La Philosophie positive
La réaction religieuse porte ses fruits ; elle ramène sur la scène philosophique le matérialisme vaincu ; elle suscite au scepticisme du XVIIIe siècle de nouveaux interprètes ; elle rend à l’athéisme décrié du Système de la Nature quelque attrait et quelque prestige.
Inévitable effet de la crise que nous traversons et où s’unissent en un déplorable assemblage le fanatisme de quelques-uns et l’hypocrisie ou la faiblesse de tant d’autres ! Faut-il être surpris que beaucoup de fortes ames, profondément contristées ou violemment froissées par tout ce qui se fait et par tout ce qui se prépare, se précipitent aux dernières extrémités et opposent à l’insolence d’une réaction qui se croit sûre du triomphe la menace ou le défi d’une radicale négation ?
Nous comprenons, mais en même temps nous déplorons l’état de ces ames. Elles oublient que si les religions positives ont trop souvent donné des chaînes à la pensée, et au despotisme des instrumens, elles expriment à leur manière dans leur progressive évolution le plus légitime besoin et le droit le plus sacré de la raison humaine, le besoin et le droit de franchir les bornes du monde visible pour se recueillir au sein de l’Éternel, et pour entretenir dans ce divin commerce les sentimens qui donnent à la vie humaine sa valeur et sa dignité, l’amour du bien et du beau, l’amour de nos semblables, la foi dans l’invisible et dans l’idéal, et cette sainte espérance qui fait briller parmi les ténèbres du tombeau les lueurs vivifiantes d’un avenir immortel.
Proclamer chimériques ces hautes aspirations de la pensée, ces sublimes pressentimens du cœur, enfermer l’homme dans l’étroit horizon du monde visible, c’est bien mal connaître et les besoins les plus profonds de notre nature, et la puissance de la raison et le prix de l’humanité ; c’est en outre diminuer le rôle de la philosophie dans les destinées du monde, et porter atteinte aux droits de la pensée libre en trahissant ceux de la vérité. Comment accorder en effet une bien haute estime à cette raison qui n’a rien à nous apprendre de ce qu’il nous est si nécessaire de connaître ? comment ne pas prendre en mépris une philosophie qui reste au-dessous de nos plus irrésistibles élans, et qui, loin de soutenir et d’étendre l’essor de notre ame, l’abaisse au contraire et l’appesantit ? comment ne pas chercher hors de la raison une lumière pour éclairer nos ténèbres, un aliment pour rassasier nos immenses désirs ?
Tel est le danger que le matérialisme, à l’insu et contre l’intention de ses promoteurs, fait courir à la philosophie. La réaction qui entraîne aujourd’hui tant d’esprits n’est pas née d’hier ; elle a commencé, elle a été puissante du jour où la philosophie a cessé de cultiver les nobles instincts qui sommeillent dans les momens de crise, mais qui se réveillent bientôt, parce qu’ils ont au plus profond du cœur humain d’indestructibles racines. C’est ce qu’avaient pressenti, au XVIIIe siècle, ces grands esprits qui en ont été la force et l’honneur ; je parle de Montesquieu et de Voltaire, de Turgot et de Rousseau. En voyant se déchaîner sous leurs yeux le torrent des idées matérialistes, ils comprirent la nécessité de le contenir. Qui a rendu au sentiment religieux un plus sincère et plus libre hommage que l’auteur de l’Esprit des Lois ? Qui avec une ardeur plus intrépide que l’éloquent auteur d’Émile osa rompre en visière au scepticisme et au matérialisme triomphans ? Voltaire lui-même, celui de ces hommes d’élite qui a donné le plus de gages à la philosophie des sens, ne s’est-il pas toujours incliné devant l’idée sainte d’une intelligence infinie ? N’a-t-il pas compromis cette popularité qui lui était si chère pour accabler de son incomparable bon sens et de ses mortelles railleries l’athéisme de d’Holbach et de La Mettrie ? Mais une force invincible entraînait tout. Voltaire et Montesquieu passèrent bientôt pour des esprits timides, qui n’avaient secoué qu’à demi le joug des antiques préjugés, et l’on vint dire aux hommes que croire en Dieu et en l’ame immortelle, c’était une puérilité et une faiblesse.
Il faut dater de ce moment cette réaction énergique qui, d’abord contenue en de certaines limites, s’est peu à peu animée par ses progrès, et qui aujourd’hui se fait sentir à toute l’Europe, occupe les hommes d’état et alarme tous les esprits prévoyans. Pour nous, il nous semble qu’il y a un grand enseignement à tirer de ce spectacle, qui nous attriste sans nous ébranler c’est que le vrai rempart de la liberté de la pensée, ce n’est pas une philosophie étroite qui nie des besoins qu’elle ne peut satisfaire, des idées et des sentimens qu’elle est incapable d’expliquer ; c’est une philosophie plus pure et plus haute, ample comme l’esprit de l’homme, profonde comme son cœur, qui recueille toute idée vraie, alimente tout noble désir, explique toute croyance sainte, et ne laisse à ses adversaires que leurs violences et leurs folies.
Voilà la barrière qu’il faut opposer aux entreprises d’un parti que nos fautes seules pourraient rendre invincible. Une expérience récente doit ici nous servir de règle. À une époque dont le souvenir est sans doute importun à certaines consciences, on vit se déployer ces mêmes espérances et ces mêmes desseins qui renaissent aujourd’hui avec un redoublement d’ardeur. Pour les combattre, de fermes esprits élevèrent le drapeau d’une philosophie généreuse, qui puisait sa force dans sa pureté, et qui a dû son triomphe à sa haute modération. Ce glorieux drapeau, un instant abattu et humilié, les hommes de la génération nouvelle doivent le ressaisir et le défendre.
Le matérialisme ne s’est pas éteint en France avec le XVIIIe siècle. Vaincu sur le terrain de la métaphysique, il a trouvé un asile dans les sciences. Depuis ces cinquante dernières années, il n’a jamais manqué d’interprètes célèbres, d’habiles et zélés défenseurs. Cabanis mort, Gall donne à sa doctrine une forme nouvelle et une sorte de popularité. Au moment où la cause de la phrénologie paraît désespérée, Broussais entreprend de la ranimer. MM. Comte et Littré s’honorent d’être les héritiers de Broussais, de Gall, de Cabanis, et par eux de cette philosophie du XVIIIe siècle qui a fait de si grandes choses. Apportent-ils à la pensée contemporaine un principe nouveau ? Oui, à ce qu’ils croient, et cette idée nouvelle, c’est l’organisation des sciences.
L’ambition de la philosophie positive est grande : elle n’aspire à rien moins qu’à organiser d’une manière complète et définitive le travail de l’esprit humain. Circonscrire le domaine de la pensée en ses limites naturelles, tracer les grandes routes où elle est appelée à se mouvoir et les méthodes générales qui doivent régler sa marche, fixer le but que sa nature lui impose d’atteindre et au-dessus duquel elle lui défend de s’aventurer, tel est le vaste dessein que la philosophie positive entreprend d’exécuter. Elle veut donner tout ensemble au XIXe siècle son De Augmentis et son Novum Organum.
Quel est le principe de cette tentative d’organisation ? Il est très simple : c’est que l’esprit humain, dans son vol le plus hardi comme dans ses démarches les plus humbles, ne doit et ne peut se proposer d’autre objet que des faits visibles et palpables, d’autre fin que la découverte de leurs lois.
L’organisation des sciences peut rencontrer deux obstacles : ou bien l’esprit humain, sortant de son domaine naturel, s’égare à la poursuite d’objets inaccessibles, ou bien, restant dans son domaine, mais s’y gouvernant mal et ne sachant pas l’embrasser tout entier, il néglige, mutile, nie des classes réelles de faits. Ces deux causes ont également concouru à retarder l’organisation des sciences. Long-temps l’esprit humain a méconnu sa véritable portée, ses vrais besoins et le secret de sa puissance. Il a traversé deux régimes intellectuels pendant lesquels ses forces se sont consumées dans l’explication de mystères impénétrables. Ces deux régimes sont le régime des religions et le régime des systèmes de métaphysique. La religion promet à l’homme de l’élever au-dessus de la nature pour l’introduire au sein d’un monde nouveau dont elle lui dévoile les merveilles en attendant qu’elle lui en fasse goûter les félicités. Elle lui enseigne l’origine des choses, les desseins de la Divinité sur le monde et sur l’homme, les secrets de l’avenir. La métaphysique n’est pas moins fertile en hautes promesses. Armée de l’abstraction, elle s’élance au-delà des faits, au-delà de l’espace et du temps, et croit atteindre les premiers principes de l’existence. Le réel et le possible, le nécessaire et le contingent, l’enchaînement des causes, elle cherche, explore, pénètre tout. Naïve et généreuse audace que l’expérience vient désabuser ! Ni l’abstraction et sa puissance, ni l’imagination et ses prestiges ne peuvent contenter la raison de l’homme. Elle cherche un guide meilleur, un travail moins stérile : ce guide, c’est l’observation aidée du calcul ; ce travail, c’est l’exploration et la conquête de la nature. Nous atteignons l’avènement du régime positif, âge mûr de l’humanité.
Telles sont les trois phases du développement de la raison. Elle commence par le régime religieux, traverse le régime métaphysique, et, après cette double épreuve, aboutit au régime positif. La religion est la nourrice du genre humain ; elle exerce ses premiers pas, excite et encourage ses premiers élans ; mais, par l’effet même de ses soins assidus, elle devient inutile. L’enfant devenu adulte demande un lait plus fort ; aux songes dont on l’a bercé il oppose de nouveaux songes, plus suivis et mieux réglés, et qui ont surtout la vertu de dissiper entièrement les autres. Mais, si la philosophie est admirable contre les religions, elle ne peut, comme elles, rien construire de définitif. Quand elle a renversé les idées religieuses, son rôle est fini, et elle périt dans son triomphe.
La commune faiblesse du régime religieux et du régime métaphysique se laisse reconnaître aujourd’hui à des signes irrécusables. Aucun système de religion, aucun système de métaphysique ne parviennent à rallier les esprits ; le christianisme se dissout en vingt communions différentes : la métaphysique se divise en cent écoles opposées. Un autre symptôme plus expressif encore de leur décadence, c’est l’égale impossibilité d’une nouvelle religion et d’une métaphysique nouvelle. Que pourrait-on trouver, en fait de religion, de plus propre à contenter et à charmer l’imagination que le catholicisme ? Et comment concevoir un tissu d’abstractions plus uni, plus simple et plus fort que le panthéisme de Spinoza ou celui de Hegel ? Dans le catholicisme, le régime religieux a trouvé son point de perfection, comme, dans le panthéisme, le régime métaphysique a atteint le sien. Aussi voyez à l’œuvre ceux qui veulent maintenir ce double régime. Prophètes ridicules du passé, les catholiques nous proposent pour avenir les institutions et les idées du moyen-âge ; de leur côté, les philosophes se jettent dans l’histoire et l’érudition, et prétendent bâtir sur les débris de systèmes pour jamais abattus l’édifice ruineux d’un éclectisme impraticable.
Inutiles efforts de deux régimes condamnés à périr par la force irrésistible des choses ! Depuis trois siècles, un esprit nouveau s’est répandu dans le monde. À travers mille obstacles, il s’étend de jour en jour et pénètre partout. Avec Kopernic et Keppler, il s’est emparé depuis long-temps de l’astronomie. Galilée, Descartes, Bacon, l’introduisirent dans la physique, et Boerhaave lui conquit le domaine des sciences physiologiques et médicales. À la fin du XVIIIe siècle, il a créé la chimie par les mains de Lavoisier. De nos jours enfin, Bichat l’a définitivement établi dans la science de la vie. Cet esprit nouveau, c’est l’esprit de la philosophie positive. Au lieu de rechercher les essences des choses, il étudie les choses elles-mêmes ; à la place des jeux stériles de l’abstraction, il institue les recherches précises et fécondes du calcul. Il tient en bride l’imagination au lieu de lui donner carrière. Il pèse, calcule, observe. Son caractère éminent, c’est de démontrer tout ce qu’il affirme, de pouvoir trouver tout ce qu’il cherche, de savoir ignorer tout ce qu’il ne peut découvrir.
Toutes les sciences ont passé tour à tour par le régime religieux et par le régime métaphysique avant d’arriver au régime positif. En astronomie, l’imagination conçut d’abord des génies, des anges, chargés de conduire ces sphères immenses et de présider à leurs évolutions ; c’étaient, comme dit Platon, les chœurs de danse des dieux immortels. L’abstraction métaphysique vint détrôner ces divinités, mais qu’y substitua-t-elle ? des hypothèses, des nombres abstraits et mystérieux, des tourbillons mécaniques. La philosophie positive a soufflé sur la chimère des tourbillons, comme elle avait brisé les cieux solides de l’antique astronomie, et elle a substitué à ces conceptions imaginaires la loi de l’attraction universelle.
Vous retrouvez les mêmes révolutions dans l’histoire des sciences physiques et naturelles. On a d’abord attribué les phénomènes de la nature à des causes que l’imagination divinisait : le feu, c’était Vulcain, l’eau Neptune. Les philosophes sont venus ensuite proposer leurs atomes, leurs élémens ; aujourd’hui les atomes de Démocrite et les quatre élémens d’Empédocle ne sont guère moins décriés que les dieux de la mythologie. On ne voit plus dans la nature que des faits et des lois.
Le régime religieux et le régime métaphysique n’ont conservé leur crédit que dans deux seules sciences, celle de l’homme et celle de l’histoire. Pour les en chasser et donner ainsi à l’esprit positif l’universel empire, il faut avant tout qu’on déracine ce faux préjugé soigneusement répandu par les théologiens et les philosophes, qu’il existe deux ordres de faits parfaitement distincts, les faits qui tombent sous les sens et ceux qui n’apparaissent qu’à la conscience. Tous les faits sont essentiellement homogènes, non sans doute qu’entre un phénomène physique et un phénomène physiologique la science ne constate des différences, peut-être ineffaçables ; mais tout phénomène réel doit être observable, et, pour cela, il faut qu’il tombe sous les sens.
Il n’y a que deux manières d’observer le moral de l’homme : ou l’on saisit nos facultés intellectuelles dans leur action visible, dans leurs effets palpables, dans leurs diverses manifestations, ou l’on constate les instrumens physiologiques qui servent à les produire. Toute autre observation est vaine. On croit observer l’homme : que fait-on ? On s’isole dans son moi, on s’exalte, et on prend ses rêveries pour des réalités et ses abstractions pour des êtres. La psychologie ne peut exister comme science qu’à condition de se rattacher à la physique, d’être une sorte de physique cérébrale. Il en est de même des phénomènes sociaux. Rien d’essentiel dans l’espèce qui ne soit dans l’individu. Si la physiologie a la physique pour base, la science de l’espèce humaine ou l’histoire a pour racine la physiologie et la physique. C’est une physique sociale.
Supposez ces deux lacunes remplies ; supposez que d’heureux génies parviennent à constituer solidement ces deux sciences nouvelles, la physique cérébrale et la physique sociale, et voyez l’admirable simplicité, la belle et puissante économie de la science humaine.
Devant l’intelligence un vaste et unique objet, des faits. Vous rencontrez d’abord les faits les plus simples, qui sont aussi les plus généraux : ce sont ceux auxquels s’attachent les mathématiques. Aux yeux de l’algébriste, la nature n’est qu’un système de grandeurs ; c’est le plus haut degré où l’abstraction puisse monter. Depuis les premiers tâtonnemens de la science mathématique au berceau jusqu’aux sublimes inventions des Descartes, des Leibnitz, des Lagrange, jusqu’aux merveilles du calcul infinitésimal et du calcul des variations, l’objet a toujours été le même : déterminer des grandeurs.
Quittez ces abstractions, faites un premier pas vers la nature, la grandeur se détermine ; vous rencontrez l’étendue et bientôt le mouvement. L’étendue, dans ses déterminations et ses lois universelles, voilà l’objet de la géométrie ; le mouvement, considéré d’une manière abstraite, voilà l’objet de la mécanique rationnelle.
Bien que l’étendue soit déjà plus déterminée que la grandeur pure, bien que le mouvement, s’ajoutant à ces idées, en accroisse la complexité, nous n’avons encore considéré que des faits très simples, très généraux, et pour ainsi dire abstraits. Au lieu de concevoir l’étendue et le mouvement d’une manière générale, suivez-vous à travers l’étendue des cieux les courbes qu’y décrivent les astres, vous passez de la géométrie pure et de la mécanique rationnelle à l’astronomie.
L’astronomie embrasse tous les mondes ; mais, si son objet est immense, elle ne l’atteint que de loin et ne le considère que par le dehors. Descendez sur terre, les objets ne se dérobent plus à l’observation ; vous pouvez les saisir et les soumettre à tous les procédés de l’expérience. C’est l’objet de la physique, moins vaste que l’astronomie, moins sévère dans ses méthodes, moins sûre dans ses calculs, mais plus riche et pénétrant plus avant dans l’intimité des choses.
La chimie va plus loin encore. Les phénomènes que le physicien envisage ne sont jamais assez profonds pour altérer la constitution des êtres. Lavoisier et Berthollet prétendent nous expliquer ces affinités mystérieuses, ces brusques transformations, ces décompositions soudaines qui donnent tant de variété à la face de l’univers.
Nous avons atteint les limites de l’observation au sein de la nature morte. Arrivée au premier degré de l’échelle des êtres vivans, la chimie s’arrête et cède la place à la physiologie. La science de la vie est la plus riche des sciences, et aussi la plus imparfaite. À mesure qu’elle s’élève, elle rencontre des faits plus compliqués. L’organisation s’enrichit, se perfectionne et se diversifie. À la nutrition et à la reproduction s’ajoute la sensation, à la sensation l’intelligence, à celle-ci la raison et la volonté. Sur la base de la physiologie végétale s’élève la physiologie animale ; sur toutes deux repose la physiologie de l’homme.
L’homme est sociable ; la société ne détruit pas sa nature, mais elle en modifie les lois. Par le seul fait de la vie commune se développent des phénomènes qu’aucune induction physiologique n’aurait pu faire pressentir. De là une science nouvelle, la physiologie sociale, qu’ébauchèrent Montesquieu et Condorcet, et que la philosophie positive est appelée à constituer.
Quelle lumineuse ordonnance ! Au sommet, les mathématiques, science éminente, la plus indépendante, la plus simple, la plus exacte de toutes. Elle observe les faits les plus élémentaires, qui sont en même temps les plus généraux. À la simplicité de ses objets elle doit son incomparable exactitude ; à leur généralité, son indépendance absolue et sa suprématie universelle ; toutes les sciences relèvent d’elle ; seule elle ne relève d’aucune. À l’extrémité opposée, la physiologie sociale, c’est-à-dire la science des formes supérieures de la vie la plus compliquée, la moins exacte, la plus dépendante de toutes, et cependant la plus excellente. Sa complexité même, qui fait sa dépendance, fait aussi sa beauté, comme la beauté des mathématiques est dans leur simplicité. C’est que les mathématiques restent dans la région de l’abstraction ; la physiologie atteint la vie, c’est-à-dire la réalité portée à son comble.
Entre ces deux sciences s’échelonnent toutes les autres, chacune s’appuyant, sur celles qui précèdent et servant d’appui à celles qui suivent, croissant toujours en complexité et en dépendance, décroissant en exactitude et en généralité ; moins simples, mais plus riches ; moins exactes, et plus difficiles ; moins parfaites, et non moins excellentes.
Cet ordre, si simple et si régulier, est aussi l’ordre du développement historique des sciences ; les mathématiques et l’astronomie sont les plus anciennes et les plus avancées. Il y a plus de vingt siècles que Thalès démontrait les propriétés du triangle équilatéral, et Pythagore celles du carré de l’hypoténuse, tandis que la science de la vie date du siècle dernier.
Le cadre qu’on vient de tracer comprend toutes les sciences. On ne saurait rien concevoir de plus abstrait que le calcul ni de plus compliqué que la vie. Toutes les sciences particulières, géologie, botanique et minéralogie, logique, esthétique, morale, idéologie, droit naturel, politique, et à leur suite tous les arts, viennent se placer dans l’intervalle des grandes lignes qui divisent les objets de la pensée. Tout se classe, tout s’ordonne, et ce magnifique ensemble, si imposant et si divers, n’est au fond que l’application d’un même instrument, savoir l’observation aidée du calcul, à des objets analogues, savoir : des faits, en vue des mêmes résultats, savoir : des lois.
Qui sait même si on n’atteindra pas un degré supérieur encore de simplicité et d’unité ? Déjà la philosophie positive a supprimé la vaine distinction des faits physiques et des faits moraux. D’autres distinctions pourront être un jour, non pas effacées peut-être, mais affaiblies par les progrès de l’esprit humain. À mesure qu’une science se développe et s’assied, remarquez qu’elle devient plus facilement accessible aux mathématiques. Qui a donné à l’astronomie ses bases impérissables ? qui a calculé les courbes régulières des astres et permis aux Halley et aux Clairaut de prédire le retour de certaines comètes avec une précision infaillible ? Ce sont les mathématiques. Pourquoi Galilée et Descartes sont-ils les vrais fondateurs de la physique ? C’est qu’au génie de l’observation ils ont su joindre celui du calcul. Qu’a fait Lavoisier ? On peut le dire d’un seul mot : il a pesé, et la chimie a été créée. Que cherchent aujourd’hui beaucoup d’éminens chimistes ? Le moyen d’introduire les rapports mathématiques dans les proportions si variables des élémens. Pourquoi enfin la physiologie est-elle si peu avancée ? pourquoi son mouvement est-il irrégulier, ses résultats peu précis, ses inductions conjecturales ? C’est que la vie dans son mouvement libre et divers, dans ses brusques variations, se dérobe aux prises du calcul. Mais quoi ! le calcul ne finira-t-il point par dompter la vie, par lui imposer ses lois ? Le calcul a fait des conquêtes non moins extraordinaires : par la théorie des probabilités, il s’est pour ainsi dire asservi le hasard ; par le calcul différentiel, il a atteint l’infini lui-même.
On arriverait ainsi à une homogénéité merveilleuse. Des faits palpables et en quelque sorte mesurables au compas, des lois démontrables par le calcul, tel serait le fonds commun de toutes les sciences. Mais alors est-il possible de repousser une espérance sublime ? Les faits une fois soumis au calcul, n’arriverait-on pas inévitablement à les ramener à une seule loi ? La science, dès ce moment, serait parfaite et épuisée. Quel honneur pour l’homme et quelle source de puissance ! La physique, dès qu’elle a pu employer le calcul, a centuplé les ressources de l’industrie ; elle est devenue la souveraine de la nature. Cette puissance du calcul, transportez-la dans la science de la vie, de la vie organique, de la vie intellectuelle, de la vie sociale, et vous voyez naître une industrie nouvelle non moins féconde que celle qui gouverne le monde physique, la grande et sainte industrie qui s’applique à guérir les maux de l’homme, à assurer et à charmer son existence, à régler ses opérations intellectuelles, ses sentimens, ses mœurs, sa condition civile et politique. Quel avenir de bonheur, de paix et de gloire pour l’humanité !
Nous sommes loin de cet idéal ; qu’il nous suffise de l’avoir entrevu. Pour en préparer la réalisation, il faut faire deux choses : porter les derniers coups au régime religieux et au régime métaphysique, et tourner toute l’énergie intellectuelle qui s’y consume stérilement vers l’organisation des deux sciences qui restent à créer, la science expérimentale de l’homme et celle du genre humain.
Tel est le programme de la philosophie positive. Après l’avoir exposé avec une fidélité qui ne sera pas démentie, c’est un devoir pour nous de rendre hommage au talent, à la science, à la sincérité de ses défenseurs. M. Auguste Comte est assurément un esprit pénétrant et vigoureux. Il est bien rare de réunir des connaissances si étendues dans toutes les sciences mathématiques, physiques et naturelles, et d’en exposer les méthodes et les grands résultats avec une si entière clarté. Père de la philosophie positive, M. Comte met à l’exposer et à la défendre un zèle, une constance, un enthousiasme, qui lui font le plus grand honneur. M. Littré se réduit en philosophie au rôle de disciple. Physiologiste distingué, habile linguiste, le savant interprète d’Hippocrate, avec tant de titres pour parler en son propre nom, semble prendre soin de s’effacer devant le chef de l’école. Certes, ce n’est pas un médiocre honneur pour M. Auguste Comte d’avoir conquis un tel esprit, d’avoir rencontré un si habile et si brillant interprète. Si la philosophie positive avait un penseur, il lui manquait un écrivain ; elle l’a trouvé dans M. Littré[3].
Commençons par rendre pleine justice à la classification des sciences proposée par le fondateur de l’école positive. Si M. Comte, bornant son horizon, eût entrepris simplement de classer les sciences de la nature, on n’aurait qu’à le féliciter d’avoir si heureusement réussi. L’ordre où il dispose les sciences, remarquable de simplicité, ne manque ni de lumière, ni de largeur ; j’y goûte surtout un mérite trop rare en de pareils travaux, c’est que les rapports naturels des sciences y sont fidèlement conservés, et qu’on a su sacrifier à cet éminent avantage la régularité aisée et puérile d’une classification artificielle.
De sérieux esprits considèrent avec quelque dédain les travaux de classification. Ce mépris ou cette indifférence me semblent injustes, et l’histoire de l’esprit humain ne les justifie nullement. Il est digne de remarque en effet qu’à toutes les époques les plus florissantes de la philosophie, de grands travaux de classification se sont accomplis. Il me suffira d’en rappeler rapidement trois, celui d’Aristote, celui de saint Thomas et celui de Bacon.
Lorsque les sciences prirent naissance en Grèce, toutes étaient mêlées dans une unité confuse. Les Thalès et les Parménide écrivaient avec une naïveté admirable sur l’Être ou sur la Nature des Choses. C’étaient les titres de leurs poèmes : véritables poèmes en effet où l’imagination avait assurément plus de part que l’expérience. À mesure que les sciences étendirent leurs recherches et que les faits et les idées vinrent à s’y accumuler, elles tendirent à se séparer, bientôt même à s’isoler les unes des autres.
Il appartenait à Aristote d’arrêter cette dissolution ; il était digne de cette tête vaste et puissante d’entreprendre pour la première fois l’organisation des sciences, de les embrasser toutes sans jamais les confondre, de les diviser sans les désunir, surtout de n’en sacrifier aucune, et de comprendre à la fois la riche diversité et l’unité harmonieuse de l’esprit humain et des choses.
La classification d’Aristote doit compter parmi ses titres de gloire ; je n’en veux signaler ici qu’un seul trait, et M. Comte me comprendra. Aristote est avant tout un incomparable observateur de la nature ; c’est le génie même de l’expérience. Sans être très profond en mathématiques il avait su lire ces paroles sur la porte de l’école de Platon : Nul n’entre ici qui n’est géomètre. Mais ces grands esprits, en comprenant la valeur des mathématiques, savaient aussi qu’elles ne sont pas le dernier terme de l’esprit humain. L’auteur de l’Histoire des Animaux proclame, comme celui du Timée, la nécessité et la supériorité de la philosophie première. Les mathématiques sont au-dessus de la physique, science des choses mobiles, à cause de l’immobilité de leur objet ; mais au-dessus de la physique et des mathématiques Aristote place la philosophie première, science éminente, qui contemple, comme les mathématiques, l’immobile et l’éternel, et, comme la physique, l’être réel et vivant : non plus une immobilité abstraite ou une réalité variable, mais le principe à la fois le plus immuable et le plus réel, éternel et vivant, idéal de la nature et de l’esprit humain, unité suprême, en un mot Dieu.
Il semble qu’Aristote eût transmis, quelque chose de son génie organisateur au maître de la philosophie du moyen-âge, à saint Thomas. Pour l’ange de l’école, la science de Dieu ne pouvait être que la première de toutes et la plus importante ; mais qu’on n’aille pas croire que la Somme ne soit qu’un traité de théologie : c’est à la lettre un système complet des connaissances humaines, une sorte d’encyclopédie à l’usage du XIIIe siècle ; la physique y tient son rang, et avec elle une sorte de géologie grossière et naïve. La Somme est l’ouvrage d’un grand esprit organisant les sciences au sein d’un siècle barbare, sous l’inspiration d’un spiritualisme sublime.
La science de la nature, mal connue, mais non rejetée par saint Thomas, reprend ses droits légitimes au xvie et au XVIIe siècle. Bacon vient convier les hommes à l’exploration et à la conquête de l’univers physique, et à son tour il essaie d’organiser le travail de l’esprit humain. C’est ici qu’éclate la supériorité d’esprit du philosophe anglais. Bacon n’a pas seulement le goût de la physique, il en a l’enthousiasme, je dirai presque le fanatisme ; il s’appelle lui-même le pontife des sens ; la prise de possession de la nature par l’homme lui apparaît comme une entreprise sainte, comme une sorte de rédemption nouvelle dont la science sera le Messie. Aussi le nom de Bacon a-t-il été surtout glorifié par les matérialistes du dernier siècle, et c’est ce qui l’a signalé à la colère et aux sarcasmes de Joseph de Maistre. Les nouveaux matérialistes l’invoquent à leur tour. Eh bien ! je ne demande pas mieux que d’aller souvent avec eux à l’école de ce grand maître. Quand il prélude au Novum Organum par cette magnifique revue des connaissances humaines qui remplit le De Augmentis, le voyez-vous sacrifier la métaphysique à la physique ? le voyez-vous confondre la science de l’homme et celle de la nature ? Non ; il sait résister à l’entraînement de son génie, à l’esprit de sa nation ; il trace d’une main ferme et avec cette vivacité ingénieuse qui caractérise son style les grandes lignes de l’esprit humain : « L’objet de la philosophie est triple : Dieu, la nature et l’homme. Les êtres, en effet, frappent notre intelligence d’un triple rayon. Un rayon direct nous montre la nature ; nous atteignons Dieu à travers l’inégal milieu des créatures par des rayons réfractés ; c’est par un rayon réfléchi que l’homme s’appara et se dévoile à lui-même. »
M. Comte nous apporte aujourd’hui, après Aristote et Bacon, une classification nouvelle. Certes, une telle entreprise a de la grandeur et ne manque pas d’opportunité. Tous les esprits qui aiment l’ordre dans les sciences et qui sentent la nécessité de les unir à la philosophie pour arrêter le mouvement de dissolution qui les isole et les décompose sont préoccupés de ce problème. Plusieurs ont essayé de le résoudre ; parmi les savans, je citerai l’illustre Ampère ; parmi les philosophes, Jouffroy, qu’une mort à jamais regrettable est venue arracher à ce travail et à tant d’autres espérances.
Si j’avais à comparer le travail de M. Comte à celui d’Ampère, je n’hésiterais pas à dire que le premier me semble de beaucoup préférable. L’œuvre d’Ampère manque essentiellement de simplicité : tout a été sacrifié à la recherche d’une symétrie parfaite, et sous ce rapport la classification de l’illustre physicien est, je l’avoue, un véritable tour de force ; mais cet avantage a été acheté trop cher pour qu’on y soit fort sensible, et l’œuvre entière, pleine d’esprit, manque de grandeur. La classification de M. Comte a d’autres défauts, mais du moins elle repose sur une donnée naturelle et solide ; en général, toutes les fois que M. Comte se renferme dans la sphère des sciences positives, il y excelle. Malheureusement il a une autre ambition ; il aspire hautement à une philosophie. Ce qui fait à ses yeux toute l’importance de son travail, c’est qu’il se rattache à un principe philosophique, et quel est ce principe ? En deux mots, c’est l’homogénéité absolue des sciences, obtenue par l’exclusion de la psychologie et de la métaphysique. Cette double prétention, qui répond à tant de vieux préjugés encore debout, à tant de prétentions vivaces autant que mal fondées, demande à être discutée d’une manière approfondie.
La philosophie positive se pique d’une haute exactitude. Sévère pour toute hypothèse, elle prétend ne reconnaître d’autre autorité que celle de l’observation. Or, elle commence par une hypothèse énorme et par un démenti formel donné à l’expérience. Elle soutient en effet que tous les phénomènes de l’univers sont essentiellement homogènes, c’est-à-dire qu’à travers mille différences réelles, ils sont tous également observables par les sens.
Voilà une classe entière et immense de faits rejetés ou altérés dès le début : savoir, les faits psychologiques. De quel droit, je le demande ? Soutient-on qu’il n’y a de faits possibles que ceux qui tombent sous les sens ? Qu’on le prouve. Serait-ce qu’au fond on est convaincu qu’il n’y a que des substances matérielles ? Mais c’est là un système de métaphysique, le plus grossier de tous, j’en conviens aisément, mais enfin c’est un système, et l’on a cependant la prétention d’être parfaitement désintéressé en fait de systèmes, de ne croire qu’aux faits. Ce désintéressement, on l’abandonne ; cette religion des faits, on la viole. On se débarrasse d’une classe de phénomènes qui paraît gênante, et on s’en débarrasse au nom d’un système.
Je sais ce que répondra la philosophie positive ; elle nous mettra au défi de prouver l’existence des faits psychologiques, elle s’armera contre nous de toutes les objections, de toutes les antipathies dont la psychologie et la méthode psychologique sont aujourd’hui l’objet.
En vérité, la psychologie a eu du malheur depuis ces quarante dernières années : elle a réuni contre elle les adversaires les plus divers. Que Gall, Broussais, et à leur suite ce nombreux troupeau de matérialistes intraitables qui se recrute au sein des sciences physiologiques et médicales, aient attaqué la psychologie, rien de plus simple ; mais qu’on ait vu les philosophes catholiques, un Bonald, un La Mennais, et leurs récens imitateurs, descendre dans la même arène et prodiguer les mêmes outrages à une science qui est l’unique base et le plus ferme rempart du spiritualisme, c’est un des plus étonnans scandales qu’aient donnés à notre temps les défenseurs de l’église. Triste effet de l’esprit de parti ! il associe les doctrines les plus contraires ; ici, par exemple, il donne pour auxiliaires à la philosophie catholique ces diverses écoles nées du saint-simonisme qui se rallient autour des noms de Fourier, de M. Pierre Leroux, de M. Buchez.
Que d’adversaires contre la psychologie ! Mais je m’aperçois que j’en oublie, et non pas des moins acharnés, je veux parler des philosophes allemands. Chose curieuse, ceux-ci nous accusent, non pas comme font MM. Comte et Littré, de nous égarer dans l’abstraction, mais d’être trop timides, trop servilement attachés à l’expérience, trop positifs en un mot, et ils soutiennent qu’avec notre psychologie modeste et circonspecte, nous n’atteindrons jamais l’absolu. Nous avons déjà eu affaire à ces adversaires. Laissons-les pour le moment. Aussi bien ce sera toujours en France un titre d’honneur et une condition de force pour une école de philosophie que de s’appuyer sur des faits ; notre bon sens héréditaire nous arme d’avance contre le prestige de ces méthodes logiquement extravagantes, intrépidement chimériques, que des esprits impétueux essaient en vain d’acclimater dans notre pays. Revenons donc à de plus dangereux contradicteurs, et voyons ce que disent en France toutes ces écoles conjurées contre la psychologie.
La psychologie, à les entendre, est une science illusoire. Elle prétend au titre de science d’observation ; mais qu’observe-t-elle ? Est-ce l’homme, l’espèce humaine ? Non ; c’est le moi. Et qu’est-ce que le moi ? Un être isolé, sans lien avec la nature, qui se replie sur lui-même et se contemple solitairement. Ce moi sans organes est une pure abstraction. Il s’observe, dites-vous ; mais qu’a-t-il à observer ? Il ne fait rien, il ne produit rien. S’il agissait, il ne pourrait s’observer. Séparé du corps, de la société, de la vie réelle, renfermé en soi, sans passion, sans idées, sans but pratique, il est condamné à l’inertie. Vous le placez sur une pointe aiguë au sein du vide ; qu’y peut-il faire ? Ou rêver, ou dormir ; ou faire des systèmes, ou s’abîmer dans les muettes langueurs de l’extase.
Pour observer la vie, il faut vivre ; pour vivre, il faut agir ; pour agir, il faut un corps, une terre, une société. Votre moi qui vit sans agir, qui observe la vie et qui l’a perdue, est une contradiction. On voit trop bien que tout ceci n’est pas sérieux, que cette psychologie, tant célébrée comme science d’observation, n’est qu’un effort désespéré pour substituer à une métaphysique décriée de nouveaux systèmes parés d’un faux semblant d’exactitude, un ingénieux moyen de dérober aux sciences physiques leur prestige, et de spéculer à son aise sous la protection d’expériences imaginaires.
Voilà des objections qui paraissent sérieuses et puissantes ; j’en conviens, et j’irai plus loin : je les trouve sans réplique, à une seule condition, c’est qu’elles s’adressent, non à un être d’imagination, à un monstre qu’on arrange tout exprès et qu’on appelle psychologie, mais à la psychologie réelle, telle qu’une école considérable s’honore depuis quarante ans de la pratiquer. Évidemment il y a ici un malentendu. La psychologie que nos adversaires attaquent, nous la repoussons comme eux ; la psychologie que nous pratiquons, nos adversaires ne paraissent pas la connaître. Qui démêlera cet embrouillement ?
En voici, je crois, le moyen, et je commencerai par un aveu sincère qui, faisant d’avance aux adversaires de la psychologie leur juste part, aura peut-être quelques chances de les désarmer, et en tout cas éclaircira et précisera le débat.
Il le faut avouer, les psychologues se sont laissé quelquefois entraîner à une double illusion : ils ont cru et ils ont dit que la psychologie était une science nouvelle : ils ont cru et ils ont dit que les faits de conscience étaient absolument séparés et indépendans des faits organiques. Pour comprendre ces deux erreurs de quelques psychologues, il faut remonter assez haut dans l’histoire ; il faut se rendre compte de la situation de l’école écossaise au XVIIIe siècle, car c’est de l’Écosse que ces deux erreurs nous sont arrivées.
Ce qui a suscité l’école écossaise, c’est le scepticisme de Hume. À ce pénétrant et ferme génie, à ce puissant douteur, il ne suffisait pas d’opposer l’autorité du sens commun ; il fallait une méthode, une méthode régulière, précise, rigoureuse, inaccessible aux atteintes du scepticisme. Or, au XVIIIe siècle, et sur la terre qui avait porté Bacon et Newton, quelle méthode était plus naturellement indiquée que celle à qui depuis un siècle et demi les sciences physiques et naturelles devaient leur prodigieux essor et leurs imposantes découvertes, je veux dire la méthode d’observation et d’induction. Les Écossais conçurent l’idée de transporter cette méthode avec toute son exactitude et toute sa rigueur dans le domaine des sciences morales, convaincus que ces regulæ philosophandi, qui avaient conduit la pensée de Newton à la découverte de la loi universelle de la matière, n’auraient pas une moindre vertu pour atteindre les lois les plus cachées de l’esprit. Les faits moraux, les faits de conscience ont beau être différens des faits physiques, ce sont des faits, et partant l’observation peut les atteindre, l’expérience s’y appliquer, l’induction en tirer les plus infaillibles conséquences. Épris de cette grande idée, les Écossais la crurent nouvelle. Ils pensèrent de la meilleure foi du monde que tout était à recommencer en philosophie, et qu’une nouvelle ère allait s’ouvrir pour elle, qui serait marquée par les plus étonnantes découvertes. Ce fut un premier tort, une première source d’illusions. Les Écossais firent une autre faute, celle d’exagérer la séparation des deux classes de faits qu’ils avaient justement distingués, et aussi l’identité des méthodes qui conviennent à chacune d’elles.
Lorsqu’en 1813, du haut de cette chaire encore peu entourée, mais auprès de laquelle grandissait dans l’ombre toute une école philosophique, M. Royer Collard vint attaquer en face le condillacisme, déjà ébranlé, et qui cherchait à se sauver en se tempérant par l’ingénieuse théorie de Laromiguière, il pensa avec raison que rien ne pouvait être opposé avec plus d’avantage au sensualisme que cette forte et simple méthode écossaise, qui fonde sur l’observation la plus exacte le spiritualisme le plus pur. Comme Reid, M. Royer Collard crut que cette méthode était absolument nouvelle, qu’elle faisait table rase en philosophie, et allait produire les résultats les plus inattendus ; comme Reid, il enseigna que les faits psychologiques, soumis à la même méthode que les faits physiques, composent un monde entièrement séparé et indépendant. Telles furent les idées que M. Royer Collard emprunta à Reid et à Dugald-Stewart, et qui trouvèrent un interprète d’une lucidité merveilleuse et d’une grace persuasive dans M. Jouffroy. Un morceau, éminent par le style, la préface aux Esquisses de D. Stewart, fut pour la méthode psychologique, une sorte de manifeste qui en rendit populaires et le nom et les principes. Par malheur, nulle part on n’a plus exagéré les idées écossaises, je veux dire la séparation de la psychologie et de la physiologie, l’identité des méthodes dans la différence des faits, et surtout cette fausse idée que toute la philosophie est à refaire ; M. Jouffroy allait jusqu’à dire que la question de la spiritualité de l’ame était prématurée, scrupule excessif, dont des adversaires sans loyauté et sans pudeur ont cruellement abusé dans ces derniers temps, mais qui marque fortement le dernier terme où peut conduire l’exagération de la psychologie écossaise.
Convenons-en loyalement : si l’école écossaise a l’honneur d’avoir proclamé avec force la méthode psychologique, si elle en a fait un utile emploi contre le sensualisme de Locke et le scepticisme de Hume, elle s’est souvent trompée sur la nature et la portée de cette méthode. Elle a mal connu la vraie différence qui sépare les faits de conscience et les faits physiologiques, et, par une suite naturelle, elle a exagéré tout ensemble l’identité des méthodes et la séparation des faits. Enfin elle s’est trompée sur le passé et sur l’avenir de la méthode psychologique ; elle a crû faussement que le passé l’avait ignorée ; elle a conçu pour l’avenir des espérances exagérées.
Pendant que M. Royer Collard introduisait en France l’esprit écossais avec ses grandes parties et aussi avec ses erreurs et ses illusions, un philosophe français, qui n’a rien dû à aucune influence étrangère, génie peu étendu peut-être, mais d’une force et d’une sagacité admirables, Maine de Biran, retrouvait à la fois dans la tradition cartésienne et dans une réflexion profonde la vraie racine de la psychologie, et établissait sur des bases désormais immuables la distinction et l’union des sciences physiques et des sciences morales.
Sans être un érudit, Maine de Biran savait bien qu’il n’avait pas inventé la psychologie. Il se plaisait à protéger ses idées les plus originales de l’autorité de Leibnitz, et, remontant de Leibnitz à Descartes, il signalait dans le cogito, ergo sum, la source de la psychologie moderne. Nul doute que, si ses recherches historiques eussent été plus étendues, il n’eût aimé à ressaisir dans les Dialogues de Platon et jusque dans les Entretiens de Socrate les nobles origines de cette méthode que les grands philosophes de l’antiquité savaient aussi manier avec une finesse et une sagacité supérieures.
Maine de Biran considérait-il les faits de conscience comme absolument séparés et indépendans des phénomènes vitaux ? On eût fait sourire, en lui adressant cette question, l’auteur des Considérations nouvelles sur les rapports du physique et du moral. Qu’on songe qu’il avait passé sa vie à approfondir un seul fait de la science de l’homme, le fait de l’effort musculaire, et ce fait est justement le nœud où la vie psychologique et la vie organique, ailleurs divisées, viennent se toucher et s’unir. Pénétrer le mystère de cette union par une étude assidue et combinée des faits de conscience et de leurs conditions organiques, et de ce point lumineux faire rayonner la clarté dans toute l’économie de la double existence qui constitue l’homme, telle a été l’entreprise scientifique de Maine de Biran, tel est son titre durable aux yeux de l’histoire.
Élève de Maine de Biran, M. Cousin, qui s’est toujours appliqué, avec un zèle aussi honorable pour son caractère que pour son esprit, à mettre en lumière le nom, les écrits et les idées de son maître, se serait-il séparé de lui sur ce point capital ? En aucune façon. Sauf quelques passages de ses premiers écrits qui portent la trace de l’influence écossaise, M. Cousin, dans toute la suite de sa carrière, a constamment été fidèle à cette doctrine, que la méthode psychologique distingue le physique et le moral de l’homme sans les séparer, et qu’à ce titre elle est aussi ancienne que le spiritualisme et la philosophie. Enfin M. Jouffroy lui-même, que nous avons vu tout à l’heure, dans les premiers essais de sa jeunesse, se fourvoyer à la suite de Dugald-Stewart, revint, par le mouvement original de sa pensée et le progrès solitaire de ses méditations, à la pure doctrine de Maine de Biran. Il nous a laissé un durable témoignage de cette heureuse transformation dans le mémoire sur la Distinction de la psychologie et de la physiologie, écrit pour répondre à M. Broussais, et qui faisait bondir sur son siège de l’Académie des sciences morales ce vieil athlète du matérialisme médical. J’ose dire que Maine de Biran se serait reconnu dans le mémoire de Jouffroy, et qu’il eût envié à son habile disciple ce chef-d’œuvre de rigueur, de précision et de clarté.
Ce point délicat d’histoire une fois éclairci, j’aborde avec confiance les objections élevées contre la psychologie, et, si je ne me trompe, il devient aisé de les dissiper. On suppose en effet qu’il s’agit en psychologie d’une méthode nouvelle, extraordinaire, inouie, laquelle consiste à cesser d’agir pour se replier sur soi-même et se contempler abstraitement dans le parfait oubli de la société et de la nature, et cela pour atteindre une sorte de fantôme ou d’entité abstraite, un moi, un esprit pur, un je ne sais quoi doué d’une entière indépendance, d’une liberté absolue, et chargé encore d’une foule d’attributs merveilleux. J’avoue qu’un tel moi est un fantôme, qu’un tel isolement est stérile et dangereux, qu’un tel spiritualisme est insensé, qu’une telle méthode enfin n’a aucune racine dans l’histoire, dans le sens commun, dans la nature des choses. J’abandonne les exagérations de la psychologie à ses adversaires ; mais je m’attache à son principe, et je le défends au nom de la saine philosophie, au nom de l’histoire entière de la pensée humaine.
La question entre nous et les matérialistes n’est plus de savoir si l’homme peut sentir, penser, vouloir sans organes, mais si c’est la même chose d’avoir conscience d’une pensée, d’un désir, d’une sensation, ou de reconnaître le lobe cérébral, le tissu nerveux ou musculaire qui sont ou peuvent être la condition organique de la sensation que j’éprouve, de la pensée que je forme, de l’acte volontaire que je désire exécuter. Poser cette question, c’est la résoudre. Il ne s’agit point ici d’un système, mais d’un fait.
J’ose dire qu’il n’y a qu’une dose peu commune d’entêtement systématique qui puisse fermer les yeux à un homme de bonne foi sur cette différence ; mais, pour ne pas répéter ici des argumens bien connus, je me bornerai à adresser aux adversaires de la psychologie une question décisive. La notion de cause ou de force est-elle une donnée propre et immédiate de la physique ou de la physiologie ? MM. Comte et Littré répondent que non, et ils ont mille fois raison. Ils partent de là pour interdire au physicien et au physiologiste la recherche des causes, et en général ils font hautement profession de croire que cette recherche est interdite à l’esprit humain ; c’est être logiciens, mais pas encore assez, car, si MM. Comte et Littré ont raison, non-seulement la physique, la physiologie et toutes les sciences de la nature doivent renoncer à saisir aucune cause, non-seulement l’esprit humain doit s’interdire toute spéculation de ce genre, mais l’idée même de cause n’existe pas. D’où viendrait-elle en effet, si les sens ne la donnent pas, si la science de la nature ne peut en rendre compte, et si d’un autre côté il n’y a rien au-delà de la science de la nature et au-delà des sens ? Je crois l’objection invincible. Hume l’avait compris ; voyant bien que les sens ne peuvent expliquer cette notion, il prit le parti audacieux de la nier. MM. Comte et Littré sont plus respectueux pour le sens commun ; mais, en vérité, je les trouve, dans cette rencontre, ou trop peu pénétrans, ou trop timides, eux d’ordinaire si intrépides en fait de négations. Quoi qu’il en soit, l’idée de cause existe dans les langues, dans le sens commun, dans l’esprit humain. Il la faut expliquer. C’est ici qu’apparaissent au grand jour la légitimité et la puissance de la méthode psychologique. Dans toute pensée, dans tout acte interne, elle constate l’existence d’un sujet fixe, permanent, qui s’aperçoit lui-même comme une force, comme une cause, non pas une cause abstraite, mais une cause active, vivante, féconde, en relation avec un système d’organes qui tantôt lui obéissent et tantôt lui sont rebelles, qui réagissent sur elle après avoir éprouvé son action, et la mettent en communication avec la nature, la société, la vie universelle. Ce sentiment de la force une et identique, du moi, c’est ce qui constitue essentiellement un phénomène psychologique.
Encore un coup, ce moi n’est pas isolé, car non-seulement dans les impressions qui lui viennent du dehors ou dans les actes extérieurs qu’il contribue à accomplir, mais même dans la réflexion la plus abstraite, dans le plus énergique effort pour s’isoler du monde physique, il y a toujours en nous un sentiment confus, une image indistincte des choses extérieures : c’est là un fait d’observation que tous les grands psychologues, Aristote et Kant en première ligne, ont depuis long-temps reconnu ; mais si, comme on dit en langue technique, le moi n’est jamais sans le non-moi, cela n’empêche pas qu’il ne s’en distingue, qu’il ne sache faire la différence entre ce qui vient proprement de lui et qui est sien, et ce qui, venant du dehors, lui révèle des causes étrangères.
Voilà la distinction très simple qui sépare sans les isoler le monde physique et le monde moral, et donne au spiritualisme un légitime et indestructible fondement. Les Écossais, je l’avoue, et particulièrement Dugald-Stewart, n’ont pas toujours bien démêlé la nature de cette distinction. Ils ont cru que la psychologie, comme la physique, n’avait pour objet que des faits, ne voyant pas qu’elle saisit en même temps une cause, savoir le principe même qui a conscience, le moi. Connaissant mal la nature propre des faits psychologiques, les isolant du moi et les considérant ainsi d’une manière abstraite, ils les ont trop séparés des autres faits perçus par l’intelligence humaine. Mais qu’importe cette erreur passagère ? Toute méthode, si légitime qu’elle soit, n’est-elle pas exposée à être faussée dans l’application ? Les mathématiciens, dont la méthode passe à juste raison pour infaillible, ne se sont-ils jamais trompés sur sa nature et sur les conditions de son légitime usage ?
La psychologie n’est pas née d’hier. Avant que les Écossais en eussent proclamé l’excellence, elle était dans le monde ; elle s’y était établie par des travaux durables, par des services immortels. Parce que le nom de cette science est assez nouveau, on s’est cru autorisé à la traiter avec dédain ; mais, en vérité, quand on entend certains physiologistes parler d’un ton si tranchant et si altier d’une science aussi vieille que l’esprit humain, on ne peut assez admirer tant de confiance : ne dirait-on pas que la physiologie est une science très avancée, tandis que celle de l’homme moral est encore au berceau ? Qu’on y prenne garde cependant, la comparaison est tout à l’avantage de la psychologie. En affirmant que parmi les fonctions organiques il n’en est pas une seule qui soit véritablement connue, je suis sûr de n’être démenti par aucun physiologiste impartial. La vie organique, en effet, a deux grands objets, se conserver et se reproduire. Or, l’assimilation et la génération sont encore en physiologie deux mystères qu’on n’a pas pénétrés.
Je ne crains pas d’affirmer que le moral, dans l’homme, a été infiniment plus exploré que le physique. Adam Smith connaissait beaucoup mieux les lois de la sympathie qu’aucun naturaliste les sièges et les conditions organiques de ce curieux phénomène. On sait comment on pense plus qu’on ne sait comment on digère, et il n’y a pas une seule fonction importante de l’organisation qui soit à beaucoup près aussi parfaitement connue que la fonction psychologique du raisonnement. Les savans se vantent de ce que l’astronomie est une science accomplie ; mais, deux mille ans avant Laplace, Aristote avait déterminé la marche de certaines opérations intellectuelles avec autant de précision et d’exactitude que l’auteur de la Mécanique céleste en a pu mettre à fixer les courbes décrites par les astres dans l’immensité.
Que la psychologie soit une science beaucoup plus avancée que la physiologie, c’est ce qui s’explique par une raison aussi simple que profonde ; le principe de la vie animale nous est inconnu, et la physiologie est réduite sur ce point à des conjectures. Il en est tout autrement de la psychologie, qui saisit immédiatement le principe des phénomènes qu’elle observe, et embrasse de la sorte les effets de la vie et la vie elle-même dans sa source. Où en serions-nous si nous étions obligés d’attendre, pour connaître notre nature morale, les lois de notre pensée, les origines de nos passions, le principe de nos actes, la règle de notre conduite, que les naturalistes se fussent mis d’accord sur le nombre infini de questions qui les divisent et qui peut-être ne seront jamais résolues ? Grace à Dieu, il n’en est pas ainsi. Platon confondait ensemble le canal de la digestion et celui de la respiration, l’œsophage et la trachée-artère ; cela empêche-t-il qu’il n’ait été un très profond psychologue, un éminent moraliste ? Le Philèbe, le Banquet, la République, sont pleins d’observations fines et profondes, qui n’attendent pas pour être confirmées que les physiologistes se soient entendus sur la matière grise et la matière blanche dans le cerveau. Aristote n’était pas très versé dans la physiologie de l’homme ; il l’était si peu qu’il ne connaissait pas l’existence des nerfs. Est-ce à dire que le traité De l’Ame ne soit pas un chef-d’œuvre de psychologie, l’Éthique à Nicomaque et l’Éthique à Eudème des études admirables sur les passions du cœur humain, l’Organon le code impérissable de la logique ?
Sans parler de toute la psychologie si ingénieuse, si élevée, des pères de l’église et des docteurs mystiques du christianisme, d’un saint Augustin, d’un Bonaventure, d’un Gerson, pourrait-on citer dans aucune science des monumens plus durables que la Recherche de la vérité, les Nouveaux essais sur l’Entendement humain, la Critique de la Raison pure, sans parler du Discours de la Méthode et des Méditations, ces livres saints de la philosophie où sont écrits, sous la dictée de la conscience réfléchie, les droits de l’esprit humain et les premiers principes de toutes les sciences ? On dira que tout n’est pas solide dans ces monumens, et qu’ils sont loin d’être bâtis sur le même plan et avec les mêmes matériaux. J’en conviens ; mais qu’on cite, sauf peut-être en géométrie pure, un seul grand ouvrage que le temps et la contradiction des hommes n’aient point effleuré. On n’en nommera pas un seul. Les Harmonica mundi de Keppler sont pleins de conjectures que la science a démenties ; la Dioptrique de Descartes et l’Optique même de Newton sont restées bien en-deçà des progrès de la physique. La chimie de Lavoisier est-elle identique à celle de Berzélius ? Le livre De la Vie et de la Mort fait époque en physiologie ; Bichat l’écrivait il y a trente ans à peine : est-il aujourd’hui debout ?
En rappelant les grands monumens de la science psychologique depuis Socrate jusqu’à Descartes et depuis Descartes jusqu’à Kant, je n’ai parlé que des ouvrages réguliers ; mais que de délicate et profonde psychologie répandue dans tous ces chefs-d’œuvre littéraires dont on eût fort embarrassé les immortels auteurs en leur adressant sur les circonvolutions du cerveau des questions que le plus sot écolier résout couramment après quelques mois d’études ! Quelle incomparable analyse du cœur humain que les Confessions de saint Augustin ! Je ne sais si Gerson était un grand anatomiste, mais j’en apprends plus sur la nature humaine en relisant l’Imitation de Jésus-Christ qu’en consultant les plus beaux traités de physiologie. Saint François de Sales, Montaigne, Jean-Jacques Rousseau, ne sont-ils pas aussi à leur manière d’éminens psychologues ? C’est que la psychologie n’est pas une étude à l’usage de quelques méditatifs ; c’est la conscience de la vie. Quiconque vit, non de cette vie grossière des sens qui se termine aux objets matériels ou de cette vie superficielle qui se dépense au jour la journée, qui se répand tout entière au dehors et s’épanche sans cesse comme une eau toujours fuyante en un vase sans fond, mais d’une vie puissante et pleine, qui se fortifie, s’étend et s’accroît sans cesse par le progrès des idées et des sentimens, les leçons de l’expérience, les épanchemens sympathiques de l’amour et de l’amitié, quiconque vit de la sorte, qu’il médite en solitaire comme Malebranche ou à la cour comme La Bruyère et La Rochefoucauld, qu’il fasse de la psychologie en action comme Shakespeare et Molière, ou qu’il la mette en formules comme Kant, qu’il compose la Critique de la Raison pure ou le Faust, poète ou métaphysicien, prêtre ou laïque, philosophe de fait ou d’intention, il travaille au progrès de la science psychologique ; il trace un chapitre, une page ou au moins quelques lignes de ce livre immortel que l’homme écrit sur l’homme, et qui a commencé le jour où un être humain a souffert, c’est-à-dire le jour où il a réfléchi.
À cette grande psychologie qui n’est pas seulement l’œuvre des philosophes, mais pour ainsi dire celle du genre humain, sait-on ce que l’école positive nous propose de substituer ? Je suis honteux de le dire, et ceux qui connaissent MM. Comte et Littré pour des esprits exacts ne le devineraient jamais : c’est la science la plus conjecturale, la plus nouvelle, la moins positive, mais pourquoi parler de science ? non ; c’est ce quelque chose d’équivoque et de mal venu qu’on appelle la phrénologie. Ainsi tous les philosophes, depuis Platon jusqu’à Reid, en croyant observer l’esprit humain, n’ont saisi qu’une chimère ! L’homme à qui il a été donné de commencer la science de l’homme, c’est le docteur Gall ! Les vingt-sept facultés reconnues par ce grand philosophe et rapidement portées à trente-cinq par cet autre profond penseur, le docteur Spurzheim, avec les vingt-sept ou trente-cinq circonvolutions cérébrales correspondantes que le docteur Vimont n’a pas manqué de retrouver sur le crâne d’une oie, voilà pour la philosophie positive le beau idéal de la science de l’homme[4] ! On reconnaît, il est vrai, que ces premiers travaux de physiologie cérébrale sont très imparfaits. On n’admet pas la théosophie, ce qui est caractéristique ; on veut bien nous faire grace de l’amativité, de l’habitativité, de la destructivité, de la constructivité, de la secrétivité : j’en remercie la philosophie positive au nom de la langue française ; mais, sans vouloir triompher à l’excès de ces ridicules ébauches, j’ai le droit de dire qu’il y a quelque chose de significatif dans cette réhabilitation de la phrénologie par la philosophie positive, et qu’une école obligée de prendre sous sa protection des tentatives aussi monstrueuses met en garde tous les bons esprits et prononce elle-même sa condamnation.
Si la philosophie positive n’avait d’autre défaut que d’altérer ou de supprimer une classe considérable de faits, on pourrait bien l’accuser d’être incomplète, on ne pourrait pas la déclarer radicalement fausse. Il faudrait élargir la base de l’édifice, non le renverser de fond en comble. Mais la philosophie positive vise plus haut que le spiritualisme ; la négation des faits de conscience n’est qu’un moyen pour elle d’atteindre les idées absolues, et la ruine de la psychologie est un prélude à la destruction de la métaphysique.
Les idées absolues, la métaphysique, voilà les ennemis mortels de la philosophie positive. Le caractère propre de la double tyrannie qu’a dû subir la pensée humaine avant d’atteindre l’ère de son affranchissement, c’était de s’appuyer sur des idées absolues. Au contraire, le trait distinctif du nouveau régime, du régime positif, c’est la substitution des sciences à la métaphysique, des idées relatives aux idées absolues.
Il y a ici deux questions distinctes, bien que très étroitement enchaînées : celle des idées absolues et celle de la métaphysique proprement dite. Il est clair que, s’il n’existe pas d’idées absolues dans l’esprit humain, toute métaphysique est impossible ; mais on peut admettre certaines idées absolues et ne pas se croire obligé pour cela de reconnaître la métaphysique comme science. C’est ainsi que Kant, le plus grand adversaire que la métaphysique ait jamais rencontré, crut échapper au scepticisme et donner aux sciences mathématiques, à celles de la nature, à la morale même et à l’esthétique, un assez ferme fondement, en reconnaissant un certain nombre de notions absolues, d’idées a priori, nécessaires pour diriger l’homme dans ses opérations intellectuelles et dans l’accomplissement de sa destinée.
MM. Comte et Littré ne paraissent pas avoir la moindre peur du scepticisme. Comme Kant, ils rejettent la métaphysique ; mais ils ne conservent point, comme lui, certaines idées absolues, et ils semblent convaincus qu’elles ne sont nullement nécessaires pour organiser les sciences et le travail entier de l’esprit humain. J’admire assurément cette hardiesse ; pourtant il est difficile à quiconque a un peu étudié l’histoire de la pensée de ne pas trouver un peu de naïveté dans une si grande audace. On n’ose pas soupçonner un homme aussi savant que M. Comte, et qui se flatte, ou peu s’en faut, d’avoir découvert la science de l’histoire, d’être resté étranger à l’histoire de la philosophie ; mais il sera permis de dire que l’entreprise de se passer entièrement d’idées absolues dans l’organisation des sciences physiques et morales est plus digne d’une époque primitive que d’un siècle éclairé par une grande expérience. L’éclectisme, tant dédaigné par la philosophie positive, a au moins cet avantage, de prémunir, par la connaissance impartiale du passé, contre beaucoup d’illusions. Je me permettrai de rappeler à MM. Comte et Littré trois grandes expériences auxquelles a été soumise l’entreprise qu’ils veulent accomplir. Citer des faits à des philosophes positifs, c’est employer le genre d’argumentation le mieux fait pour leur plaire et pour les persuader.
Il y a deux mille quatre cents ans environ, un précurseur de la philosophie positive, Héraclite, soutenait qu’il n’y a point d’idées absolues, que tout est relatif. « Un homme, disait-il avec une énergie familière et expressive, ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. » S’il en est ainsi, l’objet de la science, ce n’est point l’être en soi, c’est le phénomène. Où ce principe conduisit-il Héraclite ? À ne voir dans l’univers qu’une sorte de phénomène universel produit par un agent unique et régi par une seule loi. Que disent MM. Comte et Littré de cette conséquence ? Nous verrons peut-être tout à l’heure qu’Héraclite a livré leur secret ; mais, quoi qu’il en soit, pense-t-on que le développement de l’héraclitéisme se soit arrêté là ? Non. La logique souveraine de l’histoire, qui impose le doute absolu au sensualisme comme sa conséquence inévitable, après Héraclite suscita Protagoras, qui vint dire que s’il n’y a que des phénomènes relatifs et rien de fixe et d’absolu, si la sensation est la mesure de toutes choses, il s’ensuit alors que tout est à la fois vrai et faux, juste et injuste, beau et laid, suivant l’impression de chacun et la diversité des points de vue.
Cette conséquence ne paraît-elle pas rigoureuse à MM. Comte et Littré ? je pourrais les prier de relire le Théétète ; mais j’ai à leur proposer une plus grande autorité que celle de Platon ; c’est encore l’histoire, qui, quatre siècles après Héraclite ramène sur une plus grande échelle la même expérience. Les stoïciens, par une contradiction qu’on ne saurait trop hautement signaler, avaient mêlé à une morale sublime une idéologie sensualiste. Qu’arrive-t-il ? Ils aboutissent d’abord à un matérialisme tout-à-fait analogue à celui d’Héraclite, et bientôt la dialectique d’Ænésidème leur impose le scepticisme absolu. Franchissez dix-huit siècles, d’Athènes et d’Alexandrie transportez-vous dans la patrie de Locke, et vous assisterez au même spectacle. Les noms seuls sont changés. Cette fois, Ænésidème s’appelle Hume. La même idée sert de base à la dialectique des deux pyrrhoniens ; c’est l’idée de force ou cause, fondement de la métaphysique. S’il n’y a rien d’absolu dans l’idée de cause et en général dans les idées, comment atteindre l’absolu dans les choses ? et si tout est relatif, il n’y a que des vraisemblances et des conjectures dans la science de l’univers comme dans celle de l’homme.
Cette triple expérience paraît-elle assez décisive à MM. Comte et Littré ? Espèrent-ils être plus heureux qu’Héraclite et Chrysippe, Locke et Condillac ? Qu’ils veuillent bien alors nous confier le secret qu’ils possèdent pour construire les sciences mathématiques et physiques sans aucune de ces idées qu’ils appellent absolues, comme les idées de cause, d’unité, d’esprit, de temps, d’identité ? Quoi ! ils veulent construire la mécanique rationnelle sans les notions de force et de temps, l’arithmétique et l’algèbre sans l’idée de l’unité, la géométrie sans l’idée de l’espace et sans les axiomes ? Quoi ! il n’y a pas d’idées absolues, et tout en mathématiques est absolu ! Il n’y a que des faits relatifs, et tout en géométrie est nécessaire ! Singulière philosophie qui prétend organiser les sciences positives et méconnaît les plus simples conditions de leur existence ! Singuliers philosophes qui font la guerre aux systèmes et ont eux-mêmes un système dont ils sont si aveuglés, qu’ils en perdent jusqu’au sentiment des faits ! Croirait-on que M. Comte pousse l’horreur des idées absolues jusqu’à vouloir qu’il n’y ait en géométrie que de simples phénomènes ? Il nous parle de phénomènes géométriques, comme on dit des phénomènes physiques ; il ne nous manque plus que des phénomènes algébriques.
Après avoir fait une si rude guerre aux idées absolues, la philosophie positive se décide à faire grace à une de ces idées, l’idée de loi. On le conçoit : rejeter l’idée de loi, pour elle, c’était périr ; car la philosophie positive a deux prétentions, celle d’avoir découvert la loi fondamentale de l’humanité, et celle de réduire toute science à la recherche de certaines lois. Il n’y avait donc pas moyen de supprimer l’idée de loi ; mais autant il y avait nécessité à ne pas la nier, autant il y avait inconséquence à l’introduire, car enfin c’est bien là une idée absolue, ou aucune autre ne mérite ce nom. Qui dit loi dit quelque chose d’invariable, d’universel, de nécessaire. J’en appelle à Montesquieu. « Les lois, dit-il, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » MM. Comte et Littré acceptent expressément cette belle définition. C’est à merveille ; mais elle est mortelle pour leur doctrine ; car les sens et l’expérience sont évidemment incapables de conduire à rien d’universel, d’invariable, de nécessaire. MM. Comte et Littré disent avec raison que le vrai caractère d’une science, c’est de prévoir, et cette juste remarque montre bien qu’il y a un sens profond dans l’idée que les peuples enfans se forment des intelligences supérieures en leur accordant le don de prophétie ; mais, pour être bon prophète, il faut prédire à coup sûr, et comment l’expérience, qui ne s’applique qu’au présent et au passé, pourrait-elle, livrée à elle-même, anticiper l’avenir ?
Il faut donc s’élever ici à une conception qui dépasse l’horizon de la physique, à l’idée d’un ordre universel, d’un plan général du monde, d’une fin commune à laquelle tendent les êtres, et qui explique la loi de leurs mouvemens.
Or, de toutes les idées absolues, il n’en est aucune à laquelle la philosophie positive répugne plus invinciblement qu’à celle de cause finale. Ici, MM. Comte et Littré recentrent un auxiliaire puissant et inattendu : c’est Descartes. Descartes, il est vrai, a proscrit en physique l’emploi des causes finales, et j’ajoute que par là il a rendu à la science de la nature un immortel service. D’abord, la scholastique avait étrangement abusé des causes finales, et Descartes, en les exilant, accomplissait une réaction nécessaire ; de plus, on ne saurait disconvenir que l’objet propre de la science de la nature, ce ne soit d’observer les faits et non de découvrir leurs causes ; toute idée a priori sur les principes et les fins des êtres est essentiellement subordonnée à l’expérience, qui est et qui doit rester ici juge souverain. Faut-il conclure de là pourtant que l’idée de cause finale ne soit pas dans l’esprit humain, qu’elle n’ait pas son rôle et son emploi dans la science, et non-seulement dans cette haute science qui reconnaît en Dieu une cause intentionnelle, principe premier et fin dernière de l’univers, mais aussi dans la science de la nature ? J’en appelle ici à Keppler, à Linné, à Leibnitz, à Maupertuis, à Euler. J’en appelle à Harvey, qui a découvert la circulation du sang par une application du principe des causes finales. J’en appelle à Bacon lui-même, qui a écrit, je le sais, contre les causes finales un mot ingénieux, mais qui, en retranchant à la physique la recherche des fins, la rendait expressément à la métaphysique, son vrai domaine, distinguant ainsi la sphère des deux sciences, sans en sacrifier aucune, divisant le travail de l’esprit humain sans en briser l’harmonie, sans en compromettre l’unité.
Veut-on savoir où conduit en dernière analyse la négation absolue des causes finales ? Après avoir entendu Descartes, qu’on écoute Spinoza. Du maître qui déjà s’égare, mais que sa forte et sobre nature retient encore, qu’on aille à l’audacieux et intempérant disciple. L’auteur de l’Éthique nous dira que l’idée de fin est une chimère, comme l’idée du bien et du mal, comme celle du libre arbitre, et que tous les êtres, l’homme comme les autres, se développent suivant les lois nécessaires de leur nature. Je signale cette conséquence à MM. Comte et Littré ; elle est particulièrement propre, si je ne me trompe, à les faire réfléchir. Tous deux ont le plus vif désir de sauver la morale du naufrage des idées absolues, tous deux repoussent la triste doctrine de l’intérêt, tous deux reconnaissent des principes de conduite supérieurs à l’égoïsme ; mais la logique est plus forte que les intentions les plus honorables. Si l’homme n’a pas été créé pour une fin, s’il agit suivant les lois fatales de son organisation, comme l’eau coule, comme le sang circule, c’en est fait de toute idée de bien et de mal, de toute liberté, de toute responsabilité morale.
Voilà le dernier terme où conduit la simple négation des idées absolues. Il nous reste à voir si MM. Comte et Littré ont été plus heureux contre la métaphysique.
Les préventions du XVIIIe siècle contre la métaphysique subsistent encore aujourd’hui dans beaucoup d’esprits. Il importe de les dissiper. Que les amis de l’indépendance de l’esprit humain le sachent bien : sacrifier la métaphysique, c’est sacrifier la philosophie tout entière ; c’est retrancher à la pensée libre non-seulement son plus noble droit, mais celui qui fonde et consacre tous les autres.
Parmi les faux préjugés qui empêchent la métaphysique de reprendre la haute considération dont elle jouissait au XVIIe siècle, j’en signalerai surtout deux : le premier, c’est que la métaphysique, ou, comme on l’appelle encore, l’ontologie, est, à ce qu’on croit, une science qui spécule à perte de vue sur l’être et le non-être, l’absolu et le relatif, le fini et l’infini, et prétend expliquer a priori l’origine, l’essence et le fonds de toutes choses : science abstraite, sans aucun rapport avec les réalités de la nature et de la vie ; science conjecturale, qui, n’ayant à son service ni l’expérience ni le calcul, se consume en hypothèses stériles ; science orgueilleuse, qui méprise les autres sciences parce qu’elle les ignore, et prétend expliquer à fond un univers dont la surface visible lui est inconnue
Le second préjugé que le XVIIIe siècle nous a légué contre la métaphysique, c’est qu’elle tourne dans un cercle de systèmes sans cesse renaissans : spiritualisme et matérialisme, panthéisme et dualisme, dogmatisme et scepticisme, tels sont les héros éternels de ce drame monotone, personnages fantastiques qui disparaissent de temps en temps pour reparaître avec des masques nouveaux, toujours armés les uns contre les autres, se faisant des blessures mortelles sans se tuer jamais, et jouant une pièce qui n’a pas et ne peut avoir de dénouement.
Ces préjugés sont-ils légitimes ? Et d’abord est-il vrai que la métaphysique soit une science isolée par sa nature de toutes les autres, et qui aspire à se construire hors de l’univers et de l’humanité un domaine indépendant ? Je répondrai à cette question avec une entière sincérité. Il est vrai que les métaphysiciens ont quelquefois donné le change au sens commun sur la nature de la métaphysique : il s’est rencontré à plus d’une époque des esprits téméraires qui se sont fourvoyés dans cette ontologie abstraite, si justement suspecte aux esprits sérieux ; mais je dis que cette manière d’entendre et de pratiquer la métaphysique est contraire à l’ensemble de la tradition ; je dis que les grands penseurs dont les noms marquent les pas mémorables qu’a faits l’esprit humain dans la carrière de la vérité, les Platon et les Aristote, les Descartes et les Leibnitz, ont entendu d’une manière toute différente la nature et les conditions de la philosophie première.
Je m’expliquerai plus nettement encore sur ce point. Le père de la métaphysique moderne avait donné pour base à toutes ses spéculations un fait de conscience : le cogito, ergo sum, c’est l’être qui pense prenant possession de soi-même par la réflexion, échappant au doute en affirmant sa propre réalité, sa propre individualité, et de ce ferme point d’appui prenant son vol pour s’élever non à un absolu abstrait, mais à un Dieu réel et vivant, principe premier et suprême idéal de la pensée et de la conscience.
Cette métaphysique à la fois sensée et sublime conquit sans effort tous les grands esprits du XVIIe siècle, non-seulement Malebranche et , Fénelon mais des intelligences plus sévères, un Arnauld, un Bossuet. Et cependant, au sein de la philosophie de Descartes, s’étaient glissés des germes funestes. On sait quelle main les cultiva.
Certes, il y a de grandes parties dans l’esprit de Spinoza ; mais il lui a manqué un des traits distinctifs de tous ces génies excellons dont la mémoire est chère à l’humanité, parce que leur force a été un bienfait pour elle ; il lui a manqué le sentiment des vrais besoins et des vraies limites de notre nature. La métaphysique de Spinoza n’a rien d’humain. C’est la tentative hardie d’un homme pour cesser d’être homme, pour usurper la place de Dieu et pour expliquer le monde, en quelque sorte avant qu’il existe, dans son essence éternelle et dans les lois nécessaires de son développement. Des conceptions abstraites, la substance, l’attribut et le mode, viennent se substituer aux réalités méconnues. Ce n’est plus une philosophie à l’usage des hommes, c’est une sorte de géométrie de l’existence. Le résultat de cette tentative est connu : le fatalisme universel dans la nature et dans l’humanité, et au-dessus un théisme tellement transcendant, qu’il ressemble presque à l’athéisme. Un cri s’éleva pour réprouver ces doctrines ; de là une réaction excessive qui, du métaphysicien téméraire, retomba sur la métaphysique, et contre laquelle tout le génie de Leibnitz ne put prévaloir.
Il appartenait à la philosophie allemande de glorifier Spinoza. Elle en est la légitime héritière ; Hegel, c’est toujours Spinoza, mais un Spinoza plus audacieux encore et plus chimérique. Comme le philosophe hollandais, le métaphysicien de Berlin a prétendu se placer de prime abord au sein de l’absolu, et expliquer de cette hauteur, par la seule puissance de la logique et sur le fondement d’un certain nombre de conceptions abstraites, l’économie universelle des choses. Hegel n’ignore rien. Il sait le pourquoi et le comment de tout : il a trouvé et il confie à qui veut le lire et à qui peut l’entendre la formule de Dieu. Faut-il s’étonner que le sens commun, en Europe et surtout en France, se soit élevé contre ces prétentions extravagantes ? Nullement. Pour moi, je livre sans regret au dédain des esprits exacts cette insolente ontologie de l’Allemagne contemporaine, et, si la philosophie positive se bornait à protester contre de pareils dérèglemens, je ne pourrais qu’applaudir de toutes mes forces ; mais il n’en est point ainsi. La philosophie positive se jette dans un excès plus dangereux encore ; sous prétexte qu’on a abusé de la métaphysique, elle la proscrit absolument, et, parce qu’il est impossible à l’homme de satisfaire sa curiosité sur Dieu, elle prétend retrancher Dieu à son intelligence et à son cœur.
Contre une négation aussi radicale, j’invoque à mon tour ce même sens commun qui repousse à bon droit les témérités d’une ontologie sans règle et sans frein, et je lui demande ce qu’il pense d’une philosophie qui, par prudence, prétend se passer de Dieu. Il ne s’agit plus ici d’ontologie abstraite, il ne s’agit plus de ces spéculations transcendantes qui veulent saisir et décrire les propriétés de l’absolu, comme on fait celles du triangle ou du cercle. Il s’agit de savoir s’il est interdit à l’homme de dépasser l’univers des sens, d’atteindre les causes derrière les effets, et, par-delà les causes finies, de s’élever à l’idée d’une cause parfaite, d’entrevoir et d’adorer parmi les impénétrables profondeurs de sa nature infinie ceux de ses attributs dont elle a répandu sur la face de l’univers l’éclatant témoignage, et ces perfections plus saintes encore dont nous retrouvons en notre ame quelques rayons obscurcis, la sagesse, la justice, la félicité.
Voilà le grand objet de la métaphysique, non, je l’avoue, comme on l’entend aujourd’hui en Allemagne, mais comme l’ont entendue et pratiquée tous ces fermes génies qui ont connu la vraie force et la vraie lumière, qui n’ont pas employé leur vigueur à lutter contre l’impossible, ni leur profondeur à n’être compris de personne et à se perdre eux-mêmes dans l’abîme de leurs spéculations. À entendre les défenseurs de la philosophie positive, on croirait en vérité que les métaphysiciens forment dans l’histoire une famille de rêveurs, se berçant de chimères, habitant au sein des nuages, étrangers aux sciences positives, à l’observation de la nature et du genre humain. Or, l’un de ces rêveurs est tout simplement le plus grand moraliste de l’antiquité ; l’autre en est le plus grand politique, et il est en même temps l’auteur de cette Histoire des Animaux devant laquelle s’inclinait Cuvier. Un autre est l’inventeur de l’analyse mathématique, l’instrument le plus puissant que la géométrie ait manié ; tel autre enfin a découvert le calcul infinitésimal, et, si Newton lui dispute ce beau titre, il en est un du moins que nul ne lui pourra disputer : c’est d’avoir jeté sur l’ensemble des sciences et des choses humaines le coup d’œil le plus perçant et le plus étendu qui les ait jamais embrassées. Ce sont là ces rêveurs, ces esprits creux que la philosophie positive accuse d’illusion ! Comme s’ils avaient jamais songé à séparer la métaphysique des sciences positives, comme s’ils avaient jamais prétendu à cette vague et ambitieuse ontologie de quelques esprits intempérans ! Est-ce par hasard Aristote qui a prétendu construire a priori la science de Dieu, lui, le philosophe de l’expérience, à qui la théorie platonicienne des idées était suspecte, parce qu’elle lui paraissait abandonner trop tôt le terrain solide des faits pour s’envoler dans les régions de l’intelligible ? Platon lui-même, tant accusé d’avoir trop caressé de brillantes chimères, savait aussi reconnaître les limites de l’humaine intelligence. Dans son ouvrage le plus hardi, le Timée, cette genèse du platonisme, il commence par ces paroles tant de fois citées : « Il est difficile de trouver l’auteur et le père de l’univers, et impossible, après l’avoir trouvé, de le faire connaître à tout le monde. »
Quand il s’agit seulement de remonter des idées à leur principe et de rapporter à Dieu tout ce qu’il y a de beau et de bon dans l’ordre des êtres, Platon affirme avec une juste et noble fermeté ; mais s’agit-il d’expliquer le rapport de Dieu au monde, de dévoiler les premières origines des existences, Platon est si peu tranchant, qu’il se réduit à des conjectures. Écoutons encore Timée : « Tu ne seras pas étonné, Socrate, si, après que tant d’autres ont parlé sur le même sujet, j’essaie de parler des dieux et de la formation du monde, sans pouvoir vous rendre mes pensées dans un langage parfaitement exact et sans aucune contradiction. Et si mes paroles n’ont pas plus d’invraisemblance que celles des autres, il faut s’en contenter et bien se rappeler que moi qui parle, et vous qui jugez, nous sommes tous des hommes, et qu’il n’est permis d’exiger sur un pareil sujet que des récits vraisemblables[5].
Je pourrais multiplier les citations et les preuves ; mais il est évident pour qui jette un coup d’œil impartial sur l’histoire de la métaphysique et sait discerner la grande route qu’ont suivie les maîtres de la science des sentiers particuliers où se sont égarés un petit nombre d’esprits téméraires, il est évident, dis-je, que la métaphysique n’aspire point nécessairement à habiter une région inaccessible, séparée de celle où se développent les autres sciences. Sans doute elle domine les sciences particulières, mais parce qu’elle s’appuie sur elles ; sans doute elle conduit plus haut que la nature et plus haut que l’humanité, mais c’est dans la nature et dans la conscience humaine qu’elle saisit les caractères dont elle écrit et compose la science de Dieu. Les sciences physiques et morales ne font pas une acquisition dont elle ne profite ; éclairée par leurs travaux, elle leur envoie ses lumières ; c’est un échange perpétuel qui fait à la fois la vie des sciences et la sienne. On peut appliquer à la philosophie le mot ingénieux et vrai de Bacon : elle ne commande qu’à condition d’avoir obéi. Imperare parendo, voilà sa devise.
On doit comprendre maintenant ce qu’il y a de particulier dans le mouvement de la métaphysique. Elle ne peut se développer comme la géométrie ou la mécanique, sciences homogènes fondées sur un petit nombre de notions, envisageant des rapports très simples et d’une même espèce, se formant et s’accroissant par un procédé uniforme. La métaphysique, vaste comme l’esprit humain, est comme lui merveilleusement compliquée ; aucune méthode ne doit lui être étrangère l’abstraction et l’observation, l’induction et le calcul même, l’analogie, l’analyse, tous les procédés, tous les moyens de connaître sont également de son ressort, parce qu’elle embrasse tous les faits, tous les êtres, toutes les lois, toute la vie, se proposant tour à tour la matière et l’esprit, la nature et l’homme, le fini et l’infini, s’élevant du monde à Dieu et redescendant de Dieu au monde, unissant tout, conciliant tout, aspirant du moins dans la mesure de la faiblesse humaine, et suivant le progrès des sciences, à tout concilier et à tout unir. Il suit de là que la métaphysique ne saurait avancer par un mouvement égal et continu et sur une sorte de ligne droite ; elle a, comme l’esprit humain, ses haltes, ses égaremens, ses défaillances suivies de brusques élans. Traînant pour ainsi dire après soi l’immense cortège de tous les produits de la pensée, son mouvement est la résultante variable d’une foule de forces diverses et d’un nombre infini de mouvemens.
Ceci m’amène à faire rapidement justice du second préjugé dont la philosophie positive se fait une arme contre la métaphysique : c’est, dit-on, qu’elle n’a fait aucun progrès depuis trois mille ans. On entend répéter chaque jour ce bel axiome avec une sérénité incroyable par des hommes qui font profession de croire à la puissance de la raison, à la plénitude de ses droits, à la perfectibilité du genre humain ; mais savent-ils bien ce qu’ils disent ? Ils disent en d’autres termes que l’esprit humain n’avance pas. Est-il bien possible, en effet, que la science de la nature et la science de l’homme fassent de si grands progrès, et que la science de Dieu reste immobile ? Penser cela, c’est ne rien comprendre à l’harmonie des connaissances humaines, à toute l’économie de l’histoire des idées.
Je conçois que des hommes qui parlent au nom du christianisme soutiennent que la métaphysique a été impuissante avant l’Évangile, et que depuis elle est superflue : encore trouverais-je peut-être de ce côté un certain nombre d’esprits éclairés qui m’accorderaient au moins que le platonisme n’a pas été tout-à-fait inutile pour frayer la voie à la religion du Christ, ni le péripatétisme pour organiser la théologie au moyen-âge, et que le cartésianisme a bien aussi fait quelque chose pour la grandeur de l’église au XVIIe siècle et pour l’établissement des grandes vérités qui sont le fonds commun du christianisme et de la philosophie ; mais, quand j’entends des esprits qui se déclarent affranchis de toute autorité, qui ne voient dans l’histoire de la civilisation que celle des mouvemens de la raison humaine, quand je les entends demander quels progrès a faits la métaphysique depuis trois mille ans, en vérité je pense rêver.
Je leur demanderai d’abord s’ils croient au progrès de la civilisation, et puis s’ils pensent que le mouvement des idées philosophiques et religieuses soit entièrement étranger à ce progrès. Je leur demanderai s’ils croient que les idées de l’Europe du XIXe siècle soient inférieures à ce qu’étaient les idées du peuple grec et du peuple romain du temps de Lycurgue et de Numa. Mais je veux leur poser une question plus précise encore : le christianisme, leur dirai-je, a-t-il été, oui ou non, un événement heureux pour la civilisation ? Personne n’en doute. Or, qu’a fait le christianisme ? Une chose à la fois très grande et très simple : à de certaines idées sur Dieu, sur l’ame, sur sa destinée, il a substitué d’autres idées. En d’autres termes, à une certaine métaphysique, il a substitué une autre métaphysique. Qu’importe ici la forme des idées ? C’est des idées elles-mêmes qu’il s’agit. Eh bien ! les idées du christianisme sur l’incarnation et la rédemption sont des idées métaphysiques, et ce sont ces glorieuses idées qui ont sauvé le monde au Ve siècle, et qui ont fait la société moderne.
De cette révolution qu’on appelle le christianisme, je passe à une révolution bien différente, celle qui a changé la face de l’Europe il cinquante années. S’imagine-t-on que la métaphysique n’y ait eu aucune part ? On dira sans doute que le siècle qui a vu la révolution française a été un siècle de réaction contre la métaphysique. J’en conviens tout le premier ; mais il faut bien s’entendre. Sans doute il y a beaucoup de scepticisme au XVIIIe siècle ; mais je le vois à la surface beaucoup plus qu’au fond. La métaphysique y paraît fort décriée ; en réalité, nul siècle n’a eu plus de foi dans les idées. Ce n’est pas tant à la métaphysique en soi que le XVIIIe siècle déclare la guerre qu’à une certaine métaphysique. Et à laquelle ? à celle qui lui paraissait un appui pour des pouvoirs ennemis, un obstacle au triomphe des idées nouvelles, la métaphysique spiritualiste. Il n’est donc pas si facile de se passer de métaphysique ; soit qu’on veuille organiser, soit qu’on veuille détruire, il faut s’adresser à elle. Sous une forme ou sous une autre, c’est elle qui mène le monde, et on ne saurait faire à l’esprit humain un plus gratuit et plus mortel outrage que de soutenir qu’elle est condamnée à des agitations sans fin.
La philosophie positive a hérité à la fois des préjugés du XVIIIe siècle contre certains systèmes, et de son goût secret et passionné pour d’autres systèmes fort connus. À ne croire qu’aux apparences, MM. Comte et Littré semblent parfaitement neutres entre les différens systèmes. Comment choisiraient-ils le spiritualisme de préférence au matérialisme, ou le théisme plutôt que son contraire ? Ces systèmes sont les solutions opposées de problèmes insolubles. Matière, esprit, atomes, ame, Dieu, purs fantômes de l’imagination, qui fait ou défait ses toiles d’araignées au-delà de l’enceinte de la raison. Entre Platon et Épicure, entre Descartes et Gassendi, on peut rester indécis comme entre deux compositions romanesques ou entre deux genres de musique. Voilà une indifférence bien superbe et bien dédaigneuse ; au moins faudrait-il y rester fidèles. Or, je soutiens que MM. Comte et Littré sont loin d’être indifférens entre les systèmes : non que je doute assurément de la parfaite sincérité de leurs déclarations ; mais ils ont adopté à leur insu une métaphysique, et en conscience je ne puis les féliciter de leur choix. À vouloir ranimer l’esprit du XVIIIe siècle, ils pouvaient choisir ou le noble spiritualisme de Turgot et de Rousseau, ou encore le sensualisme tempéré de Voltaire ; mais non, ils ont reculé bien au-delà : ils sont descendus jusqu’à la triste métaphysique de d’Holbach et de La Mettrie,
Des phénomènes sensibles, et au-delà le soupçon vague d’une cause unique de ces phénomènes, cause aveugle, indéterminée, produisant tout par des lois nécessaires, telle est en substance la métaphysique du Système de la Nature. C’est trait pour trait celle de la philosophie positive.
La philosophie positive n’admet d’autres faits que ceux qui tombent sous les sens ; elle reconnaît que ces faits ont des lois, mais des lois nécessaires. Elle ajoute que ces lois sont très simples, mais elle a soin d’expliquer qu’on doit bien se garder d’entendre qu’il y ait dans la nature un plan conçu avec intelligence. Non ; ces lois sont simples, parce qu’elles résultent immédiatement des propriétés de la matière. Maintenant cette matière, cause aveugle de faits nécessaires, est-elle simple ou multiple ? C’est une question sur laquelle, il est vrai, la philosophie positive ne se prononce pas nettement ; mais d’Holbach et ses amis ne se prononçaient pas davantage, et, pourvu que l’ame et Dieu fussent supprimés une bonne fois, ils étaient coulans sur tout le reste.
Il m’est pénible d’insister encore ; mais enfin il faut suivre la philosophie positive jusqu’au bout et en toucher le dernier fond. Entre l’hypothèse d’une intelligence divine et celle d’une cause aveugle et fatale ou d’une infinité de pareilles causes, MM. Comte et Littré tiennent-ils la balance égale ? Ils le devraient d’après leur système, et on le voudrait pour eux. Pourtant il n’en est rien. On ne saurait voir sans une profonde tristesse ces esprits éclairés et sincères déployer contre l’idée sainte d’une providence infinie une espèce d’acharnement. En présence des maux qui accablent l’homme et des étonnantes oppositions qui se rencontrent dans la nature, je comprends et je plains les angoisses d’une ame troublée, je m’explique les doutes qui viennent assaillir le naturaliste et le philosophe ; mais cette négation ardente et obstinée, ce dogmatisme désolant, excitent en moi un étonnement douloureux et une tristesse sans sympathie. Ces cieux, cet harmonieux univers, qui remplissaient l’ame de Keppler, de Newton et de Linné d’un religieux enthousiasme, MM. Comte et Littré les trouvent mal faits ; ils s’oublient jusqu’à dire en propres termes que ce monde ne fait paraître qu’un degré de sagesse inférieur à celui que possède l’homme, et qu’il est aisé, dans le détail comme dans l’ensemble, de concevoir beaucoup mieux. Quoi ! la nature des choses a été à ce point malhabile et si peu d’accord avec elle-même ! elle a pu peupler l’espace de mondes infinis, faire circuler au sein de tous les êtres des torrens de vie, et elle n’a pas su leur donner des lois assez raisonnables pour qu’une de ses innombrables créatures les puisse approuver ! Quoi ! elle a pu produire l’intelligence de ces deux philosophes si peu satisfaits d’elle, et elle n’a pas pu l’égaler dans ses combinaisons ! Quoi ! ce que MM. Comte et Littré conçoivent dans leur cabinet, c’est-à-dire, suivant leur système, ce qui germe dans la cervelle de deux faibles machines organiques destinées à durer un jour, cela est plus raisonnable, plus beau, plus harmonieux que le système d’existences que la nature réalise dans son évolution éternelle à travers l’immensité ! En vérité, que sont devenues la logique, l’esprit, le bon sens des défenseurs de la philosophie positive ?
Mais voici un dernier trait qui passe tout. M. Comte s’écrie quelque part : « On disait autrefois : Cœli enarrant gloriam Dei ; aujourd’hui les cieux ne racontent plus que la gloire de Newton et de Laplace. » Cet enthousiasme dans l’athéisme, tranchons le mot, ce fanatisme dans l’absurde n’est plus de notre temps. Pour moi, en lisant ce prodigieux passage, je me suis senti vieillir de soixante ans au moins ; j’ai cru être transporté en plein XVIIIe siècle, et entendre à la cour de Frédéric quelque saillie de l’athée du roi ou une de ces boutades dont Diderot, à la fin du repas, égayait les convives de l’hôtel d’Holbach.
Au surplus, je ne demande pas mieux que de prendre au sérieux cette parfaite indifférence que la philosophie positive prétend garder entre tous les systèmes ; mais je doute que cette situation, plus conforme à ses déclarations générales, soit plus tenable que la précédente.
Vous me proposez de renoncer une fois pour toutes aux questions métaphysiques, et vous m’offrez en échange le monde visible à connaître et à conquérir ; mais qu’est-ce que renoncer à la métaphysique ? C’est renoncer à des problèmes tels que ceux-ci : Existe-t-il au-dessus de cette justice imparfaite des hommes une justice éternelle devant laquelle on puisse se pourvoir contre leurs iniques arrêts ? Au-dessus de notre sagesse toujours mêlée de folie et de nos vertus pleines de faiblesse, n’y a-t-il pas une sagesse infaillible, une bonté sans mélange, une sainteté sans tache et sans souillure, type absolu de la personnalité, idéal qui ravit, soutient, excite ma personnalité, toujours misérable et toujours défaillante ? Moi-même, que suis-je ? Y a-t-il en moi un principe supérieur à la mort, ou bien suis-je un être comme tant d’autres, destiné à combler à mon tour ce gouffre qui dévore la vie : machine débile, la plus compliquée, mais aussi la plus délicate et la plus menacée de toutes, qui ne sent plus vivement que pour souffrir davantage, qui ne pense que pour connaître sa misère, et qui n’a rien de mieux à faire dans son court passage ici-bas qu’à maudire son être et cet inutile rayon d’intelligence que la fatalité y déposa ?
Voilà les problèmes que la philosophie positive nous invite à supprimer ; il ne lui reste qu’à nous en indiquer le moyen. Je suis homme, et vous me proposez de supprimer le problème de l’être humain ! Je pense l’infini, et vous m’en interdisez jusqu’au rêve ! J’ai soif d’immortalité, et vous m’en ôtez l’espérance ! Vous m’invitez à étudier, à aimer la nature ; mais que m’importe la nature, si Dieu n’y est pas ? Cette curiosité sans objet, ce travail sans aiguillon, cette vie sans poésie et sans dignité ; n’ont plus rien qui m’intéresse. Rendez-moi, au-delà de ma destinée mortelle, le plus faible rayon d’avenir, et, sur cette terre dont vous m’offrez les jouissances, je vous cède sans regret toute ma part.
Les philosophes à qui je m’adresse ne sont point de ces optimistes du matérialisme qui ne conçoivent d’autre bonheur que celui que la terre peut donner ; ces ames élevées ont connu le poids de la vie, et on voit même qu’elles ont jeté plus d’un sombre regard sur la condition de l’humanité. Quel remède nous proposent-elles ? La résignation. La résignation dans le fatalisme, la résignation sans Dieu et sans avenir, je dis que cela est impossible, je dis que cela est insensé. L’auteur de Faust aussi nous invite à nous résigner au nom de la fatalité absolue. « La plupart des hommes, dit-il avec sa dédaigneuse et amère sérénité, attendent pour se résigner au jour le jour que l’espérance de la veille soit évanouie. Ils mettent leur résignation en petite monnaie. Le vrai philosophe se résigne une fois pour toutes. » Vaines et cruelles paroles ! Ah ! sans doute, quand on a reçu en partage le génie et la force, quand on remplit l’Europe du bruit de sa renommée, quand les honneurs, les hommages, la richesse, la considération, tous les biens de la nature et de la société accourent vers vous, quand surtout à une intelligence immense on associe un cœur égoïste et froid, il est facile alors de se résigner ; mais convier à cette résignation fantastique le pauvre mineur enseveli sous terre, le paysan courbé sur le sillon, l’innocent que frappe la société abusée, l’homme de génie méconnu, le vieillard qui ne trouve au terme d’une carrière bien remplie que la misère et la faim, n’est-ce point une dérision impie ? Et sans parler de ces extrêmes douleurs, chacun de nous, si favorisé qu’il puisse être par la nature ou le hasard de la naissance, ne ressent-il pas, s’il porte un cœur d’homme, tous les maux attachés à l’humanité ? N’est-il pas pauvre, orphelin, persécuté, dans la personne de tous ceux qu’on persécute, qu’on abandonne et qui souffrent ? Soyez même le plus égoïste à la fois et le plus favorisé des hommes, vous êtes un homme pourtant, c’est-à-dire un animal plus malheureux que tous les autres, s’il doit mourir tout entier, puisqu’il est le seul qui pense à la mort.
C’est, dites-vous, la nature des choses. Je réponds que vous faites la nature des choses absurde. Vous lui faites construire un être pensant qui se pose nécessairement un problème, et qui est dans l’impuissance absolue de le résoudre, un être à qui son organisation impose de chercher sans cesse ce qu’elle lui interdit de trouver jamais. Qu’est-ce donc que l’homme ? dira Pascal. — Un chaos, une chimère, un monstre incompréhensible. Or, quand on en est là, il faut de deux choses l’une : ou succomber, ou faire un pas de plus. Et faire ce pas comme le fit Pascal, n’est-ce pas succomber encore ?
Certes, ce triste résultat est diamétralement contraire aux intentions des partisans de la philosophie positive. La liberté de la pensée n’a pas de plus fervens défenseurs. Eh bien ! il faut leur déclarer hautement que le plus éminent service qu’on puisse rendre aux ennemis de cette raison tant dénoncée, dont les droits sacrés sont aujourd’hui en péril, c’est de persuader aux hommes que les hauts problèmes dont la solution progressive fait l’honneur de la raison et la dignité de la philosophie sont pour notre intelligence des énigmes à jamais impénétrables.
Je crois donc avoir le droit de dire aux amis de la philosophie positive : Il y a une contradiction radicale au fond de toutes vos idées et de tous vos desseins. Vous voulez affranchir l’esprit humain, et vous lui préparez des chaînes ; vous voulez diviser son travail, et vous en brisez l’harmonie ; vous voulez organiser les sciences, et vous en rompez l’unité. Après avoir proclamé pour les faits un respect inviolable et presque superstitieux, vous commencez par nier tous ceux qui vous gênent, c’est-à-dire par couper en deux le domaine de la pensée, et par en supprimer la meilleure moitié. Réduits aux sciences de la nature, vous prétendez en faire la philosophie, et pour cela vous niez toutes ces idées absolues qui seules peuvent leur fournir une base solide et de fécondes directions. Enfin vous couronnez toutes ces négations par une négation suprême qui laisse la nature entière sans cause et sans loi, l’esprit humain sans principe, la vie sans but, l’humanité sans frein, sans idéal et sans espérance. Et vous décorez cela du beau nom de philosophie positive, et vous croyez ouvrir à la pensée humaine une ère nouvelle d’affranchissement et de progrès ! Non, votre philosophie n’est point nouvelle. Nous la connaissons depuis deux mille ans ; elle s’appelait l’épicuréisme, et marquait en Grèce la décadence des idées. À une époque plus récente et plus glorieuse, elle a pu être un utile moyen d’attaque, une machine de guerre puissante contre des institutions condamnées à périr ; mais le XIXe siècle a quelque chose de mieux à faire que de souffler sur les cendres éteintes du passé. Il doit faire voir au monde que la métaphysique n’est pas seulement une puissance redoutable, habile à entasser des négations et des ruines, mais aussi une puissance bienfaisante et régulière, capable de remplacer tout ce qu’elle détruit, et qui, après avoir abattu les parties caduques de l’antique édifice, saura construire un édifice plus solide et plus vaste pour les générations de l’avenir.
Émile Saisset.
- ↑ 6 volumes in-8o, 1830 à 1842.
- ↑ 1 vol. in-8o, chez Ladrange, 1845.
- ↑ Voyez dans ce recueil même le bel article de M. Littré sur la physiologie (Revue du 15 avril 1846). La liberté que laisse la Revue à toutes les discussions élevées nous a permis de le combattre ; elle ne nous interdit pas de l’admirer.
- ↑ Voyez l’excellent petit livre de M. Flourens : Examen de la Phrénologie, et son grand ouvrage intitulé Recherches expérimentales sur les propriétés et tes fonctions du système nerveux, 2e édit. 1842.
- ↑ Platon, trad. de M. Cousin, t. XII, p. 118.