La Philosophie spiritualiste et la renaissance religieuse

LA PHILOSOPHIE


ET


LA RENAISSANCE RELIGIEUSE.




On répète volontiers partout que la philosophie s’en va. S’agit-il de savoir si elle est plus ou moins coupable, on discute un peu ; mais on ne discute pas pour déclarer qu’elle est désormais parfaitement inutile. Juste ou non, l’arrêt est spécieux pour qui n’observe l’esprit général de notre temps que dans ses manifestations les plus éclatantes. Quels sont en effet, depuis un demi-siècle, les phénomènes sociaux qui frappent tous les esprits ? Le premier que je veux signaler, c’est l’immense développement des intérêts matériels, phénomène d’autant plus remarquable qu’il a sa racine dans les élémens mêmes de la société moderne, telle que l’a faite la révolution de 89. Oui, qu’on s’en afflige ou qu’on s’en réjouisse, il faut dire avec un illustre orateur de la restauration que la démocratie coule à pleins bords. À tous les degrés de la vie sociale, c’est une aspiration ardente, unanime, infatigable, vers le bien-être et l’aisance, vers la richesse et le luxe, vers l’influence et le pouvoir, en un mot vers tous les biens de ce monde. Voilà un premier fait, aussi manifeste que la clarté du jour, et qui semble indiquer dans l’âme de notre société moderne des dispositions peu philosophiques. Que faut-il à une société éprise de bonheur matériel, passionnée pour les travaux et les avantages de l’industrie ? Des ingénieurs, des physiciens, des chimistes, tout au plus quelques mathématiciens : elle n’a que faire de philosophes. Voulez-vous vous enrichir ? défiez-vous de la métaphysique. À quoi bon lire Platon ? il ne vous apprendrait pas l’art d’amasser des richesses, et puis, prenez garde à cet enchanteur, il pourrait bien vous les faire mépriser.

Le second phénomène que j’ai dessein, non plus seulement de constater, mais d’approfondir, c’est ce besoin impérieux qui se manifeste surtout dans les âmes éprouvées par les mécomptes de la vie, — le besoin de trouver au-delà du monde visible l’objet d’une adoration sans trouble et d’un amour sans illusion, d’y chercher le secret de la destinée humaine, ou tout au moins de donner quelque pâture à l’imagination, saisie de curiosité et d’effroi en face des mystères de la mort. Qui ne connaît de telles inquiétudes ? Elles se rencontrent dans les hommes de tous les temps, parce qu’elles sont la vie même de l’humanité ; mais le sentiment qu’elles produisent a pris de nos jours un développement si puissant, qu’il n’y a pas un philosophe, pas un homme d’état, pas une tête pensante, qui n’en ait fait le sujet de ses réflexions. Ce phénomène social a pris un nom : il s’appelle la renaissance religieuse.

S’il s’agissait ici d’un accident fugitif, d’une de ces fièvres ardentes et passagères, trop communes en notre mobile pays, il n’y aurait pas à s’en préoccuper ; mais non, le mouvement religieux n’est pas un événement d’hier : il ne date pas de la fin du dernier règne, il ne date pas de la restauration, il ne date même pas du concordat. Quand les mains du premier consul entreprirent de relever l’autel, il s’était déjà relevé tout seul dans le cœur des peuples, et du jour où la France put faire entendre une voix que la terreur avait glacée, elle invoqua Dieu.

Nous savons ce qu’on peut objecter ; nous ne perdons pas de vue les oppositions que la foi renaissante a soulevées et les intermittences qu’elle a subies. L’empire, d’abord si favorable à l’influence religieuse et tant caressé par elle, finit par la traiter assez rudement, et après les ivresses et les folies des ultramontains de la restauration, un retour d’opinion très énergique parut envelopper la religion même dans le décri de quelques-uns de ses ministres ; mais que signifient ces temps d’arrêt et ces déviations apparentes ? Il en est du mouvement religieux de la société nouvelle comme de son mouvement démocratique. Quand vous voyez un fait se produire au sein d’une grande société, durer tandis que tout passe, croître alors que tout décline, survivre à dix révolutions politiques, tour à tour favorisé ou combattu par le gouvernement et les partis, mais toujours debout, et après les tempêtes les plus formidables reparaissant avec une puissance, une sève et une vitalité nouvelles, — tenez pour certain qu’un tel fait a sa cause plus haut que la volonté de l’homme, et qu’en nier la portée, c’est nier une loi du monde moral et s’inscrire en faux contre un arrêt de la Providence.

Nous aurions moins de peine à comprendre l’aveuglement de certains esprits, si le mouvement religieux était concentré dans les limites d’un certain pays ; mais point du tout : il ne se produit pas seulement en France et chez les nations catholiques ; c’est un mouvement européen. Il change de noms suivant la diversité des peuples ou des communions religieuses ; c’est le piétisme à Berlin, le puseysme à Oxford et à Londres, le méthodisme à Genève, et c’est trop souvent l’ultra-montanisme à Paris. Toutefois, sous ces formes changeantes, vous trouvez le même esprit intérieur ; je veux dire un retour général des âmes vers une autorité surnaturelle et infaillible, et par suite un espace de plus en plus étroit laissé à la raison et à la liberté humaines.

Je crois avoir décrit le mouvement religieux avec une parfaite sincérité. Reste à le comprendre.

Si on voulait en croire certains écrivains célèbres, rien ne serait plus simple : ils y voient la sentence capitale de la philosophie, et comme ces esprits ingénieux joignent à tous les dons brillans de l’imagination et de l’éloquence une remarquable force de logique, ils ont compris qu’étant si sévères pour la philosophie, ils ne pouvaient pas l’être moins pour la société moderne, qui en est l’ouvrage. De proche en proche, ils en sont venus à répudier en bloc les trois derniers siècles, de sorte qu’à les en croire, du jour où l’esprit nouveau a produit Raphaël et Michel-Ange, Shakspeare et Milton, Pascal et Bossuet, Corneille et Molière, Descartes et Leibnitz, le monde est entré en pleine décadence. Dans cette conviction commune, les uns, ne voyant pas de remède naturel au mal, ont pris le parti de désespérer de la civilisation et de soutenir qu’en ce monde de ténèbres, Satan, c’est-à-dire l’esprit philosophique, doit être vainqueur de Dieu. D’autres, d’une humeur moins chagrine, d’une logique moins inflexible, d’un esprit plus ouvert et plus généreux, se souvenant que leur ardeur pour la religion fut contemporaine de leur jeune enthousiasme pour la liberté, se sont détournés de ce pessimisme de théorie : inconséquence généreuse à laquelle nous ne pouvons qu’applaudir, en attendant avec patience qu’un goût si noblement persévérant pour la discussion ramène ces ennemis de la philosophie à des sentimens plus doux.

Au surplus, nous n’avons dessein de discuter avec aucun de ces esprits extrêmes, surtout quand l’éblouissement du paradoxe et les fumées de la passion les emportent jusqu’à soutenir par exemple que toute vérité philosophique est dans saint Thomas, qui, dans sa modestie, croyait la tenir d’Aristote, ou quand, plus mal inspirés encore, ils engagent une croisade burlesque contre les pères de la civilisation humaine, Homère, Pindare, Platon, Virgile, et travestissent en fléaux dévorans ces chantres divins dont le peintre de l’École d’Athènes associait les images aux plus sublimes symboles du culte chrétien dans les fresques immortelles du Vatican. Mais laissons ces enfans perdus de la polémique s’acharner dans l’ombre sur les restes d’un scandale épuisé ; laissons-les se mettre en règle, comme ils le pourront, avec leurs supérieurs, dont la sagesse sait au besoin les avertir et les châtier : aussi bien des plumes habiles et non suspectes de complaisance pour les philosophes ont récemment fait justice de ces témérités puériles avec une force de raison qui nous dispense de rien ajouter.

La renaissance religieuse a des interprètes plus traitables. Ce sont des esprits initiés par l’étude philosophique de l’histoire moderne ou par le gouvernement des grandes affaires aux besoins de notre société. Ils la connaissent trop bien pour ne pas savoir qu’en matière de croyances religieuses, la philosophie, sous le nom de : liberté de conscience, s’est incorporée pour jamais à nos institutions et à ; nos mœurs. Ce ne sont pas eux qui regrettent que ; Luther et Calvin n’aient pas eu le sort de Jean Huss, ou Descartes la destinée de Giordano Bruno, et cependant à la suite de nos récentes agitations ces graves observateurs, épouvantés sans doute de la puissance de dissolution qui a été donnée aux abus de l’esprit, se sont laissés aller à penser et à dire que la philosophie, livrée à elle-même, n’enfante guère que doute, orgueil et anarchie, qu’inutile au service du vrai, désastreuse au service du faux, elle doit céder la place à la foi, seule capable de régénérer la société. À leurs yeux, la question se pose nettement aujourd’hui entre deux influences contraires, le surnaturalisme et le rationalisme : — d’un côté, toutes les communions religieuses, que ces vastes esprits couvrent d’une égale sollicitude, jusqu’au point même de paraître les envelopper (je demande pardon du mot à leur orthodoxie) dans une sorte d’éclectisme supérieur ; — de l’autre côté, toutes les influences philosophiques, pyrrhoniens, athées, panthéistes, déistes, tout cela, volontiers confondu, ou du moins condamné à une commune stérilité. Voilà où le spectacle des ravages de l’esprit de doute et de négation a conduit ces intelligences attristées, ces maîtres de la parole et de la science, qui formaient il y a vingt ans notre jeunesse au mâle exercice de la pensée libre. D’où vient donc l’ascendant mystérieux de ce courant qui entraîne et qui dompte les plus fermes esprits ? Pour en apprécier le caractère et la portée, il faut en chercher l’origine.

Le principe de la renaissance religieuse n’est pas difficile à découvrir : il est dans le matérialisme et le scepticisme du siècle dernier. À Dieu ne plaise que je vienne faire, le procès à une grande époque de l’esprit humain ! Aussi bien, avant de dire mon avis sur la philosophie du XVIIIe siècle, je demande à la définir. Est-elle tout entière dans Helvétius, d’Holbach et Lamettrie ? Évidemment non. Joignez à ces pauvres esprits des hommes déjà bien supérieurs, David Hume et Condillac, Diderot, D’Alembert, Condorcet ; vous n’avez encore qu’une certaine école et qu’un certain parti. Voltaire lui-même, malgré l’étendue et la variété de son génie, n’exprime pas tout son siècle, et j’ajoute qu’il en répudie quelques-unes des meilleures inspirations. C’est ailleurs qu’il faut les aller recueillir, dans l’auteur d’Émile, et mieux encore dans Montesquieu et dans Turgot ; c’est aussi dans ces sages aimables d’Edimbourg et de Glasgow, Hutcheson, Adam Smith, Thomas Reid, et dans le puissant méditatif de Kœnigsberg, Emmanuel Kant. Or il est certain, et on ne peut assez le répéter, que ces grands esprits ont passé leur vie à combattre le matérialisme et le scepticisme. Comment donc n’en ont-ils pas triomphé ? C’est, hélas ! qu’ils avaient laissé des otages entre les mains de l’ennemi : je veux dire que, tout en détestant les conséquences de la philosophie des sens, ils n’en rejetaient pas, faute de les bien connaître, tous les principes, et il a suffi, pour corrompre les bonnes semences, de ce mauvais levain. Kant commence sa célèbre Critique par protester contre l’empirisme de Locke avec autant de force qu’avait pu le faire Reid, et comme Reid encore, c’est du scepticisme de Hume qu’il veut affranchir la philosophie. Allez jusqu’au bout. Son dernier mot, c’est que toute affirmation spéculative sur l’âme et sur Dieu est une hypothèse arbitraire, c’est-à-dire que la religion naturelle et la théodicée n’ont aucun solide fondement. Écoutez le vicaire savoyard lançant contre Helvétius et d’Holbach ses apostrophes véhémentes, vous croyez entendre les accens du spiritualisme le plus pur. Regardez-y de près, ce grand adversaire des encyclopédistes n’est bien souvent qu’un de leurs disciples qui s’ignore. Il a appris à leur école à nier l’idée de l’infini, à déclarer inaccessible à l’esprit humain toute existence absolue, et s’il répudie la sensation., ce n’est point à l’autorité lumineuse et précise de la raison, mais aux vagues inspirations du cœur, qu’il demande sa théodicée, — mal fidèle encore à son principe, puisqu’il aboutit à fonder sur la souveraineté du nombre, c’est-à-dire sur la force, une politique pleine de chimères, après avoir fondé sur le sentiment une morale bien chancelante.

C’est ainsi que tout se mêle dans cette époque étrange, le bien avec le mal, la vérité avec l’erreur, le doute avec la foi, la revendication légitime de réformes durables et de droits sacrés avec les rêves de l’utopie et les menaces brutales de la force, le plus noble enthousiasme pour la tolérance, l’humanité, la justice, avec des doctrines qui semblent faites tout exprès pour la tyrannie. Et de là, vers la fin du siècle, quand tous ces principes contraires, venant à fermenter ensemble, amenèrent cette explosion terrible de la révolution française, alors surtout que les idées de Montesquieu reculèrent devant les doctrines de Rousseau, dépassées à leur tour par celles de Condorcet et de Mably, et que le déisme sentimental du vicaire savoyard fut aux prises avec le scepticisme des uns et l’athéisme déclaré des autres, de là tant d’excès lamentables, tant de scènes d’une impiété licencieuse et bouffonne, souvenirs pénibles que je voudrais écarter, mais qui obscurciront de leur ombre la grande cause de la philosophie et de 89 jusqu’au jour où, pleinement dégagée de tout alliage de violence et d’impiété, elle apparaîtra aux yeux les plus aveuglés dans sa splendeur sans tache, et deviendra pour jamais l’étoile brillante et pure de la civilisation moderne.

La période la plus orageuse de la révolution s’écoula, celle des renversemens. Quand la société put se recueillir en elle-même après la tempête, deux grandes vérités saisirent les consciences, parce qu’elles sortaient toutes vivantes du sein même des faits. La première, c’est que la raison n’est pas tout l’homme. Chose étrange ! le XVIIIe siècle, qui ne croyait qu’à la puissance de l’esprit, à la force illimitée de la raison, semblait se complaire en même temps à rétrécir le cercle de leur développement légitime ; mais, eût-il donné à la raison son domaine le plus étendu, elle n’est après tout que la maîtresse partie de l’homme. À côté d’elle, il y a l’imagination et le cœur, il y a l’habitude et la force de la tradition, élémens tout aussi réels de la nature humaine, tout aussi pleins de fécondité et de vie. Que la raison aspire à en prendre le gouvernement, rien de plus légitime ; mais elle n’a ni le droit ni la puissance de les supprimer.

M. Hegel ne voit rien de plus beau à louer dans la constituante que le dessein de refondre la société dans un moule entièrement nouveau, et de la construire en quelque sorte a priori, un peu comme M. Hegel construit ses systèmes. Cet éloge m’est suspect. Dieu seul, ce me semble, a pu concevoir et faire le monde a priori, et je me défie des hommes, même de génie, qui se mettent à la place de Dieu. S’il faut tout dire, j’ai toujours soupçonné M. Hegel, quand il fait ce pompeux éloge de la méthode des constituans de 89, d’avoir voulu indirectement glorifier la sienne ; mais, de même qu’en philosophie, la raison n’est d’aucun usage, séparée de l’expérience, on ne fait rien de bon en politique, quand on rompt en visière aux mœurs et aux traditions.

Platon raconte que lorsque son illustre aïeul, Solon, se rendit à Saïs pour consulter la sagesse égyptienne, un des prêtres les plus âgés lui dit : « O Solon, Solon, vous autres Grecs vous serez toujours des enfans ; il n’y a pas de vieillards parmi vous. — Et pourquoi cela ? répondit Solon. — Vous êtes tous, dit le prêtre, jeunes d’intelligence, vous ne possédez aucune vieille tradition… »

Mais voici une leçon d’une portée plus haute encore que nos pères ont reçue à la dure école des événemens : c’est que la société humaine n’a pas son dernier but en elle-même, ou, en d’autres termes, la vie humaine ne se suffit pas. Et d’abord il est assez clair que ce monde, où l’homme s’agite, n’est pas le théâtre de la justice parfaite et de la parfaite félicité. Le mal y lutte contre le bien, la violence contre le droit ; la laideur, la faiblesse et la misère s’y rencontrent avec la richesse, la force et la beauté. Ce n’est rien toutefois : adoucissez les souffrances humaines, améliorez les institutions et les lois, donnez aux sciences leur plus puissant essor et leurs plus utiles découvertes, en un mot couvrez le monde des créations de l’industrie, de la parure des arts, des bienfaits de la philanthropie, — l’homme n’est pas satisfait. Vous pouvez développer toutes ses facultés, vous ne changerez pas sa nature. La perfectibilité indéfinie, si chère au XVIIIe siècle, est un rêve. Réalisez l’utopie de Condorcet, prolongez la vie humaine pendant plusieurs siècles : vous ne ferez jamais de l’homme autre chose qu’un être fini par ses organes, infini par ses désirs et par sa raison, qui vit sur la terre et qui pense au ciel.

Là est la racine de la religion. Tant que la vie terrestre ne donnera pas le parfait bonheur, tant qu’il y aura dans l’homme, avec la raison qui médite sur les mystères de l’éternité, l’imagination qui en anticipe la connaissance, le cœur qui tressaille en présence de l’inconnu, et cette inquiétude mystérieuse et profonde qu’aucun raisonnement ne peut complètement satisfaire, — la religion sera le sentiment le plus sublime du cœur humain et le ressort le plus puissant de la vie sociale. Ce sont là des vérités de tous les temps et de tous les lieux ; pour qui se reporte maintenant à la situation morale de la France après les orages de la révolution, et considère les habitudes séculaires du culte violemment interrompues, le sentiment religieux, plus indestructible encore que les habitudes, comprimé par la tyrannie, un clergé - que le scepticisme avait amolli - retrouvant au sein des persécutions les vertus de la primitive église et la sympathie des peuples, tant d’illusions évanouies, tant d’espérances trompées, tant de sang répandu, tant de deuils imprévus et irréparables ; pour qui rassemble toutes ces causes, j’ose dire que ce grand mouvement de renaissance religieuse, qui a laissé sa date littéraire dans le Génie du Christianisme et sa date politique dans le concordat, n’a plus rien qui puisse étonner.

On se plaît à dire que les amis de la philosophie sont à la fois surpris et désespérés de ce retour universel des âmes vers la religion. D’abord, ce ne serait vraiment pas la peine d’être un peu philosophe, c’est-à-dire observateur de la nature humaine, pour être surpris en la voyant se développer suivant ses lois, aller d’un matérialisme impie à l’extrémité opposée, exagérer la défiance à l’égard de la pure spéculation après s’y être confiée sans mesure, encourager les faiblesses, les violences, les puérilités qui se couvrent du manteau de la religion, après avoir applaudi pendant soixante ans aux railleries de l’incrédulité et aux sarcasmes de l’ironie. Mais oublions ces excès en sens contraire, et dans le mouvement religieux de notre siècle ne regardons que son principe essentiel et son développement légitime. Eh bien ! j’affirme que s’il est peu digne d’un philosophe de s’étonner d’un phénomène si naturel, il le serait moins encore de s’en affliger. Pour peu, en effet, qu’on réfléchisse à cette impulsion irrésistible qui emporte les nations modernes dans les voies de la démocratie, comment ne pas comprendre que le sentiment religieux, indispensable à toute société, est devenu plus particulièrement nécessaire à la nôtre ? Dans un temps et dans un pays où toutes les anciennes barrières sont renversées, où chaque individu, pouvant tout espérer, désire tout, la société a besoin, pour ne pas tomber en poussière, de ce ciment spirituel que le christianisme établit entre les âmes, et c’est pourquoi son action tutélaire sera respectée et bénie de tous, à cette seule condition de n’être intolérante ni oppressive pour personne.

Reste à expliquer maintenant que des esprits accoutumés à regarder au fond des choses se soient persuadé qu’il y a une opposition radicale entre le mouvement religieux de la société et son mouvement philosophique. Pour achever de confondre cette hypothèse, examinons quel a été depuis soixante ans le caractère de la philosophie contemporaine. L’Europe a vu naître et se développer de nos jours deux grands systèmes de spéculations philosophiques, celui de l’Allemagne et celui de la France. Je les distingue fortement l’un de l’autre, et en même temps je soutiens qu’à des titres différens et à des degrés divers ils expriment tous deux un même phénomène moral : — savoir, la renaissance du spiritualisme en philosophie.

Le mouvement germanique a parcouru toutes ses phases ; on en connaît le commencement, le milieu et la fin ; il est possible de l’embrasser dans son ensemble et de le juger. Je dis que c’est un mouvement d’origine spiritualiste, et j’avoue que l’assertion paraîtra contestable, si on regarde où il vient d’aboutir ; mais voyons d’abord par où il a commencé. Plaçons-nous par la pensée aux premières années du XIXe siècle, au moment où disparaît Kant. En quel état laissait-il la philosophie ? Il faut, pour le savoir, comparer ce qu’il avait fait avec ce qu’il avait voulu faire. Son ambition était immense. Il niait sans réserve toute la philosophie du passé. Pour lui, Aristote et Platon, Descartes et Leibnitz, n’avaient pas sur le système généra] des êtres des idées plus justes que celles des meilleurs astronomes avant Copernic sur le système particulier du monde physique. Kant croyait avoir découvert le vrai rapport, jusqu’à lui inconnu, de l’esprit humain avec les choses. L’esprit humain dans sa théorie était le soleil : au lieu de tourner autour des choses, il les faisait tourner devant lui.

Telle fut l’idée première de l’entreprise philosophique de Kant. Elle devait aboutir, dans sa pensée, à terminer la lutte éternelle de l’empirisme et de l’idéalisme, des dogmatiques et des pyrrhoniens, en fixant à la fois les droits certains et les limites infranchissables de l’humaine raison. Kant avait-il atteint son but ? Nullement. Dégagez en effet son système de tout ce qui n’y tient pas logiquement, ôtez les remaniemens, les correctifs et les inconséquences ; quelle est la conclusion finale ? c’est que l’homme, enfermé dans sa pensée comme dans une prison obscure et sans issue, ne peut tirer de ses notions les plus élevées aucune lumière sur les objets qui l’intéressent essentiellement ; pas la plus faible conjecture sur l’existence de l’esprit, rien sur l’existence de la matière, rien, à plus forte raison, sur celle de Dieu, de sorte que les lois universelles et nécessaires de la raison n’ont d’autre usage que de guider la pensée dans l’exploration de l’univers sensible.

La philosophie allemande en était là vers la fin du siècle dernier ; c’est dire assez qu’elle retombait, en dépit d’elle-même, sous le joug de l’empirisme et du scepticisme. L’honneur de l’y avoir arrachée se partage entre trois hommes supérieurs, Fichte, Schelling, Hegel. Ces grands esprits ont bien des différences, mais dans la variété de leurs systèmes il y a un point commun : c’est un effort généreux et puissant pour retrouver par la science ce qu’on appelle en Allemagne l’objectif et l’absolu, c’est-à-dire la certitude et Dieu.

Fichte s’attache au principe de Kant, — au sujet de la pensée, et il s’efforce de démontrer par une déduction subtile et originale que le moi ne peut pas être la seule existence, qu’elle implique non-seulement un terme opposé qui la limite et la ramène sur soi, mais aussi un principe supérieur, un principe absolu, une existence pleine et sans limite, qui explique, enfante, domine toutes les oppositions. On a pu appeler Fichte le philosophe du moi ; mais il est si éloigné d’un égoïsme vulgaire, que, dans sa morale, il est stoïcien, et que sa métaphysique, de plus en plus pénétrée d’un souffle religieux, est venue aboutir au mysticisme.

C’est dans l’homme, c’est par la psychologie, que le disciple de Kant trouvait Dieu. M. Schelling, sortant brusquement de l’enceinte étroite de la philosophie critique, chercha Dieu dans l’histoire de la nature et dans celle de l’humanité. L’idée générale de son système, c’est l’analogie profonde des lois de la matière et des lois de la pensée. La nature à ses yeux n’est point l’empire d’une fatalité aveugle ; elle est toute pénétrée d’intelligence, mais d’une intelligence qui ne se dégage que par degrés d’une espèce de sommeil. Et d’un autre côté, l’humanité, bien que libre, a des lois, et la vie spirituelle, entée sur la vie organique, en reproduit le mouvement sur une échelle plus vaste et plus complète. Or, si l’univers et l’homme manifestent sous des formes différentes une même pensée, comment expliquer cette harmonie autrement que par une unité suprême qui se manifeste à des degrés divers dans la série infinie des existences ? De là un système plein de hardiesse, où M. Schelling a répandu les trésors de son érudition de savant et de son imagination de poète, système resté toujours un peu vague, qui associe de grandes vérités à de grandes erreurs, mais qui, dans son ensemble, est tout pénétré d’une inspiration religieuse ; c’est au point que l’école de Munich, dont M. Schelling est la gloire, et d’où sont sortis tant de physiciens idéalistes, tant d’artistes purs et sévères, n’a pas tardé à glisser, avec Baader et Görres, sur les pentes de la mysticité. Et maintenant, faut-il déclarer sans détour ma pensée sur le système célèbre qui a succédé en Allemagne à celui de M. Schelling ? Je commencerai, afin d’être juste, par rappeler que, de l’aveu de tout le monde, la philosophie de Hegel est une des plus vastes combinaisons d’idées qui soient sorties de l’esprit humain ; je ferai remarquer ensuite que son trait distinctif est de chercher en toutes choses une loi nécessaire et absolue, de sorte que confondre la théorie hégélienne avec le sensualisme, c’est une criante injustice. Cela dit, je conviendrai que le système de Hegel me paraît reposer, comme celui de Spinoza, sur une illusion trop familière aux génies doués d’une grande puissance d’abstraction : c’est que l’esprit humain est capable de reproduire en ses spéculations l’ordre universel et absolu des choses, prétention exorbitante qui ne serait légitime que si l’intelligence de Dieu et la conscience humaine pouvaient s’identifier. Et voilà comment ce système audacieux, que le génie du maître maintenait à une certaine hauteur spéculative, ayant eu le malheur de tomber dans des esprits violens et médiocres, la philosophie allemande, si pure dans Fichte, si noble dans M. Schelling, si imposante encore dans M. Hegel, s’est précipitée aux derniers excès de l’athéisme, et a soulevé contre toute philosophie la plus violente et la plus injuste réaction.

J’arrive au mouvement philosophique de la France, à celui qui nous est le mieux connu et qui nous touche de plus près. Ici la pure lumière du spiritualisme brille avec une telle évidence, que, pour la méconnaître, il ne faut certes pas un aveuglement ordinaire. On l’a pourtant niée avec intrépidité. La philosophie française a été accusée de scepticisme, et comment oublier qu’une inculpation si injuste a troublé les derniers momens et outragé la tombe à peine ouverte du noble Jouffroy ? Mais le mot de scepticisme n’est pas celui qui a le plus retenti et trouvé le plus d’oreilles crédules. Cette fortune était réservée au mot panthéisme.

Scepticisme, panthéisme, nous aurions le droit de dire sans ménagement que ce sont là deux calomnies ; mais nous aimons mieux supposer la bonne foi dans nos adversaires, et nous croyons savoir ce qui a pu tromper des esprits même sincères et excellens.

Quand on parle de la philosophie française au XIXe siècle, deux noms se présentent à l’esprit : le nom de Royer-Collard et celui de M. Cousin. Or il est d’abord parfaitement certain que Royer-Collard, si original par le tour et la qualité de son esprit, n’a pas eu en philosophie des idées originales : il n’a été, il n’a voulu être qu’un Écossais. D’un autre côté, il est également certain que M. Cousin, après avoir été initié par l’enseignement de Royer-Collard à la philosophie écossaise, s’aperçut bientôt qu’excellente pour réfuter Condillac, excellente aussi pour commencer la science, elle ne suffisait pas à tous les besoins de la pensée humaine, que sa circonspection allait jusqu’à la timidité, et que, passant du vigoureux génie de M. Royer-Collard en des esprits moins naturellement dogmatiques, elle pourrait incliner à une discrétion spéculative, à un esprit de réserve et de défiance qui n’est pas le doute, mais qui pourrait bien être la stérilité.

À ces deux faits certains, il faut en ajouter un troisième, c’est que M. Cousin est coupable d’avoir étudié avec intérêt et discuté le premier d’une manière approfondie les principaux systèmes de la philosophie allemande, celui de Kant, pour en donner une admirable réfutation, ceux de Schelling et de Hegel, pour leur emprunter des vues pleines de grandeur, les unes aussi solides que neuves et hardies, les autres plus contestables, et finalement pour s’en séparer sur les points essentiels.

Voilà le vrai ; vienne maintenant l’esprit de parti avec son cortège ordinaire : la légèreté qui croit sur parole, la haine qui envenime tout, la prévention qui obscurcit le jugement et la colère qui l’aveugle ; unissez toutes ces puissances conjurées, et vous verrez apparaître ce monstre formidable dont on effraie l’imagination des faibles, sous le nom de panthéisme de la philosophie française.

Pour se délivrer de ce fantôme, il eût suffi à des esprits calmes et de bonne foi de faire quelques remarques bien simples. Et d’abord, l’origine de la nouvelle philosophie française remonte plus loin que M. Cousin, plus loin que M. Royer-Collard ; elle est dans un penseur moins célèbre, mais d’une originalité et d’une profondeur singulières ; je veux parler de Maine de Biran. Je n’ai pas entendu dire qu’on l’ait encore accusé de panthéisme ; mais si cela n’a pas été dit, cela se dira, car enfin, puisque la philosophie française est coupable, comment Maine de Biran serait-il innocent, lui qui a donné à cette philosophie la méthode qui la constitue, la méthode psychologique ?

Depuis Maine de Biran, le premier principe de la philosophie française, c’est la séparation profonde des phénomènes extérieurs et des phénomènes de conscience. Pour qui sait voir dans un germe tous ses développemens à venir, le spiritualisme est là. En effet, qui a posé les principes d’une réfutation radicale de Condillac et de Cabanis, avant que M. Royer-Collard n’engageât avec tant d’éclat contre le sensualisme sa polémique éloquente et victorieuse ? C’est celui que Royer-Collard appelait son maître, c’est Maine de Biran.

Le second principe de la philosophie française, c’est que le type primitif de toute existence nous est fourni dans le sentiment de l’activité personnelle. C’est par là que Maine de Biran arrêtait à son premier pas le système qui fait sortir tout l’homme de la sensation passive, vainement transformée en intelligence et en volonté par une analyse artificielle. Par là, il rattachait le spiritualisme nouveau à celui de Leibnitz, et coupait une des racines du panthéisme, puisqu’il est logiquement impossible – à une philosophie qui pose la personnalité humaine comme un principe fondamental - de la réduire à une forme accidentelle et passagère de l’être en soi. Enfin, si la philosophie française, partie de la psychologie profonde, mais un peu étroite de Maine de Biran, a pris en un génie plus vaste un vol plus libre vers les sublimes régions, quel a été son caractère propre, son principe toujours proclamé et fermement maintenu ? C’est de rester fidèle à l’observation, et, dans ses inductions les plus lointaines sur le principe mystérieux des choses, de ne jamais perdre de vue la conscience ; c’est de ne s’élever de l’homme à Dieu que pour revenir sans cesse de Dieu à l’homme, de peur de se laisser séduire à cette ontologie ambitieuse et vaine qui se perd en ses abstractions, loin de l’humanité, de la nature et de la vie.

Nous croyons avoir le droit de conclure que la philosophie française est dans son origine, dans sa méthode, dans son caractère général une philosophie spiritualiste, et par conséquent qu’il n’y a rien de plus superficiel et de plus factice que cet antagonisme imaginé entre les besoins religieux et les besoins philosophiques de notre société, laquelle n’a pas apparemment deux âmes contraires, mais une seule, également avide de science et de foi. Est-ce à dire qu’il n’y ait eu, dans le développement de la philosophie française à travers le demi-siècle agité qui est derrière nous, aucun écart, aucune déviation ? Nous n’entendons pas soutenir cela, et pourquoi aurait-on le moindre embarras à s’en expliquer ? Une école de philosophie n’est pas une église, et je ne connais, pour un homme usant librement de sa raison, qu’un seul moyen d’être infaillible : c’est de se taire. Peut-être est-ce là le genre d’innocence que nos adversaires nous souhaiteraient ; mais le conseil n’est pas assez désintéressé pour qu’on y souscrive. Pour moi, convaincu que la philosophie française est dans les grandes voies du sens commun et de la vérité, mais convaincu aussi que le terrain où elle marche est glissant, entouré d’écueils et de précipices, je voudrais, avant de terminer, indiquer avec franchise quelle idée je me forme des périls de la situation présente et des besoins de l’avenir. Toute ma pensée se résumerait volontiers en un seul vœu : c’est que la philosophie française se sépare chaque jour davantage de la dernière philosophie allemande.

C’est une habitude enracinée au-delà du Rhin de considérer la philosophie comme une spéculation transcendante, se déployant dans je ne sais quelle carrière illimitée d’abstractions, et se proposant pour but, non pas des connaissances proportionnées à notre raison imparfaite, mais l’explication universelle des choses. Il faut que cette explication soit conçue adéquate, sous peine d’empirisme ; il faut qu’elle ne s’appuie pas sur la conscience, sous peine de subjectivité ; il faut qu’elle embrasse l’ensemble du réel et du possible, pour être, comme ils disent, adéquate ; il faut enfin qu’elle parte d’un principe unique et en déduise tout le reste, pour être simple, homogène, rigoureuse, en un mot scientifique.

Nous dirons en deux mots qu’imposer à la science de telles conditions, c’est de deux choses l’une, — la rendre impossible ou la condamner à l’erreur. Si l’homme, en effet, n’est que l’homme, cette science le surpasse infiniment. Pour en être capable, il faudrait que l’homme fût Dieu.

Cette illusion de l’Allemagne sur la nature de la science en a enfanté une autre touchant son objet le plus élevé, et toutes deux aboutissent aux mêmes erreurs. Suivant les disciples de Hegel, on ne construit une théodicée digne de vrais philosophes qu’à la condition d’écarter sévèrement de l’idée de la Divinité toute analogie, toute détermination empruntées à l’observation de l’univers physique et moral. Quiconque se représente Dieu comme un principe distinct de l’univers, vivant en soi de la vie de l’intelligence, de la liberté, de l’amour, est déclaré suspect de superstition et d’anthropomorphisme. Voilà donc un Dieu absolument indéterminé, un Dieu sans attributs, un Dieu dont on ne peut rien dire ; mais sous cette réserve apparente se cache un immense orgueil. Ce même Dieu, si parfait qu’il semble inaccessible, si loin de nous que toute analogie le défigure, l’Allemagne prétend le saisir a priori, décrire exactement son essence et y trouver la clé de toutes les énigmes de l’univers.

Ces doctrines ; je le dis nettement, seraient la mort du spiritualisme ; mais, en vérité, il est permis de ne pas s’en effrayer à l’excès, quand on les pèse d’une main ferme et d’un esprit libre de prévention. Les métaphysiciens de l’Allemagne le prennent de très haut, je le sais, avec notre méthode psychologique, avec notre respect du sens commun et de la foi du genre humain ; mais, sans discuter le fond des choses, qu’il nous suffise d’adresser une ou deux questions à leur érudition et à leur bonne foi.

Je leur demanderai qui a mis au monde la philosophie moderne ? C’est apparemment Descartes. Or l’auteur du doute méthodique était-il par hasard un esprit esclave des préjugés ? Reprocherait-on un excès de timidité à l’homme qui, avec de l’étendue et du mouvement, se chargeait de faire le monde ? Eh bien ! ce Descartes, ce novateur intrépide, ce spéculatif audacieux, sur quel principe a-t-il établi toute sa métaphysique ? Sur un fait de conscience : je pense, donc je suis. Et quel est le fondement de sa théodicée ? Encore un fait de conscience : cette idée de l’être tout parfait que chacun de nous trouve au fond de soi, dans le sentiment de son imperfection et de ses limites. Où aboutit enfin cette méthode ? A un Dieu profondément distinct de l’univers, à un Dieu créateur, à un Dieu intelligent et bon qui a fait l’homme, comme parle Descartes, à son image et semblance, et dont la contemplation, comme il dit encore, nous fait jouir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie.

Dira-t-on que Descartes vivait dans une société chrétienne, au siècle de la règle et de l’autorité ? Je consens à reculer de deux mille ans, bien au-delà du christianisme, et je demande aux idéalistes de l’Allemagne s’ils veulent bien consentir à reconnaître Platon pour maître, Platon, le père de l’idéalisme et le type des libres génies. Or ce grand métaphysicien avait appris à l’école de Socrate que le premier pas en philosophie, c’est de confesser son ignorance, et le second, de s’étudier soi-même. Est-ce lui qui se serait flatté de saisir dans toutes les profondeurs de son essence ce principe premier dont il n’ose parler qu’en tremblant au vie livre de la République, « ce Bien que toute âme poursuit, en vue duquel elle fait tout, — ce Bien dont elle soupçonne l’existence, mais avec beaucoup d’incertitudes, et dans l’impuissance de comprendre nettement ce qu’il est ?… »

Et puisque le principe des choses est plein de mystères, comment se flatter d’apercevoir sans voile la génération de l’univers ? Écoutez Timée : «… J’essaie de parler des dieux et de la formation du monde, sans pouvoir vous rendre mes pensées dans un langage parfaitement exact et sans aucune contradiction. Et si mes paroles n’ont pas plus d’invraisemblance que celles des autres, il faut vous en contenter et bien vous rappeler que moi qui parle et vous qui jugez, nous sommes tous des hommes…[1]. »

Si maintenant je continuais à citer le Tïmée pour y trouver l’idée que Platon s’est formée du principe de l’univers ; si je décrivais ce Dieu dont l’attribut suprême est la bonté, qui fait le monde non par nécessité, mais par amour, ce Dieu qui compose le plan de l’univers l’œil fixé sur l’exemplaire éternel de la beauté et de la justice, ce Dieu qui, en voyant s’agiter le monde fait à son image, se réjouit, et dans sa joie veut le rendre encore plus semblable à son modèle, je sais ce que me diraient les hégéliens, que Platon se joue et qu’il paie tribut aux préjugés du vulgaire. Mais Platon se jouait-il lorsque, dans un de ses plus sévères et de ses plus profonds dialogues, il engageait contre les éléates (c’étaient les hégéliens du temps) une polémique si vigoureuse, quand il démontrait que leur unité absolue, sans attribut, sans pensée, sans vie, n’est qu’un abîme de contradictions, quand il s’écriait enfin : « Mais quoi, par Jupiter ! nous persuadera-t-on si facilement que, dans la réalité, le mouvement, la vie, l’âme, l’intelligence, ne conviennent pas à l’Être absolu ; que cet Être ne vit ni pense, et qu’il demeure immobile, immuable, sans avoir part à l’auguste et sainte intelligence ? »

Voilà le Dieu qu’enseignent Platon et Descartes, ces maîtres préférés de la philosophie française, et voilà aussi le Dieu que toute créature humaine entrevoit et adore au fond de son cœur ; car enfin faites la différence si grande qu’il vous plaira entre l’intelligence d’un Leibnitz et celle du plus ignorant des hommes, — la raison leur est commune, et c’est mal s’en servir que de ne pas savoir comprendre et partager la foi des humbles d’esprit. Oui, sans doute, l’Être infini est infiniment au-dessus de toute formule et de toute image ; mais ce n’est point profaner son nom que d’adorer en lui le type accompli de l’intelligence, de l’amour et de la liberté. Et dès lors l’homme n’est plus un mode nécessaire et fugitif de l’existence universelle, sorti d’un abîme et destiné à y rentrer : il est l’ouvrage d’un dessein profond et d’une Providence attentive ; il a un but, un idéal ; il a des devoirs et des droits, il est ferme dans la vie et tranquille dans la mort. Armée d’une telle doctrine, je ne redoute pour la philosophie ni l’ardeur industrielle de notre temps, ni son mouvement démocratique, ni son retour à la religion. Sûre d’elle-même et de son principe, qui est celui de la société nouvelle, la philosophie regarde avec calme et sans jalousie l’influence bienfaisante des sentimens et des vertus qu’inspire le christianisme. Les conquêtes de l’industrie sont à ses yeux le triomphe éclatant de l’esprit sur la matière, et dans les progrès légitimes de la bonne démocratie elle voit le mouvement ascendant des nations modernes vers un idéal de liberté, de lumière et de justice que sa mission propre est de poursuivre sans cesse pour le purifier et l’agrandir.


EMILE SAISSET.

  1. Ptaton, trad. fr., t. XI, p. 126.