaillent la peine d’être citées. Cela doit rassurer les artistes ; et ceux-ci feraient sagement en ouvrant les portes de leurs expositions de blanc et de noir aux chercheurs modestes et enthousiastes qui s’acheminent, par des voies différentes, au même idéal.

Quand on se promène dans la longue galerie des Candélabres du musée des Antiques, au Vatican, si on lève les yeux au-dessus des têtes d’Hermès et de Furies, des Silènes et de Mercure psycopompe, et de la Diane d’Ephèse aux seize mamelles, et du Satyre enlevant une épine du pied d’un Faune, et si l’on regarde les plafonds peints durant le présent pontificat, on aperçoit une allégorie singulière. Les Sciences et les Arts, représentés par des figures ornées d’attributs, font hommage de leurs progrès à la Religion. Et parmi ces figures, en bonne place, est la Photographie tenant son horrible machine, appelée objectif. On reste un peu surpris, non seulement qu’un Torti ait succédé pour décorer les plafonds du Vatican à un Raphaël et à un Michel-Ange, mais que la déesse allégorique du collodion ou du gélatino-bromure se carre à la même place où l’on a vu, dans la Sixtine, les Sibylles et les Prophètes. Puis on se souvient des vers de Léon XIII, adressés à la princesse Isabelle de Bavière, sur l’Ars photographica :


Imaginem
Naturae Apelles æmulus
Non pulchriorem pingeret ;


et l’on se demande si ce qui paraît une hyperbole aujourd’hui ne sera pas une vérité demain. Ce que nous avons vu, dans les expositions, n’est peut-être pas encore suffisant pour le prédire, mais c’est plus qu’il ne faut pour l’espérer.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Mme Cameron, Annals of my glass-house.
  2. Voir l’album de l’exposition d’art photographique de 1896. publié par le Photo-Club de Paris, et les Notes sur la photographie artistique, de M. Puyo, 1896.
  3. Annals of my glass-house.
  4. On a vu, par exemple, à l’Exposition du Photo-Club un Soir avant l’orage sur le lac Léman, de M. Verjus, où l’imitation des losanges formés par l’eau était très exacte, ainsi que la sensation du lointain et l’étude des nuages. De même, il fallait un objectif pour saisir dans leur multiplicité les moirures des sables dans la Plage au pays de Galles, de M. Karl Greger et les mouvemens instantanés des Nègres plongeant dans la première cataracte du Nil, de M. Robert Miraband.
  5. Voir, par exemple dans l’Annuaire général et international de Photographie pour 1896, la Diligence à Llandudno, négatif de M. Edgar Pickard, et l’épreuve d’une voiture passant sur la place de la Concorde, p. 64.