La Philosophie sociale de Pierre Lavroff



À mon cher et noble ami Gustave Rouanet,
Directeur de la
Revue Socialiste.





PIERRE LAVROFF[1]



I

LA MÉTHODE SUBJECTIVE EN SOCIOLOGIE


En entreprenant une esquisse générale et succincte des idées du grand penseur russe dont les partis socialistes de tous les pays regrettent encore la disparition récente, je tiens avant tout à limiter ma tâche. Je ne m’occuperai que de ses idées fondamentales et directrices, au développement desquelles il ne cessa de travailler pendant un demi-siècle. Je renonce également à faire l’historique des idées de ce penseur d’une érudition extraordinaire, de le suivre à travers les différentes phases de son évolution scientifique. Je me bornerai donc aux idées de Lavroff, formulées dans ses derniers ouvrages, et que l’on a tout lieu de croire définitives. Ces idées d’ailleurs sont celles qu’il développa avec une obstination admirable pendant presque toute sa carrière scientifique.


I


Pierre Lavroff peut être considéré comme le premier représentant de la philosophie scientifique en Russie. On peut dire d’une manière générale que la philosophie n’a pas eu de chance dans ce pays. La Russie n’a donné le jour, si l’on excepte Lavroff, ni à un seul grand philosophe, ni à une seule conception philosophique d’une valeur historique quelconque. Il y avait des partisans plus ou moins enthousiastes de Hegel, de Schelling, de Fichte, de Kant, surtout d’Auguste Comte, de Stuart Mill et de Herbert Spencer, mais tous ces philosophes en « istes » et en « iens » n’étaient que des disciples, des épigones. Pas un maître de la pensée philosophique ! Pas un système d’idées philosophiques digne de passer les frontières du vaste empire des Tsars et de figurer honorablement à côté des nombreuses doctrines philosophiques de l’Occident.

Il serait injuste d’attribuer cette infériorité philosophique de la nation russe à une incapacité spéciale pour les idées générales. Une nation qui a produit des poètes comme Pouschkine, des écrivains comme Tourgueneff et Tolstoï, des publicistes et des critiques comme Bielinsky, Tchernichevsky et Michaïlowsky, des savants comme Mendelejeff et Elie Metschnikoff, des philosophes et des penseurs comme Lavroff, pour ne citer que les noms les plus connus, ne peut pas être regardée comme incapable d’idées synthétiques, lesquelles en somme ne sont qu’une des formes de l’activité scientifique. On ne peut pas également expliquer ce phénomène par le sens réaliste et pratique qui distingue le peuple russe (ce qui n’exclut pas d’ailleurs chez lui une notable dose de mysticisme), attendu que ce même sens pratique et réaliste n’a nullement empêché les Anglais, autre grand peuple du Nord, de donner au monde Bacon, Hobbes, Mill et Spencer. La véritable raison de la pauvreté philosophique de la Russie se trouve, je crois, dans ce fait, que ce pays d’un grand avenir a commencé sa carrière scientifique, si je peux m’exprimer ainsi, lorsque tous les grands systèmes philosophiques de l’Occident étaient profondément compromis soit à raison de leur méthode métaphysique et aprioristique, soit à raison des constructions fantaisistes et arbitraires auxquels ils ont donné lieu. Les meilleurs esprits russes se détournaient de la philosophie parce qu’ils l’identifiaient avec la métaphysique.

La philosophie, tout en favorisant le développement de l’esprit scientifique, en tant qu’elle détruisait le dogmatisme religieux et développait l’esprit critique, s’est trouvée impuissante à mener une existence indépendante de la science. On a fini par comprendre qu’il ne saurait y avoir de philosophie au-dessus, à côté ou avant la science. La philosophie doit devenir une science, doit se baser sur des données scientifiques. Elle doit donc se créer après et à l’aide de la science. Dans le cas contraire elle n’a pas droit d’existence. Le merveilleux essor qu’ont pris les sciences exactes à la fin du dix-huitième et au commencement du dix-neuvième siècles, joint à la philosophie critique de Kant, a abouti au positivisme d’Auguste Comte, qui a remplacé la philosophie des entités abstraites, ou, pour employer un terme d’école, la philosophie ontologique, par une philosophie des sciences et par la philosophie de l’histoire, ce que Comte appela la dynamique sociale, en proclamant la méthode scientifique comme seule légitime.

Pierre Lavroff fut le premier en Russie à comprendre le nouveau mouvement philosophique et à y donner son adhésion complète. Il considérait toujours l’esprit théologique et l’esprit métaphysique comme une sorte de revenants qui n’ont plus droit à la vie, comme des survivances qui hantent notre société par leur influence éphémère, grâce à un ensemble de conditions fortuites et passagères.

Le seul objet légitime de la philosophie comme de toute autre science, c’est, pour Lavroff, des faits, rien que des faits. Les faits peuvent être constatés avec un degré de probabilité plus ou moins grand, ils peuvent appartenir à des ordres différents, peuvent être classés comme faits objectifs ou subjectifs, faire partie du domaine du déterminisme mécanique ou apparaître nécessairement devant notre conscience comme des fins à réaliser pour nous, par des moyens à nous, — partout et toujours ce ne sont que des faits qui peuvent justifier nos raisonnements, notre manière d’agir. La philosophie, en poursuivant la satisfaction de nos besoins d’unité et d’harmonie, est une grande organisatrice des innombrables armées des faits. On peut rendre en quelque sorte tangible la pensée de Lavroff en disant que les philosophes sont les généraux de la science qui n’arrivent à vaincre les difficultés scientifiques que grâce à la participation au combat des simples unités que sont les faits. Comme Auguste Comte, Lavroff ne s’occupe que des faits et de leurs relations.

Non qu’il fût sur tous les points d’accord avec Auguste Comte, dont la valeur scientifique et historique ne sera jamais appréciée trop haut. Au contraire, connaissant à fond les systèmes philosophiques de toutes les époques et de tous les pays, Lavroff ne pouvait se contenter de ce qu’on peut appeler chez Comte un rejet pur et simple de la philosophie traditionnelle. Il voulait combattre les survivances philosophiques par leurs propres armes, par la dialectique. Il trouvait que le système philosophique d’Auguste Comte pêche précisément par un manque de philosophie, c’est-à-dire que les grands problèmes philosophiques auxquels on ne peut opposer simplement une fin de non recevoir positiviste, parce qu’ils découlent de la nature même de notre raison, méritent notre attention et doivent trouver une solution scientifique. Mais, comme Auguste Comte, Pierre Lavroff a donné toute son énergie intellectuelle et morale non aux solutions de ces problèmes, mais à la philosophie de l’histoire, à la sociologie et à une élaboration d’une éthique sociale.


II


Le problème qu’on peut placer au centre même de l’œuvre de Lavroff, et qui le préoccupa particulièrement d’une façon constante, est celui de la personnalité humaine, le problème de l’individu.

C’est grâce à l’étude du problème de l’individu, conscient de sa valeur morale et historique, que Pierre Lavroff aura sa place marquée dans la science sociale contemporaine. Il se déclare un adversaire résolu de la méthode purement objective en sociologie, à laquelle il oppose ce qu’il appelle la « méthode subjective » qui a trouvé un grand nombre d’adhérents en Russie. On sait que Herbert Spencer, le représentant le plus remarquable de la méthode objective, en formulant sa loi du progrès, fait délibérément abstraction des intérêts de l’individu, de son bonheur et de ses misères. Le processus social et historique ne l’intéresse que par son côté objectif. Il ne le considère qu’en tant qu’il donne lieu au passage du simple au composé, en tant qu’il présente des caractères de différenciation et d’intégration. Nombre de sociologues français, allemands et anglais, suivent fidèlement et on peut dire, avec une obstination aveugle, l’exemple donné par l’illustre auteur des Premiers Principes.

Il n’y a actuellement en Europe que très peu de sociologues qui osent critiquer, comme l’a fait l’Américain Ward (dans sa Sociologie Dynamique, 1883), cette élimination de l’homme de la science sociale, c’est-à-dire d’un domaine scientifique qui, par sa nature même, l’intéresse le plus. Même Karl Marx, qui soutient avec Vico que l’histoire se fait par des hommes, ne se préoccupe, en fait, que du processus objectif, à savoir comment des causes historiques et sociales données provoquent tel ou tel changement collectif, telle ou telle modification des forces sociales et de leur situation respective, ou pour préciser, comment un changement dans le mode de production modifie et influe la lutte des classes.

Le socialisme est devenu une force historique, non parce qu’il représente un idéal social supérieur à celui du struggle for life individualiste, mais parce que la production capitaliste a créé un prolétariat organisé en un parti de classe d’une part et des forces productives qui ne peuvent être employées que collectivement d’autre part. Le socialisme fera-t-il le bonheur de l’humanité régénérée ? Le socialisme est-il conforme aux intérêts et à la nature de l’individu, en tant qu’individu ? Marx ne s’en soucie guère, en tant que sociologue. Il n’en parle qu’incidemment et comme à contre-cœur. Marx n’ignorait pas l’individu, mais il le sous-entendait. Il suppose son existence comme une vérité trop banale et peu commode dont on ne sait que faire — en science ; mais il n’expose jamais son rôle historique et social. Voilà pourquoi il n’emploie jamais ou presque jamais dans ses écrits scientifiques le terme progrès. C’est l’évolution économique, c’est le développement des forces productives qui le préoccupe, en tant qu’homme de science. Rien de plus. The rest is silence, comme dit Shakespeare dans Hamlet.

Pierre Lavroff, au contraire, ne parle que de progrès et de développement individuel. Le progrès social n’est pour lui qu’un moyen de réalisation pour l’individu de son développement intégral. Nous trouvons chez Lavroff la loi du progrès formulée de trois façons différentes, identiques pourtant, puisque ces trois formules aboutissent au même principe de l’intérêt individuel, du bonheur individuel, si j’ose employer ce terme un peu démodé et inexact. Les voici :

1) Le progrès est le processus qui développe dans l’humanité la conscience, la vérité et la justice à l’aide du travail de la pensée critique des individus appliquée à « la culture » de leur temps.

2) Le progrès consiste dans le développement physique, intellectuel et moral de l’individu, et dans la réalisation, par les formes sociales, de la vérité et de la justice.

3) Le progrès est le développement de la conscience individuelle et de la solidarité sociale.

Ou en d’autres termes :

Le progrès consiste dans le développement et le renforcement de la solidarité, en tant qu’elle n’empêche le développement des processus conscients et des motifs (réfléchis) d’action chez les individus ; le progrès consiste également dans le développement de plus en plus large et de plus en plus net des processus conscients et des motifs réfléchis chez les individus, en tant que ce développement n’empêche le développement et le renforcement de la solidarité entre le plus grand nombre possible d’individus.


III

L’individu est non seulement pour Lavroff le point d’arrivée, mais aussi le point de départ. Il est également l’outil à l’aide duquel se fait l’histoire. Tout dans l’histoire est pour l’individu et par l’individu. Pierre Lavroff concilie le déterminisme historique avec son point de vue subjectif d’une façon très originale. Tout ce qui se passe dans la vie historique et sociale est sujet au déterminisme, se produit fatalement par des causes déterminées, par des antécédents inévitables. L’ensemble des lois géologiques, physiques et chimiques, préparé le milieu cosmique qui contient la possibilité de l’histoire humaine, et en a créé le terrain. Toute une série des lois biologiques, physiologiques et psychologiques résume les conditions préparatoires, inévitables et fatales, qui précèdent sur la scène cosmique l’apparition de l’homme issue de l’évolution du monde inorganique. Nous ne saurons jamais quand et comment l’évolution cosmique et organique a abouti à la conscience humaine. La seule chose que nous sachions, c’est que cette origine n’a rien d’arbitraire et que la conscience, comme phénomène psychique, ne peut se réduire exclusivement aux lois mécaniques. Elle contient un X irréductible, un fait nouveau que ni le mysticisme religieux ni la métaphysique, devenus survivances à l’heure actuelle, n’ont su ni comprendre ni expliquer. La méthode scientifique seule résoudrait le problème — si elle le pouvait.

Or, ce même déterminisme fatal et inévitable, qui a produit le milieu cosmique, le milieu organique et a fait de l’homme doué d’un cerveau « le roi de la création », provoque dans l’homme même la nécessité pour lui de se poser certaines fins et de considérer certains éléments de son milieu comme autant de moyens nécessaires à la réalisation de ces mêmes fins. La conscience humaine, une fois créée par le processus aveugle du déterminisme universel, a des propriétés spéciales, sa nature à elle.

Il résulte de cette nature que l’homme se considère nécessairement comme un être agissant en vue de certains buts à atteindre, à l’aide de tout un système de moyens appropriés. L’homme-produit devient créateur à son tour. L’homme-effet devient cause. Il se croit libre tout en sachant qu’effectivement ses actions sont déterminées par une chaîne de causes qu’il est impuissant à briser. Il se considère comme moralement responsable. Il se proclame une personnalité morale, et non pas seulement un phénomène naturel qui n’a de comptes à rendre à personne. Cette liberté, dira-t-on, n’est qu’apparente, éphémère. Mais est-ce que l’apparence n’existe pas ? Est-ce que le mouvement apparent et visible du soleil n’est pas un fait au même titre que son immobilité réelle. Le témoignage des sens a sa valeur comme celui de la science. L’homme agit comme si le déterminisme mécanique n’existait pas. Il agit non en automate, mais en appareil volontaire, en appareil qui pense, deux termes qui se retrouvent souvent dans les dernières œuvres de notre philosophe. L’homme est libre en tant qu’il agit et cherche à réaliser son idéal à lui. La liberté devient ainsi chez Lavroff un des effets de la nécessité. Elle n’est pas pourtant objective. Elle est purement subjective et n’a de valeur que comme fait de conscience. Nous ne sommes libres qu’en tant que nous nous croyons libres.

Lavroff aboutit ainsi à une méthode subjective. L’histoire présente un monde à part qui se distingue du monde objectif, le règne du déterminisme aveugle. L’application de la méthode subjective en histoire et en sociologie est motivée par trois catégories de considérations. D’abord, il est impossible pour l’historien ni de retenir, ni de s’occuper de tous les faits. Il est absolument nécessaire qu’il en fasse un choix, une sélection, selon leur importance relative. Or, quel est le critérium grâce auquel l’historien déterminera l’importance d’un fait ? Le nombre des individus qui s’y intéressent ? Dans ce cas, il faudrait proclamer le fait d’une maladie épidémique plus important que la propagande réformiste de Huss. L’opinion des contemporains ? On mettra alors l’éclectisme d’un Cousin au-dessus de la philosophie d’un Auguste Comte. Les guerres de l’empire romain avec ses voisins apparaissaient aux contemporains plus importantes que le développement de l’église chrétienne des deux premiers siècles de notre ère. Tout critérium objectif devient donc impossible ; il ne reste que le critère personnel de l’historien, conditionné par le degré de son développement intellectuel et moral. Nous sommes donc ici dans le domaine de la méthode subjective. Le narrateur naïf des Chroniques marque les faits qui lui paraissent les plus importants et rejette les autres. Un historien poète qui cherche à donner un tableau vivant du passé, à ressusciter les choses mortes, s’attachera de préférence aux faits de nature à frapper tout particulièrement l’imagination ou susceptibles de rendre plus exactement la physionomie de l’époque. L’historien philosophe ne réunira que les faits qui justifient son point de vue théorique, qui prouvent son système.

Il y a une autre justification de la méthode subjective. En étudiant l’histoire, nous considérons certains phénomènes comme normaux et naturels, d’autres comme anormaux ou pathologiques. Nous sommes encore ici en plein subjectivisme. Les uns considèrent comme normal tout phénomène historique qui tend à l’accroissement de la solidarité humaine, sans se préoccuper si le statu quo social, l’ordre établi en souffre ou non. Les cas contraires seront considérés par cette catégorie de penseurs comme cas pathologiques et anormaux. Ce sont les révolutionnaires. Le conservateur au contraire est incliné à juger chaque mouvement révolutionnaire comme un cas pathologique, anormal.

Il n’existe pas de critérium objectif acceptable pour tout le monde pour déterminer ce qui est normal ou anormal dans le processus historique et social. L’ère capitaliste a été considérée par les utopistes comme un état pathologique dont les sociétés modernes sont les victimes ; tandis que pour un partisan du socialisme scientifique, l’époque capitaliste est une phase nécessaire de l’évolution. L’irréligion et la lutte entre le dogmatisme et la science présentent d’autres exemples de la différence qui existe entre les hommes, quand il s’agit de déterminer la valeur d’un phénomène historique donné, son caractère normal ou pathologique.

Enfin la méthode subjective est de mise toutes les fois que nous croyons que les événements auraient pu prendre une direction autre. On se demande si l’évolution politique de la Grèce antique pouvait ne pas amener ce pays à la domination de la Macédoine ou à celle de l’empire romain ? L’évolution philosophique de la même Grèce devait-elle absolument mettre en tête du mouvement philosophique Aristote et Platon, en reléguant au second plan la tradition philosophique de Démocrite et d’Épicure ou y avait-il d’autres possibilités ?

Toutes ces considérations ne sont applicables qu’aux faits historiques et sociaux. Et voilà pourquoi la méthode subjective est nécessaire en histoire et en sociologie qui se distinguent par leur nature même des sciences naturelles. Ni les sciences mathématiques, ni les sciences physiques, chimiques et biologiques ne suffisent à expliquer pleinement les phénomènes historiques et sociologiques. Ce qui caractérise les phénomènes historiques c’est que, contrairement aux phénomènes naturels, ils ne se répètent pas. Chaque phénomène historique est unique en son genre. Les lois historiques sont des lois d’évolution, c’est-à-dire des lois qui déterminent le lien existant entre deux ou plusieurs phases historiques consécutives dissemblables entre elles. Thomas Buckle qui croyait avoir découvert des lois historiques s’est mépris sur le sens de ses découvertes. Quand il constatait des répétitions, il ne faisait que formuler des lois d’ordre psychologique ou anthropologique, nullement historique. Car l’histoire ne se répète pas. En constatant l’influence de la nature extérieure sur l’imagination humaine, il a formulé une loi concernant la nature psychique de l’homme et ses modifications. Les analogies biologiques de la théorie organique, comme celles de Lilienfeld, Schaeffle, Spencer et Worms n’ont, au point de vue où se place Lavroff, aucune valeur scientifique. Les organicistes ignorent le caractère spécifique, le propre des phénomènes historiques et sociaux. Ils peuvent se croire naturalistes. Ils ne sont pas des sociologues.

Lavroff, par sa méthode subjective, se rapproche d’Auguste Comte. Comme ce dernier, il n’identifie pas la série des phénomènes sociaux avec celle de la nature inorganique ou organique. Mais Lavroff est plus conséquent qu’Auguste Comte. Le fondateur du positivisme tendait toujours à assimiler la loi sociale à la loi naturelle. Il s’agissait pour lui de démontrer qu’ « il y a des lois aussi déterminées pour le développement de l’espèce humaine que pour la chute d’une pierre ». Auguste Comte avait une tâche à remplir : combattre l’esprit théologique et métaphysique qui, à son époque, régnait en souverain dans l’histoire et la politique et à en chasser l’arbitraire, « Sa Majesté le Hasard » (Frédéric le Grand). Cette œuvre accomplie, il fallait déterminer le caractère spécifique, sui generis, de la loi sociale. Pierre Lavroff s’est appliqué à résoudre ce problème.

Contrairement à Auguste Comte, Pierre Lavroff fait une distinction, très justifiée, me semble-t-il, entre l’histoire ou la philosophie de l’histoire et la sociologie. Cette distinction est très importante. Presque tous les écrivains et les sociologues identifient la philosophie de l’histoire avec la sociologie, suivant en cela les traces d’Auguste Comte, le fondateur de la statique et de la dynamique sociales, termes qu’il emploie pour philosophie de l’histoire. Encore tout dernièrement, Paul Barth, un savant allemand, publiait un ouvrage assez considérable sous le titre caractéristique : La philosophie de l’Histoire comme sociologie (1897). Lavroff évite cette confusion. Il définit la sociologie une science qui a pour objet la solidarité, les conditions de son développement et de sa décroissance. Tandis que l’histoire étudie l’évolution humaine dans sa totalité, la sociologie étudie la forme sociale, l’organisation de la société. L’histoire s’occupe de l’individu dans la société, de l’évolution intégrale de l’individu et de la société.


IV


Pour bien comprendre la doctrine de Lavroff, il est nécessaire d’indiquer quel sens il donne au terme « histoire ».

Lavroff établit une distinction importante entre la vie historique ou l’histoire, et ce qu’il appelle la culture coutumière ou simplement la culture. La vie historique ne commence qu’avec le développement de la conscience individuelle, lorsque une minorité d’intellectuels soumet à une critique réfléchie les éléments de la tradition historique et cherche à les transformer dans le sens de la vérité et de la justice, ou de ce qu’elle croit dans sa conviction réfléchie comme telles. L’histoire, c’est le règne de la pensée critique d’une minorité d’élite. Par contre, dans le domaine de la culture prédomine la tradition ou la coutume. Sont restés hors de l’histoire tous les individus, tous les groupes sociaux ou tous les peuples qui n’ont pas pu s’élever au-dessus de la tradition et de la coutume, les soumettre à une critique rationnelle et chercher à les transformer dans un sens rationnel. Même dans notre société dite civilisée, il se trouve des individus et des classes entières qui sont fatalement condamnés, ou par leur situation sociale et économique, ou par leurs habitudes d’esprit, à rester hors de la vie historique. Ce sont d’abord les représentants des classes supérieures et dominantes qui ne pensent qu’à jouir de leurs privilèges, en se référant pour le reste à la tradition historique. Ils sont les esclaves de la mode et de la coutume. Ils sont « des sauvages civilisés ». Ils jouissent de tous les fruits d’une civilisation supérieure créée par les innombrables efforts des générations qui se sont sacrifiées pour la préparer et la perfectionner, mais ils ne songent jamais à continuer ces efforts et à faire faire à l’histoire un pas en avant, ce qui n’est possible qu’à la condition d’une critique réfléchie de ce qui existe. Les « sauvages civilisés » peuvent être en possession d’une culture intellectuelle hors ligne, être des académiciens couverts de gloire et comblés d’honneurs, de célèbres professeurs d’universités, de brillants écrivains d’une renommée universelle. Mais en tant qu’ils n’emploient dans leurs raisonnements que les méthodes traditionnelles, en tant qu’ils défendent la tradition historique et les coutumes acceptées sans murmure par des masses d’individus privés d’esprit critique, en tant qu’ils n’essayent de comprendre et de critiquer la culture coutumière, leur milieu social et de les transformer dans un sens rationnel, ils se mettent eux-mêmes hors de la vie historique et sont des quantités négligeables ou des impedimenta pour le progrès humain.

Ces « sauvages d’une culture supérieure » forment un milieu extrêmement propice à toutes sortes de survivances mystiques et métaphysiques. On l’a vu par les ravages qu’a faits récemment le spiritisme, même dans quelques milieux dits scientifiques. On le voit au réveil du néo-mysticisme et de l’esprit religieux et à la proclamation tapageuse de « la banqueroute de la science ».

Toutes ces victimes de l’esprit réactionnaire ont beau être des civilisés, ils sont des « sauvages » par leur défaut d’esprit critique et scientifique, par la paresse extraordinaire de leur pensée, trait dominant des races inférieures restées hors de la civilisation.

Cependant notre société contient d’autres éléments restés jusqu’ici hors de la vie historique. Ce sont ceux qui, accablés par un travail excessif et absorbés exclusivement par la lutte pour l’existence quotidienne, n’ont ni le loisir, ni la possibilité de vivre d’une vie consciente et réfléchie, d’appliquer à la culture coutumière la pensée critique et de la transformer. Ce sont les « victimes » de la civilisation, les sacrifiés, les souffre-douleur de l’humanité. C’est à la minorité qui pense de l’éclairer sur sa situation réelle, sur les causes de ses souffrances sans nombre et de la faire participer à la vie historique. Il n’y a pas de mouvement historique tant que la civilisation coutumière n’est pas travaillée par la pensée critique ; tant qu’aucune tentative de la transformer ne se produit dans le sens du progrès, lequel consiste, comme nous l’avons vu, dans le développement de la conscience individuelle et de la solidarité sociale. Tout ce qui favorise le développement de la pensée critique et scientifique, tout ce qui amène plus de solidarité humaine est progressif. Ce qui entrave cette marche de l’humanité vers la science et la solidarité est réactionnaire.


V


En analysant le processus historique et social à l’aide de sa méthode qu’il appelle « subjective », Pierre Lavroff a fait une classification vraiment remarquable des divers éléments qui constituent l’histoire. Dans chaque période historique, il y a trois catégories de faits à distinguer. Ce sont d’abord les « survivances du passé », les revenants d’un autre âge qui hantent le présent, le mort qui saisit le vif. Parmi les survivances de notre époque, il place en première ligne le mysticisme religieux et l’esprit métaphysique, les tendances purement politiques et libérales accompagnées de l’indifférence pour le mouvement social actuel, la doctrine de l’art pour l’art et de la séparation de la science et de la vie. Viennent ensuite comme second élément du processus historique, les « problèmes caractéristiques de l’époque », ce qui occupe le centre de la vie historique, ce qui constitue sa physionomie particulière. Il est presque inutile d’ajouter que pour Pierre Lavroff, le « problème caractéristique » de notre temps, qu’il appelle souvent la période de la civilisation « laïque », est le mouvement socialiste. À ces deux éléments de chaque période historique — les survivances du passé et les problèmes caractéristiques du présent, il en ajoute un troisième : les « germes de l’avenir ». Ce sont des éléments destinés à entrer comme parties intégrantes dans la phase historique qui se prépare par l’élément actif et historique du présent.

Il ne suffit pourtant pas de désigner ces trois éléments de l’histoire. Il faut les étudier dans leurs relations réciproques, dans leur action continuelle l’une sur l’autre. C’est la tâche qu’il s’est posée particulièrement dans son œuvre : L’Histoire de la Pensée dont le titre nous paraît un peu trop général et par conséquent trop vague. Il est impossible d’analyser ici cet ouvrage remarquable qui témoigne chez l’auteur d’une érudition universelle et d’une vigueur de pensée hors ligne. Cette œuvre, restée malheureusement inachevée, est consacrée spécialement à la période anthropologique et antécritique de notre civilisation.

Elle comprend une foule d’aperçus ingénieux se rapportant aux problèmes de notre temps. J’y reviendrai dans la mesure du possible dans la partie critique de cette étude.


VI


Le sens spécial que Pierre Lavroff donne au terme histoire lui facilite la solution du problème fondamental de son œuvre qui est, comme je l’ai indiqué au début, le problème de l’individu.

Comme l’individu est le seul facteur conscient, le seul facteur agissant en vue d’un but voulu et réfléchi, il se trouve par cela même placé au centre du processus historique qui est exclusivement un processus conscient ; tous les éléments inconscients et subconscients se rapportent à la « culture coutumière ». L’histoire est définie comme « la culture travaillée par la pensée critique ». Il est alors évident que l’individu, seul agent conscient de l’histoire, doit jouer le rôle le plus décisif, on peut dire le seul décisif, dans le développement historique de l’humanité. Lavroff ne nie pas la dépendance de l’individu du milieu. L’individu n’est pas seulement facteur créateur, il est aussi produit du milieu cosmique, social et historique. Mais en histoire, l’individu ne peut nous intéresser par les motifs que je viens d’indiquer, qu’en tant que facteur historique. Il est le créateur des formes sociales nouvelles qu’il cherche à réaliser en opposition avec les formes sociales qui ont perdu leur raison d’être devant l’esprit critique, les besoins nouveaux et les forces sociales nouvelles. Mais l’individu isolé est impuissant. Pour que son action soit efficace, il doit devenir une force historique, une « force sociale ». Et il ne peut le devenir qu’en s’associant avec les masses qui travaillent et qui souffrent. Les anciennes civilisations ont péri parce que leurs minorités intellectuelles étaient isolées, parce que la masse populaire n’était nullement intéressée au maintien de l’ordre de choses dont elle ignorait le sens et la portée. Une civilisation supérieure, pour être solide et hors de danger, doit s’assurer le concours de la masse populaire, l’intéresser à son existence, ce qui n’est possible que lorsque cette civilisation est accessible au peuple et comprise de lui. Le « sur-homme » de Nietzsche, qui creuse un abîme entre le génie et le peuple, travaille bêtement à sa propre perte. En s’isolant, il s’expose aux pires dangers. Une civilisation supérieure a besoin pour vivre d’être franchement et sincèrement démocratique. Autrement elle est à la merci du premier peuple conquérant, du premier condottiere militaire.


VII


Le cadre de ce travail ne me permet pas de reproduire le magnifique tableau historique que Pierre Lavroff a tracé, en appliquant ses principes aux grandes périodes et en les envisageant au triple point de vue des survivances du passé, des problèmes du présent et des germes de l’avenir. Je signale seulement que, tout en rejetant la religion et la métaphysique comme des survivances, il constate impartialement leur rôle historique, leurs immenses services rendus dans le passé au développement social et intellectuel de l’humanité. Il s’efforce surtout de faire ressortir l’importance de l’esprit universaliste du christianisme qui fut un agent puissant de solidarité humaine. À notre époque, c’est le socialisme, qui se substitue, dans ce rôle historique, au christianisme, devenu un élément de régression sociale.

Nous allons maintenant étudier l’éthique sociale de Pierre Lavroff et sa conception socialiste et révolutionnaire.






II

LA MORALE SOCIALISTE


I

Le problème de l’individu — nous l’avons vu dans notre étude précédente — domine la philosophie de l’histoire et la sociologie de Pierre Lavroff. Il est aussi le point de départ, on peut dire l’âme même, de sa morale, la partie la plus développée et la plus originale de sa doctrine. Mais ici une question préalable se pose impérieusement devant nous. Et il est de toute nécessité de l’élucider avant de procéder à l’exposition des idées morales de notre penseur. Est-il vraiment nécessaire et utile pour le socialisme d’avoir un système d’idées morales ? Avons-nous besoin d’une morale socialiste ? Je n’hésite pas à répondre par l’affirmative. Est-ce que les socialistes ne sont pas des hommes, c’est-à-dire des êtres éminemment sociables et nécessairement sociaux, partant des êtres moraux ? Comme tels, ils ont besoin d’une théorie de conduite fondée sur des principes moraux qui, en dernière analyse, se réduisent aux principes de la conservation individuelle et sociale. En d’autres termes, ils ont besoin d’une morale. On n’a pas encore vu jusqu’ici de sociétés sans morale. Une société d’immoralistes, ou même d’amoraux absolus, un groupe humain composé de Nietzschéens pratiquants — les phraseurs de l’immoralité ne comptant pas — paraît être une véritable chimère, une impossibilité matérielle. Comme la morale se trouve intimement liée à notre instinct de conservation individuelle et sociale, elle est basée sur des faits irréductibles. Seul un véritable ennemi du genre humain ou un pessimiste à la Édouard Hartmann, qui rêverait la destruction de l’humanité ad majorem gloriam de son système philosophique, pourrait devenir sérieusement un adversaire systématique et conséquent de la morale. Même les partisans du laissez-faire les plus aveugles ne sont pas allés jusqu’à la tolérance des actes reconnus immoraux. Toutes les classes dominantes ont cherché à donner à l’ordre social correspondant à leurs intérêts de classe une sanction morale ou religieuse ou à profiter de la religion et de la morale établies pour les justifier. Car elles connaissaient assez la nature humaine pour savoir que les masses populaires ne supporteraient pas un instant un joug préjugé injuste ou immoral. L’homme social — et nous n’en connaissons pas d’autre — est donc un être nécessairement moral plus ou moins développé. L’amoral n’est qu’une exception qui confirme la règle. Il est un malade que la science moderne considère atteint d’une maladie caractéristique qu’elle a baptisée d’un nom spécial : moral insanity, la folie morale.

Les immoralistes peuvent bien professer des théories immorales, faire des phrases à effet dans le genre de celle de Nietzsche : « Rien n’est vrai, tout est permis » ; mais ils ne passeront jamais des paroles aux actes. Et cela non seulement par la peur du gendarme, mais aussi et surtout par la crainte de tomber dans l’odieux, l’absurde et le ridicule. Le chef de l’école immoraliste moderne, le malheureux penseur de génie Friedrich Nietzsche, qui se demandait souvent si le mensonge n’est pas un élément nécessaire de vie, donna toutes ses forces à la recherche de ce qu’il croyait la vérité scientifique. Le cerveau puissant de ce théoricien de l’ « au-delà du bien et du mal » sombra, épuisé, en méditant le bien suprême du Sur-Homme. L’adversaire implacable du principe humain neminem læde (ne fais de mal à personne) est devenu le martyr d’une morale à lui, d’une morale surhumaine appelée, dans son esprit, à inaugurer une nouvelle culture, la culture des Sur-Hommes. Illogisme et incohérence ! — voilà où mène la théorie immoraliste.

Je ne conteste pas les ravages sérieux que peuvent causer dans des circonstances particulières les idées nietzschéennes dans des cerveaux d’une faible force de résistance. Nous avons vu dans la récente crise morale que traversait la France, et qui est loin d’être arrivée à son terme, comment le nietzschéanisme mal digéré de Barrès se plaisait à prêcher ouvertement le manque de scrupules, l’immoralité systématique de la raison d’État, principe d’ailleurs abhorré par Nietzsche lui-même, qui, personnellement, était une nature profondément idéaliste et honnête. Tout le monde sait que certaines catégories d’hommes publics en ont largement profité. Mais ces faits particuliers démontrent mieux que ne l’auraient fait les moralistes la nécessité absolue de la morale, en faisant ressortir quels désordres réels résultent inévitablement de l’immoralisme en action.

L’immoralité théorique et avouée se détruit elle-même et ne peut être considérée comme trop dangereuse dans la pratique. Mais elle nous force à justifier et à démontrer la raison d’être de la véritable morale sociale, qui ne cherche son appui ni dans les dogmes religieux ni dans ceux d’une métaphysique fondée sur la notion du devoir transcendantal. La morale qui s’adresse à la raison doit se justifier à l’aide de la raison. L’homme moderne ne s’inclinera que devant un devoir qu’il s’imposera lui-même en toute connaissance de cause et éclairé sur son origine.

La morale socialiste trouve pourtant sur son chemin un autre genre d’opposition, sourde et inconsciente chez la plupart, et cela dans les rangs des hommes les mieux intentionnés. Je parle des partisans de la méthode génétique de Marx.

Au fond cette méthode n’est ni hostile ni favorable aux considérations d’ordre moral. Comme elle ne cherche qu’à connaître la genèse des idées morales, se souciant peu de leur nature intrinsèque, elle ne fait par cela même aucune opposition à la morale. Elle cherche simplement à déterminer quelle relation existe entre la structure économique et sociale et les systèmes de morale en cours.

La méthode génétique n’impose aucun devoir moral. Elle ne fait qu’étudier son devenir historique. Elle ne prononce pas de jugement. Elle explique. Son idéal scientifique, c’est le non flere, non ridere, de Spinosa[2].

Mais cette habitude de l’indifférence en matière de morale crée un milieu défavorable et hostile même à toute considération morale. Expliquer ne veut pas dire accepter ou rejeter. Les idées immorales ont leur histoire aussi bien que les idées morales. L’étude de cette origine ne crée et ne peut pas créer l’idée d’obligation ou de sanction, éléments nécessaires de toute morale. L’immoraliste par exemple conclut de cette même étude au rejet pur et simple de la morale, attendu que ce seraient des classes dites inférieures, exploitées et opprimées, qui seules auraient créé la morale traditionnelle, le critérium du bien et du mal dominant. Car ce sont elles qui auraient besoin de sympathie, de solidarité et d’humanité. Les plus forts, les maîtres, « la bête blonde », en un mot, peut bien se passer de ces idéologies incommodes et gênantes. Voilà pourquoi les socialistes qui n’emploient que la méthode génétique arrivent parfois aux conclusions analogues à celles des immoralistes bourgeois. Aussi avons-nous vu dans une crise récente ou, pour appeler les choses par leur nom, dans l’affaire Dreyfus, une fraction des socialistes français prêcher l’abstention, c’est-à-dire l’indifférence, dans un mouvement où l’honneur moral de tout un pays a été fortement engagé. La méthode génétique de Marx devait fatalement aboutir à l’indifférence morale, indépendamment des sentiments personnels incontestablement élevés et sincèrement révolutionnaires de ce fondateur génial du socialisme scientifique.


II

Comme dans sa philosophie de l’histoire et dans sa sociologie, Pierre Lavroff appliquait dans sa morale une méthode tout à fait différente pour ne pas dire opposée à celle que nous venons de caractériser. Ce sont les besoins de l’individu — et non ceux du groupe social ou de la classe — qui déterminent sa conception et sa conduite morales. Si pour Marx l’histoire est un système des causes et des effets, elle est considérée par Pierre Lavroff surtout comme un ensemble de fins et de moyens. Il y a deux moteurs principaux qui déterminent et dirigent notre action. C’est d’abord notre conscience. C’est ensuite notre « besoin d’activité créatrice », ou le « besoin de création », ou plus simplement : notre besoin d’action. La conscience est le fait primordial, la source unique de notre développement intellectuel et moral. C’est le fait dominant toute science, toute action pratique. Nous ne savons que ce qui est présent à notre conscience. Nous n’appelons « nos » actes que celles de nos actions dont nous avons la conscience nette. Dans cette conscience, l’homme trouve comme un fait qui ne se laisse pas éliminer, la notion de sa liberté, de sa responsabilité morale devant lui-même et devant la société. Ce fait est d’ordre subjectif, mais il nous est nécessaire, et nous ne pouvons pas ne pas en tenir compte, comme nous ne pouvons renoncer à compter les heures sous prétexte que le soleil reste immobile et que ce qui est le jour et la nuit ne sont que des illusions des sens.

L’homme réagit par l’action contre les impressions qu’il reçoit de son milieu. Ces actions ont une signification et une valeur différentes. Grâce au développement supérieur de son cerveau, il compte parmi ses actions, en dehors des actions réflexes et instinctives, les actions provoquées par la réflexion, par la conscience nette et claire des motifs, en un mot par ce qu’on appelle des actes. Chacun de nos actes implique une fin pour la réalisation de laquelle nous avons recours à un moyen déterminé. Tous les buts que nous nous proposons sont provoqués par la recherche de l’agréable et par le désir d’éviter ce qui lui est contraire. C’est le besoin de jouissance qui détermine en dernier lieu notre action. Dans la pratique, ce besoin fondamental revêt la forme de motifs très variés. C’est d’abord la coutume sociale ou l’habitude individuelle. C’est, en seconde ligne, la passion, le sentiment. Vient, en troisième, la considération de l’utilité, l’acte calculé. Et en quatrième et dernière ligne, la contrainte intérieure, qu’on peut désigner, d’une façon apparemment contradictoire, la contrainte volontaire. C’est le devoir que nous nous imposons nous-mêmes, volontairement et librement.

Tous ces besoins forment une hiérarchie où chacun occupe une place déterminée, correspond à un degré de développement déterminé et possède une valeur correspondante. Il y a inégalité des besoins au point de vue de leur valeur morale. Les uns sont supérieurs, les autres inférieurs.

Le besoin de créer, d’agir, dont nous avons déjà parlé, produit à l’aide de notre imagination un « moi idéal », qui forme un élément relativement constant dans l’éternel va-et-vient de nos sensations, impressions et désirs. Ce moi idéal, c’est la « dignité personnelle ». C’est la valeur morale que l’homme s’attribue à lui-même et à ses semblables. La personnalité humaine se dédouble. Le « moi réel » respecte le « moi idéal » qui n’existe que dans ma conscience. Le besoin d’unité et d’harmonie a provoqué ce moi idéal. Chez Kant, ce même besoin est la cause du moi psychologique, de cette notion de la personnalité qui accompagne chacune de nos actions, ou, pour mieux dire, chacun de nos actes dont nous nous croyons les auteurs responsables.

Cette dignité personnelle marque une certaine supériorité de notre individualité. C’est une sorte de divinité laïque que nous nous sommes créée en nous-mêmes et envers laquelle nous contractons certaines obligations. Nous disons, par exemple, que tel acte correspond ou ne correspond pas à notre dignité.


III

La notion de la dignité personnelle est variable. Elle change ses formes et son contenu au cours de l’évolution historique. D’abord l’homme trouve que, seule, la vie selon la coutume de son milieu, la vie « comme tout le monde » peut réaliser sa dignité personnelle. Plus tard, il met sa dignité dans les jouissances grossières, dans l’oisiveté, dans la domination sur les autres. Il identifie sa dignité avec le nombre de victoires remportées sur l’ennemi, avec la quantité de têtes abattues. Ensuite, il trouve sa dignité dans l’accumulation des richesses, dans une spéculation financière réussie, dans le jeu savant d’une intrigue diplomatique, etc. Avec le développement de la sensibilité affective, la dignité personnelle se confond avec la piété qui humilie la dignité des autres ou avec le sacrifice de soi qui rabaisse notre propre dignité, ou dans l’ascétisme stérile. C’est la période des religions de charité.

Toutes ces formes inférieures de la dignité personnelle doivent, grâce à la critique rationnelle, céder leur place à une forme supérieure. Cette forme supérieure est le résultat d’un « besoin de développement », de perfection et de progrès. Les hommes commencent à trouver un certain plaisir dans le fait de leur développement physique, intellectuel et moral, dans la conscience de l’accroissement de leurs forces. Ils font dépendre leur dignité personnelle du développement individuel. Le développement progressif une fois devenu son idéal, l’individu le transforme en devoir. Ce que nous considérons comme le mieux, comme un degré supérieur de notre dignité devient par cela même obligatoire.

Le devoir, c’est l’idéal. Ne pas poursuivre son idéal équivaut à un abaissement douloureux de notre dignité personnelle, à un anéantissement du « moi idéal », à un suicide moral. Ainsi se trouve résolue du coup la plus grande difficulté de tout système moral, l’explication du « doit » moral. Le devoir se trouve expliqué par la notion de l’idéal qui se base sur l’idée du développement progressif, laquelle à son tour se fonde sur le principe de la dignité personnelle.

Les obligations que nous impose la société et que nous acceptons sans la critiquer, même lorsque cette acceptation est accompagnée par un sentiment du devoir, n’ont aucun caractère moral. Seul, le discernement conscient entre un état supérieur et un état inférieur résultant du fait du développement progressif de l’individu et correspondant aux différents degrés de ce développement donne l’estampille morale à nos actes, le fait entrer dans le domaine de l’éthique. Le besoin de s’élever d’un degré inférieur à un degré supérieur de l’échelle évolutive devient le mobile moral par excellence. L’homme en se développant s’élève. Avec sa valeur physique et intellectuelle croît sa valeur morale.

Il résulte de la nature même du développement progressif, fondement de la morale, que le premier devoir de l’individu, c’est la critique qui est la condition sine qua non de ce développement. La critique doit être continuelle parce que le développement est infini. Cette critique fait la classification rationnelle de nos actes selon la place qu’ils occupent dans notre évolution progressive. Elle détermine les buts que nous avons à nous poser pour atteindre un degré supérieur de développement et des moyens à employer. Le degré de développement auquel l’individu est arrivé détermine la nature de son idéal. Les efforts qu’il faut pour le réaliser donnent naissance aux « convictions morales » de l’individu. L’individu se pose un but déterminé. C’est son idéal moral. Il cherche des moyens pour le réaliser. De là son action morale. Les convictions sont le trait caractéristique du domaine moral. Un homme sans conviction ne peut être moral. N’est pas moral celui-là non plus, qui ne cherche pas à agir selon ses convictions, à traduire ses convictions en actes.


IV

Mais les convictions morales peuvent se différencier entre elles, s’opposer même. Comment trouver un critérium objectif d’une « conviction morale » ? En d’autres termes, n’y a-t-il pas des convictions immorales ? Pierre Lavroff répond par l’affirmative. Sa réponse se base sur son principe du développement individuel progressif. Comme la conviction morale est elle-même un résultat de la critique appliquée au postulat du développement progressif, il est évident qu’elle ne peut pas contredire ces deux principes dont elle découle. Ainsi nous arrivons à un résultat décisif. Tout ce qui empêche et arrête le développement progressif de l’individu est immoral, tout ce qui empêche ou arrête la liberté de critique est immoral. Par contre, tout ce qui favorise le développement de l’individu ou la liberté de critique est nécessairement moral. La lutte pour des conditions qui font de ce développement et de cette critique une réalité vivante devient ainsi un devoir suprême pour l’individu Ces conditions peuvent être d’ordre matériel ou physiologique. La satisfaction des besoins physiologiques est nécessaire pour le développement moral. Elle est donc morale. Elle l’est cependant dans la mesure où elle n’entrave pas notre développement.

En définitive, l’idéal de l’homme moral se trouve résumé comme suit : le développement le plus grand possible de toutes les forces de l’individu, à l’aide de la critique rationnelle ; l’application de ces forces au développement ultérieur de l’individu convaincu, identifiant sa dignité personnelle et son bonheur avec son développement progressif.


V

Le lecteur a sans doute remarqué que les idées de Pierre Lavroff, que je viens d’exposer, n’ont trait qu’à un individu isolé. Mais notre penseur n’oublie pas un instant qu’il s’agit d’un individu vivant dans une société. Il ne l’isole que provisoirement, pour le mieux étudier comme on isole en expérimentant un phénomène naturel pour le mieux connaître. Après l’avoir étudié dans ses besoins et ses moyens qui lui sont propres, il le rend à la société où il l’a pris pour ainsi dire tout fait.

L’individu vivant dans la société primitive est l’esclave de la coutume, l’esclave de son milieu, de la tradition morale, prêt à la changer si le milieu le demande. L’esprit de critique se réveille dans l’individu pourtant tôt ou tard. La première cause de ce réveil, c’est l’intérêt égoïste. Il critique les hommes et les choses du point de vue de son intérêt. Il se rapproche de ceux qui lui sont utiles ou agréables. Il s’éloigne des autres. Il mène vaillamment le combat pour son existence. Il prépare ainsi son développement ultérieur. Les armes qu’il emploie n’ont le plus souvent rien de moral. Mais pendant cette période de la lutte pour la vie par tous les moyens, s’élaborent les conditions qui plus tard créeront la vie morale. La sympathie naturelle et les considérations utilitaires, deux facteurs relativement inférieurs, adoucissent et limitent cette guerre de tous contre tous. Nous sommes encore ici loin du domaine moral. La période morale de l’humanité ne commence qu’avec la reconnaissance de la dignité personnelle de nos semblables. Pendant la lutte pour l’existence la morale était comme suspendue. La guerre a ses principes à elle qui n’ont rien de commun avec ceux de la morale.

Mais la guerre entre les hommes n’est pas éternelle. Elle se trouve au cours de l’évolution remplacée par la coopération, par la solidarité. La morale, se basant sur les données de la science, reconnaît à tous les hommes une possibilité de développement et partant l’égalité au point de vue de leur dignité morale. Nous sommes par conséquent obligés de leur reconnaître un droit égal au développement. Nous faisons la dignité des autres solidaire de notre propre dignité. Nous déclarons immorale l’indifférence en face de l’injustice. Nous nous faisons un devoir de favoriser le développement progressif des autres. Nous avons ainsi créé la justice sociale. La formule lapidaire de la justice est : « À chacun selon son mérite, selon sa dignité. »

L’humanité actuelle représente au point de vue moral quatre catégories, et Pierre Lavroff établit les conditions de l’application de cette formule de la justice — à toutes ces catégories :

1) Les hommes d’une conviction rationnelle. Le devoir de tout individu conscient et moral en face de cette catégorie d’hommes est de défendre le droit d’exprimer leurs convictions et de chercher à les réaliser. Les hommes d’une conviction rationnelle doivent se considérer comme les membres d’une même famille, s’entr’aider de toutes leurs forces dans leur développement progressif et la réalisation de leurs convictions.

2) Les hommes à convictions irrationnelles. Les convictions irrationnelles peuvent être immorales si elles nient les fondements mêmes de la morale : le devoir de critique et de développement progressif. Si les partisans de ces convictions ne sont pas enclins à supprimer la liberté de la discussion notre devoir est de les combattre par la discussion et par la discussion seule.

Nous n’avons pas le droit de les supprimer par la force. La liberté de la discussion est absolue. Les réactionnaires doivent en profiter comme les progressistes. Dans le cas contraire, c’est-à-dire quand les partisans des convictions irrationnelles abandonnent le terrain de la libre discussion, nous avons le devoir de sortir de la légalité pour répondre par la violence à la violence. Leur dignité n’est plus sacrée pour nous. La morale est suspendue. Et nous les combattons selon les règles de toute guerre. La violence engendre la violence.

3) Les hommes sans convictions. Il faut propager parmi eux la nécessité du développement progressif.

4) Les hommes qui sont empêchés par leur situation sociale de participer au développement progressif. Le devoir de tout homme conscient est de les aider par tous les moyens appropriés à conquérir les conditions nécessaires. C’est notre devoir de combattre toute société qui prive une partie de ses membres de la possibilité du développement progressif. Le prix de la victoire remportée sur une telle société ne sera jamais trop élevé, attendu qu’il s’agit de transformer des êtres vivant d’une vie purement animale en hommes conscients participant au progrès de l’humanité. Les moyens de combat pour le progrès se déterminent selon les principes de l’utilité et rien que de l’utilité. Rester indifférent dans ce combat, c’est commettre un acte immoral. Car l’abstention dans la vie sociale est aussi un acte. Un acte qui favorise toujours l’ordre établi.

Pierre Lavroff résume sa morale sociale dans la formule suivante :

Une société basée sut la justice représente une coopération de tous pour le développement progressif de tous. L’individu ne peut défendre sa dignité et se développer que dans une société bien organisée. La société ne peut être bien organisée qu’à la condition qu’elle contienne des individus développés, à convictions rationnelles.


VI

Relevons en quelques lignes les traits dominants de la morale de Pierre Lavroff.

Elle est hédoniste parce qu’elle a pour point de départ le plaisir, la jouissance et le bonheur que l’individu trouve dans son développement progressif. Elle est en même temps idéaliste parce qu’elle ne comprend pas le plaisir à la façon de l’école cyrénaïque d’Aristippe. Elle subordonne le plaisir matériel dit grossier aux jouissances supérieures de la lutte pour l’idéal.

La morale de Lavroff est individualiste en tant qu’elle a pour point de départ l’individu, ses besoins et ses aspirations ; mais elle est sociale par les moyens de sa réalisation et surtout parce que Lavroff ne considère que l’individu qui vit et agit dans la société, à l’aide de la société et, dans son propre intérêt, pour la société.

La morale de Pierre Lavroff est profondément et franchement révolutionnaire. Et cela pour deux raisons : D’abord elle ne se contente pas de juger au nom de ses principes l’individu comme individu, mais elle juge la société elle-même. Elle examine l’ordre social établi, le déclare immoral parce qu’il ne correspond pas à notre idéal — devenu devoir — du développement progressif et universel, et se fait une obligation de le combattre. Elle demande donc un changement radical du système social établi, ne se contentant pas des réformes partielles, ce qui caractérise tout système révolutionnaire. Elle est également révolutionnaire parce qu’elle réclame, en cas de besoin, la nécessité de combattre l’injustice sociale par le moyen de la violence.

Cette morale est humanitaire parce qu’elle n’a qu’un but, notamment de mettre un terme aux souffrances sans nombre de l’humanité actuelle. Les souffrances que causerait la lutte la plus acharnée contre la société actuelle sont infimes en comparaison avec les souffrances dont l’humanité est accablée à présent.

La morale de notre penseur est scientifique et rationaliste ; quant à la méthode, Lavroff n’invoque aucun dogme et se base exclusivement sur des faits faciles à vérifier. Il fait l’homme lui-même juge et maître de ses actions. Il ne le sacrifie pas à je ne sais quelle divinité, comme le fait toute morale religieuse, qui abaisse ainsi la dignité humaine et fait que toute morale s’appuyant sur la religion est profondément immorale. Car l’homme alors n’agit moralement que par ordre.

La dignité humaine, la dignité personnelle est un fait dont nul ne saurait nier la réalité. La critique ne peut porter que sur le point de savoir si toute la morale individuelle et sociale peut être déduite de ce principe d’une importance incontestable.

Scientifique, la morale de Pierre Lavroff ne peut pas ne pas être évolutionniste. En effet, le principe du développement progressif n’est autre chose que l’évolution considérée sous sa face humaine et subjective. Voilà pourquoi on peut dire que la morale de Lavroff est évolutionniste comme celle de Herbert Spencer, et perfectionniste comme celle de Leibnitz et de Malebranche.

Il nous reste à exposer la conception socialiste de Pierre Lavroff et à donner notre conclusion d’ensemble sur l’œuvre du grand penseur russe.





III

LE SOCIALISME INTÉGRAL


I

Un marxiste russe d’un tempérament de polémiste a cru rabaisser singulièrement Pierre Lavroff, en l’appelant « un Malon russe ». Il l’a au contraire, me semble-t-il, honoré. En effet, Benoît Malon, le père spirituel du socialisme intégral, et Pierre Lavroff, le grand révolutionnaire russe doublé d’un savant d’une érudition universelle sont, malgré quelques différences, de la même famille intellectuelle et morale. Tous les deux, avec des ressources et des moyens différents, servaient la même cause, présentaient dans le socialisme contemporain la même tendance.

Cette tendance est assez exactement désignée par le nom de socialisme intégral, que lui a donné Benoît Malon lui-même. Et si un mot peut caractériser toute une doctrine ou, pour être plus exact, une méthode, la dénomination socialisme intégral est assez heureuse.

Qu’est-ce que le socialisme intégral ? Malon l’a défini comme « le socialisme envisagé sous tous ses aspects, dans tous ses éléments de formation, avec toutes ses manifestations possibles ». Et voilà pourquoi l’armée socialiste « est composée — toujours selon Malon — logiquement de tous les souffrants, de tous les militants, de tous les espérants ».

En développant cette formule, en lui donnant plus de précision, en en tirant toutes les conséquences logiques, nous aboutirons nécessairement à une méthode nouvelle de recherches socialistes, à un nouveau système d’idées socialistes. Ce système profitera certainement de tous les éléments scientifiques du socialisme marxiste, mais il le dépassera de beaucoup et donnera une base aussi large que solide au parti socialiste grandissant.

Mais pour que ce nouveau système justifie son nom, c’est-à-dire pour qu’il soit vraiment un socialisme « intégral », il doit, je crois, contenir les éléments suivants :

1) L’intégralité du but. Ce qui a fait et fait encore la grande force historique du socialisme, c’est son idéal clair et défini de la transformation de la propriété privée dans un sens défini, collectiviste ou communiste. Toutes les formules plus ou moins vagues, plus ou moins hypocrites qui ne contiennent pas cette revendication principale des socialistes de tous les pays est condamnée d’avance à rester stérile et inefficace.

2) L’intégralité des moyens. Tout le monde sait quelles terribles luttes les partis socialistes ont eu à soutenir pendant presque un siècle sur ce terrain si fertile en difficultés qui paraissaient à bien d’esprits presque insurmontables. Antirévolutionnaires et révolutionnaires, fédéralistes et centralistes, coopérateurs et anticoopérateurs, syndicalistes et politiciens, parlementaires et antiparlementaires, intransigeants et possibilistes ou opportunistes, — partisans des moyens spéciaux (grève, boycottage, « propagande par le fait ») et leurs adversaires, tous se sont combattus avec ardeur les uns les autres au nom d’une tactique que chacun de groupes déclarait la seule bonne. Après des discussions sans fin, on semble arrivé à cette simple conclusion : que tous ou presque tous ces moyens ont leur utilité et que pas un n’a le privilège d’être le seul efficace. On se trouve donc actuellement en bonne voie. Elle mène directement à ce que j’ai appelé l’intégralité dite des moyens.

3) L’intégralité des motifs. Quel est le mobile qui nous pousse vers le socialisme ? Est-ce l’intérêt ? Ou l’idée ? L’égoïsme ou l’altruisme ? L’intérêt de classe ou celui de l’individu ? Le sentiment ou la raison ? Les partisans du socialisme intégral cherchent à étudier le rôle de chacun de ces mobiles et de lui indiquer la place qu’il doit occuper dans l’élaboration d’une nouvelle société. À chacun des motifs selon son mérite.

4) L’intégralité philosophique. Le socialisme a sa philosophie. Il a une philosophie de l’histoire à lui. Il cherche à lier l’avenir au présent, le présent au passé. Différents principes, différentes doctrines se présentent. Les uns s’en tiennent à l’idéalisme ou à l’intellectualisme qui voit dans le socialisme l’aboutissant d’une évolution d’idées. Les matérialistes le considèrent comme une phase nécessaire dans l’évolution des modes de production. Les autres l’expliquent par le développement des idées et des sentiments humanitaires.

Le socialisme intégral donne raison ou plutôt tort à tous ces partisans d’un seul facteur privilégié et s’applique à montrer que le socialisme est le résultat de toute l’évolution historique, économique aussi bien que politique, morale et intellectuelle. Ce qui ne veut évidemment pas dire que le socialisme intégral remplace la théorie de la dictature du facteur économique par « un syndicat des facteurs », comme le dit fort spirituellement Gabriel Deville, le théoricien distingué du marxisme français. L’évolution historique est trop compliquée pour être ramenée à une simple série de quelques unités-facteurs.

Les dialecticiens, amateurs de luttes à outrance et des oppositions sans fin, sont exaspérés par cette tendance du socialisme intégral. Il leur paraît vouloir contenter tout le monde, réconcilier l’irréconciliable. C’est le contraire qui est vrai. Les « Intégralistes » disent plutôt que « tout le monde » a tort. Ils disent encore que tout point de vue exclusif est une erreur, parfois utile mais encore plus souvent nuisible, destinée à devenir un obstacle pour le progrès du socialisme.

Ces points de vue particuliers sont autant d’idoles — idola specus selon Francis Bacon — chères à leurs auteurs, aux constructeurs et amateurs de systèmes et à leurs fidèles. Les doctrines unilatérales et exclusives ne font avancer la doctrine qu’indirectement, c’est-à-dire lorsque elles sont combattues par les partisans d’idées plus larges et plus exactes.

Le socialisme n’est pas un sport, et la lutte — lutte des idées ou lutte des hommes — n’est pas sa fin suprême. Le seul reproche que l’on puisse taire aux partisans du socialisme intégral, c’est qu’ils n’ont pas encore tenu leur promesse. Le socialisme intégral se trouve encore sur bien des points à l’état de projet. Mais d’autre part il est évident qu’il est plus facile de développer avec plus ou moins de plausibilité une vérité plurielle ou une demi-vérité, que d’étudier la société et l’histoire dans leur intégralité et dans toute leur complexité infinie. Les tâches faciles ne sont pas pourtant toujours les meilleures.

Pierre Lavroff est de ceux qui, une fois connu, contribuera d’une façon très appréciable à consolider le socialisme intégral, l’idéal auquel tend de plus en plus la théorie socialiste.


II


Le socialisme, pour Lavroff, a pour but une transformation de la société qui réalisera la coopération de tous pour le développement de tous, et créera la possibilité de l’extension de cette coopération à l’humanité tout entière. En outre, cette théorie se base sur la conscience que seuls le travail obligatoire pour tous et la suppression de la propriété-monopole peuvent réaliser ces conditions.

Ou encore : le socialisme est la coopération universelle en vue du développement universel.

Déjà les termes mêmes de cette définition du socialisme reproduisent exactement ceux de la formule du progrès donnée par Lavroff. L’évolution historique développe, selon ce penseur, la solidarité et la conscience individuelle. Or, le principe de coopération réalise la solidarité. Et par « développement universel » notre penseur n’entend autre chose que le développement de la conscience individuelle de tous. Dans cette même définition se retrouve également le principe du développement intégral de l’individu, fondement de la morale. Ainsi l’unité entre la philosophie de l’histoire, la morale et sa conception socialiste est complète. Le progrès se réalise par le socialisme. Il correspond à notre devoir moral. Progrès, socialisme, devoir ne font donc qu’un. Ils découlent du même principe qui est celui du développement universel. L’unité de doctrine est absolue. Nous ne connaissons pas une autre théorie socialiste ayant atteint cette unité idéale, réunissant dans le même principe l’histoire, la morale et la sociologie.


III

Pierre Lavroff ne se borne pas à formuler les principes généraux de son système. Il cherche à montrer leur réalisation graduelle au cours de l’évolution historique de l’humanité.

Le principe de la solidarité subit une évolution lente mais sûre et presque ininterrompue.

Les peuples primitifs, en guerre permanente entr’eux, réalisent pourtant des éléments importants de solidarité, les coutumes religieuses et autres. L’intérêt individuel est subordonné aux rites et exigences de la tribu. Cette solidarité primitive contient les germes d’une solidarité supérieure. C’est le socialisme primitif. Mais il est privé d’un caractère progressif. Et cela grâce à la suppression de l’individu, à l’absence de la critique et de la conscience individuelle. La solidarité ne se réalise que pour les membres d’une même tribu. Les tribus elles-mêmes cherchent à se détruire mutuellement.

Pourtant les tribus se transforment en nations qui tout en conservant les traits généraux d’une civilisation coutumière, laissent toutefois plus de liberté à l’individu et au développement de la critique et de la conscience individuelles. Si les liens qui unissent les membres d’une même nation sont plus faibles que ceux de la tribu, l’union entre différentes nations devient plus solide. Les guerres souvent n’ont plus comme conséquence l’extermination totale des vaincus. La nation vaincue s’adapte parfois à une vie commune avec son vainqueur. D’autre part il s’établit entre les nations indépendantes des relations économiques et autres. Mais encore ici nous sommes loin de la coopération universelle en vue du développement universel. La concurrence des intérêts de toute sorte domine la vie des nations divisées en classes. Le droit des gens constitue une trêve, qu’il ne faut pas confondre avec la paix définitive.


IV

Dans le sein des nations plus ou moins civilisées, nous constatons des tentatives multiples en vue d’établir une solidarité universelle, des tendances universalistes. Le premier représentant des tendances universalistes, c’est le sage antique, le philosophe. La philosophie crée l’union des hommes faisant oublier leur origine, les différences des races, des pays et des langues. Mais cette première tendance universaliste n’a pas de lendemain. Le sage est un isolé. Il vit hors du peuple. Son action sur lui est donc nulle.

La seconde tentative universaliste se fait par l’État conquérant, imposant le même joug unitaire aux peuples vaincus. L’État rêve la domination universelle et partant l’unité universelle. À l’aide des juristes, il crée l’unité de la loi obligatoire pour tous, « la raison écrite ». Les juristes oubliaient pourtant que cette unité juridique ne peut être qu’éphémère en face des inégalités économiques. La « coopération universelle en vue de développement universel » est une chose impossible, là où la loi laisse intacte l’exploitation de la majorité des travailleurs par la minorité des possédants et des dirigeants.

Plus importante encore était la tentative universaliste des grandes religions. Les antagonismes provoqués par l’intérêt, semblait-il, cédaient le pas à la solidarité des hommes basée sur la solidarité des croyances. Le succès de cette tentative universaliste paraissait d’autant plus assuré que la superstition religieuse correspondait pleinement à l’état inférieur du développement intellectuel des masses populaires. L’unité du dogme, l’unité d’Église, l’unité du culte, ce sont là autant d’éléments de solidarité, au moins apparente. La tentative religieuse devait pourtant échouer. Et voici pourquoi. La passion religieuse ne peut devenir d’une manière constante un motif d’action que pour une minorité d’élite. La coutume religieuse d’une société aux intérêts opposés reflète nécessairement cet antagonisme des intérêts. Sous le masque des dogmes, les intérêts entrent en lutte. Le bouddhisme compte dans son sein des sectes par centaines. Le même phénomène se reproduit dans le christianisme. Le moine retiré du monde, le pauvre curé d’une paroisse et le riche évêque — grand propriétaire, ne se trouvent pas réconciliés dans l’unité de l’Église. Leurs intérêts sont et demeurent opposés. Bientôt l’Église contiendra plus d’éléments de discorde que d’union. La tendance universaliste sur le terrain religieux se trouve radicalement compromise.


V

Après l’universalisme philosophique, l’universalisme d’État et l’universalisme religieux, cette même tendance revêt de nouvelles formes qui par leur nature même paraissent destinées à un meilleur sort. Les nouvelles tendances universalistes ont pour base les relations économiques et la science. L’industrie devenue cosmopolite, les marchés internationaux, les sciences exactes, de véritables sans-patrie, devenues des forces bouleversant toutes les formes traditionnelles de la vie, présentent un terrain autrement solide que la philosophie, l’État et la religion pour faire triompher définitivement les tendances universalistes, pour préparer des conditions nécessaires à la coopération universelle en vue du développement universel.

Les méthodes scientifiques se répandent de plus en plus parmi les représentants les plus avancés de tous les pays. L’application de ces méthodes ne se borne plus aux sciences dites exactes : les sciences sociales en profitent également. La victoire de l’universalisme scientifique paraît assurée.

D’autre part l’universalisme économique s’élargit et perd son caractère purement industriel ou commercial. Avec la conscience de la solidarité de tous les travailleurs engagés dans l’industrie, il revêt un caractère profondément social et moral. À la concurrence acharnée se substitue peu à peu l’entente internationale des travailleurs. La nouvelle forme de solidarité en se développant prépare puissamment et directement la coopération universelle, c’est-à-dire la société socialiste. Une nouvelle morale s’élabore. Le respect de la dignité des autres devient une condition de respect de notre propre dignité. L’antagonisme des intérêts se trouve remplacé par la solidarité des tendances identiques, humaines et fraternelles. Le développement intégral des autres est considéré comme un but et un moyen de notre propre développement physique, intellectuel et moral. Ce sont les principes directeurs de la morale socialiste.


VI

L’idéal socialiste s’élabore lentement, mais sûrement. Déjà dans la commune primitive on peut découvrir la conscience vague que la véritable solidarité entre les hommes ne peut triompher qu’après la suppression de l’antagonisme des intérêts économiques. Lavroff caractérise heureusement ce socialisme primitif « socialisme d’instinct ». L’homme était comme rivé par la force de la coutume primitive à la commune. Avec l’idéal de quelques penseurs généreux, à la recherche de la meilleure société possible, le socialisme instinctif est remplacé par le socialisme utopique qui se distingue autant par sa générosité que par son mépris de la vie réelle.

L’analyse de la propriété et du capitalisme donne naissance au socialisme scientifique. Pierre Lavroff ne s’arrête pas aux considérations spéciales d’ordre économique. Sur ce point il accepte les idées de Marx, pour lequel il professa toujours un respect aussi profond que sincère. Il s’applique plutôt au côté moral ou social de la question.


VII

L’homme pour exister et pour se développer a besoin de « s’approprier physiquement et intellectuellement une partie du monde extérieur ». La propriété est née de la nécessité et n’est justifiée que comme telle. Notre dignité ne réside pas dans la chose appropriée, dans notre propriété. Celle-ci n’est qu’un moyen nécessaire pour le développement de notre dignité intégrale. Le monde extérieur est indifférent aux questions de notre dignité, de notre morale, de notre droit. La terre et tout ce qu’elle contient ne nous appartient donc pas par un droit, naturel ou non. Il n’existe pas de droit de propriété. Il n’existe pour nous qu’un droit au développement intégral. Ce droit implique celui de « l’appropriation » des moyens nécessaires. Droit d’appropriation temporaire, insiste Pierre Lavroff, et non de propriété éternelle. La propriété n’est qu’une nécessité et ne doit être que provisoire.

Dans une société aux intérêts opposés, où le lien moral entre les hommes est absent, la propriété se monopolise. Chacun s’approprie tant qu’il peut. Une lutte sans pitié décide qui sera propriétaire.

Mais avec la naissance de la notion de droit, on cherche tout d’abord à l’appliquer aux circonstances dans lesquelles vit cette société basée sur le principe de la propriété prisée. On confond la dignité de la personne humaine avec le fait brutal de la possession de la chose appropriée. On se croit en « droit » de posséder. On idéalise le principe de la propriété. On le trouve « juste ». Cette notion anormale de « la propriété juste », on a cherché à l’appliquer non seulement aux choses, mais aussi aux hommes. L’esclave était « la propriété juste » de son maître ; le seigneur était propriétaire de droit de son serf, le père de famille de ses enfants. Le roi s’accordait le droit de propriété sur ses sujets. Même des révolutionnaires comme ceux du dix-huitième siècle confondaient la propriété monopolisée avec la liberté. La célèbre phrase : « La propriété, c’est le vol » paraissait profondément immorale. Mais, en réalité, la propriété-monopole n’est qu’une conséquence naturelle d’une société où la lutte pour l’existence prédomine et ne se complique pas par des notions de justice et de morale.


VIII

La conscience se développe. La pensée critique différencie ce que le vulgaire confond. L’homme commence à distinguer sa propre dignité de la chose appropriée. Il se rend compte que l’on ne saurait appliquer à la propriété-monopole la notion de justice, que cette forme de propriété, source de luttes sans fin, est le plus grand obstacle au triomphe du principe de la solidarité humaine, de la coopération universelle en vue du développement universel. Il déclare la guerre au principe de la propriété privée, à la société actuelle. Il proclame un nouveau principe de l’organisation économique. Tout en reconnaissant que les moyens d’existence et de développement doivent être assurés à l’individu, il trouve que la propriété-monopole n’est pas nécessaire pour cela. Il n’y a que la propriété communiste et le travail obligatoire pour tous qui puissent garantir à l’individu, à la société, à l’humanité enfin l’existence et le développement intégral. C’est aussi le seul moyen de sauvegarder la dignité morale de l’individu. Il pourra enfin, solidairement avec les autres hommes, poursuivant un but commun, travailler à son développement sans faire des victimes.

La justice de la société actuelle et de celles qui l’ont précédée est incomplète. C’est un mélange d’idées justes et de sentiments humains avec l’égoïsme animal des spoliateurs, le calcul froid des plus forts et le respect imbécile de la tradition des sots. La légalité officielle en porte toutes les traces. Le socialisme dégage de cet amas incohérent et contradictoire la vraie justice et cherche à le réaliser. Dans la société socialiste se réaliseront les idées qui ont été partiellement formulées et soutenues par les partis avancés de toutes les époques : la vraie liberté, la véritable égalité, la fraternité réelle. C’est la société socialiste qui réalisera le bien du plus grand nombre, l’idéal des libéraux utilitaires et rationalistes. Hors le socialisme, pas de salut public. La seule action vraiment progressive, la vraie humanité coïncident avec tout ce qui rapproche l’avancement de cette société nouvelle.

Tous ceux qui travaillent dans ce sens sont des frères d’armes. L’amour de ces agents du progrès, l’amour de l’humanité qui ne peut être délivrée que par le socialisme est la seule forme rationnelle et réfléchie de l’affection qui engendre le sentiment de la justice. Cette affection dit au socialiste révolutionnaire : sacrifie tout pour tes frères, pour tous ceux qui travaillent à l’avènement du règne de la justice, pour les millions d’hommes qui vivront sous ce règne. Cette même affection dit au socialiste : porte la vérité dans les rangs de ceux qui ne sont pas encore touchés par la propagande de la justice sociale, éclaire les ignorants et ramène les égarés. Ceux-ci sont des frères possibles. Au nom de la justice sacrifie tout pour augmenter leur nombre. Les intérêts de la justice et du sentiment affectif se trouvent ici identiques.

Mais l’amour de l’humanité engendre la haine contre tout ce qui empêche l’avènement du règne de la justice, provoque le désir ardent de lutter avec acharnement contre l’injustice. Celui-là n’aime pas le progrès qui ne sait pas haïr la réaction. Celui qui ne combat pas le mal, n’aime pas le bien non plus.

En travaillant pour l’avènement de la société socialiste, nous ne sacrifions pas nos intérêts. Nous ne faisons que les relever à la hauteur de notre idéal. Pour un homme moralement et intellectuellement développé, il n’y a pas de jouissances possibles hors de la lutte pour le progrès social. L’égoïsme éclairé se transforme en désir ardent de jouir de l’action. Toute autre jouissance personnelle se trouve liée à cette action, subordonnée à elle. Ce désir nous dicte un devoir : le devoir de donner toutes nos forces à l’action socialiste, à la société, en nous contentant du strict nécessaire pour vivre et pour nous développer. Le devoir d’un socialiste est de limiter ses besoins. Cela lui permettra d’accorder le maximum d’effort à son besoin supérieur d’action sociale.


IX

Mais tout en prêchant la morale socialiste — et sa vie entière est là pour prouver qu’il savait accorder ses actes avec ses paroles — Pierre Lavroff voit très bien que la société actuelle ne permet pas sa réalisation immédiate. La lutte pour l’existence, dit-il, ne permet pas de poser, même convenablement, le problème de la solidarité sociale ; la plus grande partie des forces de chacun est absorbée exclusivement par la lutte quotidienne pour l’existence et la dignité individuelles. Cette lutte atrophie fatalement le sentiment de la solidarité, le besoin de la coopération pour le développement mutuel. Même les anciennes traditions de solidarité se perdent peu à peu. Et l’idéal de l’individu, dans notre société, se rapproche de plus en plus de celui des sauvages, lequel se résume dans l’unique désir de vaincre. Encore le caractère général de la société actuelle exclut l’influence sociale de la coutume primitive. La justice devient une illusion. Car dans la lutte pour l’existence, pour une situation privilégiée, pour la richesse, on ne s’inquiète pas de la dignité des autres. Les individus appartenant aux différentes classes sont des ennemis. Les individus de la même classe sont des concurrents. Cette hostilité, cette concurrence sont des produits inévitables d’une société divisée en classes. Seuls les hommes à conviction morale et rationnelle, seuls les agents du progrès social opposent à cette lutte sauvage la lutte pour l’idéal, la lutte pour le triomphe de la coopération universelle en vue du développement universel. S’ils restent inactifs leur conviction n’est qu’hypocrisie, leur idée de progrès privée de sens.


X

Tel est selon Pierre Lavroff l’idéal socialiste, sur lequel doit se régler la conduite d’un socialiste conscient et qui lui impose des devoirs définis. Mais quels sont les moyens de sa réalisation ? Quels sont les individus, les classes, les partis politiques qui le réaliseront ? Sur la première question Pierre Lavroff répond : par la révolution sociale. Toutes les autres formes de l’activité socialiste ne sont que des moyens nécessaires à la préparation du renversement violent des anciens et des nouveaux privilèges, de l’ordre établi basé sur l’exploitation. Lavroff ne conteste ni l’efficacité, ni la nécessité de l’action parlementaire, mais il la subordonne à la nécessité de la transformation radicale et violente du régime de la propriété privée. Tout d’abord il examine la méthode révolutionnaire au point de vue moral qui est le point de vue décisif et obligatoire. Une révolution qui n’est pas justifiée moralement est un crime[3].

Le devoir moral d’un socialiste est d’assurer au socialisme le triomphe le plus complet possible dans le délai le plus rapproché avec un minimum de souffrances humaines. La révolution mettra fin aux souffrances sans nombre de l’humanité actuelle, assurera son développement libre et continu. Elle fera donc à l’humanité une telle économie de souffrances et de misères de toute sorte, que celles qu’elle entraîne nécessairement sont une quantité absolument négligeable. La lutte des classes et des individus de la même classe devient de plus en plus aiguë, de plus en plus intensive, de plus en plus violente. La lutte pour l’existence atrophie le sens moral, détruit les liens de famille, les amitiés, l’honneur corporatif, le patriotisme politique et national, la foi religieuse, en un mot tout ce qui peut contribuer directement ou indirectement à la solidarité humaine. La concurrence effrénée tue la dignité humaine, la solidarité et menace le développement de l’humanité. Comme notre devoir suprême est justement le développement de la dignité humaine, de la solidarité et de la conscience, il ne saurait y avoir un prix trop élevé, un moyen trop violent pour atteindre ce but qui est l’essence même du progrès historique. L’arrêt dans le progrès serait la mort. Notre devoir est donc de combattre la société actuelle par tous les moyens, même quand ces moyens nous répugnent individuellement.

La coopération universelle pour le développement universel doit être réalisée coûte que coûte. Fiat justitia ! D’autant plus que le monde n’y périra pas. Au contraire. Il n’y perdra, comme l’a dit Marx, que ses chaînes.


XI

Au point de vue pratique, la méthode révolutionnaire apparaît comme la seule efficace, inévitable et fatale. Le progrès social par voie de réformes n’est possible que très rarement. Nous pouvons parfois arracher des réformes à la faiblesse du pouvoir, à la peur des classes dominantes, à l’anarchie régnante, à la lâcheté d’une majorité effrayée par les progrès du parti socialiste. Mais tout cela est accidentel et ne saurait influencer considérablement notre tactique.

Il y a un autre cas de réformes possibles.

On suppose qu’un législateur puissant, un roi, un dictateur, un industriel généreux, un millionnaire idéaliste se convertit au socialisme, est décidé à sacrifier ses intérêts à la cause du progrès social. Cette possibilité a séduit les socialistes de la première période avant la Révolution française. Elle était également le rêve des socialistes utopistes qui, effrayés de la Révolution et de ses conséquences, suppliaient les puissants du jour d’abandonner leurs privilèges et de s’occuper de la reconstruction de la société sur un nouveau modèle. Ainsi, disaient les Saint-Simon et les Fourier, on ferait l’économie d’une révolution. Les avantages de la nouvelle société se présentaient à leur esprit avec une telle netteté, ils étaient tellement convaincus de la supériorité de leurs plans de réforme sociale, qu’ils s’étonnaient ingénument que les maîtres des destinées des peuples s’obstinassent à ne pas suivre leurs projets de régénération. Les socialistes utopistes oubliaient que les privilèges corrompent tellement ceux qui en profitent que la possibilité de leur conversion en masse aux idées socialistes est une illusion. Ceux qui n’ont pas intérêt à croire ne croient pas. Ceux qui n’ont pas intérêt à voir ne voient pas. Les beati possidentes gardent avec jalousie leurs situations acquises, cherchent à en conquérir de nouvelles et à détruire toute possibilité de résistance des classes opprimées. L’ordre devient synonyme de la conservation de ce qui est. La probabilité d’une transformation pacifique est donc nulle. Et les classes opprimées commencent à croire que cette transformation ne se fera qu’à l’aide d’une révolution sociale.

Ce principe a été introduit par Babeuf. Avec lui une nouvelle période commence dans le socialisme, la période du socialisme révolutionnaire. Depuis, l’idée de la révolution sociale se répand dans toute l’Europe et grandit à chaque révolution politique.

Il y a pourtant des pays où la révolution laisse place à quelques atténuations. En Angleterre, le prolétariat peut profiter des luttes entre l’aristocratie terrienne et la bourgeoisie industrielle pour s’emparer de quelques positions avantageuses. En France, la lutte pour le pouvoir forcera le parti radical à introduire dans son programme des revendications socialistes. Avec l’arrivée au pouvoir des éléments d’un radicalisme accentué, le parti socialiste gagnera un terrain de plus en plus solide pour son action[4]. Enfin une propagande énergique des idées socialistes sur une base scientifique forcera les éléments les plus développés, les intellectuels de la bourgeoisie à passer dans le camp des adversaires sincères et convaincus des classes dominantes.

Mais tout cela ne fera que préparer la bataille décisive. Au moment où la classe ouvrière suffisamment organisée et consciente réclamera l’abolition de la propriété-monopole, toutes les classes qui vivent du travail des autres cesseront de se combattre et feront un bloc pour s’opposer, au nom de leurs intérêts communs, au socialisme révolutionnaire. Le nombre des intellectuels-transfuges des classes dominantes sera trop insignifiant pour compenser cette résistance. La lutte des classes sera d’autant plus violente que l’évolution économique sera plus avancée, que les classes dominantes profiteront d’une situation plus avantageuse et que leur conscience de classe se trouvera plus développée.


XII

Il y a d’autres conditions qui préparent l’avènement de la société socialiste. C’est l’organisation des forces socialistes, l’unité de son action, d’une part, et la désorganisation, la démoralisation des forces ennemies, de l’autre. En outre, tout ce qui fait ressortir la netteté, l’élévation et la beauté de l’idéal socialiste, prépare son triomphe définitif. Tout ce qui représente les socialistes comme de véritables défenseurs du progrès, ses plus énergiques et plus sincères amis, prépare également la victoire du socialisme. Enfin, tout ce qui démontre l’impuissance des dirigeants actuels à assurer le bien-être et la sécurité des individus favorise la cause socialiste[5].

Mais la lutte pour ces conditions élémentaires et préparatoires de la victoire socialiste ne doit pas faire négliger la propagande directe des idées. Une partie de nos forces doit toujours être engagée dans une action d’un caractère purement et directement socialiste. Il n’y a pas de combinaisons politiques qui permettraient au parti socialiste de ne pas déployer son drapeau, de renier, même temporairement et provisoirement, ses principes. Tout plan d’action qui exclura la propagande socialiste est un élément de démoralisation et nous éloigne de notre idéal. Le parti socialiste peut avoir ses moments de victoire et de défaite, peut être affaibli par des persécutions ou des scissions intérieures ou renforcé par des éléments nouveaux venus à lui grâce aux événements et combinaisons fortuits, partout et toujours il doit tenir haut et ferme son drapeau, ne doit jamais renoncer à la clarté, netteté et honnêteté de ses revendications définitives. Toute notre action doit être conforme à notre programme, doit en découler ou au moins ne pas lui être contraire. La fidélité au programme sera notre appui aux moments difficiles, nous servira de frein dans les périodes de succès partiel.


XIII

La société socialiste est le régime du travail de tous pour le bien de tous. Quelle est la classe qui, en première ligne, combattra pour ce régime, assurera son triomphe ? Évidemment la classe de ceux qui, déjà dans la société actuelle, vivent de leur travail. C’est donc la classe ouvrière qui formera la base de la société future fondée sur le principe du travail.

La formation du prolétariat libre a provoqué les premiers systèmes socialistes. Les révolutions politiques ont donné naissance au socialisme révolutionnaire. Le régime capitaliste du dix-neuvième siècle a eu pour corollaire l’organisation de la classe ouvrière. Des organisations locales elle a passé à une organisation internationale. Toute une littérature traite la question ouvrière. Les doctrines économiques dominantes ont été passées au crible de la critique. Le socialisme moderne est né de l’analyse des relations sociales, déterminées par la relation du travail et du capital. Son but est la révolution sociale par la classe ouvrière organisée nationalement et internationalement. Le prolétariat est devenu le pivot de cette organisation. L’Internationale a été la première tentative d’une vaste organisation des prolétaires de tous les pays qui a proclamé le principe de l’émancipation des ouvriers par les ouvriers eux-mêmes. L’Internationale a succombé. Mais le programme socialiste reste dans tous les pays civilisés, avec ses bases essentielles et identiques, le point de ralliement des classes ouvrières de tous les pays.

Le plan de l’action socialiste est simple et défini. Il faut organiser le prolétariat en parti de classe, développer sa conscience socialiste. Les autres classes sociales (paysans, petite bourgeoisie, les intellectuels) ne peuvent en tant que classes s’identifier avec le prolétariat et toutes ses revendications, mais leurs intérêts immédiats les poussent souvent dans les rangs du prolétariat. Quant à la classe des capitalistes et des grands propriétaires, il n’y a aucune possibilité de compromis avec elle. On ne pactise pas avec l’ennemi. C’est la révolution sociale, nous l’avons déjà dit, qui délivrera la société de sa domination parasitaire. Tous les programmes minima doivent être subordonnés à ce montent suprême de la lutte sociale.

Quant aux partis politiques qui défendent des revendications socialistes sans en accepter le programme et le but définitif, le devoir du parti socialiste est de ne pas les combattre — provisoirement. Mais le parti socialiste formule ces revendications en son propre nom et les défend à l’aide de ses propres représentants.


XIV

Pierre Lavroff était un partisan absolu de l’unité socialiste la plus complète[6]. Les socialistes doivent toujours se rappeler qu’ils ont à combattre un ennemi redoutable ayant à sa disposition les forces énormes de l’État organisé ; qu’ils ont à se soumettre aux conditions nécessaires de toute guerre, et que la condition principale de celle-ci consiste dans la soumission à un plan unique, dans la discipline, dans l’unité de l’action. Les divisions politiques ont souvent pour cause les rivalités et les ambitions personnelles. Il faut les supprimer dans l’intérêt supérieur de notre cause. Une organisation centraliste s’impose souvent, ayant plus de chances de victoire qu’une organisation fédéraliste, surtout dans les pays où l’action légale rencontre de sérieuses difficultés.


XV

On croit généralement que les paysans sont inaccessibles à la propagande socialiste. Pierre Lavroff le conteste. Il invoque l’Angleterre où les ouvriers paysans peuvent être assimilés aux ouvriers industriels. Il constate le succès de la propagande socialiste dans les provinces agricoles de l’Italie. Mais, même dans les pays où les paysans, en tant que classe, sont réactionnaires, il est nécessaire de désagréger ce bloc par une propagande habile en formant des individus et des groupes socialistes.

Les partis politiques bourgeois qui défendent les libertés élémentaires peuvent être d’une grande utilité pour le parti socialiste en favorisant son action et sa propagande. Tout en gardant jalousement son indépendance, le parti socialiste n’a pas le droit de se déclarer hostile à ces éléments démocratiques. Pierre Lavroff cite l’exemple des radicaux français. Ceux-ci sont des alliés, malgré eux, du socialisme.

L’action politique est nécessaire et utile pour le parti socialiste. Il ne peut faire triompher son idéal socialiste que par la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière. La transformation sociale est impossible sans la transformation politique qui la prépare. Le parti socialiste a non seulement un programme économique clair et défini, mais aussi un programme politique. Les partis socialistes sont même parfois obligés, en présence des défaillances des autres partis, de prendre l’initiative du combat pour les droits politiques élémentaires, qui sont absolument nécessaires à l’action socialiste. D’autant plus que toute lutte contre le pouvoir politique établi est, en même temps, une lutte contre les formes traditionnelles de la société et, par cela même, très utile au progrès. Pour se garder de la corruption des sphères parlementaires, il est nécessaire que les socialistes considèrent comme leur devoir de souligner leurs principes et les considérations qui les forcent à combattre provisoirement sur le terrain des libertés politiques.


XVI

Mais, en combattant nos adversaires par tous les moyens, ne risquons-nous pas de trahir nos principes humanitaires, notre morale socialiste, supérieure à tous les systèmes de la morale régnante ? D’abord, Pierre Lavroff déclare nuisible et immoral pour notre parti organisé tout acte de révolte individuelle et irréfléchie. Nous disons à nos adversaires : nous menons une guerre contre nos ennemis pour notre patrie, pour nos frères, pour notre foi. Notre ennemi, c’est le vieux monde avec son ordre social. Nos frères, ce sont les exploités de tous les pays. Notre patrie, c’est l’union des ouvriers socialistes grandissante. Notre foi, c’est le règne de la justice, le règne du travail… Nous déclarons loyalement que notre révolution sociale détruira de fond en comble l’ordre actuel, qu’il n’y aura pas place, dans notre régime de justice et de travail, pour les gouvernements actuels, avec leurs tribunaux et leurs administrations, leurs armées et leurs mouchards ; nous supprimerons l’existence des parasites, leurs palais, leurs fêtes et leurs orgies… Nous ne suivrons pas vos règles de combat. Comme fondateurs du règne de justice, nous avons d’autres règles. Même un grand nombre de ceux qui sont hors nos rangs sont nos frères possibles et leur vie nous est précieuse. Nous sommes les partisans de la souveraineté du travail, et toute propriété non basée sur le travail nous répugne. Voilà pourquoi nous ne prêchons pas la spoliation de la propriété.

Il y a pourtant des moyens nécessaires, qu’il est impossible d’éliminer. Ils sont hors de la morale. Ces moyens ne cessent pas d’être répugnants rien que par cela que les conditions de la lutte animale avec un adversaire sans moralité les ont rendus inévitables. Une longue évolution historique a élaboré des idées morales. Les vagues notions morales du vieux monde se sont transformées en principes de morale socialiste. L’idée de la justice domine celle-ci. Ni le meurtre, ni le vol ne sauraient être des moyens moraux. En proclamant ces tristes conditions d’une lutte fatale pour des moyens moraux, nous cesserions d’être des partisans sincères de la justice. Nous serions des hypocrites, comme vous, lorsque vous parlez de l’inviolabilité de la vie humaine, de la propriété… Voilà pourquoi la justice socialisée affirme qu’elle n’a pas besoin de la vie de tel ou tel exploiteur, de la propriété de tel ou tel parasite. Elle poursuit la révolution sociale complète, la destruction universelle et complète du vieux monde, la victoire intégrale et universelle. L’heure de la révolution sociale sonnera et toutes les richesses des exploiteurs passeront à la société. Ceux qui luttent pour l’avènement du règne du travail ne sauraient vivre du vol. Ils doivent travailler eux-mêmes en limitant leurs besoins personnels.


XVII

La morale socialiste dit au combattant socialiste : Ouvrier du règne de la justice ! tu combats les principes, non les hommes. Prêche la vérité à tous ceux qui sont encore contre toi par erreur et par inconscience… Ils sont tes frères, exploités par tes ennemis. Les uns se réveilleront demain à ta parole, les autres seront réveillés par la révolution sociale.

Mais tous peuvent participer à l’union fraternelle de la société future. Et la vie de celui qui peut devenir ton frère doit t’être plus précieuse que la tienne. Tiens haut et ferme ton drapeau qui est celui du travail et de la justice. Ce drapeau doit rester pur. Pas une goutte de sang inutile ne doit le salir… Sans une nécessité extrême tu n’as pas le droit de risquer la pureté morale de la lutte socialiste. Un propagandiste du socialisme qui vit de son travail et donne tout son temps disponible à l’organisation socialiste révolutionnaire est le meilleur combattant contre la spoliation capitaliste, le meilleur ouvrier du règne du travail et de la justice…

Telle est la conception socialiste de Pierre Lavroff. Nous laissons ici de côté son application pour le mouvement socialiste russe auquel il a donné toutes ses forces. Toute la vie de ce grand penseur, de cet apôtre du socialisme révolutionnaire témoigne que les idées socialistes développées par lui étaient des vérités pour lui et pour plusieurs générations de socialistes russes qui ont scellé de leur sang et de leurs souffrances surhumaines leur fidélité inébranlable aux principes de la morale socialiste que je viens d’exposer — pas assez complètement, je l’avoue.


XVIII

Nous croyons pourtant avoir démontré que la théorie socialiste de Pierre Lavroff est identique dans sa méthode avec le socialisme intégral. En effet, il en remplit toutes les conditions en réunissant les quatre éléments dont j’ai parlé au début de mon article : l’intégralité du but ; l’intégralité des moyens ; l’intégralité des motifs, l’intégralité philosophique.

Comme but Pierre Lavroff réclame la transformation radicale et complète des bases économiques et sociales de notre régime, la suppression totale de la propriété privée et de l’État actuel avec toutes ses institutions. La coopération doit remplacer la concurrence. La lutte contre les forces aveugles de la nature se substitue à la lutte dégradante entre les hommes. La fraternité et la paix universelles, le développement universel dominent souverainement le nouveau monde socialiste. La dignité de l’homme, la solidarité, font loi dans les relations humaines. La justice et le travail triomphent.

Pour atteindre ce but suprême tous les moyens sont bons : propagande socialiste, organisation des forces ouvrières, action politique, action parlementaire, action commune ou parallèle avec les partis bourgeois avancés, révolution violente. Il est interdit pourtant aux socialistes de déshonorer leur drapeau par des violences inutiles et de mener une vie de parasites.

Les motifs de l’action socialiste peuvent varier avec les hommes et les classes. L’homme de réflexion et de conviction scientifique considérera le socialisme comme une phase nécessaire de l’évolution historique. L’homme chez qui le motif moral prédomine verra dans le socialisme le seul moyen de réaliser la justice et la solidarité.

L’utilitaire adoptera les idées socialistes comme moyen efficace d’aboutir au bien du plus grand nombre.

La philosophie du socialisme intégral de Pierre Lavroff élimine tout point de vue exclusif et unilatéral. Le socialisme n’est pas seulement le résultat de l’évolution économique. Il est l’aboutissant de l’évolution historique comprise dans sa totalité. Le socialisme est une nécessité économique. Il est aussi une nécessité historique. Il est également une nécessité morale, une nécessité sociale, une condition sine qua non de la civilisation qui périrait sans lui. En un mot, tout dans l’homme et dans l’histoire aboutit nécessairement à la coopération universelle en vue du développement universel, qui est la définition préférée du socialisme de notre penseur. Au point de vue humain, qui est celui de Pierre Lavroff, il est difficile de le mieux définir.






IV

L’IDÉALISME SCIENTIFIQUE


I

J’ai appelé le point de vue général de Pierre Lavroff « le point de vue humain ». Il est certain qu’on a souvent abusé de ce terme pour négliger les réalités historiques. On a cherché dans un nuage d’abstractions et de généralités une sorte de refuge contre la réalité quotidienne trop douloureuse, trop éloignée de l’idéal.

On montait au ciel de l’idée abstraite pour ne pas entendre les terribles cris de souffrance de la terre livrée aux furies des passions et des intérêts en lutte.

La conscience révoltée se nourrissait des impératifs psychologiques d’un caractère trop général (Aime ton prochain, sois juste ! etc.) tout en laissant les choses d’ici-bas là où elles étaient. C’était d’abord la période de la morale philosophique systématisée pour la première fois par ce grand généralisateur Aristote et propagée par de nombreux philosophes antiques.

Le stoïcisme présentait la plus noble et la plus pure expression de leur idéal d’une vie harmonieuse et juste, réconciliée avec la nature, vita secundum naturam. C’était ensuite l’idéal chrétien de la sainteté et de la fraternité universelle, qui n’a pas — on ne le sait que trop — empêché les hommes de se haïr et de s’exterminer mutuellement. C’étaient enfin les idées généreuses de Liberté, d’Égalité et de Fraternité proclamées dans la grande période révolutionnaire du dix-huitième siècle.

Toutes ces conceptions générales et élevées avait, comme trait commun, le fait indéniable de leur coexistence avec des réalités d’un caractère tout à fait opposé. On peut même dire, d’une façon générale, que, plus l’idéal était supérieur, moins la réalité ambiante lui correspondait. Les stoïciens étaient les témoins d’un régime finissant dans la boue et dans le sang. La morale chrétienne, malgré son principe d’amour universel, ne s’opposait pas aux bûchers érigés pour les hérétiques, ni aux tortures de la hideuse Inquisition. Les idées de Liberté, d’Égalité et de Fraternité n’ont pas empêché non plus l’exploitation capitaliste avec tout qui s’ensuit.

De là une méfiance profonde contre les idées générales dans le domaine moral.


II

Il y a une autre raison de cette méfiance qui joue un rôle important dans l’évolution de la société moderne.

Les discussions sans fin des subtils scolastiques et les constructions arbitraires et contradictoires des nombreuses écoles métaphysiques des dix-septième, dix-huitième siècles et de la première moitié du nôtre, ont créé ce qu’on peut appeler l’horreur du vide, l’horreur pour toute abstraction privée d’un fonds réel, — un véritable horror vacui. De là méfiance des idées générales dans le domaine scientifique, confirmant et complétant cette même méfiance dans celui de la morale.

Les sciences naturelles, avec leurs méthodes exactes, qui ont un souci constant des faits bien établis, ont produit une réaction durable et sérieuse aux méthodes aprioristiques de la période précédente. Elles ont mis un terme au règne de l’abstrait. Les sciences sociales et morales ont cherché à les imiter. On s’appliquait à déterminer « les lois naturelles » de l’évolution sociale. Ces tentatives étaient on ne peut plus justifiées par le caractère même de l’évolution de la pensée humaine. Car on peut considérer comme une loi de cette évolution le fait que les sciences les plus développées dictent leurs méthodes aux sciences naissantes ou moins développées. C’était le cas des sciences mathématiques à l’époque de leur plus grand épanouissement au dix-septième siècle. C’était également celui des sciences naturelles au dix-neuvième. Dans ces deux cas, nous avons vu les sciences pour ainsi dire plus riches, prêter aux sciences moins favorisées leurs règles d’investigation, leurs instruments de travail.

Cette transmission des méthodes scientifiques a donné naissance à deux écoles sociologiques, à la théorie de la société organisme et à l’objectivisme marxiste, ce dernier se compliquant par l’influence de la philosophie hégélienne. Malgré leurs différences, ces deux écoles, les plus importantes de la science sociale contemporaine, se ressemblent par leurs tendances objectivistes. Les deux proclament la subordination absolue et constante de l’homme aux faits naturels ou sociaux. L’homme ne gouverne pas. Il est gouverné par les lois de la nature ou de l’évolution historique. De roi de la création il en devient le sujet plus ou moins fidèle. Il existe pourtant une différence entre l’objectivisme historique de Marx et l’objectivisme biologique de l’école organiciste. Le marxiste s’attache tout particulièrement au mouvement évolutif, à l’élément variable de la vie sociale qui est pour lui une sorte de perpetuum mobile ; tandis que l’organiciste s’applique plutôt à l’élément constant de l’organisation sociale. Le premier a pour point de départ le devenir social. Le second envisage de préférence l’être social. Mais tous les deux appliquent aux faits sociaux la catégorie de la nécessité naturelle. Marx lui-même en parle assez souvent. Pour lui les faits économiques déterminent en dernier lieu, avec une nécessité toute naturelle et inévitable, toute l’évolution, sociale, morale et intellectuelle.

On arrive ainsi logiquement à ce qu’on peut appeler la superstition des faits.


III

« Des faits ! Rien que des faits ! » Cette phrase est dans toutes les bouches. Elle a passé à l’état d’un axiome qu’on ne discute plus. Il est très facile de démontrer comment dans la pratique le culte du fait brutal façonne nos conceptions, détermine nos programmes et nos attitudes, politiques et autres… Les idéologues ont été déclarés des niais dangereux par les Napoléon et les Bismarck, ces grands « professeurs d’énergie » dont les impotents modernes ont tant besoin.

Rien n’est pourtant plus faux que ce cri vide de sens : « des faits, rien que des faits ! » Une idée est également un fait, un fait de notre conscience. Elle se dégage d’un nombre incalculable de faits et sert à les expliquer. Le fait par lui-même ne nous dit rien. Il faut l’attacher à une série d’autres faits pour le comprendre. Et cela se produit toujours à l’aide d’une idée. La science exacte elle-même le reconnaît en proclamant la nécessité des hypothèses qui sont des idées encore non justifiées par les faits.

Nous sommes à chaque instant de notre vie entourés, débordés même par des faits sans nombre. Mais nous ne prêtons pas une attention égale à tous les faits. Leur nombre est trop grand pour que nous puissions les assimiler tous. Nous en faisons un choix, une sélection. Et cette sélection s’accomplit grâce à nos idées préconçues. L’idée classe et organise l’armée des faits. Elle leur donne la vie et le mouvement. Elle leur prête un souffle de passion et de beauté. Le fait encombrant, ennuyeux, indigeste et difficile à retenir, devient, grâce à l’idée générale qui l’anime, alerte et intéressant. Il devient intelligible et intelligent. Des générations de naturalistes, qui sont des chercheurs de faits par excellence, en avaient ramassé des quantités énormes qui encombraient des livres que personne ne lisait. Vint un Darwin, qui était un naturaliste philosophe, c’est-à-dire un naturaliste ayant des idées générales, et il transforma cet amas incohérent de faits en un organisme vivant, en des vérités scientifiques qui passionnent et agitent les foules[7].

Tout homme qui pense sait par son expérience personnelle que les mêmes faits peuvent devenir utiles ou inutiles selon qu’ils justifient ou non une idée. Tout homme d’action le sait également. Nous foulons souvent les mines d’or de nos pieds d’ignorants, sans nous en douter. Vient un « remueur d’idées » qui les découvre. Il nous enrichit. Faut-il rappeler que la vapeur existait avant Watt et Stephenson ? Mais ce n’est que grâce à leurs idées que nous avons des locomotives. Une seule idée générale — engendrée par des faits — donne naissance à des milliers de faits qui en découlent.

Si justifiée que soit la réaction contre les idées générales dont j’ai parlé plus haut, elle devient à son tour, au cours de l’évolution de notre pensée, nuisible et dangereuse pour le développement scientifique et moral. Le manque d’idées crée des foules de spécialistes auxquels un savant comme Hæckel refuse même le nom de naturalistes, parce qu’ils n’ont aucune vue d’ensemble même dans le domaine de leurs propres recherches, Auguste Comte les appelait les « pédantocrates ». Privés d’idées générales, ils travaillent isolément et ne peuvent pas stimuler leurs collègues qui pourraient devenir leurs collaborateurs. Ils deviennent des inutiles, jusqu’à ce qu’un hasard mette les résultats de leurs recherches sous les yeux d’un homme dont l’activité cérébrale n’est pas comme paralysée par un séjour trop prolongé au milieu « des faits et rien que des faits ». La pauvreté d’idées générales caractérise notre époque dominée par ce que j’ai appelé la « superstition des faits »[8]. Une réaction s’impose. Elle se fait. Le mouvement néo-kantien de nos jours en est une des manifestations. La philosophie sociale de Pierre Lavroff en est une autre.


IV

Le dualisme de la coutume et de la critique joue, nous l’avons vu, un rôle important dans la doctrine de Pierre Lavroff. En d’autres termes, il oppose la pensée critique, l’idée, au fait brutal qui tend à s’éterniser au milieu du changement universel. Le fait est conservateur. L’idée est révolutionnaire. Or, Pierre Lavroff subordonne le fait à l’idée, la coutume à la pensée. Par cela, sa philosophie sociale est profondément révolutionnaire. C’est la philosophie de la révolution par excellence. En effet, tout novateur qui tend à un changement radical quelconque dans le domaine de la science, de l’art ou de la vie pratique, combat la tradition, l’inertie des choses établies, ou pour parler avec Lavroff, la coutume. Il oppose son idéal à la réalité régnante. Il cherche à la modifier en conséquence. Il combat l’habitude sociale ou individuelle, vulgo la routine, au nom de sa conviction. On ne peut pas faire un pas en avant, une réforme, sans critiquer l’ordre établi, sans lui opposer un idéal, une conviction. De là l’importance de la pensée critique, son opposition éternelle contre la tradition. La critique pourtant ne doit pas se borner aux points secondaires, aux maux dérivés, aux simples abus. Elle doit comprendre les bases mêmes de la vie individuelle et sociale. Elle doit être révolutionnaire.

Fidèle à son point de vue révolutionnaire, Pierre Lavroff ne voit dans la coutume qu’un facteur négatif, un élément de résistance contre la pensée critique cherchant de nouvelles formes de vie. Il est pourtant vrai que la coutume, la tradition et l’habitude sont des éléments nécessaires de la vie. D’abord, en « mécanisant » pour ainsi dire notre volonté d’agir, l’habitude fait une économie importante d’effort volontaire. Elle nous épargne des hésitations, des luttes, des réflexions. Elle simplifie et accélère notre action. Car une manière d’agir devenue habitude s’exécute avec une facilité étonnante, avec une perte des forces minimum.

Il y a un autre point à considérer. La coutume est un facteur important de la solidarité sociale. La coutume unit les hommes à tendances différentes. Elle neutralise les égoïsmes individuels. Elle devient par cela un lien social. Pierre Lavroff apprécie la force sociale de la coutume primitive, mais il paraît la négliger pour l’évolution historique en général. Il fixe tout particulièrement son attention sur le côté négatif et réactionnaire de la coutume qui était à toutes les époques de la vie historique le plus grand obstacle au mouvement progressif. La vie historique commence pour Pierre Lavroff seulement là où l’on constate une lutte entre la pensée critique et la civilisation coutumière.


V

Deux exemples suffiront pour montrer l’importance que Pierre Lavroff attribue au dualisme de la coutume et de la pensée critique et l’application féconde qu’il en fait. Il combat, à l’aide de ce principe, le nationalisme de certains patriotes, qu’il considère comme réactionnaires. En effet, les nationalistes sont, par définition, partisans de la coutume nationale, amis et adorateurs de la tradition, en tant que tradition.

La nationalité, en tant que fait physiologique, n’a rien de progressif. Au contraire. Sa stabilité marque un arrêt dans le développement. Elle est donc foncièrement réactionnaire. Sa disparition est certaine, si elle ne peut pas se renouveler, progresser.

Les nationalistes imaginent une entité qui n’a rien du réel : « l’esprit national ! » Pierre Lavroff demande ironiquement : Où trouver cet esprit national de la France, par exemple ?

Se trouve-t-il dans l’ « ancien régime », dans Louis XIV ou dans les Droits de l’Homme et dans Robespierre et Babeuf ? Dans le « Petit Caporal » ou dans Louis-Philippe et son époque parlementaire ? Dans le Second Empire ou dans Saint Louis et l’Inquisition ?[9]

L’avenir n’appartient qu’aux formes sociales justifiées par la raison, par la pensée critique. Le seul but rationnel d’un véritable patriotisme, c’est de chercher à mettre la nation dans laquelle les circonstances nous ont placé, à la tête du progrès humain. Tout en rejetant l’idée hégélienne que chaque nation a une mission historique à remplir, il admet que certaines nations peuvent mieux et avant les autres combattre pour l’idéal humain. Un vrai patriote a donc le droit de désirer que ce soit sa nation. On peut donc affirmer que la nation la plus patriote sera celle qui se débarrassera la première d’un faux patriotisme et qui réalisera de la façon la plus complète les idées humaines et rationnelles.

Voilà un autre exemple où Pierre Lavroff applique son principe avec le même succès. Il s’agit du jugement que les philosophes et les naturalistes portent sur les peuples primitifs, dits sauvages. Avec Jean-Jacques Rousseau, on les considérait comme supérieurs, sous bien des rapports, aux peuples civilisés. Les naturalistes et les explorateurs ont détruit cette illusion du sauvage bon et doux. Tout récemment une réaction commençait à se dessiner. Quelques anthropologistes faisaient mine de revenir aux idées de Jean-Jacques. Pierre Lavroff leur dit : En admettant même que vous ayez raison et qu’on calomnie les sauvages, vous êtes cependant bien obligés de reconnaître que la tradition domine la vie des peuples primitifs. Ils sont bons par instinct, par coutume. Nul esprit critique ne les anime. Leur bonté n’est pas réfléchie, raisonnée, fondée par une conviction. Leur développement intellectuel et moral est insignifiant ou nul. Ils sont donc inférieurs aux peuples historiques où il y a possibilité de progrès, où la pensée critique et sa lutte contre la coutume ont conquis une place marquée. L’arrêt dans le développement est le plus sûr critérium de l’infériorité. La question se trouve ainsi résolue, grâce au dualisme de la pensée critique et de la coutume, pierre angulaire de la philosophie révolutionnaire de Pierre Lavroff.


VI

Ayant pour guide la pensée critique, Pierre Lavroff condamne énergiquement tous les éléments irrationnels de la pensée et de la vie, toutes les survivances individuelles et sociales. La pensée critique rejette la religion parce qu’elle exclut le doute et la critique. La religion ne vit que de l’irrationnel et de l’absurde. Credo quia absurdum. La pensée critique classe toutes nos connaissances selon la force de l’évidence qu’elles contiennent.

Elles peuvent être certaines, probables ou douteuses. Mais toutes doivent admettre la critique, le doute, la réflexion et la discussion. Ce n’est pas le cas de la foi religieuse, dogmatique par définition. Elle est donc inadmissible.

La pensée critique rejette également la société capitaliste parce qu’elle ne réalise pas les conditions nécessaires du progrès qui consiste, comme nous l’avons dit, dans le « développement de la conscience individuelle et de la solidarité sociale ». Pour que ce développement soit possible, trois séries de conditions sont nécessaires. Pour le développement physique un minimum de bien-être matériel, pour le développement intellectuel l’esprit critique et l’exclusion du surnaturel, pour le développement moral la possibilité de se former et de défendre une conviction et l’identification de la dignité personnelle de chacun avec celle de tous.

Pierre Lavroff démontre facilement que toutes ces conditions ne sont ni réalisées ni réalisables dans la société actuelle pour l’immense majorité des hommes. Par cela même cette société, qui n’est qu’un moyen pour réaliser les buts individuels et la solidarité des individus, est condamnée à disparaître. Elle doit réaliser la justice et la vérité, ou périr.

Le changement des formes sociales devient une simple question de force. L’individu acquiert cette force nécessaire pour transformer la société en s’associant à l’immense majorité des exploités. En pénétrant dans les masses populaires la pensée critique apparaît comme une force historique, qui brise triomphalement toute résistance.

La pensée critique rejette la famille actuelle fondée sur l’esclavage de la femme et proclame l’union libre de deux êtres, se basant sur un besoin physiologique légitime, sur l’affection mutuelle et sur la reconnaissance mutuelle de la dignité personnelle de l’homme et de la femme. Leur union doit être justifiée par la science et par le sentiment moral.

La pensée critique, tout en reconnaissant la nécessité de s’assurer des moyens d’existence, combat la propriété-monopole basée sur l’exploitation parce que celle-ci exclut toute possibilité de solidarité entre les hommes en transformant la société en un champ de bataille pour la vie, corrompt les possédants et met dans une situation intolérable la majorité des travailleurs dépossédés. L’évolution économique de la société capitaliste vient en aide à la pensée critique dans son œuvre de destruction des formes traditionnelles et injustes de la propriété.

La pensée critique condamne l’État actuel dans tout ce qu’il a d’oppressif et en tant qu’il présente une organisation d’une minorité possédante pour assurer l’ordre dans l’intérêt de cette minorité, en tant qu’il fait violence à la volonté des hommes qui ne se sont pas soumis librement à son autorité. Ce qui distingue l’État, c’est qu’il représente un contrat accepté par une minorité et obligatoire pour la majorité. La violence contre l’individu libre résulte donc de sa nature même.

Toutes ces formes sociales ont passé par différents stades d’une évolution. Elles étaient conditionnées par des besoins réels. On les a idéalisées, c’est-à-dire entourées d’un respect aveugle. On en a fait des idoles, des institutions inviolables. Le travail de la pensée critique consiste dans le discernement des éléments légitimes de cette « idéalisation ». La pensée critique découvre qu’au fond de toutes ces formes sociales, — Famille, Propriété, État — il y a un besoin indubitablement légitime. Ce besoin doit être satisfait. Mais les formes sociales elles-mêmes apparaissent à la pensée critique comme insuffisantes. Elles doivent donc céder la place à des nouvelles formes plus rationnelles. La pensée critique a jugé, et condamné la vieille société. La classe ouvrière exécutera ce jugement par la révolution sociale…


VII

J’ai exposé aussi fidèlement que possible les idées directrices et fondamentales de Pierre Lavroff[10]. Le lecteur a ainsi tous les éléments nécessaires pour pouvoir répondre lui-même à la question suivante : « Quelle est la relation entre la philosophie sociale de Marx et celle de Pierre Lavroff » ?

D’abord, il y a incontestablement une différence des points de départ. C’est celui de l’individu chez Lavroff, c’est celui du groupe social chez Marx[11]. Le problème de l’individu domine, comme nous l’avons vu, la pensée de Pierre Lavroff. Ce qui préoccupe d’une façon constante notre penseur, c’est la destinée de l’individu. Le problème de sa liberté est au centre de sa philosophie. Le développement de sa conscience forme le contenu essentiel de sa formule du progrès. La solidarité ne figure dans cette formule qu’en tant que moyen pour la réalisation du développement intégral de l’individu. La dignité personnelle est le principe de sa morale. La pensée critique de l’individu est le principe dominant sa philosophie de l’histoire. Enfin, le bonheur intégral de l’individu est l’idée maîtresse de sa politique sociale. En un mot, toute la philosophie de Lavroff gravite autour de l’individu pris dans un milieu social défini.

Il est presque inutile d’ajouter que c’est tout le contraire chez Marx. Chez celui-ci c’est le groupe, la classe sociale, qui détermine tout. L’individu n’est pas libre. Il exécute les ordres que sa classe lui donne. Il est progressiste quand sa classe l’est. Il devient réactionnaire quand sa classe le devient. Il combat pour la Liberté, l’Égalité et la fraternité à la période de l’avènement de la bourgeoisie au dix-huitième siècle. Alors il se croyait idéologue. Il était même sincère. Mais en réalité il ne représentait que les intérêts économiques de sa classe en marche pour la conquête du monde. La Liberté ! C’est la forme idéologique de la liberté du commerce dont la bourgeoisie avait grand besoin. C’est la liberté d’exploitation de l’ouvrier dit libre, émancipé enfin du joug des corporations moyenâgeuses qui gênaient la production sur une grande échelle pour le marché mondial. L’Égalité ! Elle est devenue nécessaire parce que la production capitaliste suppose l’égalité juridique entre le prolétaire qui vend sa force de travail — la seule marchandise dont il dispose — et le patron qui l’achète pour en tirer une plus-value. Quant à la Fraternité, c’est plutôt un hors d’œuvre, un trompe-l’œil pour les badauds ou une illusion nécessaire pour le peuple, un hameçon pour l’attirer. C’est Marx lui-même qui l’affirme. Et Engels ajoute[12] que l’histoire se fait inconsciemment par des masses, car les efforts conscients des individus s’entrechoquant se neutralisent et s’annihilent mutuellement.

Dans le Dix-huit Brumaire et dans le livre que vient de traduire la citoyenne Laura Lafargue, Révolution et Contre-Révolution, Karl Marx explique à l’aide de sa doctrine les événements politiques de son temps. On y voit combien peu d’importance il attribue aux individus et à leur effort conscient. Ils apparaissent comme les fondés de pouvoir, comme les porte-parole des classes sociales dont ils représentent les intérêts et les aspirations. Il n’y est pas question de liberté, de dignité humaine, de pensée critique, dont Pierre Lavroff ne cesse de parler.


VIII

Les méthodes de Karl Marx et de Pierre Lavroff sont tout à fait différentes sinon opposées. Comme je l’ai déjà indiqué, Karl Marx emploie toujours et partout la méthode génétique. Il cherche à expliquer les phénomènes sociaux en étudiant leur devenir historique. Marx en tant que théoricien ne juge jamais les formes sociales. Il ne fait que constater leur existence. Il explique surtout leur rôle, leur fonction dans la production des moyens d’existence, qui est selon lui la base et la déterminante de l’évolution historique tout entière. Les formes sociales naissent et disparaissent avec les fonctions économiques qu’elles remplissent. Elles correspondent aux différents degrés de la productivité du travail, aux besoins variables du marché. La productivité du travail croissant a eu pour résultat l’inutilité du travail de l’esclave ; et l’esclave disparaît. Après la découverte de l’Amérique le marché international grandissant provoque des inventions mécaniques et donne naissance au capitalisme.

Le capitaliste remplit une fonction sociale nécessaire. Il est exploiteur malgré lui. Le prolétaire en le combattant ne fait que ce que lui dicte son rôle historique. Il est à son tour révolutionnaire malgré lui. Il est le produit inévitable d’une situation révolutionnaire. Tout est nécessaire. Tout est déterminé. Toute forme sociale a sa cause et sa fin économique. Le déterministe Pangloss lui-même, professeur de la « méthaphysico-théologo-cosmolo-nigologie », en serait ravi en trouvant que « les choses ne peuvent être autrement »…

La méthode de Pierre Lavroff est tout autre. Il l’appelle lui-même « la méthode subjective ». Dans une de nos études précédentes nous avons montré comment Pierre Lavroff démontre la nécessité de cette méthode.

Il résulte de sa théorie que nous sommes appelés non seulement à constater les faits, mais aussi à les juger au nom de notre idéal, de notre conviction morale. Nous les déclarons, grâce à notre point de vue subjectif, phénomènes normaux ou pathologiques. Nous ne pouvons pas écrire l’histoire sans faire un choix des événements, conditionné également par notre point de vue subjectif. Partout l’homme intervient. Partout ses besoins impérieux laissent leur trace ineffaçable : sa pensée critique et juge les formes sociales. Il réclame leur transformation au nom de ses besoins, de ses aspirations, de ses convictions morales. Les masses sont des ensembles d’individus agissant collectivement. Si celui qui les mène les influence et les persuade, c’est parce que les individus qui les composent, souffrent des maux de la société. Elles ont cet avantage sur celui qui se met à leur tête qu’elles connaissent mieux leurs souffrances, les ayant vécues.

On voit que Karl Marx et Pierre Lavroff parlent deux langues différentes. Quelle est la meilleure ? Se contredisent-elles ? Nous réservons la solution pour une autre occasion. Pour le moment je ne cherche qu’à marquer la différence profonde qui existe entre ces deux penseurs socialistes. Tous deux pourtant cherchent à donner une base scientifique au socialisme.


IX

Quel est le mobile qui nous pousse vers le socialisme ? Ici encore Karl Marx et Pierre Lavroff diffèrent. Pour Marx, c’est la lutte des classes, la lutte inévitable et fatale du prolétariat contre le capital concentré dans les mains d’un petit nombre d’exploiteurs. C’est aussi la contradiction flagrante qui existe entre la production collective de l’usine moderne et l’appropriation individuelle par le patron capitaliste. L’usine unit et organise les travailleurs avant qu’ils s’unissent et s’organisent sous le drapeau socialiste.

Pierre Lavroff ne contredit pas Marx sur ce point, mais il se place sur un autre terrain. Nous avons vu, dans sa morale, comment il fonde les revendications socialistes sur l’incompatibilité de la dignité humaine avec le régime d’exploitation basé sur le système de la propriété privée.

C’est notre conviction morale qui réclame la suppression de la lutte de tous contre tous et son remplacement par un régime de coopération universelle en vue du développement universel.

En un mot, le principe de la dignité de l’homme est le fondement de la conception socialiste de Pierre Lavroff. On peut donc dire que pour Marx c’est la théorie de la valeur des objets inanimés, dévoilant le secret de l’accumulation capitaliste, qui est la pierre angulaire du socialisme, tandis que pour Pierre Lavroff c’est la théorie de la valeur humaine qui est la base de l’idéal socialiste. Chez l’un, c’est la chose qui domine l’homme ; chez l’autre, c’est, au contraire, l’homme qui domine la matière. L’un est donc matérialiste ; l’autre doit être considéré comme idéaliste.

Pierre Lavroff est évolutionniste comme Marx ; mais il considère l’évolution d’un autre point de vue que l’auteur du Capital.

Pour le penseur russe, l’évolution n’est pas seulement une suite de causes et d’effets. Elle est aussi une série de moyens et de buts. Chaque étape de cette évolution est non seulement déterminée par celle qui la précède, mais elle est aussi voulue, comme un pas en avant, comme un état meilleur. L’évolution est non seulement succession, elle est aussi progression. Voilà pourquoi là où Marx dit : évolution, Pierre Lavroff ajoute : progrès. Il considère non seulement le fatum historique, mais aussi et surtout la destinée de l’homme combattant pour un idéal supérieur, pour une vie meilleure, pour un avenir plus humain, éclairé par une conscience développée et fondé sur la solidarité universelle.

Marx n’exclut pas l’idéal, mais il le considère plutôt comme un résultat indirect de l’évolution objective qui n’a rien d’humain. C’est comme par hasard que l’intérêt de l’homme coïncide avec l’évolution économique de la société, qui a des lois à elle, indépendantes de la volonté humaine. Pour Pierre Lavroff, l’idéal est, par contre, le résultat direct, voulu et recherché d’une lutte sans trêve dont il est l’enjeu. L’homme est l’artisan de son avenir. Il est le maître de sa destinée historique. Tout ce qui précède démontre que telle était la pensée dominante de Pierre Lavroff.


X

Ici une question se pose. Comment Pierre Lavroff, ami intime et frère d’armes de Karl Marx, définissait-il les rapports de sa doctrine avec celle de ce dernier ? Il se déclarait lui-même, avec quelques réserves, partisan de la théorie de Marx, son disciple même. Je n’ai aucune difficulté à le reconnaître. Après ce qui précède, cela doit nécessairement paraître presque invraisemblable. Il en est pourtant ainsi. Et nous allons voir pourquoi. Mais il est à noter tout d’abord que ni Marx lui-même, à en juger par des témoignages d’amis communs, ni les marxistes qui connaissent les idées de Lavroff ne reconnaissent ce dernier comme un marxiste.

J’ai dit que Pierre Lavroff en se déclarant marxiste faisait des réserves. Les voici. Il est vrai, disait-il, que l’évolution historique a pour base les relations économiques. Mais les idées, une fois formées, ont leur part d’influence. Elles ont une vie propre. Elles se développent, affirmait-il, dans des termes identiques à ceux qu’a employés récemment Jaurès, selon leur propre logique. Des considérations provoquées par les intérêts matériels peuvent dans leur développement se détacher de leur origine, se détourner même contre eux.

Ici quelques appréciations critiques s’imposent. D’abord Marx lui-même et surtout Engels dans ses lettres souvent citées ne contestaient nullement l’influence des idées nées des conditions matérielles ou, plus exactement, des relations économiques déterminées. On peut donc l’admettre sans prétendre amender Marx. Mais ce qui est plus important, la doctrine de Marx ainsi amendée se détruit elle-même.

Quelle est la cause, se demande-t-on, de cette volte-face subite de l’idée ? Cette cause peut être matérielle ou idéologique. Dans le premier cas il n’y a aucune modification. La doctrine n’est pas amendée ou plutôt l’amendement est retiré. Et le matérialisme demeure dans son état primitif. Dans le second, c’est-à-dire en admettant qu’un facteur idéologique a produit la transformation en question, le matérialisme est atteint dans son cœur même. Car il avoue ainsi qu’un changement radical peut résulter d’une source tout idéologique. Le désaveu du matérialisme économique est donc complet. Un marxiste qui veut sauver la doctrine coûte que coûte doit se dire : Sint ut sunt aut non sint !

Il y a une autre objection à faire. Les marxistes vantent souvent leur doctrine philosophique comme une excellente méthode de recherche, comme une clé qui nous livre tous les secrets de l’histoire et de la vie contemporaine. En effet, dans le théorème célèbre de Marx nous avons une interprétation toute faite des phénomènes sociaux. Ce sont des relations économiques qui déterminent tout. Il ne reste qu’à chercher quelles sont ces relations d’un ordre déjà connu et comment elles ont produit des effets aussi connus.

Des relations économiques sont des relations concrètes et en quelque sorte palpables. Elle sont donc relativement faciles à découvrir. Mais tout cela change si l’on introduit dans la citadelle matérialiste un élément étranger, un traître idéologique. Tout s’embrouille immédiatement. On ne sait plus où finit l’influence du facteur économique et où commence celle de son adversaire idéologique qui menace de s’emparer de la maison tout entière ; en d’autres termes, celui-ci émet la prétention de vouloir expliquer le phénomène donné tout entier. L’amendement proposé par Lavroff, par Engels lui-même et par tant d’autres à la doctrine de Marx se transforme donc en un véritable cheval de Troie. On a presque envie de s’écrier : Marxistes, prenez garde ! N’avouez jamais !…


XI


On peut expliquer cette contradiction que je viens de constater dans la doctrine de Pierre Lavroff, de la façon suivante. Le marxisme n’est pas une philosophie abstraite inventée pour amuser les beaux esprits. C’est une doctrine de combat. Elle sert comme base au programme d’un parti d’avant-garde, le parti socialiste. Marx a donné à ce programme une précision, une vigueur qu’il n’avait pas avant lui. Tout militant socialiste pour qui le triomphe de sa cause prime toutes les autres préoccupations, s’est trouvé par avance acquis à une théorie qui paraît mettre un terme à l’anarchie doctrinale. En se déclarant partisan du programme socialiste on se croyait obligé de souscrire également à ses considérants théoriques ou philosophiques.

Or, chez Pierre Lavroff le combattant prenait souvent le dessus sur le philosophe. Nature large et généreuse, il ne tenait pas à passer pour l’auteur d’une philosophie originale, toute à lui.

Il a donc fait un acte d’adhésion au marxisme qui servait si bien la grande cause socialiste, sans se soucier trop des différences philosophiques qui le distinguaient de Marx. D’autant plus qu’il était toujours d’accord avec celui-ci dans les questions de tactique socialiste. Il reconnaissait notamment le rôle historique du prolétariat, la lutte des classes, l’action révolutionnaire combinée avec l’action politique et parlementaire, en un mot tout ce qui détermine actuellement l’action socialiste dans tous les pays des partis socialistes se sont formés pour combattre la société dite capitaliste.

Des connaissances économiques extraordinaires, une force dialectique sans égale, une analyse profonde et en partie originale du régime capitaliste, une sûreté de vue admirable, une confiance en soi-même absolue, une volonté de fer, tous ces traits de Marx devaient inévitablement influencer d’une façon décisive notre penseur, élevé dans les sciences abstraites, mathématiques et philosophiques, et dont la force de pensée était indubitablement inférieure à celle de Marx. (Ce qui n’empêche pas que la pensée de Lavroff était plus large et souvent plus juste.)

Les théories de Marx devaient avoir par un certain côté un charme particulier pour quiconque pensait en révolutionnaire. Je parle de leur caractère intransigeant. Elles opposaient à la vieille société non seulement l’idéal d’une nouvelle société, mais aussi tout une philosophie nouvelle. En détruisant le vieux monde, elles détruisaient en même temps sa philosophie, sa science sociale, sa morale, sa religion, ses doctrines juridiques, esthétiques et autres. Elles détruisaient son âme en même temps que son corps. Tout ce qui était réputé sacré pour ce vieux monde a été dénoncé par Marx comme une illusion, un prétexte aux appétits et aux intérêts de classe, comme un mensonge. Tout un Olympe s’écroulait, emportant avec lui tout un monde de vieilles conceptions. La violence concentrée et froide du Manifeste et du Capital produit un effet d’autant plus grand qu’elle paraît résulter d’une analyse scientifique subtile et rigoureuse accompagnée d’une érudition presque universelle.

Si l’on ajoute à tout cela la rapidité avec laquelle les théories de Marx, grâce à leur simplicité et à leur précision, se sont répandues dans toute l’Europe d’une part, et l’état d’enfance où se trouve encore la philosophie de l’histoire, la plus compliquée des sciences, que Pierre Lavroff après tant d’autres penseurs confondait souvent avec la sociologie d’autre part, on arrive à comprendre à peu près l’ensemble des raisons qui pouvaient amener notre penseur à s’incliner — en théorie — devant la philosophie de Marx, tout en lui opposant — juxtaposant serait plus juste — sa propre doctrine.


XII

Cependant, toutes ces raisons que je viens d’énumérer, ne sauraient transformer une théorie fausse en une théorie vraie. Le marxisme théorique traverse une crise. Quelques-uns disent même que c’est « une débâcle ». À ses ennemis de l’extérieur — aux critiques bourgeois et antisocialistes — se joignent ceux que l’on peut appeler les ennemis de l’intérieur, des socialistes, voire même des anciens marxistes. Actuellement, il n’y a pas une partie de la doctrine marxiste qui reste tout à fait intacte. Les uns critiquent les théories de la valeur et de la concentration capitaliste. Les autres la conception de la lutte des classes. D’autres encore la dialectique et la philosophie de l’histoire. Pour ma part je crois les deux dernières parties — la dialectique et la conception matérialiste de l’histoire — les plus faibles, les plus attaquables. Elles peuvent disparaître sans nuire aucunement à la précision et à la solidité de la conception socialiste, que Marx a contribué à former pour une part si considérable. Le socialisme, en élargissant et en renouvelant ses bases théoriques, ne peut qu’y gagner sous tous les rapports. Toute erreur théorique doit devenir une source de faiblesse pour le parti socialiste, un obstacle à telle ou telle forme de son action pratique. Même les exagérations, même les paradoxes et l’absurde, peuvent avoir leur utilité passagère, souvent seulement apparente. Au demeurant, il n’y a que la vérité, la vérité complète et entière, qui éclaire notre chemin à suivre, qui soit notre appui le plus solide, notre in hoc signo vinces. Les socialistes n’ont donc rien à craindre, et tout à espérer, de la critique des doctrines marxistes.

Mais ceux qui croient qu’en attaquant le marxisme, on atteint le socialisme, se trompent grossièrement. Même un rapide exposé des idées d’un penseur socialiste tel que Pierre Lavroff démontre jusqu’à l’évidence que le socialisme peut avoir des bases autrement solides que certaines hypothèses économiques. Le sort du socialisme ne dépend pas des statistiques d’ailleurs douteuses concernant le mouvement de la petite propriété et de la rente. L’idéal socialiste a un fondement plus solide que la statistique. Tant qu’il y aura des classes et des individus misérables et exploités, tant que la conscience humaine se développera, que la conscience de notre dignité durera, que la raison humaine n’abdiquera pas devant le dogme et la tradition, que le droit et la justice ne se courberont pas devant la force brutale faite de notre faiblesse, il y aura des combattants pour l’idée socialiste, des partis socialistes organisés et unis, qui mèneront les masses populaires à la conquête d’une nouvelle société et feront des mots vérité et justice des réalités vivantes et bienfaisantes. Cette nouvelle société sera la réalisation de la coopération de tous pour le bonheur de tous. On ne tuera le socialisme qu’en tuant la raison humaine et le sentiment du droit à la vie et au bonheur, c’est-à-dire en tuant l’homme même dans tout ce qu’il a de meilleur. C’est la conclusion qui se dégage pour moi de l’étude des idées de Pierre Lavroff, le théoricien de la coopération universelle pour le développement universel.



FIN



  1. J’emprunte à un article de M. E. Roubanovitch, publié dans la Petite République, les notes biographiques suivantes :

    Pierre Lavrovitch Lavroff naquit à Melekhovo, village du gouvernement de Pskov, le 2/14 juin 1823. Élevé chez ses parents jusqu’en 1837, il entra à cette date à l’École d’artillerie et fut promu officier en 1842.

    De 1844 à 1846, il professa d’abord dans cette École, puis à l’Académie d’artillerie de Saint-Pétersbourg, les sciences mathématiques élémentaires, et, plus tard, en remplacement du célèbre Ostrogradsky, les mathématiques supérieures.

    Son activité littéraire commença en 1856, mais dès 1852 il collabore, pour les questions d’artillerie, au Dictionnaire encyclopédique des sciences militaires, et peu après il participe la rédaction du Journal de l’Artillerie.

    Sa grande étude sur la « philosophie de Hegel » publiée par la Bibliothèque pour la lecture attire sur lui l’attention publique. Sa collaboration à cette revue, que dirigeaient Pisemsky et Boborykine, puis aux Mémoires de la patrie de Kraiewsky, à la Parole russe de Blagoswietlov et à quelques autres revues, se prolongea jusqu’en 1866.

    En 1861, il dirige la partie philosophique du Dictionnaire encyclopédique russe, de Kraievsky, et dès la préparation du deuxième volume, les collaborateurs de cet ouvrage le choisissaient pour leur rédacteur en chef. Il y publia de nombreux articles sur la philosophie, l’histoire, et en particulier l’histoire des religions.

    La publication du Dictionnaire fut suspendue par ordre supérieur. Dès cette époque, le gouvernement vit en lui un ennemi : « Coffrez-moi seulement cinq ou six meneurs, — (il s’agissait de Lavroff, de Tchernichevsky et de quelques autres) — et vous écrasez la révolution dans l’œuf », disait, dans une conversation particulière le prince d’Oldenbourg, quelques mois avant l’arrestation de Tchernichevsky.

    L’occasion s’offrit bientôt. En 1865, Lavroff était revenu d’un voyage à l’étranger avec sa femme malade (elle mourut cette même année). Le 1/16 avril 1866 eut lieu l’attentat de Karakosoff. Une période de terreur policière s’ouvrit alors sous la dictature du général Mouravieff. Lavroff était une proie trop précieuse pour qu’on l’épargnât : le 25 avril-7 mai il fut arrêté. Il fut condamné aux arrêts de forteresse pour un temps très court ; mais cette pénalité parut trop faible et l’empereur lui substitua la déportation sous la surveillance de la police dans l’un des gouvernements intérieurs : les géographes de la 3e section eurent l’ingéniosité de faire passer pour tel le gouvernement de Vologda et le 15/27 février Lavroff était déporté à Totma. L’année suivante on l’expédiait dans l’infime bourgade de Kadnikoff, où il devait vivre seul sous la surveillance de deux gendarmes.

    Bien loin que son énergie faiblisse durant cette période, son activité va croissant : en 1868-69, il publie dans la Semaine, sous le pseudonyme de Mirtov, ses « Lettres historiques », dont l’influence fut immense sur la jeunesse contemporaine : l’enthousiasme qu’elles soulevèrent fut profond et durable.

    Après trois années de déportation, le 15/27 février 1870, Lavroff, avec l’aide d’un camarade dévoué, Hermann Lopatine, quittait volontairement Kadnikoff et prenait le chemin de l’exil, pour se mettre à la tête du mouvement socialiste révolutionnaire qui commençait à se dessiner à cette époque.

    Le 13 mars 1870 il arrive à Paris. Il se lie immédiatement avec Varlin, qui le fait entrer dans l’Internationale.

    Il passe à Paris presque toute la période du siège et de la Commune ; l’ancien colonel d’état-major propose son aide à la Commune pour l’organisation de l’enseignement populaire ; peu après il se rend à Bruxelles, puis à Londres, pour demander à l’Internationale, dont on s’exagérait la puissance, de soutenir les insurgés de Paris.

    C’est à Londres qu’il rencontre Marx et Engels, avec lesquels il se lia plus étroitement par la suite, et qui favorisèrent son évolution vers le socialisme scientifique.

    Il rentre à Paris en 1871. En 1872, devenu membre de la Société d’anthropologie, il est invité par Broca à entrer dans la rédaction de la revue qu’elle publia depuis cette époque.

    La même année, il reçoit de Russie la proposition de fonder et de diriger une revue socialiste à l’étranger. En 1873 commence à paraître la revue socialiste révolutionnaire le Vpered ! (En Avant !). On comptait sur l’aide de Bakounine et de ses adhérents ; mais l’entente entre l’anarchiste et le socialiste ne put se faire et une rupture complète se produisit ; à côté du Vpered ! parut une revue bakouniniste résolument hostile.

    Toute la biographie de Lavroff depuis cette époque se résume presque entièrement en l’histoire de son activité intellectuelle colossale, qu’il consacre à l’étude de la pensée humaine en général, de l’idée socialiste en particulier, et plus spécialement de sa réalisation en Russie.

    Pierre Lavroff est mort à Paris le 6 février 1900, entouré d’une estime universelle. Son corps repose provisoirement dans le cimetière Montparnasse.

  2. Parfois on entend dire que la morale sociale se dégagera elle-même des faits de la vie. Cette opinion est évidemment très superficielle. Aucune science, tout en se dégageant des faits, ne se crée par elle-même. Ce sont des hommes qui font parler les faits. Et encore faut-il les bien comprendre pour en dégager quoi que ce soit.
  3. Lavroff ne le dit pas dans ces termes, mais tel est le sens de ce qu’il a écrit à ce sujet.
  4. Cela a paru en 1885.
  5. Paru en 1885.
  6. Il en a donné lui-même un exemple. Lorsque le parti terroriste de la « Volonté du peuple » a su combattre glorieusement le despotisme russe, il a consenti à se mettre dans ses rangs tout en étant en désaccord sur bien des points avec cette organisation révolutionnaire.
  7. On raconte qu’un grand peintre auquel l’on posait la question : « Que faites-vous pour obtenir de vos couleurs un effet artistique si admirable ? » répondit : « Je les mélange de bonnes idées ».
  8. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à parcourir les « Introductions » des Manuels des sciences naturelles, les plus recommandés même.
  9. Écrit en 1870.
  10. J’ai laissé nécessairement de côté ses travaux spéciaux, notamment ceux qui se rattachent aux études anthropologiques, qui d’ailleurs ne sont que des résumés des recherches des spécialistes envisagées au point de vue des principes exposés ici-même.
  11. Voir le Capital, t. I, passim, le Dix-huit Brumaire de Karl Marx.
  12. Voir son opuscule sur Ludwig Feuerbach.