La Philosophie en France au XIXe siècle/VIII

La Philosophie en France au XIXe siècle
Librairie Hachette et Cie (p. 65-70).
VIII

Le positivisme trouva encore plus de faveur en Angleterre qu’en France ; il y fut porté principalement par M. George Lewes. M. Stuart Mill en adopta les principes, et on les retrouve dans les écrits de M. Bain, de M. Bailey, de M. Herbert Spencer. Dans une lettre à M. Stuart Mill, du 4 mars 1842, Auguste Comte exprimait l’espérance que sa philosophie serait mieux accueillie en Angleterre qu’elle ne l’avait été jusqu’alors en France ; il trouvait, disait-il, chez les penseurs anglais plus de « positivité » que chez ses compatriotes. Et souvent, en effet, des philosophes modernes de la Grande-Bretagne ont exprimé des idées fort voisines de celles qui sont le plus familières au positivisme. Sans remonter à Bacon et à Locke, Bentham en est tout près. Macaulay a dit : « La gloire de la philosophie moderne consiste en ce qu’elle vise à l’utile et évite les idées. » — « Les philosophes anglais, dit M. Bailey en les comparant aux philosophes allemands, sont généralement disposés à conformer leurs investigations aux méthodes employées par les recherches physiques : s’ils ne sont pas encore parvenus à de bien grands résultais, cela s’explique, soit par les préjugés traditionnels avec lesquels ils abordaient le sujet, soit parce que peut-être ils n’ont pas vu clairement comment il faudrait suivre la ligne d’investigation inductive qui leur était indiquée par la science physique : ils ont du moins généralement senti la nécessité de parler simplement (plainly) à l’intelligence pratique de leur auditoire. De là beaucoup de bon sens sinon de pensée précise, et, comparativement, peu de mysticisme. »

« Le mysticisme, dit M. Stuart Mill dans un passage de son Système de logique que rapporte le même M. Bailey, le mysticisme, soit dans les Védas, soit chez les platoniciens, soit chez les hégéliens, consiste à attribuer l’existence objective aux créations subjectives de l’esprit, aux pures idées de l’intellect. »

Comme on le voit, MM. Mill et Bailey ne reconnaissent pour une saine philosophie que celle de ces « fils de la terre, comme parle Platon, qui ne veulent tenir pour existant que ce qu’ils voient de leurs yeux et touchent de leurs mains ». Il est vrai de dire qu’ils semblent ne connaître, en dehors de la philosophie des sens, que celle qui prend pour des réalités des « créations subjectives de l’esprit », et ignorer celle que fonda le « positif » Aristote, que développèrent Descartes et Leibniz, et qui prend pour principe, non les créations de l’esprit, mais bien l’esprit lui-même, dans la plus immédiate et la plus positive des expériences.

MM. Bain, Bailey, Stuart Mill, Spencer, ont cherché à construire une psychologie et une logique positives.

Pour ces philosophes, construire une psychologie positive, c’est, renonçant à la recherche de ces prétendues facultés ou puissances d’où procéderaient les sentiments et les idées, se borner aux sentiments et idées mêmes ; c’est se borner avec Hume à déterminer, ainsi que les physiciens le font pour les choses physiques et extérieures, comment se suivent et s’accompagnent les phénomènes internes, c’est par conséquent se borner à ce que Hume appela les lois de l’association des idées. Dans une psychologie ainsi conçue on ne se borne pas à écarter ces entités métaphysiques, ou abstraits réalisés, auxquels Berkeley, avant Hume, avait fait une si rude guerre ; on écarte de même avec Hume ce qui est le fond et le principe même des phénomènes psychiques, le sujet pensant, l’âme.

Établir la logique positiviste fut la tache que se donna surtout M. Stuart Mill. Telle qu’il la comprit, telle qu’il l’exposa dans le grand ouvrage que vient de traduire en français M. Louis Peisse, cette logique peut être résumée dans ce principe, déjà familier à Locke et à Hobbes, que les idées ne se déduisent pas les unes des autres, comme l’enseigne la logique ordinaire, en sorte que d’une connaissance on puisse, sans l’aide de l’expérience, tirer une autre connaissance ; que, n’ayant entre elles que des rapports de concomitance et nullement de dépendance, elles ne peuvent être qu’ajoutées les unes aux autres ou par l’expérience ou par cette extension de l’expérience qui est l’inférence du semblable au semblable et qu’on nomme l’induction. De là des théories nouvelles, ou plutôt renouvelées de Hobbes et de Hume, de toutes les parties de la logique, de toutes les opérations intellectuelles. La définition, par exemple, ne consiste pas, selon M. Stuart Mill, à caractériser un objet par des propriétés essentielles desquelles dérivent toutes celles qu’il possède, mais uniquement à énoncer qu’auprès de telle propriété telle autre, en fait, se rencontre : c’est une pure description. Le raisonnement ne consiste pas, selon M. Stuart Mill, à tirer une chose d’une autre, mais simplement à rappeler comment auprès d’une chose une autre s’est rencontrée, autrement dit à reproduire, dans un autre ordre, ce qui a été le résultat de l’observation et de l’induction. L’induction elle-même, en laquelle se résout tout raisonnement, ne consiste qu’à ajouter machinalement aux suites de faits qu’offre l’expérience d’autres suites semblables. À cela objecte-t-on que, si l’on induit du semblable au semblable, c’est apparemment parce que, en vertu de quelque principe qui autorise à le faire, on établit entre les analogues une connexion, sinon nécessaire, au moins probable : nullement, dit M. Stuart Mill ; ce prétendu principe n’arrive qu’après coup. L’induction est une opération instinctive, par laquelle d’un fait particulier nous passons à un autre, sans que pour cela il nous faille aucune sorte de raison.

De même qu’on peut demander au positivisme comment il se fait, si les notions mathématiques ne nous viennent que de l’expérience, que de ces notions on puisse tirer une foule de conséquences que l’expérience ne manque jamais de vérifier, de même on lui demandera comment il se fait, si l’induction est un machinisme sans raison, que si souvent les faits la confirment. Est-ce assez, d’ailleurs, pour prouver que nous induisons sans en avoir aucune raison, d’alléguer que nous ne nous apercevons point que nous en ayons aucune ? L’auteur des Nouveaux essais sur l’entendement humain n’a-t-il pas répondu avec plein droit à une assertion équivalente de Locke que nous raisonnons souvent d’après des principes dont nous ne nous apercevons pas, ou du moins dont nous n’avons qu’une conscience obscure et confuse ? « Nous savons bien des choses, disait-il après Platon, auxquelles nous ne pensons guère. » — « Il y a en nous, ajoute-t-il supérieurement, des vérités d’instinct qui sont des principes innés qu’on sent et qu’on approuve quand même on n’en a point de preuve, preuve qu’on obtient pourtant lorsqu’on rend raison de cet instinct. C’est ainsi qu’on se sert des lois des conséquences suivant une connaissance confuse, et comme par instinct ; mais les logiciens en démontrent la raison, comme les mathématiciens aussi rendent raison de ce qu’on fait sans y penser en marchant et en sautant. » — « Il est vrai que nous commençons plus tôt de nous apercevoir des vérités particulières, comme nous commençons par les idées plus composées et plus grossières ; mais cela n’empêche point que l’ordre de la nature ne commence par le plus simple, et que la raison des vérités plus particulières ne dépende des plus générales, dont elles ne sont que des exemples. Et quand on veut considérer ce qui est en nous virtuellement et avant toute aperception, on a raison de commencer par le plus simple. Car les principes généraux entrent dans nos pensées dont ils font l’âme et la liaison. Ils y sont nécessaires comme les muscles et les tendons le sont pour marcher, quoiqu’on n’y pense point. L’esprit s’appuie sur ces principes à tous moments, mais il ne vient pas si aisément à les démêler et à se les représenter distinctement et séparément, parce que cela demande une grande attention à ce qu’il fait, et la plupart des gens, peu accoutumés à méditer, n’en ont guère. Les Chinois n’ont-ils pas comme nous des sons articulés ? Et cependant, s’étant attachés à une autre manière, ils ne se sont pas encore avisés de faire un alphabet de ces sons. C’est ainsi qu’on possède bien des choses sans le savoir. » Et si enfin on demandait à Leibniz ce que c’étaient que ces principes innés par lesquels, sans y songer, nous gouvernons pourtant nos pensées et nos actions, « c’étaient, répondait-il, des vérités premières, qui sont le fond même de la raison ».

Dans l’opinion de M. Stuart Mill, qui, du reste, n’est que la conséquence, hardiment déduite, des principes du positivisme, l’expérience ne nous montrant que des faits les uns auprès des autres, et rien n’étant connu que par la seule expérience, il n’y a aucune raison, par conséquent aucune nécessité, de quelque genre que ce soit, aucune nécessité ni absolue ni relative, ni logique ni morale. Il aurait pu se faire que les sciences fussent les unes avec les autres dans des rapports tout autres que ceux qu’Auguste Comte a exposés ; il aurait pu se faire qu’elles n’eussent les unes avec les autres aucun rapport. Il se peut que, dans d’autres planètes ou dans des parties de la nôtre encore inconnues, il y ait une autre physique, une autre géométrie, une autre logique. Et dans les régions mêmes que nous connaissons de notre planète, ce que seront demain la physique, la géométrie, la logique, qui peut le dire ? Et qui sait enfin si demain, si tout à l’heure il y aura une science quelle qu’elle soit, s’il y aura deux choses semblables, s’il y aura quelque chose ?

Si les causes théologiques ou scolastiques que le positivisme a écartées étaient effectivement exclusives des idées de lois et de sciences naturelles, bien moins encore, dans l’hypothèse où les phénomènes se suivent sans aucune raison, peut-il être question de lois invariables, d’ordre assuré, de certitude scientifique.

Ainsi, en même temps que les disciples d’Auguste Comte en France tiraient du positivisme, comme sa conséquence le matérialisme, le plus éminent de ses disciples en Angleterre en déduisait, à non moins juste titre, le scepticisme.