La Philosophie moderne depuis Ramus jusqu’à Hegel

LA
PHILOSOPHIE MODERNE
DEPUIS
RAMUS JUSQU’A HEGEL

I. Ramus, sa Vie, ses Écrits et ses Opinions, par M. Charles Waddington ; 1 vol. in-8o. — II. Histoire de la Philosophie cartésienne, par M. Francisque Bouillier ; 2 vol. In-8°. — III. Réfutation inédite de Spinoza par Leibnitz, puLliée par M. Foucher de Careil ; 1 vol. in-8o. — IV. Introduction à la Philosophie de Hegel, par M. Véra ; 1 vol. in-8o.


Il est assez de mode en ce moment de décrier l’histoire de la philosophie : c’est, dit-on, une étude épuisée. Platon et Aristote, Descartes et Leibnitz nous ont dit tous leurs secrets ; il est temps que ces illustres morts reposent en paix dans leurs tombeaux et que les vivans prennent la parole.

Voilà un fier langage, voilà, qui mieux est, un généreux appel et qui mérite d’être entendu. Oui, certes, l’érudition et la critique, la plus vaste érudition, la plus fine et la plus profonde critique, ne suffisent point aux besoins de l’esprit humain. Il faut conclure, il faut affirmer, il faut aboutir à des théories et à des systèmes. Tout cela est incontestable, et quant à nous, loin de nous plaindre de la nouvelle disposition des esprits et de ces aspirations dogmatiques qui éclatent de toutes parts, nous en éprouvons une véritable joie, y voyant un symptôme des plus heureux, un signe de vitalité intellectuelle et morale. Quoi donc ! pour mieux aimer la philosophie, serons-nous obligés d’en dédaigner l’histoire ? — Non, dira-t-on, cette histoire a son prix ; mais, grâce à Dieu, elle n’est plus à faire, elle est faite. — Il y a ici une grande illusion. Que l’histoire de la philosophie ait été inaugurée avec éclat depuis quarante années, et que cette œuvre immense, poursuivie par un heureux concours d’esprits ingénieux et puissans, soit aujourd’hui fort avancée, je n’en disconviens pas, et j’y vois un des titres d’honneur de notre siècle ; mais que tout soit fini, voilà ce que je conteste très-positivement.

Examinons un peu. La philosophie commence-t-elle avec Pythagore et Thalès ? Cela pouvait se dire au siècle dernier ; depuis les travaux de Colebrooke, cela ne se dit plus. Évidemment il y a eu près des rives du Gange un développement très vaste, très varié, très original, de la pensée humaine. C’est tout un monde de systèmes, d’écoles, de noms illustres, qui nous apparaît au-delà des temps historiques, dans un lointain mystérieux. Colebrooke et Eugène Burnouf sont les Cuviers de ce monde disparu. Et sans doute ces philologues créateurs ont ressaisi quelques débris, reconstitué quelques systèmes ; mais qu’ils ont laissé de découvertes à faire à leurs successeurs, et qu’il faudra de travaux et de temps avant que les noms de Kapila, de Patandjali, de Kanada, de Djaïmini, de Vyâsa, soient des noms populaires, entourés de cette auréole de gloire qui couronne les noms d’Anaxagore, de Socrate et de Platon ! Remarquez, je vous prie, que je n’ai rien dit de la philosophie chinoise. Abel Rémusat lui a pourtant conquis son droit de cité dans la république des philosophes, et là encore s’ouvrent devant l’érudition des champs fertiles à moissonner. Quand un savant et consciencieux sinologue nous donnait, il y a quinze ans, un monument plein de grandeur et de mystère, le Livre de la Voie et de la Vertu[1], de Lao-Tseu, il ne nous dissimulait pas que le rival de Confucius, si grand qu’ait été son rôle, n’est que le premier anneau d’une chaîne de philosophes qui s’est prolongée à travers un grand nombre de siècles, et qui se continue encore.

Je reconnais que l’histoire de la philosophie grecque et latine, à n’en considérer que les grandes parties, est dans un état voisin de l’achèvement ; mais, sans parler de mille obscurités de détail qui ne céderont qu’aux efforts de l’érudition la plus rare et la plus délicate, voici une lacune bien considérable à signaler : la philosophie des pères de l’église attend un historien. Et sans elle pourtant le moyen âge ne sera jamais débrouillé. Quel abîme de complications que cette enfance de l’esprit moderne ? Saint Augustin s’y mêle avec saint Denys l’Aréopagite et Scot Érigène, l’onde pure du fleuve platonicien avec les affluens orageux et troublés de l’école d’Alexandrie. Bientôt les idées d’Aristote, protégées par l’autorité de sa logique, s’infiltrent partout. Et qui ne sait que ce sont les Arabes qui ont appris le péripatétisme aux Albert le Grand et aux saint Thomas ? L’histoire de la philosophie arabe, voilà encore une lacune immense ; voilà un livre à écrire. M. Renan en a donné un beau chapitre dans son Averroès ; aucunes mains ne seraient plus capables d’élever le monument.

Mais nous ne voulons parler aujourd’hui que de la philosophie moderne ; son histoire est si peu terminée que, depuis deux ans, il s’est publié un grand nombre d’écrits pleins de recherches nouvelles et intéressantes sur Ramus, sur le cartésianisme, sur Spinoza et Leibnitz, sur Kant et Hegel. Une esquisse rapide suffira pour faire voir que ces travaux ont quelque chose à apprendre aux plus savans.


Rien de plus animé, de plus dramatique, de plus attrayant que cette première époque de la philosophie moderne qu’on appelle la renaissance ; aussi a-t-elle eu sa bonne part dans les travaux de l’école moderne. Vanini, Giordano Bruno, Jacob Bœhme, ont les premiers attiré les regards, et c’était justice ; mais Vanini et Bruno sont des Italiens, Bœhme est Allemand. Qu’est-ce à dire ? la France serait-elle restée étrangère au mouvement de la renaissance philosophique ? Non, certes, car s’il est au XVIe siècle un personnage remarquable par l’audace de ses entreprises et l’étendue de son influence, c’est un Français, un compatriote de Calvin, l’illustre et infortuné Ramus.

Les grands traits de cette figure historique, dispersés dans De Thou, dans Étienne Pasquier, dans Scévole de Sainte-Marthe, ont été réunis par Bayle et par Brucker, sans parler des dévots de Ramus comme Nancel et ces deux savans hommes, Freigius et Banosius, dont les petits dissentimens ont égayé Voltaire[2]. Malgré le nombre et la richesse de ces matériaux, il restait encore une foule de particularités à éclaircir ; il restait à faire connaître les écrits de Ramus, autrefois si populaires et tirés à vingt éditions, aujourd’hui si prodigieusement rares ; il restait enfin à caractériser le génie et l’influence de ce puissant réformateur, qui a tant honoré la philosophie et la France. M. Waddington s’est chargé de cette noble entreprise, philosophique et patriotique tout à la fois. Il a écrit la biographie de Ramus avec un soin religieux et en homme qui ne veut rien laisser à faire après lui. Aussi bien il n’y aura désormais aucune part d’inconnu dans les moindres détails de cette orageuse carrière, terminée par une fin si tragique. C’est un récit complet et définitif, modèle de patience, d’exactitude et d’érudition.

Pierre de la Ramée naquit dans un village du pays de Vermandois, à Guth, entre Noyon et Soissons, non pas en 1502, selon la conjecture de quelques historiens, mais, comme l’établit M. Waddington, en 1515. Nous savons par Ramus lui-même, et il a le bon goût de s’en faire honneur, que son père était laboureur, et son grand-père charbonnier. A l’âge de huit ans, cet enfant quitte son village et vient à Paris. Qu’y vient-il chercher ? La fortune ? Non, la science. Il se fait domestique d’un écolier du collège de Navarre, et parvient ainsi à suivre les cours de la faculté des arts, où il rencontre pour compagnons d’étude Ronsard et deux futurs cardinaux, Charles de Bourbon et Charles de Lorraine. Dans la journée, Ramus servait son maître ; la nuit, il lisait Cicéron.

Qu’enseigna-t-on à Ramus pendant ses trois années de philosophie ? La logique d’Aristote. Et quel fut l’effet de cet enseignement ? On en peut juger par le coup d’essai du jeune logicien ; ce fut une thèse ainsi conçue : Que tout ce qu’enseigne Aristote n’est que fausseté. Le scandale fut immense, mais le talent parut si merveilleux que Ramus se fit applaudir et fut reçu maître ès-arts. Ce succès était une surprise, et la philosophie officielle attendait l’occasion de s’en venger. Ramus ne tarda pas à la lui fournir ; il publia coup sur coup deux ouvrages également hardis, l’un où il reprenait la doctrine d’Aristote pour la renverser de fond en comble, l’autre où il proposait une nouvelle dialectique[3].

Deux péripatéticiens d’importance, Joachim de Périon, docteur de Sorbonne, et Antoine de Govéa relèvent le gant. Pendant qu’ils argumentent, le recteur de l’Université dénonce le novateur à la censure de la faculté de théologie. Bientôt l’Université en corps se prononce et sollicite des magistrats un arrêt pour la suppression immédiate des deux ouvrages incriminés. Ramus est cité devant le prévôt de Paris. L’émotion grossissant toujours, l’affaire est portée à la grand’chambre du parlement ; enfin elle paraît si grave, qu’elle est évoquée au conseil du roi. On nomme, pour entendre Ramus, une commission où ses adversaires sont en majorité, et le procès se termine par un arrêt du conseil où le roi de France se prononce en faveur du système d’Aristote :

« François, par la grâce de Dieu, roy de France[4]… Comme entre les aultres grandes sollicitudes que nous avons tousjours eues de bien ordonner et establir la chose publique de nostre royaulme, nous ayons mis toute la peine que possible nous a esté de l’accroistre et enrichir de toutes bonnes lettres et sciences à l’honneur et gloire de Nostre-Seigneur et au salut des hommes. Et puis naguères advertiz du trouble advenu à nostre chère et aymée fille l’Université de Paris, à cause de deux libvres faictz par maistre Pierre Ramus, intitulez l’ung Dialecticœ Institutiones, et l’autre Aristotelicœ Animadversiones… Et que, parce qu’en son libvre des Animadversions il reprenoit Aristote, estoit évidemment cogneue et manifestée son ignorance, voire qu’il avoit mauvaise voulonté, de tant qu’il blasmoit plusieurs choses qui sont bonnes et véritables, et mettoit sus à Aristote plusieurs choses à quoy il ne pense oncques...

« Avons condamné, supprimé et aboly les dits deux libvres... Faisons inhibitions et défenses à tous imprimeurs... et semblablement au dit Ramus de ne plus lire les dits libvres, ne lire en dialectique ne philosophie, en quelque manière que ce soit, sans nostre expresse permission : aussi de ne plus user de telles médisances et invectives contre Aristote, ne aultres anciens autheurs receus et approuvez, ne contre nostre dicte fille l’Université et supposts d’icelle, sous les peines que dessus... »

Ramus n’était point homme à se laisser abattre par ce coup. Un parti nombreux et redoutable était contre lui; mais il avait pour lui ce souffle puissant de rénovation intellectuelle qui, sur les ailes de l’imprimerie, commençait à circuler partout, au sein des parlemens, parmi la haute bourgeoisie, dans les écoles, et qui entraînait déjà l’autorité royale. Ce même roi, auquel les cris de l’Université viennent d’arracher un odieux et ridicule édit en faveur d’Aristote, avait fondé le Collège de France. Or quel était le sens de cette création? Un sens libéral et réformateur. Oui, toute l’économie du collège royal porte l’empreinte d’une conquête de l’esprit nouveau sur la vieille tradition universitaire. L’enseignement y est donné à tous sans condition. Et quel en est le cadre? Aussi vaste que l’esprit humain. L’Université n’enseignait guère que le latin et Aristote; au Collège de France, on commence à enseigner les langues orientales, la littérature grecque, la philosophie de Socrate et de Platon. Chose qui paraîtra étrange à plusieurs, l’hébreu et le grec ont été au XVIe siècle des nouveautés, des hardiesses, des instrumens de liberté et de progrès ! Et ce qui marque bien le caractère libéral de la noble institution naissante, c’est que l’autorité royale, qui s’était d’abord associée aux adversaires de Ramus, finit par instituer Ramus lui-même au collège royal comme professeur de philosophie et d’éloquence. Donner une chaire publique à l’adversaire déclaré d’Aristote et consacrer l’association de l’éloquence et de la philosophie à une époque où le syllogisme imposait à tous les esprits le joug impérieux de ses formules inflexibles, voilà certes une initiative hardie dont il faut être reconnaissant à la royauté.

L’apparition de Ramus au Collège de France fut un événement. Des milliers d’auditeurs accoururent sur la place Cambrai, passant par le même chemin qu’avaient gravi autrefois ces armées d’ardens écoliers qui accompagnaient Abélard sur la montagne Sainte-Geneviève. Devant cette foule immense et diverse, où le clergé, le parlement, la cour, avaient leurs représentans, et qui cachait plus d’un adversaire attentif, Ramus déclara hautement ses desseins. Il venait ranimer la philosophie mourante, en lui rendant la méthode libre et généreuse de Socrate et de Platon. Assez longtemps les formules d’une logique stérile et sans vie ont enchaîné les esprits et desséché les âmes. Le jour est venu de quitter les disputes vaines et de secouer la poussière de l’école pour aller respirer l’air pur et la grande lumière de la belle antiquité. La philosophie n’est pas dans un seul livre, dans Aristote moins qu’ailleurs. Elle n’est pas même tout entière dans Socrate et dans Platon ; elle est aussi dans Homère, dans Virgile, dans Cicéron, dans les grands poètes et les grands orateurs, dans tout ce qui est pénétré d’une inspiration sublime, dans tout ce qui éclaire, échauffe et vivifie le cœur des hommes.

On se figure l’effet de telles pensées produites par un homme déjà célèbre, à deux pas de la vieille Sorbonne, en face de l’armée péripatéticienne des maîtres de l’Université. Ramus était éloquent. Tandis que la nouveauté de ses idées excitait les intelligences, il captivait l’oreille et l’imagination par le charme d’une élégance alors inouie. Avec beaucoup de chaleur et de grâce, il avait le don supérieur de l’homme qui enseigne, je veux dire l’autorité. Tous les contemporains sont d’accord sur ce point. « Ramus, dit Scévole de Sainte-Marthe, était surtout remarquable, lorsqu’on présence d’une foule immense d’auditeurs, il interprétait avec une grande dignité de geste et de langage les grands écrivains latins, et singulièrement Cicéron. »

Écoutons un juge sans complaisance, le spirituel et malicieux Brantôme : « Monsieur Ramus estoit un fort disert et éloquent orateur, et peu s’en est-il veu de semblables ; car il avoit une grâce inégale à toute autre qui secouroit davantage son éloquence… » Brantôme rapproche Ramus d’un autre professeur du Collège de France, le savant Turnèbe : « Monsieur Turnébus fut aussi un très sçavant homme en grec et en latin, mais non qu’il eust telle piaffe de parler en seigneur, comme Ramus. » Enfin voici un éloge qui efface tous les autres ; il est de la bouche d’Étienne Pasquier : « Ramus, dit ce grave et judicieux personnage, Ramus, en enseignant la jeunesse, estoit un homme d’estat. »

Le nouvel enseignement philosophique retentit au-delà de Paris et de la France ; il se répandit dans toute l’Europe. Un contemporain nous assure que nombre d’étrangers faisaient le voyage de Paris rien que pour entendre Ramus, et comme, après avoir fait des cours éloquens, il publiait des livres hardis, non plus seulement en latin à l’usage des savans, mais en français et pour tout le monde, ce qui n’était pas la moins heureuse, ni la moins féconde de ses nouveautés[5], Ramus devint un personnage européen. Aussi, quand les troubles politiques et religieux de la ligue le forcèrent à quitter pour un temps la France, ses visites aux principales académies de l’Europe, à Strasbourg, à Berne, à Zurich, à Heidelberg, à Genève, furent une suite d’ovations. Il faisait des cours sur Cicéron, sur Quintilien, sur Platon; on l’écoutait avec transport, on lui donnait des fêtes, on le saluait du nom de Platon français.

Le dénoûment de cette carrière active et brillante est malheureusement trop connu : Ramus avait embrassé la réforme; il fut une des victimes de la Saint-Barthélémy. Quelques sentimens de regret et d’indignation qui s’élèvent ici dans le cœur de tout honnête homme, l’occasion serait mal choisie pour faire le procès aux chefs du parti catholique. Ni Catherine de Médicis, ni Charles IX, ni la ligue, ne sont directement responsables de cette mort. Loin de là, Ramus a été protégé toute sa vie par les cardinaux de Lorraine et de Bourbon; Henri II et Charles IX l’ont comblé de faveurs. — Après le massacre de Yassy, Ramus obtint un sauf-conduit du roi pour quitter Paris, et Catherine lui ouvrit un asile à Fontainebleau. S’il ne put remonter dans sa chaire, du moins il en garda le titre, et le cardinal de Bourbon voulut que le traitement de ses places fût doublé.

Ce n’est donc point la passion religieuse qu’il faut accuser, pas plus que la passion politique; c’est une haine toute personnelle. Le véritable auteur de la mort de Ramus est son collègue Jacques Charpentier, qui profita de l’impunité accordée à l’assassinat politique et religieux pour faire massacrer Ramus par des sicaires. C’est un point que M. Waddington a établi à la suite d’une information régulière, poursuivie avec un soin scrupuleux et une modération parfaite.

La question est maintenant d’apprécier la valeur philosophique de Ramus, et c’est ici que je ne puis souscrire entièrement aux conclusions de son savant historien.

Selon M. Waddington, Ramus est le plus grand philosophe et même le seul philosophe de la renaissance, et l’influence qu’il a exercée sur son siècle n’est comparable qu’à celle de Descartes sur le sien. Comparez ces deux époques, nous dit M. Waddington. De même que tous les philosophes du XVIIe siècle se partagent en cartésiens ou semi-cartésiens et anti-cartésiens, de même le XVIe siècle a ses ramistes, ses semi-ramistes et ses anti-ramistes, lesquels sont répandus sur la face entière de l’Europe, en Suisse, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Angleterre, en Suisse, en Italie, et jusqu’en Danemark, en Espagne et en Portugal.

Ce rapprochement est curieux sans doute, mais n’a-t-il pas plus d’apparence que de réalité? Je conviens que l’influence de Ramus offre pour ainsi dire une grande surface; mais a-t-elle eu beaucoup de profondeur? En un mot, Ramus fut-il autre chose qu’un grand homme d’école? Je ne le crois pas. Quand M. Waddington proclame Ramus le plus grand philosophe du XVIe siècle, il est clair qu’il ne pense ni à Montaigne ni à Rabelais. Il prend le mot philosophe dans son sens le plus strict. Eh bien! soit; mais à ce compte le XVIe siècle nous présente encore des hommes tels que Vanini, Pomponace, Campanella, Telesio, et surtout cet infortuné jeune homme, mort à trente ans, sur un bûcher, au champ de Flore, qu’un sentiment exalté des grandeurs de l’esprit moderne avait enivré, en qui débordaient l’esprit, la verve, l’imagination et l’enthousiasme, — le défenseur de Copernic, le platonicien novateur, le noble, l’ingénieux, l’éloquent, le chimérique et sublime Giordano Bruno.

Pour être élevé au-dessus de tant d’esprits supérieurs, qu’a donc fait Ramus? Je le demande à son exact et habile interprète. A-t-il, comme Descartes, attaché son nom à quelque grand mouvement d’idées? Non. A-t-il jeté dans le monde quelque système original? Pas davantage. A-t-il du moins ranimé quelque grand système, comme Bruno a fait le platonisme alexandrin? Non. Quel est donc le titre philosophique de Ramus? Je n’en vois plus qu’un seul dont on puisse le gratifier : c’est d’avoir été l’inventeur ou le promoteur d’une méthode. Ramus en effet a écrit sur la dialectique; il a combattu l’Organon d’Aristote et célébré la méthode de Socrate et de Platon.

Est-ce ainsi que M. Waddington entend les choses? Je dirai alors que si Ramus avait en effet inauguré une méthode nouvelle, ou seulement ranimé une ancienne méthode tombée dans l’oubli, je consentirais à le voir rapprocher, sinon de Descartes, qui a bien d’autres gloires avec celle-là, au moins de Bacon. Et en effet il pourrait y avoir une certaine grandeur à substituer au syllogisme d’Aristote la dialectique de Platon, cette méthode si souple, si libre, si hardie, si éminemment propre à la découverte et à l’invention; mais il faut le dire, tout en admirant avec transport Socrate et Platon, Ramus les connaît peu et les entend mal. J’ose assurer qu’il n’a jamais soupçonné la véritable portée de la dialectique platonicienne. Écoutez-le quand il célèbre ce qu’il appelle la véritable méthode : « Il n’y a qu’une méthode, qui a été celle de Platon et d’Aristote aussi bien que d’Hippocrate et de Galien... Cette méthode se retrouve dans Virgile et dans Cicéron, dans Homère et dans Démosthènes; elle préside aux mathématiques, à la philosophie, aux jugemens et à la conduite des hommes[6]. »

Quoi de plus vague que ces indications, et, si l’on veut presser les choses, quoi de plus incohérent? Dire que la vraie méthode philosophique est dans Virgile et dans Cicéron, dans Homère et dans Démosthènes, c’est parler non en logicien, mais en humaniste[7]. Si Ramus veut dire en général qu’il faut s’inspirer de tous les beaux génies, au lieu de suivre les règles étroites de l’école, il a raison, il parle d’or; voilà un bon conseil, mais ce n’est pas une méthode.

Ramus essaie-t-il de préciser un peu sa méthode prétendue, il fait voir qu’il n’en a pas le secret, car il dit qu’elle préside à la fois à la philosophie et aux mathématiques. Or quelle est la méthode des mathématiques? C’est la méthode par définition et démonstration, celle-là même dont Aristote a tracé les lois. Est-ce par hasard cette méthode que Ramus conseille à la philosophie? Mais alors que nous parle-t-il de quitter Aristote pour Platon, et de restaurer la méthode socratique et platonicienne? Socrate et Platon ne procédaient pas par syllogisme. Ils n’exposaient pas la vérité toute trouvée à des disciples dociles; ils faisaient profession de ne rien savoir et de chercher sans cesse la vérité; ils la cherchaient par l’observation. Voilà une grande méthode, et c’est l’honneur de Bacon et de Descartes de l’avoir rendue à l’esprit humain, qui semblait l’avoir oubliée, et d’en avoir ranimé la fécondité immortelle. L’un convie l’esprit moderne à l’observation de la nature, l’autre l’invite à se replier sur lui-même; l’un et l’autre excluent la méthode raisonneuse, abstraite, nominale, des scolastiques; l’un et l’autre sont pour l’observation. Ramus a-t-il connu et décrit cette méthode? Certainement non. L’a-t-il seulement entrevue? Tant s’en faut qu’il lui tourne le dos, quand il conseille formellement la méthode démonstrative, non pas seulement pour la géométrie, où elle est parfaitement de mise, mais pour les sciences physiques, où elle ne saurait s’appliquer.

Au fond, toutes les inventions de Ramus, toutes ces nouveautés dont on fait un peu trop de bruit et qu’on appelle pompeusement le ramisme, tout cela se réduit à quelques simplifications, à quelques perfectionnemens de détail qu’il a introduits dans la vieille théorie du syllogisme. Je lui demande alors pourquoi il a passé sa vie à combattre la logique d’Aristote? Si la méthode du raisonnement est la méthode universelle des sciences, alors l’Organon est le dernier mot de la logique; que dis-je? c’est le code complet et définitif de l’esprit humain.

On se demande ce que Ramus pouvait attaquer dans le chef-d’œuvre du philosophe de Stagyre? Hien d’essentiel en vérité. Aussi que faisait-il? Il niait l’authenticité de l’Organon, thèse insoutenable. Il reprochait à Aristote de ne pas avoir défini ni divisé la logique, deux accusations aussi mesquines qu’injustes. A vrai dire, Ramus attaquait Aristote, non en philosophe, mais en lettré. Il n’attaquait même pas le véritable Aristote, mais l’Aristote des écoles, et ici sa critique avait, j’en conviens de grand cœur, une importance et une efficacité réelles. Il reprochait à la logique des écoles d’être subtile, compliquée, abstraite, de tourner l’esprit aux distinctions vaines et aux stériles disputes, de dessécher l’imagination, de fausser le jugement, d’étouffer le goût de la grande éloquence et de toutes les beautés supérieures.

La réforme de Ramus n’était donc pas proprement une réforme philosophique, mais une réforme pédagogique, littéraire, morale. Je reconnais l’importance et la légitimité de cette réforme. En agissant puissamment sur la jeunesse, Ramus a excité et fécondé les esprits. Les génies les plus divers, un d’Ossat, un Milton, un Arminius, se sont honorés d’avoir été ses disciples. C’était un grand professeur, un grand homme d’école; mais je ne puis accorder qu’il ait été ni un grand philosophe, ni un grand logicien.

Je le loue de s’être enrôlé dans la croisade contre la scolastique, bien qu’il ait mal choisi ses points d’attaque et qu’il ne soit venu qu’après Lefèvre d’Étaples, Erasme, Laurent Valla, Vivès et beaucoup d’autres. Je le loue d’avoir écrit d’excellens livres de classe qui ont simplifié les méthodes, associé heureusement la rhétorique et la logique, répandu le goût de la belle littérature, stimulé l’esprit de libre recherche; je rends hommage à son caractère, bien que son désir des nouveautés allât jusqu’à le rendre un peu trop contredisant, comme le reproche lui en a été fait par Rabelais[8] et par Théodore de Bèze[9]; j’admire ses vertus, son zèle pour la vérité, son ardeur indomptable, sa fermeté, sa chasteté, sa droiture, je déplore sa cruelle et sanglante mort; mais je réserve à d’autres ce sentiment particulier d’admiration qui ne s’attache qu’à la grandeur du génie. Je lis avec curiosité, quand je parviens à les rencontrer, ses rares et précieux écrits, surtout sa Dialectique, le premier ouvrage de philosophie qui ait été écrit en langue française; mais je me donne bien de garde de les placer à côté du De Augmentis, et moins encore à côté du Discours de la méthode et des Méditations.

En général, le XVIe siècle a beaucoup remué d’idées; il n’a rien fondé en philosophie. Cette gloire était réservée au siècle suivant, à Bacon et à Descartes, à Descartes surtout. Voilà un résultat qui vient d’être placé au-dessus de toute contestation sérieuse par un livre excellent et durable, l’Histoire de la philosophie cartésienne, de M. Bouillier. On a reproché à l’auteur sa prédilection pour Descartes, et on l’a accusé d’injustice envers Bacon. Ceci est un vieux procès entre l’Angleterre et la France; aujourd’hui que les deux peuples marchent unis, il est aisé de se délivrer de tout préjugé national, et de trancher la question en la ramenant à ses véritables termes. Certes Bacon est un grand esprit, et il mérite l’éloge magnifique que lui donne Walpole d’avoir été le prophète de toutes les vérités que Newton est venu enseigner aux hommes. Célébrez ce puissant initiateur, admirez l’Instauratio magna, programme grandiose des travaux futurs de l’esprit moderne; c’est à merveille, mais après tout il a manqué à Bacon quelque chose d’essentiel pour se placer à côté de Descartes et lui disputer le titre de père de la philosophie moderne : il lui a manqué l’esprit d’invention, le don supérieur des grandes découvertes, en un mot le génie créateur. Bacon est en possession d’une admirable méthode qu’il décrit avec précision, qu’il célèbre avec enthousiasme, qu’il prêche en apôtre éloquent; mais il n’en fait aucun usage mémorable : aussi a-t-il eu peu d’influence, même dans sa patrie, même sur Locke et sur Newton. Au contraire, l’influence de Descartes a été incomparable, parce que Descartes était essentiellement un génie créateur. Non-seulement il a fait des découvertes partielles que l’on peut comparer à celles de Galilée, et qui supposent une sagacité extraordinaire, telles que l’explication de l’arc-en-ciel et la loi de réfraction; non-seulement il partage avec Pascal l’honneur des expériences sur la pesanteur de l’air, mais il a fait ce que n’ont pu faire ni Pascal ni Galilée : il a créé des sciences. J’en appelle ici aux hommes spéciaux; ils vous diront que l’application de l’algèbre à la géométrie, la physique mathématique, la mécanique rationnelle, n’existaient pas avant Descartes; c’est lui qui les a tirées du néant et portées du premier coup à une haute perfection.

Enfin il a créé un système de philosophie qui est une des plus glorieuses productions de l’esprit humain, et qui, tour à tour développé, contredit, agrandi, réformé, remplit le XVIIe siècle de ses merveilles, et occupe encore les penseurs. Quel beau sujet que l’histoire de cette philosophie! On dira que M. Bouillier est venu trop tard; je dis qu’il est venu à propos, car il a profité des immenses travaux qui se sont accumulés en France depuis trente ans. M. Bouillier lui-même y avait pris une part honorable. Aujourd’hui il s’empare de tous ces matériaux, y ajoute ses propres recherches, et nous donne une œuvre définitive.

On connaissait assez bien l’histoire du cartésianisme en France, mais que de recherches restaient à faire sur sa destinée en Hollande, en Angleterre, en Suisse, en Allemagne ! Les vicissitudes du cartésianisme en Italie n’avaient pas été racontées : elles forment pourtant une page curieuse de l’histoire de l’esprit humain. Fardella est un génie presque égal à Malebranche, et si Vico n’est point le disciple, mais l’adversaire déclaré de Descartes, son opposition est un des grands incidens de ce drame européen.

Ce n’est pas tout. L’histoire du cartésianisme semblait terminée avec le XVIIe siècle; M. Bouillier la continue à travers le XVIIe. D’Aguesseau en effet n’est-il pas un noble et légitime enfant de Descartes? Il y a des traces de spiritualisme dans J.-J. Rousseau, dans Montesquieu, dans Turgot. Voici enfin un personnage considérable par qui la tradition la plus pure du XVIIe siècle se continue jusqu’à notre temps : c’est le cardinal Gerdil, qu’on peut appeler le dernier des cartésiens.

Vers la fin de ce curieux récit des prolongemens du cartésianisme à travers le siècle de Voltaire et de Condillac, il est piquant de rencontrer les jésuites, d’abord si attachés à Aristote et si opposés à Descartes. M. Bouillier nous donne le mot de cette énigme. Les jésuites ont horreur des idées nouvelles, et c’est ce qui leur avait rendu l’auteur des Méditations odieux; mais en vieillissant, son système leur devint peu à peu supportable, et s’ils ne l’aimaient point, ils le préféraient du moins à la philosophie de Locke. Tous ces chapitres sur la philosophie des jésuites sont écrits avec une rare connaissance des faits, et l’agrément du récit est relevé encore par une modération de bon goût qui ne semble pas trop coûter à l’auteur, tout bon cartésien qu’il soit et philosophe dans l’âme.

Si régulière pourtant et si lumineuse que soit l’ordonnance de ce vaste tableau, nous y signalerons quelques ombres. Il nous a paru que deux personnages n’y étaient pas parfaitement à leur place, et ce ne sont pas des figures qu’on puisse traiter légèrement, car je veux parler de Molière et de Pascal. On demandera peut-être ce que Molière vient faire dans une histoire de la philosophie cartésienne. Il vient y faire de l’opposition, et voilà certes un opposant bien redoutable, car c’est le bon sens et le génie armés du ridicule. Faut-il au surplus, avec M. Bouillier, voir dans Marphurius un cartésien grotesque, comme dans Pancrace il y a visiblement un péripatéticien? Je ne sais trop; mais à coup sûr la spiritualité pédantesque d’Armande n’est pas un travers de pure fantaisie, et les traits lancés de la bouche malicieuse et sensée d’Henriette sont à l’adresse des cartésiennes du temps. Pourquoi cette égale antipathie pour Aristote et pour Descartes? C’est que Molière est un élève de Gassendi. On sait qu’il l’avait eu pour maître au collège de Clermont, en compagnie de Chapelle et de Bernier; on sait qu’il était charmé du poème de Lucrèce, et en avait commencé une traduction dont quelques vers admirables ont survécu dans le Misanthrope. Molière enfin faisait partie de ce groupe d’opposans réservés et discrets, mais qui maintint pourtant sa ligne au milieu du siècle religieux et spiritualiste par excellence, le groupe des gassendistes. Il y faut placer, avec Molière, et Guy Patin, et Bachaumont, et Sorbière, et Lafare, et Saint-Évremond, et Ninon de l’Enclos, toute la société du Temple. Voilà le berceau du XVIIIe siècle. Laissez mourir Bossuet, laissez vieillir Louis XIV; c’est de là que Voltaire va sortir.

J’aurais voulu que M. Bouillier eût réservé un coin tout exprès pour ces spirituels gassendistes, plutôt que de les égarer au milieu d’opposans divers, parmi lesquels on est assez étonné de voir arriver Pascal. L’auteur des Pensées méritait mieux. M. Bouillier dira que le scepticisme de Pascal est un sujet épuisé; mais on pouvait le rajeunir en montrant Pascal tour à tour disciple et adversaire de Descartes. Que de grandes et immortelles pensées Pascal doit à l’inspiration cartésienne, et comme il a été ingrat ! Quelles critiques chagrines et passionnées! que d’amertume dans ce mot : « Je ne puis pardonner à Descartes. Il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu; mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement : après cela, il n’a plus que faire de Dieu. » Cette chiquenaude aurait pu faire le sujet d’un chapitre, et j’ai peine à comprendre que M. Bouillier se soit ainsi refusé un des ornemens, une des beautés naturelles de son sujet.

J’ai un autre regret à lui exprimer, c’est qu’il n’ait pas réservé un chapitre à Berkeley. L’évêque de Cloyne a attaché son nom à une doctrine étrange, l’idéalisme absolu, la négation du monde matériel. Est-ce une pure bizarrerie? Non, Berkeley est d’abord un homme plein d’esprit. Il a écrit des dialogues charmans de verve, de finesse, de grâce, de naturel. De plus c’est un métaphysicien du premier ordre qui peut avoir des égaux dans la patrie de Hobbes, de David Hume et de Reid, mais qui n’y a pas de supérieur. Enfin, par-dessus tout cela, il y avait en lui une âme admirable, l’âme d’un martyr et d’un saint. Un tel homme ne devait-il pas avoir sa place à côté de Malebranche? On raconte que peu de temps avant de mourir, Malebranche vieillissant eut avec Berkeley une conversation qui, d’abord amicale, finit par s’aigrir au point de causer à l’illustre oratorien une dangereuse émotion. On voudrait voir dans M. Bouillier le récit de cette conversation, ou mieux encore l’examen comparé de Malebranche et de Berkeley. Je m’explique, pour ma part, la mauvaise humeur de Malebranche. Il était sur la pente de toutes les erreurs, tout près de l’idéalisme et pas très loin du panthéisme. Quand un logicien rigoureux comme Mairan ou comme Berkeley venait le pousser à l’extrémité de ses systèmes, le noble vieillard se troublait et ne pouvait cacher son dépit.

Mais, dira M. Bouillier, Berkeley tient de Locke autant que de Descartes. Cela serait-il que Berkeley n’en aurait pas moins droit à un examen approfondi. Et puis est-ce bien exact? Est-il vrai, comme l’école écossaise l’a tant répété, que Berkeley ait été conduit à son idéalisme par une théorie de Locke? Non; Berkeley est un cartésien platonisant, de la même famille que Malebranche, chrétien comme lui, mystique comme lui, naïf et obstiné comme lui, essayant, à l’exemple du grand oratorien, d’unir l’esprit religieux à l’esprit philosophique, mais doué d’un génie plus hardi, d’une logique plus forte et plus décidée. Voilà son grand côté, voilà son rôle distinct et considérable dans le drame philosophique du temps, voilà ce qui fait de lui un éminent cartésien et le précurseur d’Emmanuel Kant.

Je demande donc à M. Francisque Bouillier un grand chapitre pour Berkeley; mais j’ai une réclamation bien plus sérieuse à lui adresser. Je trouve que son livre manque un peu de conclusion. Assurément je ne veux pas dire que l’auteur se borne à exposer les systèmes : non, après les avoir exposés à merveille, il les éclaircit, les interprète, les discute, et l’on n’est jamais incertain sur sa pensée; mais quand on a parcouru avec lui tant de spéculations et assisté à tant de controverses, on voudrait se reposer dans un chapitre final où seraient présentées dans leur ensemble et dans leur accord toutes les vérités durables dispersées dans toutes ces théories, le plus souvent analogues, mais pas toujours concordantes. Je demande donc à M. Bouillier de rassembler ses excellentes vues critiques, d’en faire un tout et d’écrire à la fin de son livre un chapitre qui pourra être, sous son habile main, le plus lumineux et le plus intéressant de tous. J’ai d’autant plus le droit de faire cette demande à M. Bouillier, qu’il se déclare partout cartésien. Or il m’est impossible de ne pas me demander, après avoir lu son livre : qu’est-ce qu’un cartésien? car enfin il y a bien des manières de l’être; on peut l’être à la manière de Spinoza, on peut l’être à la manière de Leibnitz. Je dirai à l’auteur : Vous faites de Leibnitz un cartésien, et vous-même êtes cartésien; mais contestez-vous que Spinoza ne fût aussi cartésien? Non, vous ne le contestez pas. D’où vient alors que ce Leibnitz, qui est, suivant vous, cartésien, réfute Spinoza, cet autre cartésien, et voit, qui plus est, dans Spinoza le développement logique de Descartes?

Je pose ces difficultés; je ne les crois pas insolubles. En attendant que M. Bouillier les dénoue complètement dans sa conclusion, voici une publication qui jette quelque jour sur le problème, et qui est faite pour intéresser particulièrement ces esprits incertains et flottans, en très grand nombre de nos jours, qui hésitent, comme a fait Goethe, entre Leibnitz et Spinoza. Je veux parler d’une réfutation inédite de Spinoza par Leibnitz que M. Foucher de Careil a trouvée à la bibliothèque de Hanovre avec un assez grand nombre d’autres pièces diversement curieuses[10]. On ajustement signalé cette publication à l’attention des penseurs; mais où en est au juste l’intérêt et la nouveauté? C’est un point qui reste encore incertain. S’agit-il de prouver que Leibnitz avait médité l’Éthique de Spinoza? — Mais on sait cela depuis longtemps, et il suffirait pour s’en assurer de la plus rapide lecture de ses plus célèbres écrits. S’agit-il de prouver que Leibnitz n’était pas spinoziste? Je sais que le spinozisme de Leibnitz est une opinion qui a eu cours en Allemagne, et que depuis Lessing et Jacobi il a été à la mode de voir le spinozisme partout. — Cependant pour un lecteur attentif et non prévenu, il est clair non-seulement que Leibnitz n’était pas spinoziste, mais que tout son système a été une réaction contre celui de Spinoza, Si donc l’écrit récemment découvert prouvait seulement que Leibnitz avait fait de l’Éthique une étude détaillée, et qu’il s’était inscrit en faux contre Spinoza sur tous les points fondamentaux de la métaphysique, de la théodicée, de la psychologie et de la morale, je ne dis pas que cette confirmation de faits déjà bien établis fût sans intérêt, car en si délicate et si haute matière, ce qui abonde ne vicie pas; mais elle manquerait absolument de nouveauté.

A nos yeux, l’intérêt de ce morceau est surtout dans deux pages, l’une où Leibnitz dit son sentiment sur les rapports du spinozisme avec la kabbale hébraïque, l’autre où, s’expliquant en général sur le lien fatal qui unit Spinoza à Descartes, l’auteur de la Théodicée s’exprime avec un degré de sévérité et d’énergie extraordinaire et ose dire : « Spinoza a commencé par où Descartes avait fini, parle naturalisme; Spinoza incipit ubi Cartesius desinit, in naturalismo. »

Un mot sur le premier point. Spinoza a-t-il connu les spéculations kabbalistiques? en a-t-il subi l’influence? Il n’est pas de questions plus obscures ni plus délicates. Le sentiment général, c’est que l’influence de la kabbale sur Spinoza aurait été très indirecte et très faible. Cela est spécieux. Si en effet le panthéisme est le fond commun de Spinoza et de la kabbale, la forme de l’Ethique est si précise, si nette, si géométrique, si moderne, si parfaitement empreinte des couleurs de la philosophie cartésienne, que rien ne semble au premier abord plus spontané, plus original, plus coulant de source que le panthéisme de Spinoza. Et cependant un œil attentif y découvre plus d’une ressemblance avec ces étranges théories d’émanation qui sont partout dans la kabbale, comme elles se retrouvent dans toutes les doctrines orientales et alexandrines.

Il ne faut pas croire en effet que Spinoza, en concevant ce vaste univers comme le développement nécessaire et la vie même de Dieu, n’ait admis entre ce Dieu et cet univers aucun intermédiaire. Il arrive souvent que, pour simplifier le système de Spinoza, on l’altère. On se figure, d’une part, un Dieu très simple qui n’est autre chose que l’être en soi et par soi, ou, comme parle Spinoza, la Substance avec ses deux attributs, la pensée infinie et l’infinie étendue. Voilà la nature naturante; puis viennent les corps et les âmes, double univers qui n’est autre chose que la double série des modes de la pensée et de l’étendue divines-, voilà la nature naturée. Entre ces deux natures, absolument rien; l’une est la cause, l’autre est l’effet; l’une est la substance, l’autre est l’ensemble des modes. Tout est là. — Je conviens que ce système est simple; mais ce n’est pas exactement Spinoza. Qu’on veuille bien lire l’Éthigue avec soin, surtout cinq propositions capitales du livre premier[11], et on s’assurera que Spinoza admettait entre Dieu et le monde un assez grand nombre de principes intermédiaires. C’est ce qu’il appelle dans son langage algébrique les modes éternels et infinis de la substance. Il semble que ce logicien audacieux ait senti qu’en dépit de sa déduction géométrique il reste entre son univers et son Dieu un vide immense, et qu’il ait eu à cœur de le combler. De là cet échafaudage d’abstractions réalisées qui rappellent trait pour trait les hypostases des Plotin et des Proclus. Au-dessous de la Substance, Spinoza place les attributs, au-dessous des attributs, l’idée de ces attributs, puis l’idée de chaque attribut en particulier, par exemple l’idée de l’étendue, laquelle joue le rôle d’âme de l’univers. C’est à la lettre une âme universelle, conçue à la façon des alexandrins et des kabbalistes ; toutes les âmes particulières en sont des émanations. C’est un océan infini d’âmes et d’idées. Chaque idée, chaque âme est un fleuve de cet océan, chaque pensée en est un flot.

Évidemment ces spéculations ne sont plus modernes et cartésiennes ; elles nous reportent au monde ancien, au monde oriental. Voilà ce qui avait été bien peu remarqué avant notre temps, mais ce qui n’avait pas échappé à la curiosité infinie, à la pénétration supérieure de Leibnitz.

Le rapprochement qu’il fait ici entre Spinoza et les kabbalistes[12] est d’autant plus significatif, que Spinoza lui-même a indiqué plus d’une fois à mots couverts le rapport de sa doctrine avec celle des anciens Juifs. Dans un scolie célèbre de l’Éthique, après avoir invoqué son grand principe de l’unité absolue de la substance, il s’exprime ainsi : « Et c’est ce qui paraît avoir été aperçu, comme à travers un nuage, par quelques Hébreux qui soutiennent que Dieu, l’intelligence de Dieu et les choses qu’elle conçoit ne sont qu’un[13]. » Ces Hébreux sont certainement les kabbalistes. Dans ses lettres[14], Spinoza fait des allusions encore plus transparentes à la tradition kabbalistique. n’en accepte l’esprit général, sauf à en écarter et en dédaigner les altérations contemporaines[15].

À ce compte, si les conjectures de Leibnitz étaient fondées, il y aurait à rechercher dans Spinoza, au-delà de l’inspiration cartésienne, une autre influence moins apparente et cependant peut-être aussi effective ; je ne parle pas seulement de cette influence sourde qui tient à la race, à la famille, à l’éducation, je parle d’un commerce assez intime avec les traditions kabbalistiques et d’une filiation volontairement acceptée.

Ce résultat, en soi très curieux, aurait à nos yeux un autre avantage, l’avantage immense de relâcher les liens de solidarité qui existent entre Spinoza et Descartes. Je m’armerais alors contre Leibnitz de sa propre conjecture, et j’oserais lui demander s’il n’a pas été dur et ingrat envers Descartes en l’accusant d’avoir fini par le naturalisme.

Que Descartes ait réagi avec excès contre l’abus des causes finales et qu’il ait eu tort de les bannir sans réserve du domaine des sciences de la nature, j’en tombe d’accord; que sa manière d’expliquer ou plutôt de construire géométriquement l’univers ait les inconvéniens les plus graves, c’est encore incontestable; enfin qu’il ait émis positivement l’idée que toutes les formes possibles de l’étendue doivent arriver à l’existence, et que cette idée soit fausse et pleine de périls; en général, qu’il ait incliné à refuser aux créatures leur part légitime d’action et de consistance pour ne laisser paraître que la présence universelle et l’activité toute-puissante du Créateur, il faut bien le reconnaître. Ce qui est plus certain et plus incontestable encore, ce qu’on ne peut trop répéter ni dire trop haut, c’est que le philosophe sublime qui a fondé tout son système sur l’existence du principe pensant et qui a consumé les efforts de son esprit à placer l’âme et Dieu au-dessus des orages du doute dans la pure et pleine lumière de l’évidence, un tel homme ne peut être accusé d’avoir abouti au naturalisme que par un rival de gloire et de génie dans un jour de colère et d’aveuglement. J’irai plus loin. Je trouve que ce serait traiter Spinoza lui-même trop durement que de voir en lui un pur naturaliste, comme dit Leibnitz, ce qui signifie un matérialiste en bon français.

Leibnitz est beaucoup plus juste en maints passages, et comment ce génie au regard si vaste, si pénétrant et si calme, n’eût-il pas senti ce qu’il y a de fort et de grand parmi les erreurs même de Spinoza? Non-seulement il avait lu ses écrits, mais il le connaissait personnellement, et faisait le plus grand cas de son caractère comme de son esprit. Nous savions déjà et depuis longtemps ces curieuses particularités par un passage de la Théodicée où Leibnitz dit qu’à son retour de France par l’Angleterre et la Hollande, il vit Spinoza, et s’entretint avec lui[16]. Quelquefois, à la vérité, Leibnitz dissimule par politique l’estime qu’il fait de Spinoza, et se borne à cet éloge évasif et peu compromettant, que Spinoza est un habile opticien; mais dans ses lettres il est plus expansif. Il écrit à l’abbé Galloys (en 1677) :

« Spinoza est mort cet hiver. Je l’ay vu en passant par la Hollande, et je luy ai parlé plusieurs fois et fort longtemps. Il a une étrange métaphysique, pleine de paradoxes. Entre autres, il croit que le monde et Dieu n’est qu’une même chose en substance, que Dieu est la substance de toutes choses, et que les créatures ne sont que des modes ou accidens. Mais j’ay remarqué que quelques démonstrations prétendues qu’il m’a montrées ne sont pas exactes. Il n’est pas si aisé qu’on pense de donner de véritables démonstrations en métaphysique. Cependant il y en a, et de très belles. »

Cette lettre, bien qu’assez discrète, est déjà d’un grand prix. M. Foucher de Careil en a trouvé une autre qui nous fait pénétrer plus avant dans ces longues, fréquentes et amicales conversations de Leibnitz et de Spinoza. Elle nous apprend en outre que les deux philosophes s’étaient entretenus des événemens politiques et de la mort tragique de l’illustre ami et protecteur de Spinoza, Jean de Witt : « J’ai passé quelques heures après dîner avec Spinoza, il me dit qu’il avait esté porté, le jour des massacres de MM.  de Witt, de sortir la nuit et d’afficher quelque part, proche du lieu (des massacres) un papier où il y aurait ultimi barbarorum ; mais son hôte luy avait fermé la maison pour l’empêcher de sortir, car il se serait exposé à être déchiré. »

Voilà des sentimens, voilà une conduite qui ne surprendront nullement ceux qui ont étudié la personne de Spinoza, et qui savent qu’on peut être le plus chimérique des métaphysiciens et le meilleur des hommes ; mais ne considérons en Spinoza que le philosophe. Certes il s’est trompé, et c’est un grand malheur pour lui et pour beaucoup d’autres ; mais combien se trompent aussi les juges prévenus qui s’obstinent à voir en lui un athée ! Leibnitz, qui, dans ses momens de sévérité pour le cartésianisme, semble quelquefois, nous l’avons vu, abonder dans ce sens, en est au fond si éloigné, qu’il signale positivement dans Spinoza une tendance au mysticisme. Voici le passage ; c’est encore un de ceux qu’a trouvés à Hanovre M. Foucher de Careil : « L’opinion d’Alexandre, d’Amaury, de David de Dinant et de Spinoza, et peut-être aussi de Parménide et Mélisse, qu’il n’y a qu’une seule substance qui est Dieu, approche de celles de quelques mystiques[17]. »

Cet aperçu, jeté en courant par Leibnitz, est bien digne de ce merveilleux génie, le plus pénétrant et le plus vaste qui fut jamais. Le système de Spinoza présente en effet ce singulier caractère, que si on l’envisage d’un certain côté, il peut sembler par ses dernières conséquences toucher à une sorte d’athéisme ; puis, si l’on change de point de vue, du sein de ces spéculations abstraites où la pensée religieuse est comme étouffée, on voit tout à coup jaillir une source inattendue de spiritualisme et presque de mysticité.

Voilà sans doute ce qui a trompé la critique allemande depuis soixante ans et ce qui peut expliquer bien des jugemens étranges et bien des admirations singulières. Qui n’a pas souri en lisant dans Schleiermacher cette invocation éloquente et naïve : « Sacrifiez avec moi une boucle de cheveux aux mânes du saint et méconnu Spinoza ? Le sublime esprit du monde le pénétra, l’infini fut son commencement et sa fin, l’universel son unique amour ; vivant dans une sainte innocence et dans une humilité profonde, il se mira dans le monde éternel, et il vit que lui aussi était pour le monde un miroir digne d’amour. Il fut plein de religion et plein de l’esprit saint ; aussi nous apparaît-il solitaire et non égalé, maître en son art, mais élevé au-dessus du profane, sans disciple et sans droit de bourgeoisie. »

D’autres écrivains, marchant sur les traces de Schleiermacher, ont comparé Spinoza à un sophi persan, à un mouni indien. Pour comble d’exagération, on est allé jusqu’à lui attribuer des pensées de renoncement et de mortification toutes chrétiennes, celle-ci par exemple : « La vie n’est que la méditation de la mort, » pensée admirable dans le Phédon et dans l’Imitation de Jésus-Christ, mais qu’il serait par trop étrange de rencontrer dans l’Éthique. Aussi bien y trouve-t-on en termes exprès la maxime diamétralement opposée : « La chose du monde, dit Spinoza[18], à laquelle un homme libre pense le moins, c’est la mort, et sa sagesse n’est point une méditation de la mort, mais de la vie. » Dans un autre passage, Spinoza se plaint qu’on représente aux hommes la vie vertueuse comme une vie triste et sombre, une vie de privations et d’austérité, où toute douleur est une grâce du ciel et toute jouissance un crime : « Oui, s’écrie-t-il, il est d’un homme sage d’user des choses de la vie et d’en jouir autant que possible, de la réparer par une nourriture modérée et agréable, de charmer ses sens du parfum et de l’éclat verdoyant des plantes, d’orner même son vêtement, de jouir de la musique, des jeux, des spectacles et de tous les divertissemens que chacun peut se donner sans dommage pour personne. »

Voilà un idéal de vie hollandaise fort innocent à coup sûr ; mais dans le caractère et le mouvement de ce passage, ne pressentez-vous pas la réaction prochaine qui s’avance contre l’idéal chrétien, et n’entendez-vous pas les véhémens plaidoyers de Diderot pour la réhabilitation du plaisir et de la chair ? Que serait-ce maintenant si on pénétrait dans l’enchaînement intérieur des spéculations de Spinoza, et si on remontait une à une cette suite d’abstractions géométriquement enchaînées qui forment une sorte de pyramide dont le sommet est la Substance ? Cette Substance nécessaire et éternelle, Spinoza l’appelle Dieu ; mais qu’est-ce qu’un tel Dieu ? L’être indéterminé, l’être sans pensée, sans volonté, sans amour, l’être destitué de toutes les puissances de la vie, c’est-à-dire enfin une abstraction creuse, presque un pur nom.

Quand on songe à l’inanité radicale de ce Dieu tout métaphysique, on s’explique ce qu’il peut y avoir de vrai dans le préjugé vulgaire qui accuse d’athéisme le système de Spinoza. Et cependant je maintiens avec Leibnitz qu’il se rencontre en certaines parties de sa doctrine morale et religieuse des teintes assez fortes de mysticité. Croirait-on que le même homme qui vient de refuser à Dieu la volonté et l’entendement nous assure et nous démontre que « Dieu s’aime soi-même d’un amour intellectuel infini[19] ? » Partant de ce principe, Spinoza se complaît à nous développer toute une théorie de l’amour intellectuel qui semble inspirée par Platon et par l’Évangile. « Dieu, dit-il, s’aime lui-même et il aime les hommes. Les hommes, qui souvent le blasphèment, ne peuvent s’empêcher de le concevoir et de l’aimer. L’amour des hommes pour Dieu est une émanation de l’amour infini que Dieu a pour les hommes. Ces deux amours se confondent dans un seul et même amour qui est le lien des créatures et du créateur, et comme une sorte d’embrassement éternel qui les enchaîne étroitement. La véritable vie, ce n’est pas celle qui se disperse et s’égare sur les objets de ce monde, c’est celle qui se rattache à Dieu. Par l’amour de Dieu, qui leur est commun, les hommes s’aiment les uns les autres ; toutes les âmes sont sœurs. Par cet amour, l’âme humaine est heureuse et libre ; par lui, elle est immortelle, elle est même éternelle, comme son divin objet. »

Ainsi le même philosophe qui tout à l’heure nous paraissait presque un athée se montre à nous maintenant comme une sorte de mystique. Que conclure de là ? Rien autre chose peut-être, sinon que le panthéisme renferme en son sein une contradiction nécessaire et insurmontable. Voulant identifier la nature et Dieu, il faut qu’il s’engage tour à tour dans deux voies différentes : l’une qui résout toute existence réelle dans les êtres de la nature et fait de Dieu une pure abstraction, — c’est le panthéisme naturaliste, voisin de l’athéisme dans ses dernières conséquences ; l’autre, qui absorbe tous les êtres de ce monde dans la vie divine et réduit l’âme humaine à une pensée de Dieu, — c’est le panthéisme mystique, qui, poussé à ses derniers excès, jetterait l’âme dans une contemplation inerte et passive, semblable au sommeil et à la mort.

Cette question de savoir quel est le véritable esprit du système de Spinoza, s’il tend au matérialisme ou au mysticisme, ou bien à tous deux à la fois, n’est pas simplement une question historique du plus haut intérêt. C’est une question vivante, liée à tous les problèmes philosophiques de notre temps. En effet, qu’est-ce après tout que cette philosophie allemande qui a tant agité les esprits depuis soixante ans, dont on s’est enivré jusqu’en 1830, contre laquelle s’élève partout aujourd’hui une tempête de malédictions ? Au fond, le système de Schelling et son frère jumeau le système de Hegel ne sont autre chose qu’une renaissance du spinozisme, ou, pour mieux dire, il y a dans la nature humaine un fonds immortel de panthéisme qui se fait jour à toutes les époques d’ébranlement intellectuel. Sous les formes de Descartes, c’est le système de Spinoza ; sous les formes de Kant, c’est le système de Hegel.

Les déclamations de certains écrivains de nos jours contre Hegel rappellent trait pour trait celles qui s’élevèrent contre Spinoza. Hegel n’est pas un philosophe, c’est un sophiste. Hegel n’a pas seulement des erreurs dans l’esprit, il a un vice dans le cœur ; c’est un méchant. Il ne reste plus qu’à représenter Hegel sous les traits du diable, à mettre dans sa main des serpens et à écrire au-dessous : Hegel, prince des athées, portant sur son visage le signe de la réprobation.

Ces injures, ces malédictions détruisent-elles l’hégélianisme ? Pas plus qu’elles n’ont détruit le spinozisme. Que faut-il donc opposer à Hegel ? Une bonne réfutation, rien de plus ; mais pour cela il faut prendre la peine de l’étudier et de le comprendre.

Hegel est aussi obscur, quand on le sépare de Kant, que Spinoza isolé de Descartes ; il faut donc remonter à Kant. Grâce à Dieu, le père de la philosophie allemande commence à être un peu connu parmi nous. On a pu lire en français depuis déjà vingt ans la Critique de la Raison pure, le chef-d’œuvre du philosophe de Kœnigsberg, et on peut ajouter un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain. M. Barni a donné plus récemment la Critique de la Raison pratique, qui contient une morale d’une profondeur et d’une pureté admirables, puis est venue la Critique du Jugement ; voici enfin la Doctrine du Droit et la Doctrine de la Vertu, complémens nécessaires du système moral de Kant, tout cela traduit dans un esprit d’exactitude intelligente et accompagné de commentaires étendus, pleins de raison, de lumière et de sens.

Quand on embrasse d’un esprit libre l’imposant et majestueux ensemble de l’œuvre de Kant, on ne peut s’empêcher de saluer en lui un des métaphysiciens les plus profonds et un des plus grands moralistes qui aient existé. Je sais qu’il a trop douté, je sais que sa dialectique impitoyable et ses subtiles antinomies ont profondément troublé un grand nombre d’esprits ; mais quoi ! la philosophie est-elle à l’usage des âmes timides ? A-t-elle un dogme précis et définitif qu’il ne faille qu’apprendre par cœur ? Non, la philosophie n’est écrite nulle part ; c’est à chacun de se la faire, et à ce prix seul on est philosophe.

Hegel est infiniment moins connu que son maître, et il faut convenir qu’il y a bien de sa faute. C’est un génie sévère et subtil ; mais quelle étendue, quelle vigueur, quel enchaînement, quel puissant et gigantesque effort pour comprendre, embrasser et unir toutes choses ! On n’a encore publié en France que des esquisses de l’hégélianisme, et l’histoire générale de M. Wilm, suffisante pour une vue d’ensemble, ne peut servir de base à une discussion approfondie. Nous remercions donc M. Véra d’avoir entrepris de traduire et de commenter l’ouvrage le plus complet de Hegel : l’Encyclopédie des Sciences philosophiques. Comme prélude de ce grand travail, il nous donne une exposition générale du système de Hegel faite avec beaucoup d’habileté, dans un style ferme et précis, qui concilie l’exactitude scientifique avec une certaine clarté. Pour nous, disons seulement l’impression générale qui résulte de cette lecture : c’est que le système de Hegel est une des tentatives les plus grandes et les plus considérables de la raison spéculative, de sorte que rien n’est moins juste que de la réduire à un tissu de contradictions, ou d’y voir une école de matérialisme et d’athéisme. Hegel est si peu matérialiste, que pour lui les corps ne sont que la moindre réalité ; l’idée seule existe véritablement. Il est si peu athée, qu’il regarde le monde visible comme une manifestation très imparfaite des idées divines. La religion est à ses yeux un des développemens légitimes de la nature humaine ; il la respecte sous toutes ses formes, et se plaît à reconnaître dans les mystères et les symboles du christianisme les plus sublimes vérités. J’ajoute qu’en politique Hegel a toujours été un libéral modéré, et que ses vœux les plus hardis ne dépassaient pas l’horizon de la monarchie constitutionnelle. Voilà l’homme qu’on traite de sophiste et de méchant !

On me demandera si je suis devenu hégélien. Pas plus hégélien que spinoziste. Je dis que Hegel et Spinoza sont deux hommes de génie, que leurs systèmes sont des conceptions de l’ordre le plus élevé, qu’on n’est pas philosophe tant qu’on n’est pas entré dans la profondeur de ces conceptions, qu’elles n’ont rien à démêler avec le matérialisme et l’athéisme des Helvétius et des d’Holbach, en un mot qu’elles renferment de grandes vérités mêlées de grandes erreurs.

Il serait digne de notre temps de laisser là les déclamations, les injures, les qualifications blessantes, de soumettre le système de Spinoza et celui de Hegel à une critique approfondie, de marquer le point où Spinoza dévie de Descartes, où Hegel dévie de Kant, où Kant lui-même s’écarte de la large route du sens commun, de prendre dans ces deux grandes philosophies, le cartésianisme et le kantisme, les immortelles vérités qu’elles ont répandues dans le monde, afin de les unir ensemble et de préparer ainsi à la seconde moitié de notre siècle une philosophie capable de satisfaire l’immense besoin de croire qui tourmente aujourd’hui l’élite des esprits. L’histoire, l’érudition, la critique, ne peuvent, il est vrai, remplacer cette œuvre d’organisation et de création ; mais si elles servent à la préparer, le bienfait n’est pas médiocre, et c’est pourquoi nous signalons leurs travaux à l’attention et à la reconnaissance des amis de la philosophie.

Émile Saisset.
  1. Lao-Tseu, Tao te King, composé dans le vie siècle avant l’ère chrétienne, traduit en français et publié avec le texte chinois et un commentaire perpétuel, par Stanislas Julien, in-8o, 1842.
  2. Dictionnaire philosophique, art. Du Quisquis de Pamus ou La Ramée.
  3. Pétri Rami Veromandui Dialecticæ partitiones, etc., Parisiis, 1543. — Ejusdem Aristotelicæ animadversiones, Parisiis, 1543. — Sur ces deux ouvrages, consultez le catalogue des écrits de Ramus, savamment dressé par M. Waddington.
  4. Nous citons, avec M. Waddington, le texte très rare de la Sentence imprimée à part (Paris, 1543, quatre feuillets).
  5. Le premier ouvrage de philosophie écrit en français, plus de soixante ans avant le Discours de la Méthode, c’est la Dialectique de Ramus. Voici le titre de la première édition : « Dialectique de Pierre de la Ramée à Charles de Lorraine, cardinal, son Mécène. » A Paris, chez Wéchel, 1555, in-4o, 140 pages. M. Waddington a donné, à la fin de son livre, la préface ingénieuse et éloquente de la Ramée, accompagnée de vingt lettres inédites.
  6. Voyez la préface des Scholœ in liberales artes, et M. Waddington, p. 343.
  7. M. Waddington en fait loyalement l’aveu, page 374.
  8. Rabelais, s’étant trouvé mêlé par le recteur Pierre Galland aux querelles de l’Université avec Ramus, se moque de tous deux dans son Pantagruel : « Mais que ferons-nous (dit Jupiter à Priapus) de ce Rameau et de ce Galland, qui, caparaçonnez de leurs marmitons, suppôts et astipulateurs, brouillent toute ceste académie de Paris? J’en suis en grande perplexité... L’ung ha quelque sçavoir, l’aultre n’est ignorant. L’ung aime les gens de bien, l’aultre est des gens de bien aimé. L’ung est ung fin et cauld regnard, l’aultre mesdisant, mesescrivant et aboyant contre les anticques philosophes et orateurs comme ung chien. » (Pantagruel, nouveau prologue du livre IV.)
  9. Ramus, devenu protestant, porta dans les choses religieuses l’ardeur novatrice qu’il avait déployée dans les choses d’enseignement et de littérature. On pense bien que cela ne pouvait plaire aux rigides calvinistes de Genève; aussi Théodore de Bèze traite-t-il Ramus fort durement : « Ce faux dialecticien, dit-il, que plusieurs savans ont surnommé jadis le rameau de Mars, a engagé une assez grave dispute sur tout le gouvernement de l’église, qu’il prétend devoir être démocratique, non aristocratique, ne laissant au conseil presbytéral que les propositions. C’est pourquoi le synode de Nîmes, auquel j’assistais, a condamné cette opinion, qui, à mon avis, est complètement absurde et pernicieuse. S’il se soumet avec sa petite bande, à la bonne heure; sinon, il causera de grands embarras, car c’est un homme toujours prêt à porter le trouble dans ce qui est le mieux ordonné. » (Voyez Bayle, Dictionnaire critique, art. Ramus.)
  10. Voyez, outre la Réfutation déjà citée, une seconde publication qui a pour titre : Lettres et Opuscules inédits de Leibnitz. On y remarque des lettres de Leibnitz à Foucher et à Fontenelle, et un petit traité, plein d’esprit et de finesse, composé contre le système de La Rochefoucauld à l’occasion du livre de son disciple l’abbé Esprit : La Fausseté des vertus humaines, ou l’Art de connaître les hommes.
  11. Les propositions XXI, XXII, XXIII, XXX et XXXI.
  12. Voyez dans l’écrit publié par M. Foucher de Careil les pages 40 et 42.
  13. Éthique, part, II, prop. VII ; schol.
  14. Lettre XXI.
  15. Traité Théolog. polit., ch. IX.
  16. Théodicée, part, III, p. 613.
  17. Leibnitz, Remarques sur le Dictionnaire de Bayle, article Ruysbroeck, chez M. Foucher de Careil, p. 178.
  18. Eth., part, IV, pvop. LXVII.
  19. Éthique, part, V, propos, XXXV.